Réfutation d’Helvétius/Texte entier


Réfutation d’Helvétius
Réfutation d’Helvétius, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierII (p. 265-456).

NOTICE PRÉLIMINAIRE




On a dit que Diderot avait collaboré activement au premier ouvrage d’Helvétius : De l’Esprit. Il est difficile et de nier cette collaboration et de la prouver. Il a sans doute fourni des pages. Il a certainement donné le point de départ : le paradoxe, comme il l’appelle, de la sensibilité afférente à la matière en général ; mais il a dû laisser Helvétius employer ces matériaux à sa façon et les mettre lui-même dans l’ordre méthodique qu’il affectionnait. Le collaborateur ou, si on l’aime mieux, l’inspirateur reprenait donc, l’ouvrage paru, son droit de critique et il n’a pas manqué de l’exercer. Il est dans ses Réflexions sur le livre de l’Esprit sympathique, mais sincère. Il reproche peut-être un peu trop — c’est du reste l’usage de presque tous les critiques — à l’auteur qu’il discute de n’avoir pas le même tempérament que lui ; mais c’est avec raison qu’il trouve les divisions trop méthodiques, lourdes, rendant les livres difficiles à lire et par conséquent mauvaises dans une œuvre de propagande et de combat. Des divergences de vues se font aussi sentir et c’est sans doute parce qu’il n’avait pas pu les exprimer dans toute leur force à propos du livre De l’Esprit que Diderot s’attacha à l’ouvrage posthume d’Helvétius : De l’Homme.

Lorsque cet ouvrage, fruit d’un travail opiniâtre de dix ans, fut publié par les soins du prince Galitzin, Diderot était en Hollande, logé chez ce prince-éditeur, attendant M. de Nariskin qui devait le conduire à Pétersbourg. Il commença, comme il le faisait toujours, par écrire les remarques que lui suggérait sa lecture sur les marges des deux volumes. À son retour de Russie, séjournant encore à La Haye pour y publier les plans et statuts des divers établissements d’éducation fondés par l’impératrice, il relut Helvétius et, reprenant ses notes, il les transcrivit en les corrigeant. Il y revint une troisième fois et c’est cette dernière rédaction, dont Naigeon connaissait l’existence, mais qu’il n’avait pas à sa disposition, qui fut transportée à l’Ermitage et que nous publions aujourd’hui pour la première fois.

Naigeon, qui attachait une très-grande importance à ce travail, en a donné quelques extraits, pris dans les notes primitives. Ils présentent peu de variantes avec le texte définitif. D’autres passages, communiqués à M. Walferdin par M. Godard, ont été placés par lui dans la préface du Salon de 1775 qu’il a publié en 1857 dans la Revue de Paris. La Bibliothèque de l’Arsenal possède les feuillets supprimés de la Correspondance de Grimm. On y lit (année 1783) le commencement de cette Réfutation. On la trouvera ici complète, avec les renvois aux chapitres d’Helvétius correspondants.

Nous avons cru devoir réunir sous le même couvert, malgré la différence des dates, les deux critiques de Diderot concernant Helvétius, les Réflexions sur l’Esprit et la Réfutation de l’Homme. Elles se complètent l’une l’autre, et, quoique les deux philosophes soient d’accord sur beaucoup de points, leur divergence sur d’autres est d’une importance telle qu’il sera désormais impossible de les confondre, comme on en a l’habitude, dans le même anathème. Les objections de Diderot détruisent ce qu’a de trop étroit le système d’Helvétius et rétablissent sur des bases beaucoup plus acceptables la véritable science de l’homme.

Chemin faisant, Diderot se laisse aller à des confidences personnelles et à des épanchements qui ne peuvent qu’ajouter aux sentiments de sympathie que ceux qui l’ont étudié sans parti pris n’ont pu manquer de ressentir pour sa belle âme.

RÉFLEXIONS


SUR LE LIVRE DE L’ESPRIT


PAR M. HELVÉTIUS


1758




Aucun ouvrage n’a fait autant de bruit. La matière et le nom de l’auteur y ont contribué. Il y a quinze ans que l’auteur y travaille ; il y en a sept ou huit qu’il a quitté sa place de fermier général pour prendre la femme qu’il a, et s’occuper de l’étude des lettres et de la philosophie. Il vit pendant six mois de l’année à la campagne, retiré avec un petit nombre de personnes qu’il s’est attachées ; et il a une maison fort agréable à Paris. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux ; car il a des amis, une femme charmante, du sens, de l’esprit, de la considération dans ce monde, de la fortune, de la santé et de la gaîté… Les sots, les envieux et les bigots ont dû se soulever contre ses principes ; et c’est bien du monde… L’objet de son ouvrage est de considérer l’esprit humain sous différentes faces, et de s’appuyer partout de faits. Ainsi il traite d’abord de l’esprit humain en lui-même. Il le considère ensuite relativement à la vérité et à l’erreur… Il paraît attribuer la sensibilité à la matière en général ; système qui convient fort aux philosophes et contre lequel les superstitieux ne peuvent s’élever sans se précipiter dans de grandes difficultés. Les animaux sentent, on n’en peut guère douter : or, la sensibilité est en eux ou une propriété de la matière, ou une qualité d’une substance spirituelle. Les superstitieux n’osent avouer ni l’un ni l’autre… L’auteur de l’Esprit réduit toutes les fonctions intellectuelles à la sensibilité. Apercevoir ou sentir, c’est la même chose, selon lui. Juger ou sentir, c’est la même chose… Il ne reconnaît de différence entre l’homme et la bête, que celle de l’organisation. Ainsi, allongez à un homme le museau ; figurez-lui le nez, les yeux, les dents, les oreilles comme à un chien ; couvrez-le de poils ; mettez-le à quatre pattes ; et cet homme, fût-il un docteur de Sorbonne, ainsi métamorphosé, fera toutes les fonctions du chien ; il aboiera, au lieu d’argumenter ; il rongera des os, au lieu de résoudre des sophismes ; son activité principale se ramassera vers l’odorat ; il aura presque toute son âme dans le nez ; et il suivra un lapin ou un lièvre à la piste, au lieu d’éventer un athée ou un hérétique… D’un autre côté, prenez un chien ; dressez-le sur les pieds de derrière, arrondissez-lui la tête, raccourcissez-lui le museau, ôtez-lui le poil et la queue, et vous en ferez un docteur, réfléchissant profondément sur les mystères de la prédestination et de la grâce… Si l’on considère qu’un homme ne diffère d’un autre homme que par l’organisation, et ne diffère de lui-même que par la variété qui survient dans les organes ; si on le voit balbutiant dans l’enfance, raisonnant dans l’âge mûr, et balbutiant derechef dans la vieillesse ; ce qu’il est dans l’état de santé et de maladie, de tranquillité et de passion, on ne sera pas éloigné de ce système… En considérant l’esprit relativement à l’erreur et à la vérité, M. Helvétius se persuade qu’il n’y a point d’esprit faux. Il rapporte tous nos jugements erronés à l’ignorance, à l’abus des mots et à la fougue des passions… Si un homme raisonne mal, c’est qu’il n’a pas les données pour raisonner mieux. Il n’a pas considéré l’objet sous toutes ses faces. L’auteur fait l’application de ce principe au luxe, sur lequel on a tant écrit pour et contre. Il fait voir que ceux qui l’ont défendu avaient raison, et que ceux qui l’ont attaqué avaient aussi raison dans ce qu’ils disaient les uns et les autres. Mais ni les uns ni les autres n’en venaient à la comparaison des avantages et des désavantages, et ne pouvaient former un résultat, faute de connaissances. M. Helvétius résout cette grande question ; et c’est un des plus beaux endroits de son livre… Ce qu’il dit de l’abus des mots est superficiel, mais agréable. En général, c’est le caractère principal de l’ouvrage, d’être agréable à lire dans les matières les plus sèches, parce qu’il est semé d’une infinité de traits historiques qui soulagent. L’auteur fait l’application de l’abus des mots à la matière, au temps et à l’espace. Il est ici fort court et fort serré ; et il n’est pas difficile de deviner pourquoi. Il en a assez pour mettre un bon esprit sur la voie, et pour faire jeter les hauts cris à ceux qui nous jettent de la poussière aux yeux par état… Il applique ce qu’il pense des erreurs de la passion à l’esprit de conquête et à l’amour de la réputation ; et en faisant raisonner deux hommes à qui ces deux passions ont troublé le jugement, il montre comment les passions nous égarent en général. Ce chapitre est encore fourré d’historiettes agréables, et d’autres traits hardis et vigoureux. Il y a un certain prêtre égyptien qui gourmande très-éloquemment quelques incrédules, de ce qu’ils ne voient dans le bœuf Apis qu’un bœuf ; et ce prêtre ressemble à beaucoup d’autres… Voilà en abrégé l’objet et la matière du premier discours. Il en a trois autres dont nous parlerons dans la suite.

Après avoir considéré l’esprit en lui-même, M. Helvétius le considère par rapport à la société. Selon lui, l’intérêt général est la mesure de l’estime que nous faisons de l’esprit, et non la difficulté de l’objet ou l’étendue des lumières. Il en pouvait citer un exemple bien frappant. Qu’un géomètre place trois points sur son papier ; qu’il suppose que ces trois points s’attirent tous les trois dans le rapport inverse du carré des distances, et qu’il cherche ensuite le mouvement et la trace de ces trois points. Ce problème résolu, il le lira dans quelques séances d’Académie : on l’écoutera ; on imprimera sa solution dans un recueil ou elle sera confondue avec mille autres, et oubliée ; et à peine en sera-t-il question ni dans le monde, ni entre les savants. Mais si ces trois points viennent à représenter les trois corps principaux de la nature ; que l’un s’appelle la terre, l’autre, la lune, et le troisième le soleil ; alors la solution du problème des trois points représentera la loi des corps célestes : le géomètre s’appellera Newton ; et sa mémoire vivra éternellement parmi les hommes. Cependant que les trois points ne soient que trois points, ou que ces trois points représentent trois corps célestes, la sagacité est la même, mais l’intérêt est tout autre, et la considération publique aussi. Il faut porter le même jugement de la probité. L’auteur la considère en elle-même, ou relativement à un particulier, à une petite société, à une nation, à différents siècles, à différents pays, et à l’univers entier. Dans tous ces rapports, l’intérêt est toujours la mesure du cas qu’on en fait. C’est même cet intérêt qui la constitue : en sorte que l’auteur n’admet point de justice ni d’injustice absolue. C’est son second paradoxe… Ce paradoxe est faux en lui-même, et dangereux à établir : faux parce qu’il est possible de trouver dans nos besoins naturels, dans notre vie, dans notre existence, dans notre organisation et notre sensibilité qui nous exposent à la douleur, une base éternelle du juste et de l’injuste, dont l’intérêt général et particulier fait ensuite varier la notion en cent mille manières différentes. C’est, à la vérité, l’intérêt général et particulier qui métamorphose l’idée de juste et d’injuste ; mais son essence en est indépendante. Ce qui paraît avoir induit notre auteur en erreur, c’est qu’il s’en est tenu aux faits qui lui ont montré le juste ou l’injuste sous cent mille formes opposées, et qu’il a fermé les yeux sur la nature de l’homme, où il en aurait reconnu les fondements et l’origine… Il me paraît n’avoir pas eu une idée exacte de ce qu’on entend par la probité relative à tout l’univers. Il en a fait un mot vide de sens : ce qui ne lui serait point arrivé, s’il eût considéré qu’en quelque lieu du monde que ce soit, celui qui donne à boire à l’homme qui a soif, et à manger à celui qui a faim, est un homme de bien ; et que la probité relative à l’univers n’est autre chose qu’un sentiment de bienfaisance qui embrasse l’espèce humaine en général ; sentiment qui n’est ni faux ni chimérique… Voilà l’objet et l’analyse du discours, où l’auteur agite encore, par occasion, plusieurs questions importantes, telles que celles des vraies et des fausses vertus, du bon ton, du bel usage, des moralistes, des moralistes hypocrites, de l’importance de la morale, des moyens de la perfectionner.

L’objet de son troisième discours, c’est l’esprit considéré, ou comme un don de la nature, ou comme un effet de l’éducation. Ici, l’auteur se propose de montrer que, de toutes les causes par lesquelles les hommes peuvent différer entre eux, l’organisation est la moindre ; en sorte qu’il n’y a point d’homme en qui la passion, l’intérêt, l’éducation, les hasards n’eussent pu surmonter les obstacles de la nature, et en faire un grand homme ; et qu’il n’y a pas non plus un grand homme, dont le défaut de passion, d’intérêt, d’éducation et de certains hasards n’eussent pu faire un stupide, en dépit de la plus heureuse organisai ion. C’est son troisième paradoxe. Credat judæus Apella… L’auteur est obligé ici d’apprécier toutes les qualités de l’âme, considérées dans un homme relativement à un autre ; ce qu’il fait avec beaucoup de sagacité : et quelque répugnance qu’on ait à recevoir un paradoxe aussi étrange que le sien, on ne le lit pas sans se sentir ébranlé… Le faux de tout ce discours me paraît tenir à plusieurs causes, dont voici les principales : 1o l’auteur ne sait pas, ou paraît ignorer la différence prodigieuse qu’il a entre les effets (quelque légère que soit celle qu’il y a entre les causes), lorsque les causes agissent longtemps et sans cesse ; 2o il n’a pas considéré ni la variété des caractères, l’un froid, l’autre lent ; l’un triste, l’autre mélancolique, gai, etc. ; ni l’homme dans ses différents âges ; dans la santé et dans la maladie ; dans le plaisir et dans la peine ; en un mot, combien il diffère de lui-même en mille circonstances où il survient le plus léger dérangement dans l’organisation. Une légère altération dans le cerveau réduit l’homme de génie à l’état d’imbécillité. Que fera-t-il de cet homme, si l’altération, au lieu d’être accidentelle et passagère, est naturelle ? 3o il n’a pas vu qu’après avoir fait consister toute la différence de l’homme à la bête dans l’organisation, c’est se contredire que de ne pas faire consister aussi toute la différence de l’homme de génie à l’homme ordinaire dans la même cause. En un mot, tout le troisième discours me semble un faux calcul, où l’on n’a fait entrer ni tous les éléments, ni les éléments qu’on a employés, pour leur juste valeur. On n’a pas vu la barrière insurmontable qui sépare l’homme que la nature a destiné à quelque fonction, de l’homme qui n’y apporte que du travail, de l’intérêt, de l’attention, des passions… Ce discours, faux dans le fond, est rempli de beaux détails sur l’origine des passions, sur leur énergie, sur l’avarice, sur l’ambition, l’orgueil, l’amitié, etc… L’auteur avance, dans le même discours, sur le but des passions, un quatrième paradoxe ; c’est que le plaisir physique est le dernier objet qu’elles se proposent ; ce que je crois faux encore. Combien d’hommes qui, après avoir épuisé dans leur jeunesse tout le bonheur physique qu’on peut espérer des passions, deviennent les uns avares, les autres ambitieux, les autres amoureux de la gloire ! Dira-t-on qu’ils ont en vue, dans leur passion nouvelle, ces biens mêmes dont ils sont dégoûtés ?… De l’esprit, de la probité, des passions, M. Helvétius passe à ce que ces qualités deviennent sous différents gouvernements, et surtout sous le despotisme. Il n’a manqué à l’auteur que de voir le despotisme comme une bête assez hideuse pour donner à ces chapitres plus de coloris et de force. Quoique remplis de vérités hardies, ils sont un peu languissants.

Le quatrième discours de M. Helvétius considère l’esprit sous ses différentes faces : c’est ou le génie, ou le sentiment, ou l’imagination, ou l’esprit proprement dit, ou l’esprit fin, ou l’esprit fort, ou le bel esprit, ou le goût, ou l’esprit juste, ou l’esprit de société, ou l’esprit de conduite, ou le bon sens, etc. D’où l’auteur passe à l’éducation et au genre d’étude qui convient selon la sorte d’esprit qu’on a reçue… Il est aisé de voir que la base de cet ouvrage est posée sur quatre grands paradoxes… La sensibilité est une propriété générale de la matière. Apercevoir, raisonner, juger, c’est sentir : premier paradoxe… Il n’y a ni justice, ni injustice absolue. L’intérêt général est la mesure de l’estime des talents, et l’essence de la vertu : second paradoxe… C’est l’éducation et non l’organisation qui fait la différence des hommes ; et les hommes sortent des mains de la nature, tous presque également propres à tout : troisième paradoxe… Le dernier but des passions sont les biens physiques : quatrième paradoxe… Ajoutez à ce fonds une multitude incroyable de choses sur le culte public, les mœurs et le gouvernement ; sur l’homme, la législation et l’éducation ; et vous connaîtrez toute la matière de cet ouvrage. Il est très-méthodique ; et c’est un de ses défauts principaux : premièrement, parce que la méthode, quand elle est d’appareil, refroidit, appesantit et ralentit ; secondement, parce qu’elle ôte à tout l’air de liberté et de génie ; troisièmement, parce qu’elle a l’aspect d’argumentation ; quatrièmement, et cette raison est particulière à l’ouvrage, c’est qu’il n’y a rien qui veuille être prouvé avec moins d’affectation, plus dérobé, moins annoncé qu’un paradoxe. Un auteur paradoxal ne doit jamais dire son mot, mais toujours ses preuves : il doit entrer furtivement dans l’âme de son lecteur, et non de vive force. C’est le grand art de Montaigne, qui ne veut jamais prouver, et qui va toujours prouvant, et me ballottant du blanc au noir, et du noir au blanc. D’ailleurs, l’appareil de la méthode ressemble à l’échafaud qu’on laisserait toujours subsister après que le bâtiment est élevé. C’est une chose nécessaire pour travailler, mais qu’on ne doit plus apercevoir quand l’ouvrage est fini. Elle marque un esprit trop tranquille, trop maître de lui-même. L’esprit d’invention s’agite, se meut, se remue d’une manière déréglée ; il cherche. L’esprit de méthode arrange, ordonne, et suppose que tout est trouvé… Voilà le défaut principal de cet ouvrage. Si tout ce que l’auteur a écrit eût été entassé comme pêle-mêle, qu’il n’y eût eu que dans l’esprit de l’auteur un ordre sourd, son livre eût été infiniment plus agréable, et, sans le paraître, infiniment plus dangereux… Ajoutez à cela qu’il est rempli d’historiettes : or, les historiettes vont à merveille dans la bouche et dans l’écrit d’un homme qui semble n’avoir aucun but, et marcher en dandinant et nigaudant ; au lieu que ces historiettes n’étant que des faits particuliers, on exige de l’auteur méthodique des raisons en abondance et des faits avec sobriété… Parmi les faits répandus dans le livre de l’Esprit, il y en a de mauvais goût et de mauvais choix. J’en dis autant des notes. Un ami sévère eût rendu en cela un bon service à l’auteur. D’un trait de plume, il en eût ôté tout ce qui déplaît… Il y a dans cet ouvrage des vérités qui contristent l’homme, annoncées trop crûment… Il y a des expressions qui se prennent dans le monde communément en mauvaise part, et auxquels l’auteur donne, sans en avertir, une acception différente. Il aurait dû éviter cet inconvénient… Il y a des chapitres importants, qui ne sont que croqués… Dix ans plus tôt, cet ouvrage eût été tout neuf ; mais aujourd’hui l’esprit philosophique a fait tant de progrès, qu’on y trouve peu de choses nouvelles… C’est proprement la préface de l’Esprit des lois, quoique l’auteur ne soit pas toujours du sentiment de Montesquieu… Il est inconcevable que ce livre, fait exprès pour la nation, car partout il est clair, partout amusant, ayant partout du charme, les femmes y paraissant partout comme les idoles de l’auteur, étant proprement le plaidoyer des subordonnés contre leurs supérieurs, paraissant dans un temps où tous les ordres foulés sont assez mécontents, où l’esprit de fronde est plus à la mode que jamais, où le gouvernement n’est ni excessivement aimé, ni prodigieusement estimé ; il est bien étonnant que, malgré cela, il ait révolté presque tous les esprits. C’est un paradoxe à expliquer… Le style de cet ouvrage est de toutes les couleurs, comme l’arc-en-ciel : folâtre, poétique, sévère, sublime, léger, élevé, ingénieux, grand, éclatant, tout ce qu’il plaît à l’auteur et au sujet… Résumons. Le livre de l’Esprit est l’ouvrage d’un homme de mérite. On y trouve beaucoup de principes généraux qui sont faux ; mais, en revanche, il y a une infinité de vérités de détail. L’auteur a monté la métaphysique et la morale sur un haut ton ; et tout écrivain qui voudra traiter la même matière, et qui se respectera, y regardera de près. Les ornements y sont petits pour le bâtiment. Les choses d’imagination sont trop faites : il n’y a rien qui aime tant le négligé et l’ébouriffé que la chose imaginée. La clameur générale contre cet ouvrage montre peut-être combien il y a d’hypocrites de probité. Souvent les preuves de l’auteur sont trop faibles, eu égard à la force des assertions ; les assertions étant surtout énoncées nettement et clairement. Tout considéré, c’est un furieux coup de massue porté sur les préjugés en tout genre. Cet ouvrage sera donc utile aux hommes. Il donnera par la suite de la considération à l’auteur ; et quoiqu’il n’y ait pas le génie qui caractérise l’Esprit des lois de Montesquieu, et qui règne dans l’Histoire naturelle de Buffon, il sera pourtant compté parmi les grands livres du siècle.


RÉFUTATION
SUIVIE
DE L’OUVRAGE D’HELVÉTIUS
INTITULÉ
L’HOMME




TOME PREMIER


PRÉFACE


Page 1[1]. — Si j’eusse donné ce livre de mon vivant, je me serais exposé à la persécution, et n’aurais accumulé sur moi ni richesses, ni dignités nouvelles.

On verra dans la suite combien cet aveu est contraire aux principes de l’auteur. Et pourquoi l’aurait-il donc donné ?

Page 10. — La nation (française) est aujourd’hui le mépris de l’Europe. Nulle crise salutaire ne lui rendra sa liberté ; c’est par la consomption qu’elle périra. La conquête est le seul remède à ses malheurs ; et c’est le hasard et les circonstances qui décident de l’efficacité d’un tel remède.

L’expérience actuelle prouve le contraire. Que les honnêtes gens qui occupent à présent les premières places de l’État les conservent seulement pendant dix ans, et tous nos malheurs seront réparés.

Le rétablissement de l’ancienne magistrature a ramené le temps de la liberté.

Nous avons vu longtemps les bras de l’homme lutter contre les bras de la nature ; mais les bras de l’homme se lassent, et les bras de la nature ne se lassent point.

Un royaume tel que celui-ci, se compare fort bien à une énorme cloche mise en volée. Une longue suite d’enfants imbéciles s’attachent à la corde, et font tous leurs efforts pour arrêter la cloche dont ils diminuent successivement les oscillations ; mais il survient tôt ou tard un bras vigoureux qui lui restitue tout son mouvement.

Sous quelque gouvernement que ce soit, la nature a posé des limites au malheur des peuples. Au-delà de ces limites, c’est ou la mort, ou la fuite, ou la révolte. Il faut rendre à la terre une portion de la richesse qu’on en obtient ; il faut que l’agriculteur et le propriétaire vivent. Cet ordre des choses est éternel, le despote le plus inepte et le plus féroce ne saurait l’enfreindre.

J’écrivais avant la mort de Louis XV[2] : « Cette préface est hardie : l’auteur y. prononce sans ménagement que nos maux sont incurables. Et peut-être aurais-je été de son avis, si le monarque régnant avait été jeune. »

On demandait un jour comment on rendait les mœurs a un peuple corrompu. Je répondis : Comme Médée rendit la jeunesse à son père, en le dépeçant et le faisant bouillir….. Alors, cette réponse n’aurait pas été très-déplacée.


SECTION I.


L’auteur emploie les quinze chapitres qui forment cette section à établir son paradoxe favori, « que l’éducation seule fait toute la différence entre des individus à peu près bien organisés….. » condition dans laquelle il ne fait entrer ni la force, ni la faiblesse, ni la santé, ni la maladie, ni aucune de ces qualités physiques ou morales qui diversifient les tempéraments et les caractères.


CHAPITRE I.


Page 2. — J’ai regardé l’esprit, le génie et la vertu comme le produit de l’instruction.

— Seule ?

Cette idée me paraît toujours vraie.

— Elle est fausse, et c’est par cette raison qu’elle ne sera jamais assez prouvée.

On m’a accordé que l’éducation avait sur le génie, sur le caractère des hommes et des peuples plus d’influence qu’on ne l’aurait cru.

— Et c’est tout ce qu’on pouvait vous accorder.

Page 4. — Si l’organisation nous fait presque entier ce que nous sommes, à quel titre reprocher au maître l’ignorance et la stupidité de ses élèves.

Je ne connais pas de système plus consolant pour les parents et plus encourageant pour les maîtres. Voilà son avantage.

Mais je n’en connais pas de plus désolant pour les enfants qu’on croit également propres à tout ; de plus capable de remplir les conditions de la société d’hommes médiocres, et d’égarer le génie, qui ne fait bien qu’une chose ; ni de plus dangereux par l’opiniâtreté qu’il doit inspirer à des supérieurs qui, après avoir appliqué longtemps et sans fruit une classe d’élèves à des objets pour lesquels ils n’avaient aucune disposition naturelle, les rejetteront dans le monde où ils ne seront plus bons à rien. On ne donne pas du nez à un lévrier, on ne donne pas la vitesse du lévrier à un chien-couchant ; vous aurez beau faire, celui-ci gardera son nez, et celui-là gardera ses jambes.


CHAPITRE II.


Page 5. — L’homme naît ignorant, il ne naît point sot ; et ce n’est pas même sans peine qu’il le devient.

C’est presque le contraire qu’il fallait dire. L’homme naît toujours ignorant, très-souvent sot ; et quand il ne l’est pas, rien de plus aisé que de le rendre tel, ni malheureusement de plus conforme à l’expérience.

La stupidité et le génie occupent les deux extrémités de l’échelle de l’esprit humain. Il est impossible de déplacer la stupidité ; il est facile de déplacer le génie.

Page 6. — En fait de stupidité il en est de deux sortes : l’une naturelle, l’autre acquise.

Je voudrais bien savoir comment on vient à bout de la stupidité naturelle. Tous les hommes sont classés entre la plus grande pénétration possible et la stupidité la plus complète : entre M. d’Alembert et M. d’Outrelot ; et en dépit de toute institution, chacun reste à peu près sur son échelon. Qu’il me soit permis de tâter un homme, et bientôt je discernerai ce qu’il tient de l’application et ce qu’il tient de la nature. Celui qui n’a pas ce tact, prendra souvent l’instrument pour l’ouvrage, et l’ouvrage pour l’instrument.

Il y a entre chaque échelon un petit degré impossible à franchir, et pour pallier l’inégalité naturelle, il faut un travail opiniâtre d’un côté, et une négligence presque aussi continue de l’autre.

L’homme que la nature a placé sur son échelon s’y tient ferme et sans effort. L’homme qui s’est élancé sur un échelon supérieur à celui qu’il tenait de la nature, y chancelle, y est toujours mal à son aise ; il médite profondément le problème que l’autre résout tandis qu’on lui attache des papillottes.

Ici l’auteur confond la stupidité avec l’ignorance.

Page 7. — L’esprit s’est-il chargé du poids d’une savante ignorance, il ne s’élève plus jusqu’à la vérité ; il a perdu la tendance qui le portait vers elle…..

Et cette tendance naturelle ou acquise est la même dans tous ?

L’homme qui ne sait rien peut apprendre ; il ne s’agit que d’en allumer en lui le désir.

Et ce désir, tous en sont également susceptibles ?

Page 8. — Que fait un instituteur ? Que désire-t-il ? D’éjointer les ailes du génie.

Il y a donc du génie antérieur à l’institution[3].

Les anciens conserveront sur les modernes tant en morale qu’en politique et en législation, une supériorité qu’ils devront non à l’organisation, mais à l’institution.

Et qu’est-ce que cela prouve ?

— Qu’une nation diffère peu d’une autre nation.

— Qui vous le nie ?

— Que les Français, élevés comme les Romains, auraient aussi leur César, leur Scipion, leur Pompée, leur Cicéron.

— Pourquoi non ? Donc chez quelque nation que ce fût, la bonne éducation ferait un grand homme, un Annibal, un Alexandre, un Achille, d’un Thersite, d’un individu quelconque ! Persuadez cela à qui vous voudrez, mais non pas à moi.

Pourquoi ces noms illustres sont-ils si rares chez ces nations même où tous les citoyens recevaient l’éducation que vous préconisez.

Monsieur Helvétius, une petite question : Voilà cinq cents enfants qui viennent de naître ; on va vous les abandonner pour être élevés à votre discrétion ; dites-moi combien nous rendrez-vous d’hommes de génie ? Pourquoi pas cinq cents ? Pressez bien toutes vos réponses, et vous trouverez qu’en dernière analyse elles se résoudront dans la différence d’organisation, source primitive de la paresse, de la légèreté, de l’entêtement et des autres vices ou passions.

Page 12. — Les vrais précepteurs de notre enfance sont les objets qui nous environnent.

— Il est vrai : mais comment nous instruisent-ils ?

— Par la sensation.

— Or est-il possible que l’organisation étant différente, la sensation soit la même ?

Telle est sa diversité, que si chaque individu pouvait se créer une langue analogue à ce qu’il est, il y aurait autant de langues que d’individus ; un homme ne dirait ni bonjour, ni adieu comme un autre.

— Mais il n’y aurait donc plus ni vrai, ni bon, ni beau ?

— Je ne le pense pas ; la variété de ces idiomes ne suffirait pas pour altérer ces idées.


CHAPITRE III.


Page 13. — Plus les chutes sont douloureuses, plus elles sont instructives…

— J’en conviens. Mais y a-t-il deux enfants au monde pour qui la même chute fût également douloureuse, en général, pour qui une sensation quelconque puisse être identique ? Voilà donc une première barrière insurmontable entre leurs progrès ; et cette barrière où est-elle placée ? Dans l’organisation. L’un reste étendu sur la place et s’écrie : Je suis mort. L’autre se relève sans mot dire, se secoue, et s’en va.

Il y a certaines actions de l’enfance où toute la destinée d’un homme est écrite. Alcibiade et Caton ont répété toute leur vie deux mots de leurs premières années : Gare toi-même[4]Lâche[5]… Si Helvétius eût bien pesé ces expressions de caractère, antérieures à toute éducation, de l’âge de la jaquette et des osselets, il eût senti que c’est la nature qui fait ces enfants-là, et non la leçon. L’art de convertir le plomb en or est une alchimie moins ridicule que celle de faire un Régulus du premier venu. Toutes ces lignes-là de l’auteur ne sont que de la poudre de projection[6].

Page 15. — Deux frères voyagent[7], l’un à travers des montagnes escarpées, l’autre par des vallons fleuris. À leur retour, ils s’entretiennent de ce qu’ils ont vu, et il se fait entre eux un échange de sensations. L’image de l’horreur de la nature passe de la tête de l’un dans le cerveau de l’autre ; et le premier s’enivre de la peinture de ses charmes. L’un veut aller frémir à son tour à l’aspect des abîmes, au fracas des torrents : l’autre se coucher mollement sur l’herbe tendre et s’endormir au murmure des ruisseaux. C’est que l’un est brave, et que son frère est voluptueux. N’allez pas contrarier ces penchants naturels, vous n’en feriez que deux sujets médiocres.


CHAPITRE IV.


Page 17 . — On enferme un enfant dans une chambre, il y est seul ; il voit des fleurs, il les considère[8]

J’y consens. Mais un autre enfant diversement né, ou s’endormira s’il est lâche, ou grommellera entre ses dents des mots injurieux contre son père ou son instituteur, s’il est vindicatif. Lâche ou vindicatif, il ne saura pas seulement s’il y avait à côté de lui un pot de fleurs.


CHAPITRE V.


Page 18. — Des idées dépendantes du caractère[9]

— Monsieur Helvétius, vous écoutez-vous ? et le caractère n’est-il pas un effet de l’organisation ?


CHAPITRE VI.


Page 19. — Deux frères élevés chez leurs parents ont le même précepteur, ont à peu près les mêmes objets sous les yeux, ils lisent les mêmes livres. La différence de l’âge est la seule qui paraisse devoir en mettre dans leur instruction. Veut-on la rendre nulle ? suppose-t-on à cet effet deux frères jumeaux ? Soit. Mais auront-ils eu la même nourrice ? Qu’importe ? il importe beaucoup, comment douter de l’influence du caractère de la nourrice sur celui du nourrisson ?

Non, monsieur Helvétius, non, il n’importe rien, puisque, selon vous, l’éducation répare tout. Tâchez donc de vous entendre. Vous raisonneriez juste, si vous conveniez que la diversité de la première nourriture affectant l’organisation, le mal est sans remède ; mais ce n’est pas là votre avis.

Page 20. — Dans la carrière des sciences et des arts que tous deux parcouraient d’abord d’un pas égal, si le premier est arrêté par quelque maladie, s’il laisse prendre au second trop d’avance sur lui l’étude lui devient odieuse.

Si le premier est arrêté par quelque maladie ? Et en est-il une plus constante, plus incurable que la faiblesse ou quelque autre vice d’organisation ?

S’il laisse prendre trop d’avance ? Et n’y a-t-il pas des enfants naturellement avancés ou retardés ?

Et rien n’est-il plus décourageant pour un enfant que de suppléer par le travail à la facilité qui lui manque ? et n’est-ce pas alors que le châtiment est injuste, et souvent même impuissant ?

Page ibid. — C’est l’émulation qui crée les génies, et c’est le désir de s’illustrer qui crée les talents.

Mon cher philosophe, ne dites pas cela ; mais dites que ce sont les causes qui les font éclore, et personne ne vous contredira.

L’émulation et le désir ne mettent pas le génie où il n’est pas.

Il y a mille choses que je trouve tellement au-dessus de mes forces, que l’espérance d’un trône, le désir même de sauver ma vie ne me les feraient pas tenter ; et ce que je dis dans ce moment, il n’y a pas un seul instant de mon existence où je ne l’aie senti et pensé.


CHAPITRE VII.


Page 22. — Le hasard a la plus grande part à la formation du caractère.

Mais à trois ans un enfant est sournois, triste ou gai, vif ou lent ; têtu, impatient, colère, etc. ; et dans le reste de sa vie, le hasard se présenterait sans cesse avec une fourche, qu’il repousserait la nature sans la réformer : Naturam expellas furcâ, tamen usque recurret.

Page 23. — Les caractères les plus tranchés sont quelquefois le produit d’une infinité de petits accidents.

C’est une grande erreur que de prendre la conduite d’un homme, même sa conduite habituelle, pour son caractère.

On est naturellement lâche, on a le ton et le maintien d’un homme brave ; mais est-on brave pour cela ?

On est naturellement colère, mais la circonstance, la bienséance de l’état, l’intérêt commandent la patience, on se contient ; est-on patient pour cela ?

Les caractères d’emprunt sont plus tranchés que les caractères naturels.

Interrogez le médecin, et il vous dira que le caractère qu’on a n’est pas toujours celui qu’on montre, et que le premier est le produit de la fibre raide ou molle, du sang doux ou brûlant, de la lymphe épaisse ou fluide, de la bile âcre ou savonneuse, et de l’état des parties dures ou fluides de notre machine. Votre enfant est-il voluptueux ? Faites-le chasser tout le jour, et faites-lui boire le soir une décoction de nénuphar ; cela vaudra mieux qu’un chapitre de Sénèque.

Helvétius a dit plus haut : Si l’organisation nous fait presque en entier ce que nous sommes, à quel titre reprocher au maître la stupidité de son élève ?

Lorsqu’il prononce ici que le hasard a la plus grande part à la formation du caractère, ne voit-il pas qu’on peut lui rétorquer son raisonnement et lui dire : « Si le hasard a la plus grande part à la formation de notre caractère, à quel titre reprocher au maître la méchanceté de son élève ? »

Se proposer de montrer l’éducation comme l’unique différence des esprits, la seule base du génie, du talent et des vertus ; ensuite abandonner au hasard le succès de l’éducation et la formation du caractère : il me semble que c’est réduire tout à rien, et faire en même temps la satire et l’apologie des instituteurs.


CHAPITRE VIII.


Donnez-moi la mère de Vaucanson[10], et je n’en ferai pas davantage le flûteur automate. Envoyez-moi en exil, ou enfermez-moi dix ans à la Bastille, et je n’en sortirai pas le Paradis perdu[11] à la main. Tirez-moi de la boutique d’un marchand de laine[12], enrôlez-moi dans une troupe de comédiens, et je ne composerai ni Hamlet, ni le King Lear, ni le Tartuffe, ni les Femmes savantes, et mon grand-père avec son plût à Dieu n’aura dit qu’une sottise[13]. J’ai été plus amoureux que Corneille[14], j’ai fait aussi des vers pour celle que j’aimais ; mais je n’ai fait ni le Cid, ni Rodogune. Oui, monsieur Helvétius, on vous objectera que de pareils hasards ne produisent de pareils effets que sur des hommes organisés d’une certaine manière, et vous ne répondrez rien qui vaille à cette objection.

Il en est de ces hasards comme de l’étincelle qui enflamme un tonneau d’esprit-de-vin, ou qui s’éteint dans un baquet d’eau.

Page 26. — Le génie ne peut être que le produit d’une attention forte… (et page 27) Le génie est un produit de hasards.

On conviendra que voilà d’étranges assertions. Je me rongerais les doigts jusqu’au sang que le génie ne me viendrait pas. J’ai beau rêver à tous les hasards heureux qui pourraient me le donner, je n’en devine aucun.

Mais accordons à l’auteur qu’avec une attention forte et concentrée dans un seul objet important, on acquerra du génie. Vous verrez que, de quelque manière qu’on soit organisé, on est maître de s’appliquer fortement ! Il y a des hommes, et c’est le grand nombre, incapables d’aucune longue et violente contention d’esprit. Ils sont toute leur vie ce que Newton, Leibnitz, Helvétius étaient quelquefois. Que faire de ces gens-là ? Des commis.

Page ibid. — La seule disposition qu’en naissant l’homme apporte à la science est la faculté de comparer et de combiner.

Soit. Mais cette faculté est-elle la même dans tous les individus ? Si elle est variable d’un enfant ou d’un homme à un autre, est-il toujours possible d’en réparer le défaut ? S’il arrive que cette inégalité se compense à la longue, ce ne peut être que par l’exercice, le travail et des frais qui retardent d’autant les progrès dans la carrière. L’un de ces coursiers aura atteint le but avant que l’autre ait délié ses muscles inflexibles et ses jambes raides. Entre ces derniers, combien garderont toujours une allure lourde et pesante !

Page 27. — Lui-même cependant (Rousseau) est un exemple du pouvoir du hasard… Quel accident particulier le fit entrer dans la carrière de l’éloquence ? C’est son secret ; je l’ignore.

Moi, je le sais et je vais le dire. L’Académie de Dijon proposa pour sujet de prix : Si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. J’étais alors au château de Vincennes. Rousseau vint m’y voir, et par occasion me consulter sur le parti qu’il prendrait dans cette question. « Il n’y a pas à balancer, lui dis-je, vous prendrez le parti que personne ne prendra. — Vous avez raison, » me répondit-il ; et il travailla en conséquence.

Je laisse là Rousseau, je reviens à Helvétius et je lui dis : Ce n’est plus moi qui suis à Vincennes, c’est le citoyen de Genève. J’arrive. La question qu’il me fit, c’est moi qui la lui fais ; il me répond comme je lui répondis. Et vous croyez que j’aurais passé trois ou quatre mois à étayer de sophismes un mauvais paradoxe ; que j’aurais donné à ces sophismes-là toute la couleur qu’il leur donna ; et qu’ensuite je me serais fait un système philosophique de ce qui n’avait été d’abord qu’un jeu d’esprit ? Credat judæus Apella, non ego.

Rousseau fit ce qu’il devait faire, parce qu’il était lui. Je n’aurais rien fait, ou j’aurais fait tout autre chose, parce que j’aurais été moi.

Et lorsque Helvétius finit le paragraphe de Rousseau par ces mots : Rousseau, ainsi qu’une infinité d’hommes illustres, peut donc être regardé comme un des chefs-d’œuvre du hasard… je demande si cela peut avoir d’autre sens que le suivant : c’était un baril de poudre à canon ou d’or fulminant qui serait peut-être resté sans explosion sans l’étincelle qui partit de Dijon et qui l’enflamma ?

Prétendre avec l’auteur que ce fut l’étincelle qui fit la poudre à canon ou l’or fulminant, cela ne serait ni plus ni moins absurde que de prétendre que ce fut l’or fulminant ou la poudre à canon qui fit l’étincelle.

Rousseau n’est non plus un chef-d’œuvre du hasard, que le hasard ne fut un chef-d’œuvre de Rousseau.

Si l’impertinente question de Dijon n’avait pas été proposée, Rousseau en aurait-il été moins capable de faire son discours ?

On sut que Démosthène était éloquent quand il eut parlé ; mais il l’était avant que d’avoir ouvert la bouche.

Il y a des milliers de siècles que la rosée du ciel tombe sur des rochers sans les rendre féconds. Les terres ensemencées l’attendent pour produire, mais ce n’est pas elle qui les ensemencera.

Combien d’hommes sont morts ; et combien d’autres mourront sans avoir montré ce qu’ils étaient ! Je les comparerais volontiers à de superbes tableaux cachés dans une galerie obscure où le soleil n’entrera jamais, et où ils sont destinés à périr sans avoir été ni vus ni admirés.

Soyons circonspects dans notre mépris ; il pourrait aisément tomber sur un homme qui vaut mieux que nous.

Ce que je pense de ces petits hasards auxquels Helvétius attribue la formation d’un grand homme, je le penserais volontiers de ces autres petits hasards auxquels on attribue tout aussi gratuitement la destruction des grands empires.

Les empires mûrissent et se pourrissent à la longue comme les fruits. Dans cet état, l’événement le plus frivole amène la dissolution de l’empire, et la secousse la plus légère la chute du fruit ; mais et la chute et la dissolution avaient été préparées par une longue Suite d’événements. Un moment plus tard, et l’empire se serait dissous et le fruit serait tombé de lui-même.

Veut-on une comparaison plus juste encore ? Un homme est sain et vigoureux en apparence. Il lui survient un petit bouton à la cuisse ; ce petit bouton est accompagné d’une démangeaison légère : il se frotte, voilà le petit bouton écorché, et l’écorchure, qui n’a pas le diamètre d’une ligne, le centre d’une gangrène dont les progrès rapides font tomber en pourriture et la cuisse et la jambe et la machine entière. Est-ce l’écorchure légère, est-ce le petit bouton ou l’intempérance continue de cet homme que je regarderai comme la véritable cause de sa mort ?

Page 28. — Faut-il, pour défendre son opinion, soutenir que l’homme absolument brute, l’homme sans art, sans industrie et inférieur à tout sauvage connu, est cependant et plus vertueux et plus heureux que le citoyen policé de Londres et d’Amsterdam ? Rousseau le soutient.

Je trouve que Jean-Jacques a bien faiblement attaqué l’état social. Qu’est-ce que l’état social ? C’est un pacte qui rapproche, unit et arcboute les uns contre les autres une multitude d’êtres auparavant isolés. Celui qui méditera profondément la nature de l’état sauvage et celle de l’état policé, se convaincra bientôt que le premier est nécessairement un état d’innocence et de paix, et l’autre un état de guerre et de crime ; bientôt il s’avouera qu’il se commet et qu’il doit se commettre plus de scélératesses de toute espèce, en un jour, dans une des trois grandes capitales de l’Europe qu’il ne s’en commet et qu’il ne s’en peut commettre en un siècle dans toutes les hordes sauvages de la terre. Donc l’état sauvage est préférable à l’état policé. Je le nie. Il ne suffit pas de m’avoir démontré qu’il y a plus de crimes, il faudrait encore me démontrer qu’il y a moins de bonheur.


CHAPITRE IX.


Page 55. — La religion païenne n’a point de dogmes.

Cela est-il bien vrai ? Les dieux avaient chacun leur histoire. Quel nom donner à cette histoire ? On appelait impie, on persécutait, on condamnait à mort celui qui rejetait en doute les galanteries de Vénus ou qui se moquait des amours de Jupiter. Un eumolpide n’était guère moins intolérant qu’un vicaire de paroisse.

Les fêtes du paganisme étaient rares.

Vous n’avez pas consulté là-dessus les Fastes d’Ovide. Je crois qu’ils les avaient plus fréquentes, mais peut-être moins rigoureusement observées que les nôtres.

Page 58. — Il est facile de changer les opinions religieuses d’un peuple.

Je n’en crois rien. En général, on ne sait comment un préjugé s’établit, et moins encore comment il cesse chez un peuple. Demain, le roi ferait pendre un de ses frères pour un crime, que le supplice n’en serait pas moins déshonorant parmi nous ; après-demain, il ferait asseoir à sa table le père d’un pendu, que les filles de ce père ne trouveraient pas des époux, même parmi les courtisans. S’il est si difficile de détruire des erreurs qui n’ont pour elles que leur généralité et leur vétusté, comment vient-on à bout de celles qui sont aussi générales, aussi vieilles et plus accompagnées de terreurs, appuyées de la menace des dieux, sucées avec le lait et prêchées par des bouches respectées et stipendiées à cet effet ? Je ne connais qu’un seul et unique moyen de renverser un culte, c’est d’en rendre les ministres méprisables par leurs vices et par leur indigence. [Les philosophes ont beau s’occuper à démontrer l’absurdité du christianisme, cette religion ne sera perdue que quand on verra à la porte de Notre-Dame ou de Saint-Sulpice des gueux en soutane déguenillée offrir la messe, l’absolution et les sacrements au rabais, et que quand on pourra demander des filles à ces gredins-là. C’est alors qu’un père un peu sensé menacerait son fils de lui tordre le cou, s’il voulait être prêtre. S’il faut que le christianisme s’abolisse, c’est comme le paganisme cessa ; et][15] le paganisme ne cessa que quand on vit les prêtres de Sérapis demander l’aumône aux passants, à l’entrée de leurs superbes édifices, que quand ils se mêlèrent d’intrigues amoureuses, et que les sanctuaires furent occupés par des vieilles qui avaient à côté d’elles une oie fatidique, et qui s’offraient à dire aux jeunes garçons et aux jeunes filles leur bonne aventure pour un sou ou deux liards de notre monnaie[16]. Quel est donc le moment qu’il faudrait hâter ? Celui où les habitués de Saint-Roch diront à nos neveux : « Qui veut une messe ? Qui en veut une pour un sou, pour deux sous, pour un liard ? » et qu’on lira au-dessus de leurs confessionnaux comme à la porte des barbiers : Céans on absout de toutes sortes de crimes à juste prix.

La substitution de la déesse Renommée[17] à la sainte Vierge est une chimère qui ne se réaliserait pas dans mille ans.

La réunion du titre de Summus Pontifex et d’Imperator ne me paraît pas sans conséquence fâcheuse[18].

Ce serait un grand mal qu’un médecin fût prêtre ; c’en serait peut-être un bien plus grand qu’un prêtre fût roi.

Je hais tous les oints du Seigneur sous quelque titre que ce soit.

Le prêtre (dites-vous) sera toujours en lui subordonné au souverain.

D’où savez-vous cela ? Pouvoir s’autoriser du nom de Dieu pour faire le mal, cela est bien commode.

Tenez, monsieur Helvétius, c’est que Dieu est une mauvaise machine dont on ne peut rien faire qui vaille ; c’est que l’alliage du mensonge et de la vérité est toujours vicieux, et qu’il ne faut ni prêtres, ni dieux.

Page 59. — Que le magistrat soit revêtu de la puissance temporelle et de la puissance spirituelle, et toute contradiction entre les préceptes religieux et les préceptes patriotiques disparaîtra.

Oui, si le magistrat est toujours un homme de bien. Mais si c’est un fripon, comme c’est le cas ordinaire, il n’en sera que cent fois plus puissant et plus dangereux.

L’auteur termine le chapitre XV par cette conclusion intrépide : que l’inégalité apparente entre l’esprit des divers hommes ne peut être regardée comme une preuve de leur inégale aptitude à en avoir.

Il me semble que tout infectés des mêmes préjugés et soumis à la même mauvaise éducation, si l’on aperçoit de l’inégalité entre les esprits c’est à l’inégale aptitude à en avoir qu’il faut la rapporter.

Page 60. — Ici l’auteur me paraît tourmenté de quelque scrupule. Quelle que soit l’éducation nationale, on ne fera pas (dit-il) des gens de génie de tous les citoyens.

Je le crois. Pour des gens d’esprit et de sens, il nous en promet tant qu’il nous plaira. Cela est bien contraire à la nature de l’homme, à la nature de la société et à l’expérience de tous les siècles. Eh ! philosophe, mon ami, chez ces Grecs, chez ces Romains dont vous faites tant de cas, on compte par ses doigts les hommes de génie, et les sots et les fous y foisonnèrent autant que parmi nous. C’est qu’il est dans l’ordre éternel que le monstre appelé homme de génie soit toujours infiniment rare, et que l’homme d’esprit et de sens ne soit jamais commun.

Quel livre que celui d’Helvétius, s’il eût été écrit au temps et dans la langue de Montaigne ! Il serait autant au-dessus des Essais que les Essais sont au-dessus de tous les moralistes qui ont paru depuis.

Je ne sais quel cas Helvétius faisait de Montaigne et si la lecture lui en était bien familière, mais il y a beaucoup de rapport entre leur manière de voir et de dire. Montaigne est cynique, Helvétius l’est aussi ; ils ont l’un et l’autre les pédants en horreur ; la science des mœurs est pour tous deux la science par excellence ; ils accordent beaucoup aux circonstances et aux hasards ; ils ont de l’imagination, beaucoup de familiarité dans le style, de la hardiesse et de la singularité dans l’expression, des métaphores qui leur sont propres. Helvétius au temps de Montaigne en aurait eu à peu près le style, et Montaigne au temps d’Helvétius aurait à peu près écrit comme lui ; c’est-à-dire qu’il eût eu moins d’énergie et plus de correction, moins d’originalité et plus de méthode.


NOTES.


Page 63. — Vous, mon ami Naigeon, qui avez si bien étrillé le Russe endiamanté Czernischew, pour avoir préféré les Anglais aux Français, je vous dénoncé et recommande le no 9 de cette page ; surtout n’oubliez pas que celui qui suppose aux philosophes français l’esprit général de la nation, ne connaît ni leurs ouvrages ni leurs personnes[19].

Page 64[20]. — Pourquoi, malgré le choix des sujets et le meilleur emploi de leurs talents, la société de Jésus a-t-elle produit si peu de grands hommes ? Helvétius en donne plusieurs bonnes raisons ; mais la principale, qu’il a omise, c’est qu’ils étaient rapetissés, épuisés, abrutis par douze années de préceptorat : ils employaient à ramper avec des enfants, le temps propre à étendre les ailes du génie.

Page ibid.[21] — On fait de bons Savoyards tant qu’on veut ; pour de grands généraux, de grands ministres, de grands magistrats, c’est autre chose. Quelque stupide qu’on soit, on sait bientôt ramoner une cheminée ; on n’apprend pas tout aussi facilement à purger une société de son luxe, de ses préjugés, de ses vices et de ses mauvaises lois. Helvétius fait flèche de tout bois.

Page 65[22]. — Je ne sais si le génie se décèle dès l’enfance ; pour le caractère, il n’est pas permis d’en douter. Cependant Helvétius attribue indistinctement la création de l’un et de l’autre à l’éducation et au hasard, à l’exclusion de la nature et de l’organisation.

Je pense qu’un enfant entraîné vers une science ou vers un an par un penchant irrésistible qui se décèle dès son enfance, ne sera peut-être que médiocre ; mais je ne doute point qu’appliqué à toute autre chose, il ne fût mauvais.

Page 66[23]. — Que d’hommes de génie l’on doit à des accidents !

Les hommes de génie[24] sont, ce me semble, bientôt comptés, et les accidents stériles sont innombrables. C’est que les accidents ne produisent rien, pas plus que la pioche du manœuvre qui fouille les mines de Golconde ne produit le diamant qu’elle en fait sortir.

Qui que tu sois, homme de génie ou stupide, homme de bien ou méchant, renfonce-toi le plus avant que tu pourras dans l’histoire de ta vie, et tu retrouveras toujours à l’origine des événements qui t’ont mené soit au bonheur, soit au malheur, soit à l’illustration, soit à l’obscurité, quelque circonstance frivole à laquelle tu rapporteras toute ta destinée. Mais sot, sois bien assuré qu’abstraction faite de cette fatale circonstance, tu serais arrivé au mépris par un autre chemin. Mais méchant, ne doute pas qu’abstraction faite de cet incident que tu charges d’imprécations, tu ne fusses tombé dans le malheur de quelque autre côté. Mais homme de génie, tu t’ignores, si tu penses que c’est ce hasard qui t’a fait ; tout son mérite est de t’avoir produit : il a tiré le rideau qui te dérobait, à toi-même et aux autres, le chef-d’œuvre de la nature. Il ne manque au génie et à la sottise, au vice et à la vertu, que le temps pour obtenir leur véritable chance. L’honnête homme, l’habile homme peut mourir trop tôt ; pour l’imbécile et le méchant, ils meurent toujours à temps.

Page 67[25]. — Jean-Jacques est tellement né pour le sophisme, que la défense de la vérité s’évanouit entre ses mains ; on dirait que sa conviction étouffe son talent. Proposez-lui deux moyens dont l’un péremptoire, mais didactique, sentencieux et sec : l’autre précaire, mais propre à mettre en jeu son imagination et la vôtre, à fournir des images intéressantes et fortes, des mouvements violents, des tableaux pathétiques, des expressions figurées, à étonner l’esprit, à émouvoir le cœur, à soulever le flot des passions ; c’est à celui-ci qu’il s’arrêtera… Je le sais par expérience. Il se soucie bien plus d’être éloquent que vrai, disert que démonstratif, brillant que logicien, de vous éblouir que de vous éclairer. Quelque éloge qu’Helvétius en fasse, il ne croyait pas qu’un seul de ses ouvrages allât à la postérité ; c’est ainsi qu’il s’en expliquait avec moi, mais à voix basse ; il craignait les querelles littéraires, et il avait raison.

Page 69[26]. — Cet éloge des passions est vrai ; mais comment ne s’aperçoit-on pas, en le faisant, qu’on forge des armes contre soi ? L’éducation ou les hasards rendront-ils passionnés les hommes nés froids ? Les passions ne sont-elles pas des effets du tempérament, et le tempérament est-il autre chose qu’un résultat de l’organisation ? Vous aurez beau prêcher celui qui ne sent pas, vous soufflez sur des charbons éteints ; s’il y a une étincelle votre souffle pourra susciter de la flamme, mais il faut que la première étincelle y soit.

En vérité toute cette sublime extravagance d’Helvétius aurait fourni une excellente scène à Molière, le pendant de celle du Pvrrhonien[27] : « Sans passion, point de besoins, point de désirs ; sans besoins et sans désirs, point d’esprit, point de raison ; » c’est Helvétius qui le dit. Mais qu’il nous apprenne donc comme l’éducation ou des accidents pourront créer une passion vraie dans celui à qui la nature l’a refusée. J’aimerais autant assurer qu’on inspirera la fureur des femmes à un eunuque : et combien d’hommes que la nature a châtrés ! les uns manquent de testicules pour une chose, d’autres en manquent pour une autre. Il faut que chacun s’accouple avec la Muse qui lui convient, la seule avec laquelle il se sent et se retrouve ; il est nul ou n’a qu’une fausse érection avec les autres : elles en seraient mal caressées.

À l’entendre, on dirait qu’on n’a qu’à vouloir pour être. Que cela n’est-il vrai !

Page 72[28]. — Les femmes devraient concevoir tant de vénération pour leur beauté et leurs faveurs, qu’elles crussent n’en devoir faire part qu’aux hommes déjà distingués par leur génie, leur courage et leur probité.

Idée platonique, vision contraire à la nature. Il faut qu’elles couronnent un vieux héros, mais il faut qu’elles couchent avec un jeune homme. La gloire et le plaisir sont deux choses fort diverses.

Par ce moyen leurs faveurs deviendraient un encouragement aux talents et aux vertus[29]. — D’accord ; mais la propagation de l’espèce, que deviendrait-elle ?

Toutes les fois qu’on invente un moyen de s’honorer, si ce moyen est contraire à la nature, il arrive toujours qu’on n’a réussi qu’à étendre la voie du déshonneur.

Voulez-vous avoir bien des femmes déshonorées ? honorez celles qui se jetteront[30] sur le bûcher de leurs maris. N’en avez-vous pas encore assez ? attachez leur honneur à la chasteté. En voulez-vous davantage ? sacrifiez leur penchant à l’ambition, à la fortune et à toutes ces vanités étrangères à l’organe sexuel, à qui vous n’inspirerez jamais d’autre instinct que le sien. Il a son objet comme l’œil, et le législateur qui condamnerait, sous peine d’ignominie, l’œil à ne regarder que certains objets importants, serait fou.

Quelque avantage qu’on imagine à priver les femmes de la propriété de leur corps, pour en faire un effet public, c’est une espèce de tyrannie dont l’idée me révolte, une manière raffinée d’accroître leur servitude qui n’est déjà que trop grande. Qu’elles puissent dire à un capitaine, à un magistrat, à quelque autre citoyen illustre que ce soit : « Oui, vous êtes un grand homme, mais vous n’êtes pas mon fait. La patrie vous doit des honneurs, mais qu’elle ne s’acquitte pas à mes dépens. Je suis libre, dites-vous, et par le sacrifice de mon goût et de mes sens vous m’assujettissez à la fonction la plus vile de la dernière des esclaves. Nous avons des aversions qui nous sont propres et que vous ne connaissez ni ne pouvez connaître. Nous sommes au supplice, nous, dans des instants qui auraient à peine le plus léger désagrément pour vous. Vous disposez de vos organes comme il vous plaît ; les nôtres moins indulgents ne sont pas même toujours d’accord avec notre cœur, ils ont quelquefois leur choix séparé. Ne voulez-vous tenir entre vos bras qu’une femme que vous aimez, ou votre bonheur exige-t-il que vous en soyez aimé ? Vous suffit-il d’être heureux, et seriez-vous assez peu délicat pour négliger le bonheur d’une autre ? Quoi, parce que vous avez massacré les ennemis de l’État, il faut que nous nous déshabillions en votre présence, que votre œil curieux parcoure nos charmes, et que nous nous associions aux victimes, aux taureaux, aux génisses dont le sang teindra les autels des dieux, en action de grâces de votre victoire ! Il ne vous resterait plus qu’à nous défendre d’être passives comme elles. Si vous êtes un héros, ayez-en les sentiments : refusez-vous à une récompense que la patrie n’est pas en droit de vous accorder, et ne nous confondez pas avec le marbre insensible qui se prêtera sans se plaindre au ciseau du statuaire. Qu’on ordonne à l’artiste votre statue, mais qu’on ne m’ordonne pas d’être la mère de vos enfants. Qui vous a dit que mon choix n’était pas fait ? et pourquoi faut-il que le jour de votre triomphe soit marqué des larmes de deux malheureux ? L’enthousiasme de la patrie bouillonnait au fond de votre cœur, vous vous couvrîtes de vos armes et vous allâtes chercher notre ennemi. Attendez que le même enthousiasme me sollicite d’arracher moi-même mes vêtements et de courir au-devant de vos pas, mais ne m’en faites pas une loi. Lorsque vous marchâtes au combat, ce ne fut point à la loi, ce fut à votre cœur magnanime que vous obéîtes ; qu’il me soit permis d’obéir au mien. Ne vous lasserez-vous point de nous ordonner des vertus, comme si nous étions incapables d’en avoir de nous-mêmes ? Ne vous lasserez-vous point de nous faire des devoirs chimériques, où nous ne voyons que trop d’estime ou trop de mépris ? Trop de mépris, lorsque vous en usez avec nous comme la branche de laurier qui se laisse cueillir et plier sans murmure ; trop d’estime, si nous sommes la plus belle couronne que vous puissiez ambitionner. Vous ne contraindrez pas mon hommage, si vous pensez qu’il n’y a d’hommage flatteur que celui qui est libre. Mais je me tais et je rougis de parler au défenseur de mon pays, comme je parlerais à mon ravisseur. »

Qui est-ce qui voudrait d’une femme qui oserait s’exprimer ainsi ? Et parce que la pudeur lui ferme la bouche, est-il honnête d’abuser de son silence et de sa personne ?


SECTION II.


Helvétius continue sur le même texte, savoir : que tous les hommes communément bien organisés ont une égale aptitude à l’esprit.


CHAPITRE I.


Page 82. — Lorsque, éclairé par Locke, on sait que c’est aux organes des sens qu’on doit ses idées..... on doit communément en conclure que l’inégalité des esprits est l’effet de l’inégale finesse de leurs sens.

Dites par Aristote, qui a dit expressément le premier qu’il n’y avait rien dans l’entendement qui n’eût été antérieurement dans la sensation. Dites par Hobbes, qui longtemps avant Locke avait déduit, dans son petit et sublime Traité de la nature humaine, du principe d’Aristote presque toutes les conséquences qu’on en pouvait tirer.

Page 83. — Cependant si des expériences contraires prouvaient que la supériorité de l’esprit n’est point proportionnée à la plus ou moins grande perfection des cinq sens, c’est dans une autre cause qu’on serait forcé de chercher l’explication de ce phénomène.

Lorsque je vois un homme d’esprit devenu stupide à la suite d’un violent accès de fièvre, et, réciproquement, un sot penser et parler, dans le délire, comme un homme d’esprit ; lorsque j’en vois un autre perdre la raison et le sens commun par une chute, par une contusion à la tête, tous ses autres organes étant restés dans un état sain : puis-je m’empêcher d’en conclure que la perfection des opérations intellectuelles dépend principalement de la conformation du cerveau et du cervelet ? et puis-je douter de la certitude de ma conclusion, lorsque je compare les progrès de l’esprit avec le développement des organes dans les différents âges de l’homme ?

Page 84. — Locke aperçoit entre les esprits moins de différence qu’on ne pense.

Mais moins de différence n’est pas nulle différence, et je croirai aussi tôt qu’on pourra donner à l’animal appelé le Paresseux, l’agilité du singe ou la vivacité de l’écureuil, qu’à l’homme lourd et pesant le caractère de l’homme vif.

Je crois, dit Locke, pouvoir assurer que de cent hommes, il y en a plus de quatre-vingt-dix qui sont ce qu’ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles à la société, par l’instruction qu’ils ont reçue.

Locke dit bons ou méchants, il ne dit pas ingénieux ou stupides.

Quand la bonté et la méchanceté tiendraient autant à l’organisation que le génie et la stupidité, il ne faudrait pas les confondre, non plus que les dispositions intérieures et les actions. Je m’explique.

Un homme naturellement méchant a senti par l’expérience et la réflexion les inconvénients de la méchanceté ; il reste méchant et fait le bien.

Un homme à demi sot a senti par l’expérience et par la réflexion les avantages de l’esprit ; il voudrait bien en avoir, mais il a beau faire, il n’en a point : il pense, agit et parle comme un sot.

Un père sévère contraint son fils à une bonne action ; ce père serait une bête féroce, si, le prenant par les cheveux et le frappant, il lui disait : Maroufle, fais donc de l’esprit. Le lieutenant de police ne le ferait pas enfermer pour avoir maltraité son enfant, mais pour en avoir exigé ce que la nature lui avait refusé.

Quintilien parle d’une paresse d’esprit innée et propre à certains hommes ; or comment Quintilien reconnaîtrait-il ce vice primitif d’organisation et le concilierait-il avec une égale aptitude à l’instruction ?

Il dit que les esprits lourds et inhabiles aux sciences ne sont pas plus dans la nature que les monstres[31]. Combien de monstres ! Quintilien aurait montré beaucoup plus de jugement, s’il eût associé les imbéciles aux hommes de génie et qu’il eût regardé les uns et les autres comme des monstres.

Et puis une réflexion à laquelle je ne saurais me refuser, et dont je conseille l’usage à tout lecteur comme d’un principe de critique très-délicat et très-sûr : c’est qu’il se mêle dans les discours et les écrits des hommes les plus modérés et les plus judicieux, toujours un peu d’exagération de métier. Locke et Quintilien traitent de l’éducation et ils se persuaderont à eux-mêmes que tous nos enfants en sont également susceptibles ; et s’ils réussissent à nous le persuader à nous qui sommes pères, plus Locke aura de lecteurs, plus Quintilien aura de disciples. Mais qu’en arrive-t-il ? C’est qu’un sot sort un sot de l’école de Quintilien ; et qu’avec les soins les plus assidus et tous les beaux principes de Locke, je n’ai rien fait qui vaille de mon fils.

Les meilleurs écoliers sont communément ceux qui donnent le moins de peine au maître. Et il n’est pas rare que les enfants les moins élevés[32] soient les meilleurs sujets.

Où trouver la raison de ces phénomènes ? Dans l’inégale aptitude à l’instruction. Et d’où naît cette inégale aptitude ? De la nature ingrate ou indulgente, de la diversité de l’organisation.

Je ne prétends pas qu’il en soit toujours ainsi ; mais pour détruire le paradoxe d’Helvétius, il suffit que ce cas soit fréquent.

Je vais plus loin : je propose à Helvétius d’interroger tous les maîtres de Paris, et s’il s’en trouve un seul qui soit de son avis, je baisse la tête et je me tais.

Mais si l’on fait des enfants tout ce qu’on veut, pourquoi Helvétius n’a-t-il pas fait de sa fille aînée ce que Nature a fait de sa fille cadette[33] ? Il faut qu’il ait été bien entêté de son système pour avoir tenu ferme contre une démonstration journalière et domestique de sa fausseté.


CHAPITRE II.


Page 88. — L’âme est un principe de vie à la connaissance et à la nature duquel on ne s’élève point sans les ailes de la théologie.

Et avec ces belles ailes de chauve-souris à quoi s’élève-t-on ? À rien ; on circule dans les ténèbres. Et pourquoi gâter un ouvrage avec ces flagorneries-là ? La postérité ne vous entendra pas, et les théologiens vos contemporains ne vous en aimeront pas davantage.

Page ibid.M. Robinet… S’il est l’auteur de l’ouvrage De la Nature publié sous son nom, j’ai ouï dire à quelques-uns de nos philosophes qu’il ne l’entendait pas.

Page 90. — L’homme doit à la mémoire ses idées et son esprit.

Et sa mémoire, grande ou petite, ingrate ou fidèle, tenace ou passagère, à quoi la doit-il ? N’est-il pas d’expérience qu’on n’a jamais réussi à en donner jusqu’à un certain degré à des enfants qui en manquaient ? N’est-il pas d’expérience que rien n’est si variable entre les hommes ? Voilà donc pour quelques-uns une barrière insurmontable dans la carrière des arts et des sciences, et une très-grande inégalité dans l’aptitude naturelle de tous, soit à l’acquisition des idées, soit à la formation de l’esprit.

D’Alembert lit une fois une démonstration de géométrie et il la sait par cœur. À la dixième fois je tâtonne encore.

D’Alembert ne l’oublie plus. Au bout de quelques jours, à peine m’en reste-t-il quelques traces.

Tout étant égal d’ailleurs, comment peut-il arriver que dans le même temps d’étude je lasse le même chemin que lui ?

Si la mémoire se perd ou s’affaiblit par un coup, une chute, une maladie… un enfant ne peut-il pas naître avec cet organe vicié par la nature comme par l’accident ? Que direz-vous de cet enfant ? lui accorderez-vous la même aptitude à l’instruction ?

N’en sommes-nous pas la presque tous, si l’on nous compare à M. de Guibert[34] ou à M. de Villoison[35] ? Ces deux espèces de prodiges ne démontrent-ils pas qu’il y a une organisation propre à la mémoire ? Et si je n’ai pas reçu cette organisation, qui est-ce qui me la donnera ?

— Vous n’en avez pas besoin, direz-vous, pour être un grand homme.

— Cela se peut ; mais n’en faites donc pas dépendre l’étendue des idées et la force de l’esprit.


CHAPITRE V.


Page 102. — Dire comme les docteurs de l’école, qu’un mode ou une manière d’être n’est point un corps ou n’a point d’étendue, rien de plus clair. Mais faire de ce mode un être et même un être spirituel, rien, selon moi, de plus absurde.

Aussi ne le font-ils pas. Ils ne disent pas que la pensée est un être spirituel, mais ils disent que c’est un mode incompatible avec la matière, ce qui est fort différent ; et ils en concluent l’existence d’un être spirituel.

Je ne prétends pas que leur système en soit plus sensé, mais je vois beaucoup d’inconvénient à le mal exposer. En lisant cet endroit, « Tenez, diront-ils, voilà comme ils nous entendent et comme ils nous réfutent. »


CHAPITRE VI.


Page 103. — Sentir c’est juger.

Cette assertion, comme elle est énoncée, ne me paraît pas rigoureusement vraie. Le stupide sent, mais peut-être ne juge-t-il pas. L’être totalement privé de mémoire sent, mais il ne juge pas ; le jugement suppose la comparaison de deux idées. La difficulté consiste à savoir comment se fait cette comparaison, car elle suppose deux idées présentes. Helvétius aurait coupé un terrible nœud, s’il nous avait expliqué bien clairement comment nous avons deux idées présentes à la fois, ou comment ne les ayant pas présentes à la fois, cependant nous les comparons[36].

J’avais peut-être de l’humeur lorsque j’ai lu ce sixième chapitre, mais voici mon observation ; bonne ou mauvaise, elle restera. De toute cette métaphysique de l’auteur, il résulte que les jugements, ou la comparaison des objets entre eux, suppose quelque intérêt de les comparer ; or cet intérêt émane nécessairement du désir d’être heureux, désir qui prend sa source dans la sensibilité physique. Voilà une conclusion tirée de bien loin ; elle convient plutôt à l’animal en général qu’à l’homme. Passer brusquement de la sensibilité physique, c’est-à-dire de ce que je ne suis pas une plante, une pierre, un métal, à l’amour du bonheur ; de l’amour du bonheur à l’intérêt ; de l’intérêt à l’attention ; de l’attention à la comparaison des idées ; je ne saurais m’accommoder de ces généralités-là : je suis homme, et il me faut des causes propres à l’homme. L’auteur ajoute qu’en remontant de deux crans plus haut ou en descendant d’un cran plus bas, il passait de la sensibilité physique à l’organisation, de l’organisation à l’existence, et qu’il eût dit : J’existe, j’existe sous cette forme ; je sens, je juge ; je veux être heureux parce que je sens : j’ai intérêt à comparer mes idées, puisque je veux être heureux. Quelle utilité retirerai-je d’une enfilade de conséquences qui conviennent également au chien, à la belette, à l’huître, au dromadaire ? Si Jean-Jacques nie ce syllogisme, il a tort ; s’il le trouve frivole, il pourrait bien avoir raison.

Descartes avait dit : « Je pense, donc j’existe. »

Helvétius veut qu’on dise : « Je sens, donc je veux sentir agréablement. »

J’aime mieux Hobbes qui prétend que pour tirer une conséquence qui menât à quelque chose, il fallait dire : « Je sens, je pense, je juge, donc une portion de matière organisée comme moi peut sentir, penser et juger. »

En effet, si après cette première enjambée on en fait une seconde, on est déjà bien loin.

Qui croirait qu’après une marche aussi franche et aussi ferme, le dernier de ces philosophes s’est aussi laissé gagner par la terreur et a terminé son sublime ouvrage De la Nature de l’homme[37] par des visions si étranges, si superstitieuses, si folles, qu’on en est presque aussi indigné que surpris ?

Sentir, c’est penser, ou l’on ne pense pas, si l’on n’a senti… Sont-ce deux propositions si diverses que la première étant trouvée, l’on puisse regarder l’autre comme une découverte bien merveilleuse ?

Si, partant du seul phénomène de la sensibilité physique, propriété générale de la matière ou résultat de l’organisation, il en eût déduit avec clarté toutes les opérations de l’entendement, il eût fait une chose neuve, difficile et belle.

J’estimerai davantage encore celui qui, par l’expérience ou l’observation, démontrera rigoureusement ou que la sensibilité physique appartient aussi essentiellement à la matière que l’impénétrabilité, ou qui la déduira sans réplique de l’organisation.

J’invite tous les physiciens et tous les chimistes à rechercher ce que c’est que la substance animale, sensible et vivante.

Je vois clairement dans le développement de l’œuf et quelques autres opérations de la nature, la matière inerte en apparence, mais organisée, passer par des agents purement physiques, de l’état d’inertie à l’état de sensibilité et de vie, mais la liaison nécessaire de ce passage m’échappe.

Il faut que les notions de matière, d’organisation, de mouvement, de chaleur, de chair, de sensibilité et de vie soient encore bien incomplètes.

Il faut en convenir, l’organisation ou la coordination de parties inertes ne mène point du tout à la sensibilité, et la sensibilité générale des molécules de la matière n’est qu’une supposition, qui tire toute sa force des difficultés dont elle débarrasse, ce qui ne suffit pas en bonne philosophie. Et puis revenons à notre auteur.

Est-il bien vrai que la douleur et le plaisir physiques, peut-être les seuls principes des actions de l’animal, soient aussi les seuls principes des actions de l’homme ?

Sans doute[38], il faut être organisé comme nous et sentir pour agir ; mais il me semble que ce sont là les conditions essentielles et primitives, les données sine qua non, mais que les motifs immédiats et prochains de nos aversions et de nos désirs sont autre chose.

Sans alcali et sans sable, il n’y a point de verre ; mais ces éléments sont-ils la cause de la transparence ?

Sans terrains incultes et sans bras on ne défriche point ; mais sont-ce là les motifs de l’agriculteur quand il défriche ?

Prendre des conditions pour des causes, c’est s’exposer à des paralogismes puérils et à des conséquences insignifiantes.

Si je disais : Il faut être pour sentir, il faut sentir pour être animal ou homme, il faut être animal ou homme pour être avare, ambitieux et jaloux ; donc la jalousie, l’ambition, l’avarice ont pour principes l’organisation, la sensibilité, l’existence… pourriez-vous vous empêcher de rire ? Et pourquoi ? C’est que je prendrais la condition de toute action animale en général pour le motif de l’action de l’individu d’une espèce d’animal qu’on appelle homme.

Tout ce que je fais, assurément je le fais pour sentir agréablement, ou de peur de sentir douloureusement ; mais le mot sentir n’a-t-il qu’une seule acception ?

N’y a-t-il que du plaisir physique à posséder une belle femme ? N’y a-t-il que de la peine physique à la perdre ou par la mort ou par l’inconstance ?

La distinction du physique et du moral n’est-elle pas aussi solide que celle d’animal qui sent et d’animal qui raisonne ?

Ce qui appartient à l’être qui sent et ce qui appartient à l’être qui réfléchit ne se trouvent-ils pas tantôt réunis, tantôt séparés dans presque toutes les actions qui font le bonheur ou le malheur de notre vie, bonheur et malheur qui supposent la sensation physique comme condition, c’est-à-dire qu’il ne faut pas être un chou ?

Tant il était important de ne pas faire de sentir et de juger deux opérations parfaitement identiques.


CHAPITRE VII.


Voici son titre : La sensibilité physique est la cause unique de nos actions, de nos pensées, de nos passions, de notre sociabilité.

Remarquez bien qu’il ne dit pas une condition primitive, essentielle, comme l’impénétrabilité l’est au mouvement, ce qui est incontestable, mais la cause, la cause unique, ce qui me semble presque aussi évidemment faux.

Page 108. — C’est pour se nourrir, se vêtir, c’est pour parer sa femme ou sa maîtresse… que ce laboureur fatigue.

Mais parer sa femme ou sa maîtresse, est-ce d’un animal qui sent ou d’un homme qui juge ? Lorsqu’on l’embellit, c’est quelquefois pour susciter un plaisir physique dans les autres ; pour l’éprouver soi, quand on aime, c’est un apprêt superflu.

Page 109. — Qu’est-ce qui nous fait aimer jusqu’au petit jeu ? La crainte de l’ennui.

Mais l’ennui est-il de l’animal ou de l’homme ? Et celui qui joue pour se récréer ? Et celui qui joue parce qu’il excelle au jeu ?

Qu’est-ce qui nous fait aimer le gros jeu ?

La paresse, qui, de tous les moyens de faire une grande fortune, choisit le plus hasardeux, mais le plus court. L’avidité qui se jette sur la dépouille d’un autre, sans égard à son désespoir. L’orgueil, etc. Qu’est-ce qu’il y a d’animal et de physique dans ces différents motifs ?

Pourquoi secourt-on celui qui souffre ? C’est qu’on s’identifie avec lui.

Mais cette honnête et sublime identification, de qui est-elle ? Est-ce de l’homme physique ou de l’homme moral ?

Jamais on n’a dit tant de choses vraies et tiré tant de fausses conséquences, montré tant d’esprit et si peu de logique. Il faut être étrangement entêté d’une opinion pour assurer que celui qui ouvre sa bourse à l’indigent, se propose secrètement d’avoir un bon lit, un bon souper et de coucher avec sa voisine.

J’en demande pardon au lecteur, je vais dire une chose ordurière, une chose sale, du plus mauvais goût, un propos de la halle, mais plus décisif que mille raisonnements. Eh bien ! monsieur Helvétius, tous les projets d’un grand roi, toutes les fatigues d’un grand ministre ou d’un grand magistrat, toutes les méditations d’un politique, d’un homme de génie se réduisent donc à f….. un coup le matin et à faire un étron le soir. Et vous appelez cela faire de la morale et connaître l’homme ?

Niez-vous les belles actions clandestines ? Les déparez-vous toutes par l’espoir d’un hasard qui les révélera ? Où est le but physique de ces actions ?

Que se propose celui qui sacrifie sa vie ? Codrus et Décius allaient-ils chercher quelque jouissance physique dans un sépulcre, au fond d’un abîme ?

Le malfaiteur qui s’achemine au lieu de son supplice éprouve sans doute une douleur physique ; mais est-ce la seule ? Ne la distinguez-vous point des coups de barre du bourreau ?

Le remords n’est que la prévoyance du mal physique auquel le crime découvert nous exposerait.

Oui, voilà peut-être le remords du scélérat ; mais n’en connaissez-vous pas un autre ?

Il y a des peines et des plaisirs de pure opinion qui nous transportent ou qui nous désolent, sans aucun rapport, soit implicite, soit explicite, à des suites physiques. J’aurais souvent préféré une attaque de goutte à une marque légère de mépris.

Il faut que je marche pour aller rue Sainte-Anne[39] causer avec un certain philosophe que j’aime, ou m’entretenir plus doucement encore avec une femme de son voisinage ; mais n’y vais-je que parce que j’ai des pieds ? Ces deux actions sont sans doute réductibles en dernière analyse à de la sensibilité physique, mais comme condition et non comme cause, but ou motif.

Page 112. — Développez le sentiment de l’amitié, et quand, à force de le défigurer, vous n’en aurez fait que de la peine ou du plaisir physique, ne vous étonnez pas si l’on vous regarde comme un homme atroce ou comme un raisonneur absurde.

Page 113. — Vous me parlez encore de la jouissance d’une belle esclave ou d’un beau tableau ; et comment m’en parlez-vous ? De la jouissance de l’esclave, comme un gourmand qui dévore un pluvier ; du beau tableau comme un physicien qui considère le spectre solaire. Ce sont pourtant des plaisirs bien différents.

Pour caresser l’esclave, pour admirer le tableau, il faut sentir, j’en conviens, mais c’est comme il faut exister.

Sans amour pour les belles esclaves et pour les beaux tableaux, cet homme eût été indifférent à la découverte d’un trésor. Cela est faux en tout sens.

Et quand ce serait l’espoir de jouir demain de votre maîtresse qui vous rendrait heureux aujourd’hui, le seriez-vous d’un plaisir physique ? Vous confondez le plaisir de l’attente et celui de la jouissance, comme vous avez confondu la douleur actuelle avec la douleur de prévoyance. Lorsque vous vous mourez de faim, qu’éprouvez-vous ? La défaillance, la contraction de l’estomac, une sensation particulière et cruelle des organes de la déglutition : qu’ont de commun ces symptômes avec la faim que vous prévoyez, avec vos inquiétudes, votre trouble, votre désespoir ? Il y a si peu de rapport entre ces deux peines, et votre attention est tellement fixée sur le mal qui vous menace, que toute sensation corporelle en est suspendue. Ce n’est plus nous que vous apercevez, c’est l’image d’un homme agonisant, défaillant et expirant dans des transes horribles : image effrayante de ce que vous serez dans un jour, dans deux jours, dans trois jours. Si vous voyiez un homme mourant de faim, vous ne balanceriez pas à dire, cet homme meurt de faim. Si vous voyiez un homme menacé de mourir de faim, le devineriez-vous ? nullement. La faim est un besoin, ce besoin non satisfait devient une maladie ; direz-vous que la maladie et la crainte de tomber malade soient une même chose ? La faim est dans le gosier, l’œsophage, l’estomac et toute la longueur du canal intestinal ; la crainte de la famine, comme toutes les autres craintes, est dans l’entendement.

Rien ne m’arrive que je n’y voie l’espérance d’un bien ou la crainte d’un mal.

— Mais parce que ce bien et ce mal supposent la sensibilité physique, ils sont physiques ?

L’auteur se trompe quelquefois parce qu’il est trop fin, et quelquefois parce qu’il ne l’est pas assez.

Il y a un bonheur circonscrit qui reste en moi et qui ne s’étend pas au delà. Il y a un bonheur expansif qui se propage, qui se jette sur le présent, qui embrasse l’avenir, et qui se repaît de jouissances morales et physiques, de réalités et de chimères, entassant pêle-mêle de l’argent, des éloges, des tableaux, des statues et des baisers.

Page 114. — Vous supposez un « homme impassible. » Mais un homme impassible à votre manière est un bloc de marbre. Vous demandez que ce bloc de marbre pense et ne sente pas ; ce sont deux absurdités : un bloc de marbre ne saurait penser, et il ne saurait non plus penser sans sentir, que sentir sans penser. Qu’entendez-vous donc par impassible ?

— Inaccessible à toute douleur corporelle.

— Soit. Qu’en concluez-vous ? Qu’il n’aura ni plaisir ni peine ? Je le nie. S’il se plaît à penser ou à étendre ses connaissances, il pensera ; s’il ne se plaît pas à penser, il restera stupide.

— Mais s’il reste stupide, c’est que n’ayant aucun intérêt à exercer cette faculté que je lui ai réservée, il ne l’exercera pas.

— Et vous croyez qu’il ne pourra pas avoir l’intérêt de la curiosité ?

— Je le crois.

— Et vous croyez qu’on ne fait rien pour soi seul ?

— Je le crois.

— Et vous croyez qu’il n’y a aucune sorte de vanité concentrée ?

— Je le crois.

— Que bien que cet être chimérique soit d’une espèce différente de la mienne, il dédaignera mon éloge, surtout s’il connaît toute la force de mon esprit et toute l’étendue de mes lumières ?

— Assurément.

— Et que quand Newton luttait contre Leibnitz, c’était par une rivalité de jouissances corporelles ?

— Ils en voulaient à mon estime. Je l’avoue. Et par conséquent à tous les avantages qu’elle promet.

— À des vins excellents ?

— Pourquoi non ?

— À de belles femmes ?

— Pourquoi non ?

— Mon ami, vous extravaguez.

Page ibid. — Votre comparaison du pouvoir à une lettre de change est charmante[40] ; mais cette lettre de change est payable en argent pour celui-ci, en houris pour celui-là, en réputation ou cliquetis pour un troisième. Dites-moi, Helvétius, ou plutôt demandons à Thomas qui fait tant de cas de la considération publique[41], que si c’était un fer rouge il ne balancerait pas à la saisir avec les dents, s’il refuserait le laurier d’Homère ou de Virgile, à la condition d’en être réduit pendant toute sa vie au vêtement le plus déguenillé, au plus étroit nécessaire, à un petit grenier sous le toit, en un mot à la privation absolue de tout ce qu’on entend par les douceurs sensuelles de la vie, de toutes les satisfactions attachées et à l’ambition, et à l’opulence, et à la volupté. Si Thomas répond que non, moi qui ne suis pas aussi fanatique de gloire littéraire, j’accepte le lot et la condition ; j’accepte pour cette seule jouissance, l’impassibilité à toutes les autres. Je pense ; j’écris l’Iliade avec des doigts de marbre ; quand je passe, vous vous écriez : Le voilà le bloc merveilleux qui a écrit l’Iliade… et je suis satisfait.

Permettez-moi une autre supposition un peu plus sensée que la vôtre. Vous êtes roi, vous devez la couronne et la vie à un héros, votre sujet. Vous êtes reconnaissant, mais votre bienfaiteur jouit du repos, de la santé, de la fortune et de la sagesse : tout ce que votre puissance lui prodiguerait de bonheur physique, il le méprise ou le possède. Ne vous reste-t-il plus rien à faire pour le bonheur de cet homme-là ?

— Mais non.

— Vous vous trompez.

— Quoi donc ?

— Une statue.

— Et à quoi bon cette statue ?

— Hélas ! à lui restituer la jouissance de tout ce qu’il possède.

— Mais il est donc fou ?

— Pas trop.

— Mais il n’avait donc pas la sagesse ?

— Et qu’importe qu’il eût ou n’eût pas la sagesse ? Il ne lui manquait rien de tout ce que vous regardez comme le mobile de toutes nos actions, l’unique objet de nos désirs ; et son cœur enfant criait : « La statue, la statue, moi, je veux la statue… Le ruban, le ruban, moi je veux le ruban.

« — Mais, sot enfant, tu n’auras pas sitôt le ruban que tu perdras le repos et la santé.

« — Je tâcherai de recouvrer l’un et l’autre.

« — Que tu seras envié.

« — Il vaut mieux faire envie que pitié.

« — Que tu seras forcé à des dépenses au-dessus de ta fortune.

« — Je me ruinerai.

« — Que, ruiné, tu seras privé de tous les plaisirs de la vie.

« — Il n’en est point sans le ruban ; le ruban, je veux le ruban.

« — Mais tiens, lis ce livre, et tu verras qu’on n’ambitionne le ruban que pour acquérir ce que tu perdras.

« — Ce livre est fort beau, je le crois sans l’avoir lu ; mais il ne sait ce qu’il dit. Le ruban, le ruban, je veux le ruban, moi… »

— Voilà l’histoire des dix-neuf vingtièmes des hommes ; et croyant écrire celle de l’espèce humaine, vous n’avez tout au plus écrit que la vôtre, et parce que la femme était votre ruban, vous avez supposé que c’était le ruban de tous les autres. Trahit sua quemque voluptas.

Page 115. — Partout où il n’y a point d’honneurs qui distinguent un citoyen d’un citoyen, partout où la gloire littéraire est inconnue, il faut suppléer à cette monnaie par une autre. La femme ne pourrait être la monnaie d’une belle action chez un peuple d’eunuques. Mais cela même prouve le contraire de votre thèse.

Page 116. — Il faut pour aller à la sape que l’écu donné au soldat soit le représentatif d’une pinte d’eau-de-vie ou de la nuit d’une vivandière.

Cela n’est pas toujours vrai. Il y a tel soldat qui refuserait l’écu qui ne représenterait qu’une pinte d’eau-de-vie, ou la nuit d’une vivandière : témoin celui qui, à ce fameux siège de Lille[42] si bien défendue par Boufflers, s’exposa à être tué comme dix autres qui l’avaient précédé, et qui, lorsqu’on lui offrit les cent louis promis à celui qui instruirait des travaux de l’assiégeant, répondit : Mon capitaine, reprenez vos cent louis, cela ne se fait pas pour de l’argent. Celui qui voit, bien l’honneur ne voit rien au delà. Celui à qui on a donné Briseïs en récompense du péril qu’il a couru, ne s’y est pas exposé pour avoir Briseïs. Achille, lequel des deux veux-tu, ou Briseïs sans combattre, ou la victoire sans Briseïs ? Celui qui est Achille répond : Je veux combattre, je veux vaincre.


CHAPITRE VIII.


Page 118. — Helvétius et d’autres traduisent le mot de Hobbes, Malus est robustus puer, l’enfant robuste est un méchant enfant, ce qui n’est pas toujours vrai ; mais ce qui l’est toujours, c’est que le méchant est un enfant robuste ; et c’est ainsi que je traduis.

Page 121. — Veut-on faire des dupes ? l’on exagère la force du sentiment et de l’amitié.

L’on a sans doute quelquefois ce motif sourd et secret, mais l’a-t-on toujours ? Est-il le seul qu’on ait ? N’arrive-t-il pas qu’on soit la dupe de son propre cœur ? Ne peut-on pas se croire meilleur qu’on ne l’est ? Est-il si rare de voir des enthousiastes doués d’une imagination gigantesque, qui disent vrai en parlant des fantômes de leur tête ? Ils en parlent comme les peureux des revenants, ils les ont vus comme ils les peignent ; ce n’est ni mensonge, ni politique, c’est erreur.


CHAPITRE X.


Page 127. — Plaisir et douleur sont et seront toujours les seuls principes des actions des hommes.

J’en conviens ; et cet ouvrage est rempli d’une infinité de maximes et d’observations auxquelles je dirais également, j’en conviens, mais ajouterais-je, je nie la conséquence. Vous n’admettez que des plaisirs et des douleurs corporelles, et j’en ai éprouvé d’autres. Celles-ci, vous les ramenez à la sensibilité physique comme cause ; moi, je prétends que ce n’est que comme condition éloignée, essentielle et primitive. Je vous contredis, donc j’existe. Fort bien. Mais je vous contredis parce que j’existe. Cela n’est pas, pas plus que : il faut un pistolet pour faire sauter la cervelle ; donc je fais sauter la cervelle parce que j’ai un pistolet.

Page 128. — Parmi les savants il en est, dit-on, qui loin du monde se condamnent à vivre dans la retraite ; or comment se persuader que dans ceux-ci, l’amour des talents ait été fondé sur l’amour des plaisirs physiques, et surtout sur celui des femmes ? Comment concilier ces inconciliables ?

C’est qu’ils ne se concilient point. Vous vous faites une objection insoluble ; vous y répondez pourtant[43] ; bien ? c’est autre chose. Que d’esprit en pure perte ! Laissez là toutes ces subtilités dont un bon esprit ne peut se payer, et croyez que quand Leibnitz s’enferme à l’âge de vingt ans, et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir un poste, à coucher avec une femme, à remplir d’or un vieux bahut, que s’il touchait à son dernier moment. C’est une machine à réflexion, comme le métier à bas est une machine à ourdissage ; c’est un être qui se plaît à méditer ; c’est un sage ou un fou, comme il vous plaira, qui fait un cas infini de la louange de ses semblables, qui aime le son de l’éloge comme l’avare le son d’un écu ; qui a aussi sa pierre de touche et son trébuchet pour la louange, comme l’autre a le sien pour l’or, et qui tente une grande découverte pour se faire un grand nom et éclipser par son éclat celui de ses rivaux, l’unique et le dernier terme de son désir.

Vous, c’est la Gaussin[44], lui, c’est Newton, qu’il a sur le nez[45].

Voilà le bonheur qu’il envie et dont il jouit.

— Puisqu’il est heureux, dites-vous, il aime les femmes.

— Je l’ignore.

— Puisqu’il aime les femmes, il emploie le seul moyen qu’il ait de les obtenir.

— Si cela est, entrez chez lui, présentez-lui les plus belles femmes et qu’il en jouisse, à la condition de renoncer à la solution de ce problème ; il ne le voudra pas.

— Il ambitionne les dignités.

— Offrez-lui la place de premier ministre, s’il consent de jeter au feu son traité de l’Harmonie préétablie ; il n’en fera rien.

Et vous, eussiez-vous brûlé le livre de l’Esprit ou le Traité de l’Homme que j’examine, pour jouir de Mme Helvétius, vous, né voluptueux, vous qui auriez cruellement compromis son bonheur et le vôtre, si vous eussiez survécu seulement six mois à la publication de votre ouvrage ? Je n’en crois rien[46].

— Il est avare, il a la soif ardente de l’or.

— Forcez sa porte, entrez dans son cabinet, le pistolet à la main, et dites-lui : Ou ta bourse, ou ta découverte du Calcul des fluxions… et il vous livrera la clef de son coffre-fort en souriant. Faites plus : étalez sur sa table toute la séduction de la richesse, et proposez-lui un échange ; et il vous tournera le dos de dédain. Que la découverte qu’il refuse de vous céder, vous l’ayez faite et que vous soyez assez généreux pour lui en abandonner l’honneur, pourvu que, sa bibliothèque incendiée, il se résolve à perdre sa vie dans la dissipation, l’abondance, les plaisirs, la jouissance de tous ces biens physiques qu’il poursuit à son insu et par une voie si pénible et si ridicule ; vous ne le déterminerez pas plus qu’un hibou à se faire oiseau de jour, ou un aigle à se faire oiseau de nuit.

C’est qu’il est un principe qui a échappé à l’auteur, et ce principe, c’est que la raison de l’homme est un instrument qui correspond à toute la variété de l’instinct animal ; que la race humaine rassemble les analogues de toutes les sortes d’animaux ; et qu’il n’est non plus possible de tirer un homme de sa classe qu’un animal de la sienne, sans les dénaturer l’un et l’autre, et sans se fatiguer beaucoup pour n’en faire que deux sottes bêtes. J’accorde que l’homme combine des idées, ainsi que le poisson nage et l’oiseau vole ; mais chaque homme est entraîné par son organisation, son caractère, son tempérament, son aptitude naturelle à combiner de préférence telles et telles idées plutôt que telles ou telles autres. Le hasard et plus encore les besoins de la vie disposent de nous à leur gré ; qui le sait mieux que moi ? C’est la raison pour laquelle pendant environ trente ans de suite, contre mon goût, j’ai fait l’Encyclopédie et n’ai fait que deux pièces de théâtre. C’est la raison pour laquelle les talents sont déplacés et les états de la société remplis d’hommes malheureux ou de sujets médiocres, et que celui qui aurait été un grand artiste, n’est qu’un pauvre sorbonniste ou un plat jurisconsulte. Et voilà la véritable histoire de la vie, et non toutes ces suppositions sophistiques où je remarque beaucoup de sagacité sans nulle vérité ; des détails charmants et des conséquences absurdes ; et toujours le portrait de l’auteur proposé comme le portrait de l’homme.

[Toutes ces assertions d’Helvétius que signifient-elles ? Qu’il était né voluptueux, et qu’en circulant dans le monde, il s’était souvent heurté contre des personnels et des fripons.

Et de ce que je viens de dire, que conclure ? Qu’on n’aime pas toujours la gloire, la richesse et les honneurs, comme la monnaie qui paiera les plaisirs sensuels. L’auteur en convient des vieillards. Et pourquoi un jeune homme communément organisé ne naîtrait-il pas avec les dispositions aux travers, aux vertus, aux vices de l’âge avancé ?

Combien d’enfants, pour me servir de l’expression proverbiale, nés du bois dont on fait les vielles, c’est-à-dire propres à tout et bons à rien !

L’avarice est le vice des vieillards, et il y a des enfants avares. J’ai vu deux frères dans la première enfance, l’un donnant tout, l’autre serrant tout, et tous les deux journellement exposés sans effet à la réprimande contradictoire de leurs parents : l’aîné est resté dissipateur, le cadet avare.

Le prince de Galitzin[47] a deux enfants, un petit garçon bon, doux, simple ; une petite fille rusée, fine et tendant à ses vues, toujours par des voies détournées. Leur mère en est désolée ; jusqu’à présent il n’y a rien qu’elle n’ait fait pour donner de la franchise à sa petite fille, sans avoir réussi. D’où naît la différence de ces deux enfants à peine âgés de quatre ans et tous les deux également élevés et soignes par leurs parents ? Que Mimi se corrige ou ne se corrige pas, jamais Dimitri son frère ne se tirera comme elle des intrigues de la cour. La leçon du maître n’équivaudra jamais à la leçon de nature[48].]

Sans aucun besoin ni de richesse, ni de plaisirs sensuels, Helvétius compose et publie son premier ouvrage. On sait toutes les persécutions qu’il essuya. Au milieu d’un orage qui fut violent et qui dura longtemps, il s’écriait : « J’aimerais mieux mourir que d’écrire encore une ligne. » Je l’écoutais et je lui dis : « J’étais un jour à ma fenêtre ; j’entends un grand bruit sur les tuiles qui n’en sont pas éloignées. Un moment après, deux chats tombent dans la rue : l’un reste mort sur la place ; l’autre, le ventre meurtri, les pattes froissées et le museau ensanglanté, se traîne au pied d’un escalier, et là il se disait : « Je veux mourir si je remonte jamais sur les tuiles. Que vais-je chercher là ? une souris qui ne vaut pas le morceau friand que je puis ou recevoir sans péril de la main de ma maîtresse ou voler à son cuisinier ; une chatte qui me viendra chercher sous la remise, si je sais l’y attendre ou l’y appeler… » Je ne sais jusqu’où il poussa cette philosophie ; mais tandis qu’il se livrait à ces réflexions assez sages, la douleur de sa chute se dissipe, il se tâte, il se lève, il met deux pattes sur le premier degré de l’escalier, et voilà mon chat sur le même toit dont il était tombé et où il ne devait regrimper de sa vie. L’animal fait pour se promener sur les faîtes, s’y promène. »

Sans aucun besoin ni de richesse, ni d’honneurs, ni d’aucuns plaisirs sensuels, ou avec les moyens faciles de se les procurer, Helvétius fait un second ouvrage, et remonte sur le même faîte d’où la seconde chute eût été bien plus fâcheuse que la première. Te ipsum concute ; sondez les autres, c’est fort bien fait, mais ne vous ignorez pas vous-même. Quel était votre but, lorsque vous écriviez un ouvrage qui ne devait paraître qu’après votre mort ? Quel est le but de tant d’autres auteurs anonymes ? D’où naît dans l’homme cette fureur de tenter une action au moment où elle devient périlleuse ? Que direz-vous de tant de philosophes, nos contemporains et nos amis, qui gourmandent si fièrement les prêtres et les rois ? Ils ne peuvent se nommer ; ils ne peuvent avoir en vue ni la gloire, ni l’intérêt, ni la volupté ; où est la femme avec laquelle ils veulent coucher, le poste que leur ambition se promet, le flot de la richesse qui refluera sur eux ? J’en connais, et vous en connaissez vous-même qui jouissent de tous ces avantages qu’ils dédaignent, parce qu’ils ne font pas leur bonheur, et dont ils seraient privés sur la plus légère indiscrétion de leurs amis, sur le moindre soupçon du magistrat. Comment résoudrez-vous en dernière analyse à des plaisirs sensuels, sans un pitoyable abus des mots, ce généreux enthousiasme qui les expose à la perte de leur liberté, de leur fortune, de leur honneur même et de leur vie ? Ils sont indignés de nos préjugés ; ils gémissent sur des erreurs qui font le supplice de notre vie ; du milieu des ténèbres où nous nous agitons, fléaux réciproques les uns des autres, on entend leurs voix qui nous appellent à un meilleur sort : c’est ainsi qu’ils se soulagent du besoin qu’ils ont de réfléchir et de méditer, et qu’ils cèdent au penchant qu’ils ont reçu de la nature cultivée par l’éducation, et à la bonté de leur cœur lassé de voir et de souffrir sans murmure les maux dont cette pauvre humanité est si cruellement et depuis si longtemps accablée. Ils la vengeront ; oui, ils la vengeront ; ils se le disent à eux-mêmes ; et je ne sais quel est le dernier terme de leur projet, si ce dangereux honneur ne l’est pas.

Je vous entends, ils se flattent qu’un jour on les nommera, et que leur mémoire sera éternellement honorée parmi les hommes. Je le veux ; mais qu’a de commun cette vanité héroïque avec la sensibilité physique et la sorte de récompense abjecte que vous en déduisez ?

— Ils jouissent d’avance de la douce mélodie de ce concert lointain de voix à venir et occupées à les célébrer, et leur cœur en tressaillit[49] de joie.

— Après ?

— Et ce tressaillement du cœur ne suppose-t-il pas la sensibilité physique ?

— Oui, comme il suppose un cœur qui tressaille ; mais la condition sans laquelle la chose ne peut être en est-elle le motif ? Toujours, toujours le même sophisme.

Mon ami, votre vaisseau fait eau de toutes parts, et je pourrais le couler à fond par l’exemple de quelques hommes qui ont encouru l’ignominie et qui l’ont supportée dans le silence pendant une longue suite d’années, soutenus du seul espoir de confondre un jour leurs injustes concitoyens, par l’exécution de projets d’une utilité publique qu’ils méditaient en secret. Ils pouvaient mourir sans vengeance ; ils sont parvenus à l’extrême vieillesse avant que de se venger.

Quel rapport y a-t-il entre l’héroïsme insensé de quelques hommes religieux et les biens de ce monde ? Ce n’est pas de coucher avec une jolie femme, de s’enivrer de vins délicieux, de se plonger dans un torrent de voluptés sensuelles ; ils s’en privent ici-bas, et ils n’en espèrent point là-haut : ce n’est pas de regorger de richesses ; ils donnent ce qu’ils en ont, et se sont persuadés qu’il est plus difficile à l’homme riche de se sauver qu’au chameau de passer par le trou d’une aiguille : ils n’ambitionnent point de poste éminent ; le premier principe de leur morale est le dédain d’honneurs corrupteurs et passagers. Voilà ce qu’il faut expliquer. Quand on établit une loi générale, il faut qu’elle embrasse tous les phénomènes, et les actions de la sagesse et les écarts de la folie[50].

Malgré les défauts que je reprends dans votre ouvrage, ne croyez pas que je le méprise. Il y a cent belles, très-belles pages ; il fourmille d’observations fines et vraies, et tout ce qui me blesse, je le rectifierais en un trait de plume.

Au lieu d’affirmer que l’éducation, et l’éducation seule fait les hommes ce qu’ils sont, dites seulement que peu s’en faut que vous ne le croyiez.

Dites que souvent nos travaux, nos sacrifices, nos peines, nos plaisirs, nos vices, nos vertus, nos passions, nos goûts, l’amour de la gloire, le désir de la considération publique ont un but relatif aux voluptés sensuelles ; et personne ne vous contredira.

Dites que la diversité de l’organisation, les fluides, les solides, le climat, les aliments ont moins d’influence sur les talents qu’on ne le pense communément, et nous serons de votre avis.

Dites que les lois, les mœurs, le gouvernement sont les causes principales de la diversité des nations, et que si cette institution publique ne suffit pas pour égaler un individu, elle met de niveau une grande masse d’hommes à une grande masse ; et nous baisserons la tête devant l’expérience des siècles qui nous apprend que Démosthène, que la Grèce ne reproduira pas, peut se montrer un jour ou sous les frimas de la zone glaciale, ou sous le ciel d’airain de la zone torride.

Votre logique n’est pas aussi rigoureuse qu’elle pouvait l’être. Vous généralisez trop vos conclusions, mais vous n’en êtes pas moins un grand moraliste, un très-subtil observateur de la nature humaine, un grand penseur, un excellent écrivain, et même un beau génie. Tâchez, s’il vous plaît, de vous contenter, vous de ce mérite, et vos amis de cet éloge.

La différence qu’il y a entre vous et Rousseau, c’est que les principes de Rousseau sont faux et les conséquences vraies ; au lieu que vos principes sont vrais et vos conséquences fausses. Les disciples de Rousseau, en exagérant ses principes, ne seront que des fous[51] ; et les vôtres, en tempérant vos conséquences, seront des sages.

Vous êtes de bonne foi en prenant la plume ; Rousseau n’est de bonne foi que quand il la quitte : il est la première dupe de ses sophismes.

Rousseau croit l’homme de la nature bon ; et vous le croyez mauvais.

Rousseau croit que la société n’est propre qu’à dépraver l’homme de la nature ; et vous croyez qu’il n’y a que de bonnes lois sociales qui puissent corriger le vice originel de la nature.

Rousseau s’imagine que tout est au mieux dans les forêts et tout au plus mal dans les villes ; vous pensez que tout est assez mal dans les villes, mais que tout est au pis dans les forêts.

Rousseau écrit contre le théâtre, et fait une comédie ; préconise l’homme sauvage ou qui ne s’élève point, et compose un traité d’éducation. Sa philosophie, s’il en a une, est de pièces et de morceaux ; la vôtre est une. J’aimerais peut-être mieux être lui que vous, mais j’aimerais mieux avoir fait vos ouvrages que les siens.

Si j’avais son éloquence et votre sagacité, je vaudrais mieux que tous les deux.


CHAPITRE XI.


Ici l’auteur, sorti du paradoxe que les désirs et les aversions se réduisent en dernière analyse à la poursuite des plaisirs sensibles et à la fuite des peines physiques, revient au paradoxe de l’inégalité des talents.

Page 131. — Les mémoires extraordinaires font les érudits, et la méditation les hommes de génie.

Le second est faux. Il y a des hommes à qui l’on peut dire : Médite, médite tant que tu voudras, tu ne trouveras rien. Frappe là jusqu’à demain, on ne te répondra pas, il n’y a personne… Et le premier est un résultat d’organisation particulier. Appliquez celui-ci à l’érudition, celui-là à la méditation, et vous aurez un pauvre penseur et un érudit du commun : l’un n’inventera rien, l’autre perdra le don naturel.

Page 133. — Qu’un Français passe quelques années à Londres ou à Florence, il saura bientôt l’anglais et l’italien.

Cela est contraire à l’expérience, quelles qu’en soient les raisons. De toutes les nations européennes la française est celle qui montre le moins d’aptitude aux langues vivantes étrangères.

La nature donne donc plus de mémoire que n’en exige la découverte des plus grandes vérités.

Je l’ignore.

Il n’est qu’une différence réelle et remarquable entre les mémoires, c’est l’étendue…

Et la ténacité donc ? Il me semble que ceux qui apprennent facilement oublient de même, et que ceux à qui il en coûte pour apprendre retiennent longtemps.


CHAPITRE XII.


Page 134. — Il y a cinq sens.

Oui, voilà les cinq témoins : mais le juge ou le rapporteur ?

Il y a un organe particulier, le cerveau, auquel les cinq témoins font leur rapport. Cet organe méritait bien un examen particulier.

Il y a deux sortes de stupides : les uns le sont par des sens hébétés, les autres avec des sens exquis, par une mauvaise conformation du cerveau. C’est où j’attends l’auteur, qui jusqu’à présent a pris l’outil nécessaire à l’ouvrage pour la raison de l’ouvrier, et qui s’est épuisé à dire : il faut une scie pour scier, et qui n’a pas vu qu’on ne sciait pas par la raison qu’on avait une scie.

Il faut sentir pour être orateur, érudit, poëte, philosophe, mais on n’est pas philosophe, poëte, orateur, érudit parce que l’on sent. Pour désirer et goûter les plaisirs, pour prévoir et éviter les peines, il faut de la sensibilité physique. Mais pour connaître et éviter les peines, pour désirer et goûter les plaisirs, il y a toujours un motif qui se résout en autre chose que la sensibilité physique qui, principe du goût et de l’aversion en général, n’est la raison d’aucune aversion, d’aucun goût particulier. La sensibilité physique est à peu près la même dans tous, et chacun a son bonheur particulier.

Page ibid. — Tous n’ont pas les mêmes oreilles, cependant dans un concert, au mouvement de certains airs, tous les musiciens, tous les danseurs d’un opéra et tous les soldats d’un bataillon partent également en mesure.

Premièrement, cela n’est pas vrai ; et quand cela serait vrai, tous auraient-ils la même disposition à l’art musical, en seraient-ils également affectés, en ferait-on indistinctement des musiciens ?

Nulle induction concluante à tirer des symptômes extérieurs, Celui-ci ne sent que faiblement et paraît transporté ; celui-là est pénétré d’une sensation profonde et paraît immobile et froid.

Il en est arrivé à Helvétius comme aux chercheurs ou de la quadrature du cercle ou de la pierre philosophale : c’est de laisser le problème insoluble, et de rencontrer, chemin faisant, quelques vérités précieuses. Son livre en est un tissu. Les hommes n’en seront pas plus égaux ; mais la nature humaine en sera mieux connue. L’éducation ne nous donnera pas ce que la nature nous aura refusé ; mais nous n’aurons plus de confiance dans cette ressource. Tous nos désirs, toutes nos affections ne s’en résoudront pas davantage en voluptés sensuelles ; mais le fond de la caverne sera mieux éclairé. L’ouvrage sera toujours utile et agréable.

Ibid. — Si entre les hommes les plus parfaitement organisés il en est si peu de spirituels, c’est que l’esprit n’est pas le résultat de la finesse des sens combinée avec la bonne éducation : c’est qu’il est encore autre chose que l’excellence et des sens et de l’enseignement ne donne pas.

Page 135. — Les femmes de génie sont rares.

— D’accord.

— Elles sont mal élevées.

— Très-mal… Mais leur organisation délicate, mais leur assujettissement à une maladie périodique, à des grossesses, à des couches, leur permettent-ils cette force et cette continuité de méditation que vous appelez la créatrice du génie et à laquelle vous attribuez toute importante découverte ? Elles font les premiers pas plus vite, mais elles sont plutôt lasses et s’arrêtent plus promptement. Moins nous en espérons, plus nous sommes faciles à contenter. Les femmes et les grands s’illustrent à peu de frais ; ils ne sont entourés que de flatteurs.

Le petit nombre de femmes de génie fait exception et non pas règle.

Ibid.[52] — C’est qu’il ne faut pas examiner les sens relativement à l’effet général de leur concours, sans y faire entrer l’organe corrélatif, la tête. Séparer dans cette comparaison un des termes de l’autre, c’est arriver à l’erreur. Il n’en est pas ainsi de l’examen particulier de chacun d’eux, considéré relativement à son objet.

Tout étant égal d’ailleurs, celui qui a le palais obtus ne sera pas aussi bon cuisinier que celui qui l’a délicat.

Le myope sera moins bon observateur des astres, moins bon peintre, moins bon statuaire, moins bon juge d’un tableau que celui qui a la vue excellente.

Si votre enfant manque d’odorat, il mourra de faim dans la boutique d’un parfumeur.

S’il n’a pas le toucher exquis, il ne tournera jamais également un petit pivot, et Romilly[53] vous le renverra.

Quel plaisir voulez-vous qu’il prenne, quelle perfection voulez-vous qu’il atteigne dans l’art d’imiter la nature par les sons, s’il a le tympan racorni et l’oreille dure ou fausse ? Il bâillera à l’Opéra.

Il a ses cinq sens excellents, mais la tête est mal organisée : les témoins sont fidèles, mais le juge est corrompu ; il ne sera jamais qu’un sot.

Page 137. — Comment, monsieur Helvétius, le choix du lait n’est pas indifférent dans l’enfance, et celui des aliments l’est dans l’âge adulte !

La différence de la latitude[54] n’a aucune influence sur les esprits.

Je n’en crois rien, ne fût-ce que par la raison que toute cause a son effet, et que toute cause constante, quelque petite qu’elle soit, produit un grand effet avec le temps. Si elle parvient à constituer l’esprit ou le caractère national, c’est beaucoup, surtout relativement à la culture des beaux-arts où la différence du bon à l’excellent n’est pas de l’épaisseur d’un cheveu.

Ces assertions générales sur le ciel, le climat, les saisons, les aliments sont trop vagues, pour devenir décisives dans une matière aussi délicate.

Croit-on qu’il soit indifférent aux habitants d’une contrée, à leur manière de se nourrir, de se vêtir, de s’occuper, de sentir, de penser, d’être humide ou sèche, couverte de forêts ou découverte, aride et montagneuse, plate ou marécageuse, plongée dans des nuits de dix-huit heures et ensevelie sous les neiges pendant huit mois ?

Les commerçants de Paris vous diront quel vent règne en Italie.

Ceux que la fureur de l’histoire naturelle conduit aux Îles, y perdent subitement leur enthousiasme et tombent dans l’inaction et la paresse.

Les jours de chaleur nous accablent, et nous sommes incapables de travailler et de penser.

Si le climat et les aliments influent sur les corps, ils influent nécessairement sur les esprits.

Pourquoi nos jeunes peintres, revenus d’Italie, ont-ils à peine passé quelques années à Paris, qu’ils peignent gris ? Il n’y a presque pas un homme, dans quelque contrée que ce soit, dont l’humeur ne se ressente plus ou moins de l’état nébuleux ou serein de l’atmosphère.

Une atmosphère sereine donne-t-elle de la gaieté, une atmosphère nébuleuse de la tristesse ? on s’en apercevra plus ou moins dans le caractère et dans les ouvrages.

Ne donnons pas trop d’énergie à ces causes, mais n’en réduisons pas l’effet à rien.

Le climat influe sur le gouvernement sans doute, mais le gouvernement influe bien d’une autre manière sur les esprits ; j’en conviens ; cependant sous le même gouvernement et sous différents climats il est impossible que les esprits se ressemblent.

Les plantes des montagnes sont sèches, nerveuses et énergiques ; les plantes de la plaine sont molles, succulentes et faibles.

Les habitants de la montagne sont secs, musculeux et courageux ; les habitants de la plaine sont gras, lâches, mous et replets : et hommes et animaux.

Les habitants des montagnes deviennent asthmatiques ; les habitants de la plaine périssent hydropiques.

Comment ! le local exercera si puissamment son empire sur la machine entière ; et l’âme qui n’en est qu’une portion, et l’esprit qui n’est qu’une qualité de l’âme, et les productions de l’esprit en tout genre ne s’en ressentiront pas !

En quelle contrée trouve-t-on les crétins ? Dans la contrée des goîtres, où l’on appelle les cous sans goître cous de grue ; et voilà comme on juge des cous quand on boit de mauvaise eau.

C’est qu’il est bien difficile de faire de la bonne métaphysique et de la bonne morale sans être anatomiste, naturaliste, physiologiste et médecin.

Page 137. — Les pères les plus spirituels n’engendrent souvent que de sots enfants.

Il m’en est venu une raison assez singulière que je donne pour ce qu’elle vaut : c’est qu’il en est des ressemblances de l’esprit comme de celles du corps, qui ont des sauts. Le trisaïeul de cet homme spirituel était peut-être un homme de génie.

Ensuite je dirai à l’auteur : Ces sots enfants, issus de parents qui ont de l’esprit, sont cependant bien organisés. N’assurez donc pas qu’ils ont été engendrés sots, mais soutenez fort et ferme qu’ils auraient eu autant d’esprit que leur père, s’ils avaient reçu la même éducation, et que les soins qu’on aurait pris de les élever eussent été secondés des mêmes hasards. Vous avez parlé dans cet endroit selon la vérité, mais non pas tout à fait selon votre système, comme il arrivera toujours, d’inadvertance, à ceux qui soutiendront des paradoxes. Pour les surprendre en contradiction, il n’y a qu’à les laisser dire.

Ibid. — Il est des hommes de génie de toute taille, de toutes sortes de conformation.

Croyez-vous qu’il y en ait beaucoup à tête en pain de sucre, à tête aplatie, à crâne étroit, au regard éteint ? Les yeux gros et bêtes ne tiennent-ils pas ordinairement ce qu’ils promettent ? Et les bouches béantes, et les mâchoires pendantes, etc. ?

Un homme d’esprit a quelquefois l’air d’une bête ; mais il est bien plus rare qu’une bête ait l’air d’un homme d’esprit ; et lorsqu’on se trompe, c’est que l’homme bête est bien plus bête qu’on ne le croyait.

D’où je conclus que toutes ces assertions sont hasardées, et que pour les accuser d’erreur ou les admettre comme des vérités, nous avons besoin d’observations très-fines qui n’ont jamais été faites, et qui ne se feront peut-être jamais. Quel est l’anatomiste qui se soit avisé de comparer l’intérieur de la tête d’un stupide à l’intérieur de la tête d’un homme d’esprit ? Les têtes n’ont-elles pas aussi leurs physionomies en dedans ? et ces physionomies, si l’anatomiste expérimenté les connaissait, ne lui diraient-elles pas tout ce que les physionomies extérieures lui annoncent à lui et à d’autres personnes avec tant de certitude qu’elles m’ont protesté ne s’y être jamais trompé ?

Avec un peu plus d’attention, l’auteur aurait soupçonné que dans la combinaison des éléments qui constituent l’homme d’esprit, il en avait omis un, et peut-être le plus important, et son soupçon n’aurait pas été trop mal fondé.

Cet élément, quel est-il ? — Le cerveau.

Un seul fait bien connu aurait modifié toutes ses assertions ; c’est que le rachitisme qui étend la capacité de la tête outre mesure, rend l’intelligence des enfants précoce.

Page 138. — Mais supposons dans l’homme un sens extrêmement fin ; qu’en arriverait-il ?

Je vais vous le dire : c’est qu’il serait réduit à la condition animale ; il ne serait plus un être se perfectionnant en tout genre, mais un être voyant. Je m’explique.

Pourquoi l’homme est-il perfectible et pourquoi l’animal ne l’est-il pas ?

L’animal ne l’est pas, parce que sa raison, s’il en a une, est dominée par un sens despote qui la subjugue. Toute l’âme du chien est au bout de son nez, et il va toujours flairant. Toute l’âme de l’aigle est dans son œil, et l’aigle va toujours regardant. Toute l’âme de la taupe est dans son oreille, et elle va toujours écoutant.

Mais il n’en est pas ainsi de l’homme. Il est entre ses sens une telle harmonie qu’aucun ne prédomine assez sur les autres pour donner la loi à son entendement ; c’est son entendement au contraire, ou l’organe de sa raison qui est le plus fort. C’est un juge qui n’est ni corrompu ni subjugué par aucun des témoins ; il conserve toute son autorité, et il en use pour se perfectionner : il combine toutes sortes d’idées et de sensations, parce qu’il ne sent rien fortement.

Ainsi l’homme en qui l’ouïe prédominerait les autres sens à un extrême degré, ne leur laisserait qu’autant d’exercice que la propagation de l’espèce et la conservation de l’individu en exigeraient ; dans tous les autres instants, il serait comme la taupe dont l’antre retentit du moindre petit bruit, un être écoutant, et toujours écoutant.

D’où il s’ensuit que l’homme de génie et la bête se touchent, parce qu’il y a dans l’un et l’autre un organe prédominant qui les entraîne invinciblement à une seule sorte d’occupation, qu’ils exécutent parfaitement.

Le même principe poussé plus loin expliquerait comment la jeune hirondelle, qui n’a jamais fait de nid, s’en tire aussi bien que sa mère ; comment le jeune renard, qui n’a jamais croqué de poulet, force une basse-cour aussi adroitement que son père. Mais ce n’est pas le lieu d’exposer ma philosophie ; ma tâche est d’examiner la philosophie d’un autre.

Ibid. — Ces sensations toujours stériles conserveraient le même rapport entre elles.

Cela se peut ; mais comme les sens s’instruisent réciproquement, le rapport des sensations de l’organe exquis varierait nécessairement avec les autres. Combien de choses cet homme nous apprendrait ! combien de faits il nous donnerait à vérifier ! combien il en vérifierait lui-même par des expériences dont il pourrait toujours annoncer le résultat ! De combien de termes il enrichirait la langue ! Songez que les observations de son œil merveilleux ne pourraient jamais être en contradiction réelle avec les observations de nos yeux ordinaires. Supposez qu’un homme eût la vue assez fine pour discerner les particules de l’air, du feu et de l’eau ; de bonne foi cet homme ne nous servirait de rien. J’aimerais autant assurer qu’un sens de plus lui aurait été accordé en pure perte pour lui-même et pour les autres.

Ibid. — Une sensation n’est qu’un fait de plus.

Une sensation fortuite n’est qu’un fait de plus ; mais une sensation produite par un organe exquis et prodigieux est une multitude prodigieuse de faits ; c’est la réunion du télescope et du microscope. Le microscope n’a-t-il enrichi la physique que d’un fait ?

Un fait n’ajoute rien à l’aptitude que les hommes ont à l’esprit.

Parler ainsi, après avoir dit ailleurs que l’éducation, qu’un hasard fait le génie ! Est-ce qu’entre tous les hasards possibles l’observation de tel ou tel fait n’est pas le plus heureux ?…

Il y a tel fait auquel la science on l’art doit sa naissance, et tel autre auquel il doit ses progrès.

Helvétius dit blanc et noir, selon le besoin.

Ibid. — Un tel homme parviendrait à des résultats incommunicables aux autres.

Pourquoi donc ? Si nous ne pouvions arriver à ses résultats par le discours, pourquoi n’y arriverions-nous pas par l’éducation et par l’expérience ? Mais il y a plus : ce qu’il apercevrait serait relatif à la longueur, largeur, profondeur, solidité et autres qualités physiques, sur lesquelles il pourrait s’expliquer très-clairement ; et telle serait la différence entre un sens perfectionné et un sens nouveau. « L’homme au sens perfectionné ne nous entretenant que de qualités connues, serait toujours intelligible ; l’autre nous entretenant au contraire de qualités inconnues, ne pourrait jamais être entendu. »

Nous sentons tous diversement, et nous parlons tous de même.

Si l’on saisit assez généralement les vérités contenues dans les ouvrages des Locke et des Newton, qu’est-ce que cela prouve ? Que tous assez généralement étaient capables de les découvrir ? Je le nie.

Page 139. — À proprement parler, les sensations d’un homme sont incommunicables à un autre, parce qu’elles sont diverses. Si les signes sont communs, c’est par disette.

Je suppose que Dieu donnât subitement à chaque individu une langue de tout point analogue à ses sensations, on ne s’entendrait plus. De l’idiome de Pierre à l’idiome de Jean, il n’y aurait pas un seul synonyme, si ce n’est peut-être les mots exister, être, et quelques autres qui désignent des qualités si simples, que la définition en est impossible ; et puis toutes les sciences mathématiques[55].

Page 140. — S’il est des siècles où semblables à ces oiseaux rares apportés par un coup de cent, les grands hommes apparaissent tout à coup dans un empire, qu’on ne regarde point cette apparition comme l’effet d’une cause physique[56].

J’y consens ; mais qu’on n’oublie pas que ce qui est à peu près vrai dans la comparaison d’une nation à une autre, est de toute fausseté dans la même société et dans la comparaison d’un individu à un autre. Point de nation sous le pôle, sous l’Équateur dont on ne puisse faire sortir des Homères, des Virgiles, des Démosthènes, des Cicérons, de grands législateurs, de grands capitaines, de grands magistrats, de grands artistes ; mais ces hommes seront rares partout, quel que soit le gouvernement. Il serait absurde d’en attribuer la formation au hasard et à l’éducation ; il ne le serait pas moins d’assurer qu’on puisse faire un Platon, un Montesquieu, de tout être communément bien organisé. Quant à la diversité seule des climats, je croirais volontiers qu’il en est des esprits, ainsi que de certains fruits, bons partout, mais excellents dans certaine contrée.

lbid. — Soutient-on que c’est au feu de la jeunesse qu’on doit les belles compositions des grands hommes.

Non ; mais ce qu’on soutient et avec juste raison, c’est qu’elles ne peuvent être le produit de la vieillesse. La jeunesse a trop de verve et n’a pas assez de jugement ; la vieillesse n’a ni assez de verve ni assez de jugement ; et une ou deux exceptions rares ne prouvent rien.

Page 141. — Le Voltaire de soixante ans n’est pas le Voltaire de trente, cependant ils ont également d’esprit.

Si cela est, dites donc à Voltaire de nous donner aujourd’hui quelque chose que nous puissions comparer à Brutus ou à Mahomet : car si le Voltaire de soixante ans est le Voltaire de trente, pourquoi celui de quatre-vingt-deux ou trois ans ne sera-t-il pas celui de soixante ? Le Corneille de Pertharite était-il le Corneille des Horaces ou de Cinna ?

Ibid[57]. — Je n’ai jamais vu deux hommes qui sautassent aussi haut, qui courussent aussi vite, qui tirassent aussi juste, qui jouassent aussi bien à la paume, et moins encore deux hommes qui eussent également d’esprit, parce qu’il était impossible que cela fût.

— Vous auriez donc pu en assigner la différence ?

— Pas toujours ; mais je l’aurais souvent sentie ; et quand je ne l’aurais ni assignée ni sentie, elle y aurait été ; et il y aurait eu quelqu’un d’un tact plus fin qui l’aurait discernée.

Ibid. — L’avocat gagne ou perd le même nombre de causes ; le médecin tue ou guérit le même nombre de malades ; le génie rend le même nombre de productions.

Les deux premières comparaisons font pitié, et la dernière est ou d’un homme de mauvaise foi, ou d’un homme qui ne sait ce que c’est que le génie et qui n’en a pas un grain. Dans les deux premières comparaisons, Helvétius confond le talent avec la pratique. Pendant une année, un avocat perd toutes les causes qu’il plaide, l’année suivante il les gagne toutes ; ainsi du médecin. Pour l’homme de génie, il est si peu maître de lui-même, qu’il ne sait ce qu’il fera ; et voilà la raison pour laquelle les académies étouffent presque les hommes de cette trempe en les assujettissant à une tâche réglée. Mais je laisse ce texte qui me mènerait trop loin.

Page 142. — La perfection de l’organisation extérieure suppose celle de l’intérieure.

C’est-à-dire qu’un bel homme est toujours spirituel, qu’une belle femme est toujours une femme d’esprit. Comment peut-on être absurde jusqu’à ce point ?

Ibid. — C’est dans une cause encore inconnue qu’il faut chercher l’explication du phénomène de l’inégalité des esprits.

Qu’est-ce que cela signifie ? Il y a donc de l’inégalité entre les esprits ? et cette inégalité a donc une cause ?

— Oui, le hasard et l’instruction.

— Cette cause n’est donc pas inconnue.


CHAPITRE XIII.


Page 145. — Si les Malais, dit M. Poivre[58], eussent été plus voisins de la Chine, cet empire eût été bientôt conquis.

Je le crois.

Et la forme de son gouvernement changée.

Je le nie. On ne s’est jamais demandé pourquoi les lois et les mœurs chinoises se sont maintenues au milieu des invasions de cet empire ; le voici : c’est qu’il ne faut qu’une poignée d’hommes pour conquérir la Chine, et qu’il en faudrait des millions pour la changer. Soixante mille hommes se sont emparés de cette contrée ; qu’y deviennent-ils ? Ils se sont dispersés entre soixante millions, c’est mille hommes pour chaque million ; or, croit-on que mille hommes puissent changer les lois, les mœurs, les usages, les coutumes d’un million d’hommes ? Le vainqueur se conforme au vaincu, dont la masse le domine : c’est un ruisseau d’eau douce qui se perd dans une mer d’eau salée, une goutte d’eau qui tombe dans un tonneau d’esprit de vin. La durée du gouvernement chinois est une conséquence nécessaire non de sa bonté, mais bien de l’excessive population de la contrée ; et tant que cette cause subsistera, l’empire changera de maîtres sans changer de constitution : les Tartares se feront Chinois, mais les Chinois ne se feront pas Tartares. Je ne connais que la superstition d’un vainqueur intolérant qui pût ébranler l’administration et les lois nationales, parce que cette fureur religieuse est capable des choses les plus extraordinaires, comme de massacrer en une nuit plusieurs millions de dissidents. Une religion nouvelle ne s’introduit pas, chez aucun peuple, sans révolution dans la législation et les mœurs. Garantissez la Chine de cet événement, répondez-moi que les enfants de quelque empereur ne se partageront point ce vaste pays, et ne craignez rien ni pour les progrès de sa population ni pour la durée de ses mœurs.

Page 148. — Pourquoi les amateurs n’égalent-ils presque jamais leurs maîtres ? Pourquoi l’avantage de l’organisation ne répare-t-il pas le défaut d’attention ?

C’est qu’entre les élèves celui qui se fatigue le plus est souvent celui qui avance le moins, et que toute l’application du premier ne saurait suppléer au défaut des dispositions naturelles.

C’est qu’en tout il faut joindre l’étude et l’étude la plus longue et la plus suivie aux qualités naturelles les plus heureuses, ce que les amateurs ne font pas.


CHAPITRE XIV.


Page 148. — Les hommes, à la présence des mêmes objets, peuvent sans doute éprouver des sensations différentes ; mais peuvent-ils, en conséquence, apercevoir des rapports différents entre ces mêmes objets ?

Je n’entends pas apparemment le sens de cette question, car celui qu’elle présente naturellement ne permet pas la réponse négative de l’auteur.

Qu’est-ce que l’esprit, la finesse, la pénétration, sinon la facilité d’apercevoir dans un être, entre plusieurs êtres que la multitude a regardés cent fois, des qualités, des rapports qu’aucuns n’ont aperçus ? Qu’est-ce qu’une comparaison juste, nouvelle et piquante, qu’est-ce qu’une métaphore hardie, qu’est-ce qu’une expression originale, si ce n’est celle de quelques rapports singuliers entre des êtres connus qu’on nous rapproche et fait toucher par quelque côté ?

Tous n’aperçoivent point toutes les propriétés des êtres. Aucuns ne les sentent et ne les aperçoivent rigoureusement de la même manière. Très-peu saisissent tous les points par lesquels on peut établir entre eux des points de contact. Beaucoup moins encore sont capables de rendre d’une manière forte, précise, intéressante et les qualités d’un être qu’ils ont étudié et les rapports qu’ils ont aperçus entre différents êtres.

Page 149. — Un coup fait de la douleur à deux êtres dans le rapport de 2 à 1 ; un coup double produira une douleur double dans l’un et l’autre ou dans le rapport de 4 à 2 ou de 2 à 1[59].

Combien d’inexactitudes et d’affirmations hasardées dans tout cela !

Qu’est-ce qui vous a dit que le plaisir et la douleur soient dans le rapport constant des impressions ?

Un mouvement de joie s’excite dans deux êtres par un récit ; la suite du récit double l’impression dans l’un et l’autre, et voilà Jean qui rit de plus belle et Pierre qui se trouve mal. Le plaisir s’est transformé en douleur, la quantité qui était positive est devenue négative.

Le coup simple les fait crier tous deux ; le coup double rend le cri de l’un plus aigu et tue l’autre.

Non, monsieur, non, les objets ne nous frappent point dans une proportion constante et uniforme, et c’est là ce qui constitue la différence des êtres robustes et délicats : l’un s’évanouit et perd la tête, lorsqu’un autre est à peine ému.

On ne saurait accroître à discrétion ni le plaisir ni la douleur le plaisir extrême se transforme en douleur : l’extrême douleur amène le transport, le délire, l’insensibilité et la mort.

Ibid. — Les seules affections dont l’influence sur les esprits soit sensible, sont les affections dépendantes de l’éducation et des préjugés.

Je ne crois pas qu’il soit possible de rien dire de plus absurde.

Quoi donc ! est-ce l’éducation et le préjugé seuls qui rendent en général les femmes craintives et pusillanimes ou la conscience de leur faiblesse, conscience qui leur est commune avec tous les animaux délicats, conscience qui met l’un en fuite au moindre bruit, et arrête l’autre fièrement à l’aspect du péril et de l’ennemi.

Toutes ces pages n’en peuvent imposer qu’à un esprit superficiel, qu’une antithèse ingénieuse séduit.

Page 151. — N’ai-je présent à mon souvenir que les neiges, les glaçons, les tempêtes du nord ; que les laves enflammées du Vésuve ou de l’Etna ; avec ces matériaux quel tableau composer ? Celui des montagnes qui défendent l’entrée du jardin d’Armide… Le genre de nos idées et de nos tableaux ne dépend donc point de la nature de notre esprit, le même dans tous les hommes, mais de l’espèce d’objets que le hasard grave dans leur mémoire et de l’intérêt qu’ils ont de les combiner.

Et cela dépend de cette cause unique ! Mais entre dix mille hommes qui auront entendu le mugissement du Vésuve, qui auront senti trembler la terre sous leurs pas, et qui se seront sauvés devant le flot de la lave enflammée qui s’échappait des flancs entr’ouverts de la montagne ; entre dix mille que les images riantes du printemps auront touchés, un seul à peine en saura faire une sublime description, parce que le sublime, soit en peinture, soit en poésie, soit en éloquence, ne naît pas toujours de l’exacte description des phénomènes, mais de l’émotion que le génie spectateur en aura éprouvée, de l’art avec lequel il me communiquera le frémissement de son âme, des comparaisons dont il se servira, du choix de ses expressions, de l’harmonie dont il frappera mon oreille, des idées et des sentiments qu’il saura réveiller en moi. Il y a peut-être un assez grand nombre d’hommes capables de peindre un objet en naturaliste, en historien, mais en poëte, c’est autre chose. En un mot, je voudrais bien savoir comment l’intérêt, l’éducation, le hasard, donnent de la chaleur à l’homme froid, de la verve à l’esprit réglé, de l’imagination à celui qui n’en a point. Plus j’y rêve, plus le paradoxe de l’auteur me confond. Si cet artiste n’est pas né ivre, la meilleure instruction ne lui apprendra jamais qu’à contrefaire plus ou moins maussadement l’ivresse. De là tant de plats imitateurs de Pindare et de tous les auteurs originaux. Pourquoi les vrais originaux n’ont-ils jamais fait que de mauvaises copies ?

Mais, monsieur Helvétius, nous qui employez assez souvent le mot original, pourriez-vous me dire ce que c’est ? Si vous me dites que c’est l’éducation ou le hasard des circonstances qui fait un original, pourrai-je m’empêcher de rire ?

Selon moi, un original est un être bizarre qui tient sa façon singulière de voir, de sentir et de s’exprimer de son caractère. Si l’homme original n’était pas né, on est tenté de croire que ce qu’il a fait n’aurait jamais été fait, tant ses productions lui appartiennent.

Mais en ce sens, direz-vous, tous les hommes sont des originaux ; car quel est l’homme qui puisse faire exactement ce qu’un autre fait ?

Vous avez raison, mais vous vous seriez épargné cette objection, si vous ne m’eussiez pas interrompu, car j’allais ajouter que son caractère devait trancher fortement avec celui des autres hommes, en sorte que nous ne lui reconnaissions presque aucune sorte de ressemblance qui lui ait servi de modèle, soit dans les temps passés, soit entre ses contemporains. Ainsi, Collé, est un original dans sa versification et ses chansons ; Rabelais, est un original dans son Pantagruel ; Patelin, dans sa Farce ; Aristophane, dans ses Nuées ; Charleval, dans sa Conversation du père Cannaye et du maréchal d’Hocquincourt ; Molière, dans presque toutes ses comédies, mais plus peut-être dans les burlesques que dans les autres ; car qui dit original, ne dit pas toujours beau, il s’en manque de beaucoup. Il n’y a presque aucune sorte de beautés dont il n’existe des modèles antérieurs. Si Shakespeare est un original, est-ce dans ses endroits sublimes ? Aucunement ; c’est dans le mélange extraordinaire, incompréhensible, inimitable, de choses du plus grand goût et du plus mauvais goût, mais surtout dans la bizarrerie de celles-ci. C’est que le sublime par lui-même, j’ose le dire, n’est pas original, il ne le devient que par une sorte de singularité qui le rend personnel à l’auteur : il faut pouvoir dire : C’est le sublime d’un tel. Ainsi : qu’il mourût, est le sublime de Corneille ; Tu ne dormiras plus, est le sublime de Shakespeare. J’ai beau laver ces mains, j’y vois toujours du sang ; ce vers est de moi, mais le sublime est de l’auteur anglais.

Mais il y a assez longtemps que je résous vos sophismes ; auriez-vous la bonté de vous occuper un moment à résoudre les miens ?

Vous avez connu la Riccoboni[60] ; eh ! c’était votre amie. Elle avait été mieux élevée et possédait à elle seule plus d’esprit, de finesse et de goût, que toute la troupe italienne fondue ensemble. Elle avait la mort dans l’âme au sortir de la scène. Elle passait les jours et les nuits à l’étude de ses rôles. Ce que je vous dis là, je le tiens d’elle. Elle s’exerçait seule, elle prenait les leçons et les conseils de ses amis et des meilleurs acteurs ; elle n’a jamais pu atteindre à la médiocrité. Pourquoi cela, s’il vous plaît ? C’est que l’aptitude naturelle à la déclamation lui manquait. Direz-vous qu’elle a débuté trop tard ? Elle est née dans la coulisse et s’est promenée en lisières sur les planches. Qu’elle n’était pas échauffée d’un assez grand intérêt ? Elle rougissait devant son amant, son amant rougissait d’elle ; elle lui défendait le spectacle, il craignait d’y aller. Qu’elle ne travaillait pas assez ? Il était impossible de travailler davantage. Qu’elle ignorait les principes de son art, faute de l’avoir médité ? Personne ne le connaissait, ne l’avait plus approfondi et n’en parlait mieux qu’elle. Que les qualités extérieures lui manquaient ? Elle n’est ni bien ni mal, et cent autres figures se sont fait pardonner leur laideur par leur talent ; le son de sa voix est agréable ; il ne l’eût pas été, qu’avec du naturel, de la vérité, de la chaleur, des entrailles, elle nous y aurait accoutumés. Mais c’est qu’elle ne manquait ni d’âme ni de sensibilité. Elle partageait sans doute avec tous les acteurs l’influence des causes étrangères qui développent ou qui étouffent le talent, avec cette différence que, fille d’un acteur aimé, elle avait cet avantage dont les autres sont privés. Allons, Helvétius, plus de ces subtilités dont nous ne serions satisfaits ni l’un ni l’autre. Tâchez de m’expliquer nettement ce phénomène. Ces heureux hasards auxquels vous attachez de si puissants effets, elle y était exposée tous les jours. Surtout n’oubliez pas que le spectateur qui accueillait le père d’applaudissements, ne demandait pas mieux que d’en user de même avec la fille ; mais il n’y avait pas moyen, elle était trop mauvaise, elle le disait elle-même.

Tout individu n’est donc pas propre à tout, pas même à être bon acteur, si la nature, s’y oppose.

La Riccoboni était disgraciée de la nature : on le disait à Paris, on en eût dit autant à Londres, à Madrid, partout où elle eût été aussi mauvaise. Vous qui faites sonner si haut ces espèces d’expressions proverbiales communes à toutes les nations, prétendez-vous que celles-ci et tant d’autres où le refus de la nature et le vice d’organisation sont employés, sont vides de sens ?

Et moi donc, vous m’allez voir tout à l’heure le pendant de la Riccoboni. J’étais jeune, j’étais amoureux et très-amoureux. Je vivais avec des Provençaux qui dansaient du soir au matin, et qui du soir au matin donnaient la main à celle que j’aimais et l’embrassaient sous mes yeux ; ajoutez à cela que j’étais jaloux. Je prends le parti d’apprendre à danser : je vais clandestinement, de la rue de la Harpe jusqu’au bout de la rue Montmartre, prendre leçon ; je garde le maître fort longtemps. Je le quitte de dépit de ne rien apprendre ; je le reprends une seconde, une troisième fois, et le quitte avec autant de douleur et aussi peu de succès. Que me manquait-il pour être un grand danseur ? L’oreille ? je l’avais excellente. La légèreté ? Je n’étais pas lourd, il s’en fallait bien. L’intérêt ? on ne pouvait être animé d’un plus violent. Ce qui me manquait ? la mollesse, la flexibilité, la grâce qui ne se donnent point.

Mais après avoir tout fait inutilement pour apprendre à danser, j’appris à tirer des armes très-passablement, sans peine et sans autre motif que celui de m’amuser.


CHAPITRE XV.


Page 151. — Qu’est-ce que l’esprit en lui-même ? L’aptitude à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu’ont entre eux les objets divers.

Cette aptitude est-elle naturelle ou acquise ?

— Elle est naturelle.

— Est-elle la même dans tous ?

— Dans tous les hommes communément bien organisés.

— Et son principe, quel est-il ?

— La sensibilité physique.

— Et la sensibilité ?

— Comme l’aptitude, dont les effets ne varient que par l’éducation, les hasards et l’intérêt.

— Et l’organisation, pourvu qu’elle ne soit pas monstrueusement viciée, n’y fait rien ?

— Rien.

— Quelle différence mettez-vous entre l’homme et la brute ?

— L’organisation.

— En sorte que si vous allongez les oreilles d’un docteur de Sorbonne, que vous le couvriez de poil et que vous tapissiez sa narine d’une grande membrane pituitaire, au lieu d’éventer un hérétique, il poursuivra un lièvre, ce sera un chien.

— Un chien !

— Oui, un chien. Et que si vous raccourcissez le nez du chien…

— J’entends le reste : assurément ce sera un docteur de Sorbonne, laissant là le lièvre et la perdrix et chassant à voix l’hérétique[61].

— Tous les chiens sont-ils également bons ?

— Non, assurément.

— Quoi ! il y en a dont ni l’instruction du piqueur, ni le châtiment, ni les hasards ne font rien qui vaille ?

— N’en doutez pas.

— Et vous ne sentez pas toutes vos inconséquences ?

— Quelles inconséquences ?

— De placer dans l’organisation la différence des deux extrêmes de la chaîne animale, l’homme et la brute ; d’employer la même cause pour expliquer la diversité d’un chien à un chien, et de la rejeter lorsqu’il s’agit des variétés d’intelligence, de sagacité, d’esprit d’un homme à un autre homme.

— Oh ! l’homme, l’homme…

— Eh bien, l’homme ?…

— Quelque différence qu’il y ait entre les sens d’un individu et les sens d’un autre individu, cela n’y fait rien.

— Je le veux ; mais lorsqu’il s’agit de prononcer sur l’aptitude d’un homme à une chose et l’aptitude d’un autre à la même chose, n’y a-t-il rien de plus à considérer que les pieds et les mains ; le nez, les yeux, les oreilles et le toucher ?

— Et quoi donc encore, puisque ce sont là les seuls organes de la sensation ?

— Mais la sensation de l’œil s’arrête-t-elle dans l’œil ? Est-ce lui qui assure et qui nie ? La sensation de l’oreille s’arrête-t-elle dans l’oreille ? Est-ce elle qui assure et qui nie ? Si par supposition, un homme en était réduit à un œil vivant ou à une oreille vivante, jugerait-il, penserait-il, raisonnerait-il comme un homme complet ?

— Mais cet autre organe que vous regardez comme le tribunal de l’affirmation et de la négation, on n’y entend rien.

— Il se peut qu’on ne l’ait pas encore assez étudié, il se peut même qu’en l’étudiant beaucoup on n’y entende pas davantage ; mais que s’ensuit-il de là ? qu’il puisse être sain ou malsain, conformé de cette manière ou d’une autre sans aucune conséquence pour les opérations intellectuelles, c’est une assertion contre laquelle mille expériences réclament et que vous ne persuaderez à personne.

— Mais attendez, je reviens sur mes pas. Cet homme que vous avez réduit à un œil vivant a-t-il de la mémoire ?

— Je consens qu’il en ait.

— S’il en a, il comparera des sensations, il raisonnera.

— Oui, comme le chien raisonne, et moins encore. J’en dirai autant de chacun des autres sens ; et l’homme d’Helvétius se réduira à la réunion de cinq animaux très-imparfaits.

— Non pas, s’il vous plaît. Ces animaux se perfectionneront par l’intérêt commun de leur conservation, par leur société.

— Et où est le lien de cette société ? Comment l’œil se fait-il entendre à l’oreille, l’oreille au nez, le nez au palais, le palais au toucher ? Où est leur truchement ?

— Dans tout l’animal.

— Dans ses pieds ? mais on coupe les pieds à l’homme sans l’abrutir. Il n’y a pas un de ses membres dont je ne puisse le priver, sans conséquence pour son jugement et pour sa raison, si vous en exceptez la tête. Croyez-vous qu’un homme ait de esprit sans tête ?

— Non.

— Croyez-vous que l’homme qui a l’œil mauvais puisse bien voir ?

— Non.

— Et pourquoi croyez-vous donc que la conformation de sa tête soit indifférente à sa raison ?

— C’est qu’il y a des hommes de génie à petit front, à grand front, à grosse tête, à petite tête, à tête longue et à tête ronde.

— Cela se peut ; mais vous vous en tenez là à des formes bien générales et bien grossières ; cependant j’y consens ; mais dites-moi, si quelqu’un vous présentait un livre et vous proposait de prononcer s’il est bon ou mauvais à la seule inspection de sa couverture, que lui répondriez-vous ?

— Qu’il est fou.

— Fort bien ; et pour en juger, que lui demanderiez-vous ?

— De l’ouvrir et d’en lire au moins quelques pages. Mais j’aurai beau ouvrir des têtes je n’y lirai rien.

— Et pourquoi y liriez-vous ? les caractères de ce livre vivant ne vous sont pas encore connus, peut-être ne vous le seront-ils jamais ; mais les dépositions des cinq témoins n’y sont pas moins consignées, combinées, comparées, confrontées. Je pourrais suivre cette comparaison beaucoup plus loin et en tirer une multitude de conséquences, mais c’en est assez et plus qu’il ne faut peut-être pour vous convaincre que vous avez négligé l’examen d’un organe sans lequel la condition des autres, plus ou moins parfaite, ne signifie rien, organe d’où émanent les étonnantes différences des hommes, relativement aux opérations intellectuelles.

Ne me parlez plus de hasards ; il n’y en a point d’heureux ou féconds pour les têtes étroites.

Ne me parlez point d’intérêt ; on n’en fait point concevoir de vif aux têtes apathiques.

Ne me parlez pas davantage d’attention forte et continue ; les têtes faibles en sont incapables.

Ne me parlez pas davantage de sensibilité physique, qualité qui constitue l’animal et non l’homme.

Ne me parlez pas davantage de plaisirs sensuels comme principe des actions de l’espèce entière, tandis que ce n’est que le motif des actions de l’homme voluptueux ; et cessez de prendre des conditions primitives, essentielles et éloignées, pour des causes prochaines, et de gâter d’excellentes observations par des inductions absurdes.

Et ne croyez point que je plaisante ; sans un correspondant et un juge commun de toutes les sensations, sans un organe commémoratif de tout ce qui nous arrive, l’instrument sensible et vivant de chaque sens aurait peut-être une conscience momentanée de son existence, mais il n’y aurait certainement aucune conscience de l’animal ou de l’homme entier.

Page 152. — Tous n’éprouvent pas les mêmes sensations, mais tous sentent les objets dans une proportion toujours la même.

Eh bien[62], ce seront des instruments accordés par tierce, par quarte ou par quinte ; quoique l’accord soit le même, les sons rendus seront plus ou moins sourds, plus ou moins aigus. Voilà déjà, ce me semble, une assez grande source de variétés dépendantes de l’organisation.

Mais outre la sensibilité physique commune à toutes les parties de l’animal, il en est une autre tout autrement énergique, commune à tous les animaux et propre à un organe particulier ; soit qu’en effet cette dernière sensibilité ne soit originairement que la première, mais infiniment plus exquise dans cet endroit qu’ailleurs, soit que ce soit une qualité particulière, ce que je ne décide pas : c’est la sensibilité du diaphragme, cette membrane nerveuse et mince qui coupe en deux cavités la capacité intérieure. C’est là le siège de toutes nos peines et de tous nos plaisirs ; ses oscillations ou crispations sont plus ou moins fortes dans un être que dans un autre : c’est elle qui caractérise les âmes pusillanimes et les âmes fortes. Vous feriez grand plaisir à la Faculté de médecine, dont vous seriez le bienfaiteur ainsi que de toute l’espèce humaine, si vous pouviez nous apprendre comment on lui donne du ton quand elle en manque, et comment on lui en ôte quand elle en a trop. Il n’y a que l’âge qui ait quelque empire sur elle ainsi que sur la tête. C’est grâce à sa diversité qu’au même moment où je suis transporté d’admiration et de joie, où mes larmes coulent, l’un me dit : « Je ne sens pas cela, j’ai le cœur velu… ; » l’autre me fait une plaisanterie très-burlesque. La tête fait les hommes sages : le diaphragme les hommes compatissants et moraux. Vous n’avez rien dit de ces deux organes, mais rien du tout, et vous vous imaginez avoir fait le tour de l’homme. Celui qui a le diaphragme très-mobile cherche les scènes tragiques ou les fuit, parce qu’il peut arriver qu’il en soit trop vivement affecté et qu’il reste, après le spectacle, ce que nous appelons le cœur serré. Celui qui a cet organe inflexible, raide et obtus ne les cherche ni ne les évite, elles ne lui font rien. Vous pouvez faire de cet homme ou un lieutenant criminel ou un bourreau, ou un boucher, ou un chirurgien, ou un médecin.

Comment, vous n’entendez rien aux deux grands ressorts de la machine, l’un qui constitue les hommes spirituels ou stupides, l’autre qui les sépare en deux classes, celle des âmes tendres et celle des cœurs durs, et vous écrivez un traité de l’homme !

Je me souviens de vous avoir demandé comment on donnait de l’activité à une tête lourde ; je vous demande à présent comment on inspire de la sensibilité à un cœur dur.

Mais rien ne vous arrête ; vous me soutiendrez qu’avec ces deux qualités diverses, les hommes n’en étant pas moins communément bien organisés, ils n’en sont pas moins bien disposés à toutes sortes de fonctions.

Quoi ! monsieur Helvétius, il n’y aura nulle différence entre les compositions de celui qui a reçu de la nature une imagination forte et vive avec un diaphragme très-mobile, et de celui qu’elle a privé de ces deux qualités ?

Vous qui donnez tant de force à l’impulsion d’un sexe vers l’autre, songez donc que l’homme vigoureux, mais insensible, ne sera entraîné par sa passion vers la femme que comme le taureau vers la génisse ; c’est la bête féroce de Lucrèce qui, les flancs traversés d’une flèche mortelle, se précipite sur le chasseur et le couvre de son sang. Il ne fera guère d’élégies ou de madrigaux ; il veut jouir, il se soucie peu de toucher et de plaire. Un fluide brûlant, abondant et acre irrite les organes du plaisir ; il ne soupire pas, celui-là, il rugit ; il ne tourne pas ses regards tendres et languissants, ses paupières humides sur l’objet de sa passion, ses yeux sont étincelants et son regard le dévore. Comme le cerf en automne, il baisse sa corne et fait marcher la biche timide devant lui ; dans le coin de la forêt obscure où il l’a détournée, il s’occupe de son bonheur fortement, sans penser à celui de l’être qu’il soumet ; satisfait, il le laisse et se retire. Tâchez, si vous le pouvez, de me faire un poëte tendre et délicat de cet animal-là. Il n’a qu’un mot, ou il ne l’a plus.

Page 153. — On se fait à discrétion poëte, orateur, peintre ou géomètre.

Comment peut-on exceller dans des genres qui supposent des qualités contradictoires ? Quelle est la fonction du géomètre ? De combiner des espaces, abstraction faite des qualités essentielles à la matière ; point d’images, point de couleurs, grande contention de tête, nulle émotion de l’âme. Quelle est celle du poëte, du moraliste, de l’homme éloquent ? De peindre et d’émouvoir.

Si l’on n’est pas homme de génie en deux genres différents, ce n’est pas seulement faute de temps, c’est encore faute d’aptitude.

La poésie et la peinture sont peut-être les deux talents qui se rapprochent le plus ; cependant on citerait à peine un seul homme qui ait su faire en même temps un beau poëme et un beau tableau.

Le poëte décrit, sa description embrasse le passé, le présent et l’avenir ; un long intervalle de temps, dans le peintre, n’a qu’un instant. Aussi rien n’est si ridicule et si incompatible avec l’art que le sujet d’un tableau donné avec quelque détail par un littérateur, même homme d’esprit.

Il y a bien de la différence entre les roses qui sont sur la palette de Van-Huysum et les roses qui croissent dans l’imagination de l’Arioste.

Voici trois styles bien différents ; celui-ci est simple, clair, sans figure, sans mouvement, sans verve, sans couleur : c’est celui de D’Alembert et du géomètre.

Cet autre est large, majestueux, harmonieux, abondant noble, plein d’images tantôt délicates, tantôt sublimes : c’est celui de l’historien de la nature et de Buffon.

Ce troisième est véhément, il touche, il trouble, il agite, il incline à la tendresse, à l’indignation, il élève ou calme les passions : c’est celui du moraliste et de Rousseau.

Il n’est non plus possible à ces auteurs de changer de ton qu’aux oiseaux de la forêt de changer de ramage. Invitez-les à cet essai, d’originaux qu’ils étaient, ils deviendront imitateurs et ridicules ; leur chant sera d’emprunt, il se mêlera de leur chant naturel, et ils ressembleront à ces oiseaux sifflés qui commencent un air modulé et qui finissent par leur gazouillement.

Ibid. — On ne naît point avec tel génie ou tel génie particulier.

Cette vérité est bien nouvelle, si c’en est une ; car on a pensé et dit jusqu’à présent que le génie était un don particulier de la nature qui entraînait l’homme à telle ou telle fonction dont on s’acquittait médiocrement ou mal sans lui, invita Minervâ. Hélas ! les écoles sont pleines d’enfants si désireux de la gloire, si studieux, si appliqués ! ils ont beau travailler, se tourmenter, pleurer quelquefois de leur peu de progrès, ils n’en avancent pas davantage ; tandis que d’autres, à côté d’eux, légers, inconstants, distraits, libertins, paresseux, excellent en se jouant. Je ne t’oublierai pas, pauvre Garnier : tes parents étaient indigents, tu te faisais renfermer dans les églises de la ville, tu descendais la lampe qui éclairait nos autels, la sainte table te servait de pupitre, tu t’épuisais les yeux et la santé pendant toute la nuit ; cependant je dormais profondément, et tu n’emportas jamais la place de dignité ni sur moi, ni sur trois ou quatre autres. Si Helvétius avait exercé la profession malheureuse d’instituteur d’une cinquantaine d’élèves, il eût bientôt senti la vanité de son système. Il n’y a pas un professeur dans tous nos collèges à qui ses idées ingénieuses ne fissent hausser les épaules de pitié.

Ibid. — L’attention peut également se porter sur tout.

— Non, monsieur, non ; vous vous trompez. Il n’y a personne qui n’ait senti cette répugnance qu’on appelle justement naturelle, parce qu’elle est fondée sur un défaut d’aptitude qu’on est forcé de s’avouer par la violence des efforts et le peu de succès, et malheur à vous, si elle vous est inconnue : également propre à tout, vous n’étiez vraiment propre à rien. Le lévrier à longues jambes et à corps élancé est fait pour suivre le lièvre à la course, vous ne le ferez jamais quêter ; le chien couchant à gros museau, pour battre la plaine, le nez au vent ou baissé ; le braque à poil ras et touffu, pour forcer l’épaisseur des haies et braver la pointe des ronces ; le barbet pour se jeter à l’eau ; et si vous vous proposez de dérouter leur allure, vous y userez beaucoup de temps et de courroies ; vous crierez et vous ferez beaucoup crier ces animaux, et vous n’aurez que de mauvais chiens. L’homme est aussi une espèce animale, sa raison n’est qu’un instinct perfectible et perfectionné ; et dans la carrière des sciences et des arts il y a autant d’instincts divers que de chiens dans un équipage de chasse.

Ibid. — Pourquoi si rarement du génie en différents genres ?

La question est bonne, voyons encore une fois comme il répond.

— C’est que l’homme…

— Monsieur Helvétius, c’est que l’homme, entraîné tout entier vers l’objet favori d’une aptitude innée, n’aperçoit que celui-là. C’est que quand la nature l’aurait destiné à devenir grand homme dans une autre carrière, il n’aurait pas eu le temps de la suivre. Passez votre vie à nager, et vous ne serez plus qu’un médiocre coureur ; courez jusqu’à l’âge avancé, et vous nagerez mal. Les hommes qui ont un génie sont rares ; combien plus rares encore ceux qui ont reçu un double génie ! Ce double présent est peut-être un malheur. Il peut arriver qu’on soit alternativement agité, ballotté par ses deux démons ; qu’on commence deux grandes tâches et qu’on n’en finisse aucune ; qu’on ne soit ni grand poëte ni grand géomètre, précisément parce qu’on avait une égale aptitude à la géométrie et à la poésie. J’ai entendu Euler s’écrier : Ah ! si M. D’Alembert n’avait voulu être qu’un analyste, quel analyste il eût été !… Il faut dire à ces espèces de monstres : Optez. Faut-il trancher le mot ? le système d’Helvétius est celui d’un homme de beaucoup d’esprit qui démontre à chaque ligne que l’impulsion tyrannique du génie lui est étrangère et qui en parle comme un aveugle des couleurs. Peut-être suis-je moi-même dans ce cas. Il y aura cependant cette différence entre nous, c’est que tout ce qu’il a fait, c’est à force de méditation et de travail : son premier ouvrage lui a coûté vingt ans, le second, une quinzaine d’années : tous les deux la santé et la vie. Il est un exemple excellent de ce que peuvent l’opiniâtreté et l’amour de la gloire. Il devine beaucoup de choses de la contrée dont il parle, mais moi qui m’y suis promené, je vois qu’il n’y a jamais mis le pied.

J’y ai observé deux phénomènes que voici : c’est que quand on a tout vu dans une question on n’en parle plus.

C’est que quand le génie désespère d’aller plus loin, il s’arrête, se dégoûte et s’égare dans une autre route.

La même chose lui arrive encore, lorsque les difficultés faciles à vaincre ont amené son dédain.

Ibid. — Pourquoi les hommes de génie sont-ils moins rares sous les bons gouvernements ?

C’est que les enfants de parents riches se choisissent plus librement un état et sont plus maîtres de suivre leur goût naturel ; c’est que le génie est un germe dont la bienfaisance hâte le développement, et que la misère publique, compagne de la tyrannie, étouffe ou retarde ; c’est que sous le despotisme l’homme de génie partage peut-être plus qu’un autre l’abattement général des âmes. À ces raisons ajoutez celles de l’auteur.

Ibid. — On naît poëte, on devient orateur : Fiunt oratores, nascuntur poetæ.

Cette maxime n’est ni tout à fait vraie, ni tout à fait fausse. La poésie suppose une exaltation de tête qui tient presque à l’inspiration divine. Il vient au poëte des idées profondes dont il ignore et le principe et les suites. Fruits d’une longue méditation dans le philosophe, il en est étonné, il s’écrie : « Qui est-ce qui a inspiré tant de sagesse à cette espèce de fou-là ?… » Je vois moins de verve et plus de jugement dans l’orateur ; mais je pense qu’à strictement parler, Démosthène naquit orateur comme Homère était né poëte : seulement le talent de l’orateur se décèle plus tard ; on est poëte au berceau, on n’est guère orateur que dans l’âge mûr. Le poëte n’a point de précepteur, toutes les circonstances de la vie nous enseignent l’art oratoire.

Ibid. — Pour atteindre à certaines idées, il faut méditer ; chacun en est-il capable ? Oui, lorsqu’un intérêt puissant l’anime.

On sent si bien ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas, qu’enfermez-moi à la Bastille et dites-moi : « Vois-tu ce lacet ? il faut dans un an, dans deux ans, dans dix ans d’ici, tendre le cou et l’accepter, ou faire une belle scène de Racine… » Je répondrai : « Ce n’est pas la peine de tant attendre ; finissons, et qu’on m’étrangle sur-le-champ. »

Si ma liberté et mon salut sont attachés à la production d’une belle scène à la Corneille, je n’en désespérerai pas.

Ibid. — En tout genre de science, ce sera toujours la généralité des principes, l’étendue de leur application et la grandeur des ensembles qui constituera le génie philosophique.

Et tout homme communément bien organisé peut atteindre jusque-là.

Ibid. — Un alchimiste, un joueur de gobelets étaient des hommes rares dans les siècles d’ignorance.

Van-Helmont et Glauber furent des hommes rares. Comus[63] est un homme rare aujourd’hui.

Page 154. — Les hommes sont-ils d’avis différent sur la même question ? cette différence est toujours l’effet ou de ce qu’ils ne s’entendent pas, ou de ce qu’ils n’ont pas les mêmes objets présents, ou de ce qu’ils ne mettent pas à la question même l’intérêt qu’il faudrait.

Ce n’est pas tout, et il y a une source de leurs disputes peut-être plus féconde qu’aucune des précédentes.

Quelque bien organisées que soient deux têtes, il est impossible que les mêmes idées soient dans l’une et l’autre également évidentes. Je ne crois pas que ce principe puisse être contredit.

Donc il est impossible que le même raisonnement leur paraisse également concluant.

Ce raisonnement se liant avec la chaîne des idées de l’un des disputants, lui paraîtra démonstratif. Ne se liant pas, ou même croisant la chaîne des idées de l’autre ; par la seule raison qu’il aurait à s’avouer plusieurs erreurs si ce raisonnement était vrai, il sera naturellement porté à le croire faux.

Page 155. — Tous les hommes sont nés avec l’esprit juste.

Tous les hommes sont nés sans esprit ; ils ne l’ont ni faux ni juste : c’est l’expérience des choses de la vie qui les dispose à la justesse ou à la fausseté.

Celui qui n’a jamais fait qu’un mauvais usage de ses sens aura l’esprit faux.

Celui qui, médiocrement instruit, croira tout savoir, aura l’esprit faux.

Celui qui, emporté par la suffisance ou par la vivacité, sera précipité dans ses jugements, aura l’esprit faux.

Celui qui aura attaché trop ou trop peu d’importance à quelques objets, aura l’esprit faux.

Celui qui osera prononcer dans une question qui excède la capacité de son talent naturel, aura l’esprit faux.

Rien n’est si rare que la logique : une infinité d’hommes en manquent, presque toutes les femmes n’en ont point.

Celui qui est sujet à des préventions aura l’esprit faux.

Celui qui s’entête ou par amour-propre, ou par esprit de singularité, ou par goût pour le paradoxe, aura l’esprit faux.

Et celui qui a trop de confiance et celui qui n’en a pas assez dans sa raison, aura l’esprit faux.

Tous les intérêts, tous les préjugés, toutes les passions, tous les vices, toutes les vertus sont capables de fausser l’esprit.

D’où je conclus qu’un esprit juste de tout point est un être de raison.

Nous sommes tous nés avec l’esprit juste ! Mais qu’est-ce qu’un esprit juste ? C’est celui qui nie ou affirme des choses ce qu’il en faut affirmer ou nier. Et nous apportons tous en naissant ce précieux don ? et quand la nature nous l’aurait donné, il serait en notre pouvoir de le conserver ?

Quelque envie que j’aie d’être du sentiment d’Helvétius, pourquoi ne le puis-je pas ? Pourquoi persisté-je à croire qu’une des plus fortes inconséquences de cet auteur, c’est d’avoir placé la différence de l’homme et de la brute dans la diversité de l’organisation, et d’exclure cette cause lorsqu’il s’agit d’expliquer la différence d’un homme à un homme ? Pourquoi lui paraît-il démontré que tout homme est également propre à tout, et que son stupide portier a autant d’esprit que lui, du moins en puissance, et pourquoi cette assertion me paraît-elle à moi la plus palpable des absurdités ? Pourquoi toute sa subtilité, toute son éloquence, tous ses raisonnements ne m’ont-ils pas déterminé à prononcer avec lui que nos aversions et nos goûts se résolvent, en dernière analyse, au désir ou à la crainte de peines ou de plaisirs sensuels et physiques ?

Un homme communément bien organisé est capable de tout.

Croyez cela, Helvétius, si cela vous convient ; mais songez que c’est sous peine de vous fendre la tête inutilement, comme il m’est arrivé, sur des questions dont vous n’atteindrez jamais le fond. Je me cite, parce que j’ai la conscience de mes efforts et l’expérience de mon opiniâtreté. Je n’ai pu trouver la vérité, et je l’ai cherchée avec plus de qualités que vous n’en exigez. Je vous dirai plus : s’il y a des questions en apparence assez compliquées qui m’ont paru simples à l’examen, il y en a de très-simples en apparence que j’ai jugées au-dessus de mes forces. Par exemple, je suis convaincu que dans une société même aussi mal ordonnée que la nôtre, où le vice qui réussit est souvent applaudi, et la vertu qui échoue presque toujours ridicule, je suis convaincu, dis-je, qu’à tout prendre, on n’a rien de mieux à faire pour son bonheur que d’être un homme de bien ; c’est l’ouvrage, à mon gré, le plus important et le plus intéressant à faire, c’est celui que je me rappellerais avec le plus de satisfaction dans mes derniers moments. C’est une question que j’ai méditée cent fois et avec toute la contention d’esprit dont je suis capable ; j’avais, je crois, les données nécessaires ; vous l’avouerai-je ? je n’ai pas même osé prendre la plume pour en écrire la première ligne. Je me disais : Si je ne sors pas victorieux de cette tentative, je deviens l’apologiste de la méchanceté : j’aurai trahi la cause de la vertu, j’aurai encouragé l’homme au vice. Non, je ne me sens pas bastant[64] pour ce sublime travail ; j’y consacrerais inutilement toute ma vie.

Voulez-vous une question plus simple ? la voici. Le philosophe appelé au tribunal des lois, doit-il ou ne doit-il pas y avouer ses sentiments au péril de sa vie ?

Socrate fit-il bien ou mal de rester dans la prison ?… Et combien d’autres questions qui appartiennent plus au caractère qu’à la logique ! Oserez-vous blâmer l’homme courageux et sincère qui aime mieux périr que de se rétracter, que de flétrir par sa rétractation son propre caractère et celui de sa secte ? Si le rôle de ce personnage est grand, noble et beau dans la tragédie ou l’imitation, pourquoi serait-il insensé ou ridicule dans la réalité ?

Quel est le meilleur des gouvernements pour un grand empire ? et par quelles précautions solides réussirait-on à limiter l’autorité souveraine ?

Y a-t-il un seul cas où il soit permis à un sujet de porter la main sur son roi ? et si par hasard il y en avait un, quel est-il ? En quelle circonstance un simple particulier se peut-il croire l’interprète de toutes les volontés ?

L’éloquence est-elle une bonne ou une mauvaise chose ? Faut-il sacrifier aux hasards d’une révolution le bonheur de la génération présente pour le bonheur de la génération à venir ? L’état sauvage est-il préférable à l’état policé ?

Ce ne sont pas là des problèmes d’enfants ; et vous croyez que tout homme a reçu de la nature l’aptitude à les résoudre ? Sans sotte modestie, je vous supplie de m’en excepter. Le président de Montesquieu y aurait mis toutes ses forces et une bonne partie de sa vie.

Parmi un assez grand nombre d’hommes mieux organisés et mieux élevés qu’on ne l’est communément, pourquoi celui qui lève le voile de la vérité par quelque coin important obtient-il tant de célébrité ? Pourquoi s’épuiser en admiration et en éloges sur ce que tous auraient été capables de faire, si l’intérêt et le hasard l’avaient permis ? Vous vous calomniez vous-même : allez, mon cher philosophe, vous n’êtes l’enfant d’aucune de ces causes vulgaires. Hercule au berceau étouffa des serpents, et le jeune Cromwel, en jaquette, dans la brasserie de son père, tenait à la main la hache dont il devait faire tomber la tête de Charles Ier. Ramenez par la pensée les mêmes circonstances, multipliez-les de toutes celles qu’il vous plaira d’imaginer, combinez-les à votre volonté, et peut-être réussirez-vous à reproduire l’assassin d’un roi ; mais cet assassin ne sera pas Cromwel.

Chacun est poëte à sa manière, éloquent à sa manière, brave à sa manière, fait de la peinture, de la sculpture, de la gravure, même de la géométrie, de la mécanique, de l’astronomie comme soi et non comme un autre. Je parle de ceux qui excellent. Entre ces manières, il y en a une qui marque plus de finesse, plus de sagacité, plus de génie : Bernoulli résout en une ligne le problème de la courbe de la plus vite descente[65]. Un habile sculpteur est bien loin d’un sculpteur excellent ; un grand poëte est bien loin d’Homère, de Virgile et de Racine. D’où naît cette diversité ? Pourquoi n’a-t-on jamais vu un homme de génie faire comme un autre homme de génie qu’il avait sous ses yeux et qui même lui servait de modèle ?

Page 155. — Il n’est point d’autre sorte d’esprit que celui qui compare juste.

Cela se peut ; mais il y a bien de la différence entre la manière dont les esprits justes comparent, surtout dans les questions de quelque étendue. Les uns s’avancent laborieusement à la conclusion par un labyrinthe tortueux qui vous excède de fatigue ; les autres, tels que les célestes coursiers, y arrivent d’un saut ; quelques-uns réunissent encore la sagacité à la promptitude par le choix des moyens. Il y en a qu’on appelle originaux parce qu’il semble que personne qu’eux n’eût pris le chemin, n’eût employé le moyen qu’ils ont imaginé.


CHAPITRE XVI.


Page 156. — Si tous les hommes conviennent de la vérité des démonstrations géométriques, c’est qu’ils sont indifférents à la vérité ou à la fausseté de ces démonstrations.

Indifférents ! Demandez cela à l’architecte, au peintre, au perspecteur[66], au commis des finances, à l’ingénieur, au mécanicien, au maçon, au constructeur de vaisseaux, à l’opticien, à l’arpenteur, au géographe, à l’astronome, à presque toutes les classes de l’Académie des sciences.

Voulez-vous voir tous ces artistes sortir d’une tranquillité fondée sur l’immobilité de leurs principes ? Qu’il s’élève entre eux un homme ou qui attaque une formule, une pratique usuelle comme vicieuse et fautive, ou qui en propose une nouvelle, et vous verrez la chaleur des protecteurs de la méthode ancienne et celle des agresseurs de la méthode nouvelle. Plusieurs grands géomètres sont morts en protestant contre le calcul infinitésimal, qu’ils regardaient comme une méthode peu géométrique. À quel moment les disputes cessèrent-elles ? Lorsqu’il fut évidemment démontré que ce calcul avait toute la rigueur du calcul ordinaire.

Helvétius confond ici, et dans beaucoup d’autres endroits, des choses bien différentes : c’est la facilité d’apprendre et celle d’inventer. Il est donné sans doute à beaucoup d’hommes d’apprendre de la géométrie, mais non pas d’être géomètres ; d’entendre la métaphysique, mais non d’être métaphysiciens. En n’accordant le titre d’inventeur qu’à celui qui fait faire un pas de plus à la science ou par la perfection de l’instrument, ou par quelque manière de l’appliquer, et rayant par conséquent de cette classe presque tous les purs et simples soluteurs de problèmes, on trouvera que dans les sciences mathématiques, qui sont, à la vérité, les plus à la portée des esprits ordinaires, les inventeurs ne sont pas communs.

Un homme montre quelquefois plus de génie dans son erreur qu’un autre dans la découverte d’une vérité. Je vois plus de tête dans l’Harmonie préétablie de Leibnitz, ou dans son Optimisme que dans tous les ouvrages des théologiens du monde, que dans les plus grandes découvertes soit en géométrie, soit en mécanique, soit en astronomie.

La solution du problème de la quadrature du cercle, si elle est possible et qu’elle se fasse jamais, fera plus d’honneur sans doute au géomètre, mais ne mettra peut-être pas ses efforts de niveau avec les tentatives infructueuses de Grégoire de Saint-Vincent[67], ni même avec l’approximation d’Archimède.

Est-ce en se baissant pour ramasser une vérité qui était à ses pieds ou dans le circuit immense et infructueux qu’il a fait pour la rencontrer où elle n’était pas, que tel homme a montré l’étendue de son esprit ?

Si avec une sorte de justice, l’utilité n’était pas la mesure commune de notre estime et de nos éloges, l’histoire des erreurs de l’homme lui ferait peut-être autant d’honneur que celle de ses découvertes.

Indépendamment de l’utilité, il est encore un autre motif de notre admiration pour les inventeurs, c’est la difficulté, bien constatée par les travaux infructueux d’une longue suite de grands hommes au-dessus desquels l’inventeur semble s’élever par son succès. Pour le bien de l’espèce humaine, il importe qu’une vérité soit promptement découverte ; pour l’honneur de l’inventeur, il importe qu’elle ait échappé longtemps à la recherche de ses prédécesseurs. La perfection du calcul intégral honorera plus celui qui l’exécutera qu’elle n’eût honoré Leibnitz ou Newton. J’en dis autant de la méthode générale d’obtenir les racines des équations de tous les degrés : elle eût moins étonné à la naissance de l’algèbre qu’elle n’étonnerait aujourd’hui.

Page 159. — Il ne faut pas dire que l’intérêt pécuniaire soit un motif vil et méprisable[68] : 1o parce qu’isolé et seul, il ne l’est pas ; 2o parce qu’il n’est exclusif d’aucun autre ; 3o parce qu’il est mille conditions honnêtes qui ne peuvent avoir que celui-là.

L’intérêt pécuniaire n’avilit que quand il est seul le mobile d’une action qui doit se faire par honneur. Celui qui ne remporte une victoire que par l’espoir du pillage est un homme vil. Le laboureur qui cultive sa terre pour en obtenir des denrées et de l’argent n’est pas méprisable, parce qu’il ne peut élever sa pensée et ennoblir ses travaux par la considération de la prospérité publique. Il semble que l’honneur devrait être l’esprit de tous les corps, et l’intérêt celui des individus dont ils sont composés.


CHAPITRE XX.


Page 180. — Il faut s’avancer à la suite de l’expérience et ne la jamais précéder.

Cela est vrai ; mais fait-on des expériences au hasard ? L’expérience n’est-elle pas souvent précédée d’une supposition, d’une analogie, d’une idée systématique que l’expérience confirmera ou détruira ? Je pardonne à Descartes d’avoir imaginé ses règles du mouvement, mais ce que je ne lui pardonne point, c’est de ne s’être pas assuré par l’expérience si elles étaient ou n’étaient pas, dans la nature, telles qu’il les avait imaginées. La méditation est si douce et l’expérience est si fatigante, que je ne suis point étonné que celui qui pense soit si rarement celui qui expérimente.


CHAPITRE XXII.


Page 192. — Il s’agit d’expliquer à Helvétius comment les Augustin, les Cyprien, les Athanase et tant d’autres qui n’étaient pas des sots, embrassèrent la sottise du christianisme et pourquoi quelques-uns périrent pour sa défense.

C’est qu’Helvétius et moi nous nous serions faits unitaires dans Athènes, sous Socrate ; chrétiens sous Constantin ; disciples d’Aristote, il y a deux cents ans ; malebranchistes ou cartésiens, il y en a cent ; newtonianistes, il y en a trente. C’est qu’avides d’illustration, si, dans le cours de nos premières années, la société se trouve divisée en deux factions, l’on se jette dans l’une ou dans l’autre, selon son goût, son tour d’esprit, son caractère et ses liaisons. Le mélancolique se fait disciple de Jansénius, le voluptueux s’enrôle sous Molina. La dispute dure, on se persécute, on s’extermine pour des sottises. Le dégoût et la lassitude surviennent ; la vérité se montre à quelques hommes sensés : la discussion d’une seule erreur conduit à des principes qui en attaquent cent autres. Et qu’importe d’où vienne le talent ? que le germe en soit dans l’organisation, ou qu’il soit acquis de toute pièce, il n’en est pas moins égaré par les circonstances. On passe sa vie à se creuser sur des inepties, le temps et la nécessité y donnent de l’importance, on n’en revient plus. Si j’avais écrit les douze volumes in-folio d’Augustin sur la grâce, je ferais dépendre de ce système le bonheur de l’univers ; si j’étais contraint d’aller toutes les nuits chanter des matines, j’imaginerais, je crois, que c’est mon chant nocturne qui éteint la foudre dans les mains de l’Éternel prêt à frapper le pécheur qui dort. C’est ainsi que, par l’importance que l’on attache à des devoirs frivoles, on échappe à l’ennui.

Le Christ, ou Paul son disciple[69], a dit que l’Église avait besoin d’hérésies ; je ne sais s’il a senti toute la force de son idée. Ces hérésies sont comme les tonneaux vides qu’on jette à la baleine : tandis que le monstre terrible s’amuse de ces tonneaux, le vaisseau échappe au danger. Tandis que les esprits s’occupent de l’hérésie, le gros de la doctrine échappe à l’examen ; mais il faut que le moment fatal arrive, c’est celui où la dispute cesse : alors on tourne contre le tronc des armes aiguisées sur les branches, à moins qu’une nouvelle hérésie ne succède à la première : un nouveau tonneau qui amuse la baleine.


CHAPITRE XXIII


Page 193. — Les plus sublimes vérités, une fois simplifiées et réduites aux moindres termes, se réduisent en faits, et dès lors ne présentent plus à l’esprit que cette proposition : le blanc est blanc, le noir est noir.

Mais cette réduction est-elle toujours possible ? On résout tout problème par analyse ou par synthèse. La synthèse descend des premiers principes à une conclusion qui en est très-éloignée, et l’analyse remonte de cette conclusion éloignée aux premiers principes. Il est vrai que dans l’une et l’autre méthode, chaque pas est identique à celui qui le précède ou le suit, mais cette identité est-elle toujours facile à saisir ? Est-elle également évidente pour tous les esprits ? La suite des pas n’est-elle pas souvent très-longue, et tout esprit est-il en état de la suivre et de l’avoir présente ? La conviction n’est pas la certitude et la mémoire de toutes ces identités, et cela dans l’ordre démonstratif ; car la démonstration ne résulte pas seulement de chacune d’elles, ni même de leur somme, mais de leur enchaînement. Fermat, je crois, qui n’était pas une tête étroite, disait de la démonstration du rapport du cylindre à la sphère, trouvée par Archimède : Memini me vim illius demonstrationis nunquam percepisse totam ; j’ai mémoire de n’avoir jamais senti toute la force de cette démonstration. Il n’y a point de géomètre, si grand qu’il soit, qui ne vous avoue qu’il s’est lui-même perdu quelquefois sur la longueur de ses démonstrations.

Mais celui qui peut entendre la solution du problème de la précession des équinoxes était-il en état de la trouver ? Non. Cette réduction d’une vérité éloignée à un fait simple n’est pas l’ouvrage de tout esprit. Il n’y a point de mauvais édit du souverain qu’on ne puisse réduire à cette conclusion : Donc, sire, votre bon plaisir est que nous bridions nos moissons ; mais y a-t-il beaucoup d’hommes capables, je ne dis pas de faire, mais d’entendre cette proposition ?

Ce n’est pas seulement en géométrie, c’est dans tout art et toute science que les vérités sont identiques. La science de l’univers entier se réduit à un fait dans l’entendement divin. Les vérités sont donc identiques en économie politique, pourquoi donc la solution de ces problèmes est-elle à peine au niveau des plus vastes têtes ? C’est par cette identité même qui ne permet pas de remuer une pierre, sans qu’il en résulte une infinité de contre-coups dont il faut calculer les effets ensemble et séparément ; c’est qu’il faut y faire entrer les opinions, les préjugés et les usages. Trois excellents esprits ont agité la question de la liberté du commerce des grains[70] ; mille autres ont lu, médité leurs ouvrages avec un intérêt proportionné à une question où il s’agit de la subsistance et de la vie d’un peuple entier. Où en est-elle ? Au premier pas ; et M. Turgot prétend que le bien ou le mal de son édit ne sera évident que dans une dizaine d’années.

Page 195. — Le génie a-t-il aperçu et démontré clairement une vérité, à l’instant les esprits ordinaires la saisissent.

Cela n’est pas vrai. Pendant longtemps il n’y eut que trois hommes en Europe qui entendissent la petite géométrie de Descartes.

Quoi de plus identique que les vérités de la science des combinaisons et des probabilités ? Tâchez de résoudre quelques-uns de ces problèmes ; tâchez d’entendre l’ouvrage de Moivre, intitulé De la Doctrine des chances[71].

Lisez Bernoulli, et il vous dira que l’art des probabilités présente des questions qui ne sont ni plus ni moins difficiles que la quadrature du cercle.

Si ces questions sont solubles, et cela par des hommes communément organisés, pourquoi ne l’ont-elles pas été par les premiers génies ?

— C’est la faute du hasard.

— C’est bientôt dit, la faute du hasard.

Il n’y a aucun temps où les hautes vérités deviennent communes, et les principes de mathématiques, de philosophie naturelle de Newton ne seront jamais une lecture vulgaire.

Page 196. — Le système de Newton est partout enseigné.

C’est-à-dire qu’on y expose sans démonstration les conclusions de son système, mais les démonstrations sont restées et resteront toujours lettres closes pour la généralité des hommes.

Interrogez D’Alembert, et il vous dira qu’il y a tel corollaire si profond qu’il n’est pas bien sûr de l’entendre.

Tout ce chapitre XXIII n’est qu’un tissu de paralogismes dont les images et le style n’empêchent point le dégoût.

Ibid. — La découverte du carré de l’hypoténuse, citée en exemple, est bien d’un ignorant en mathématiques. Jamais il n’y eut de démonstration si simple, même au moment de l’invention[72].

— L’unique privilège du génie est d’avoir frayé la route.

— Et ce privilège, d’où lui vient-il ?

— Du hasard…

Cela est aussi trop plaisant.

Il y a[73] donc des vérités réservées à certains hommes particuliers… Soit que vous parliez de leur découverte, soit que vous parliez de leur difficulté, je n’en doute pas.

Page 197. — Or, concevoir leurs idées, c’est avoir la même aptitude à l’esprit.

Quelle assertion, grand Dieu ! Inventer une chose ou l’entendre, et l’entendre avec un maître, c’est la même chose !

J’ai connu un homme qui n’avait pas lu quatre fables de La Fontaine, deux ou trois scènes de Racine ou de Corneille, qu’il croyait les avoir faites ; il était si voisin des idées de ces auteurs, que ce n’était qu’une réminiscence pour lui. Les uns trouvaient sa folie plaisante, d’autres s’indignaient d’une vanité aussi outrée. C’était l’homme d’Helvétius qui ne voyait rien au-dessus de son petit talent.


CHAPITRE XXIV.


Page 19S — Le hasard est le maître de tous les inventeurs.

Le maître ? dites le valet, car c’est lui qui les sert. Vous verrez que c’est le hasard qui conduisit Newton de la chute d’une poire au mouvement de la lune, et du mouvement de la lune au système de l’univers ; vous verrez que le hasard en aurait conduit un autre à la même découverte. Newton n’en pensait pas ainsi ; quand on lui demandait comment il y était arrivé, il répondait : À force de méditer… Et vous verrez que la méditation d’un autre aurait eu le même résultat ; et quand elle aurait produit le même résultat, vous verrez que tout homme eût été capable de méditer aussi profondément.

Ibid. — Il faut plus d’attention pour suivre la démonstration d’une vérité déjà connue que pour en découvrir une nouvelle.

Cela peut être vrai, cela peut être faux. Communément, un bon écolier entend en deux ou trois heures de réflexion ce qui en a coûté deux ou trois mois à l’inventeur épuisé de tentatives inutiles.

Mais quand il en serait toujours ainsi, que s’ensuivrait-il ? Que l’esprit d’invention est aussi grand dans l’auteur que dans son lecteur. Pense-t-il sérieusement qu’il soit aussi facile de suivre une page de son livre que d’en écrire une pareille ? lui qui passait une, deux, trois matinées à décomposer un mot et à arriver à un résultat de quatre lignes, d’autant plus claires qu’il avait employé plus de temps et de sagacité à les éclaircir.

Page 199. — Quelle misérable comparaison que celle des petites ruses d’une jeune fille, et des méditations d’un Archimède et d’un Galilée[74] ! On peut se payer soi-même cette monnaie-là, mais les autres ne s’en contentent pas.

Au reste, monsieur Helvétius, n’allez pas imaginer que j’accorde tout ce que je ne contredis pas.


NOTES.


Page 200. — Ils ne sont pas mélancoliques, parce qu’ils méditent.

Mais ils sont plus enclins que les autres à la méditation, parce qu’ils sont atteints de mélancolie.

La mélancolie est une habitude de tempérament avec laquelle on naît et que l’étude ne donne pas. Si l’étude la donnait, tous les hommes studieux en seraient attaqués, ce qui n’est pas vrai.

Ibid. — La gloire est le besoin de quelques-uns.

Si la gloire est leur besoin, ce ne sont donc plus ni les femmes, ni un bon lit, ni une bonne table, ni la richesse, ni les honneurs, ni aucune des voluptés sensuelles.

Triste ou gai, on est studieux, mais le caractère gai dissipe et distrait. Rabelais entre deux bouteilles oublie sa bibliothèque. À côté d’une jolie femme, la montre de Fontenelle ne marque plus l’heure[75]. Le mélancolique au contraire fuit la société, il n’est bien qu’avec lui-même, il aime la retraite et le silence, ce qui signifie presque, il pense et médite sans cesse.

Au sortir de la méditation, l’homme gai retrouve sa gaieté, et le mélancolique reste mélancolique.

Ibid. — Ce n’est communément ni la femme svelte, ni la femme replète que l’homme préfère ; s’il est jeune et pressé, c’est la femme facile. Si la fureur de jouir ne le promène plus, le je ne sais quoi qui l’enchaîne, à son insu, est l’image de quelque vertu dont il a le modèle dans son imagination, et qu’il trouve empreinte sur le front de la femme qu’il aime.

Page 205. — Je ne voudrais ni assurer ni nier que l’homme sauvage ait ou n’ait aucune idée de justice, et qu’il pût massacrer son semblable avec aussi peu de répugnance qu’il perce de sa flèche le cerf ou le taureau.

Je serais assez porté à croire que le sauvage qui enlève au sauvage la provision de fruits qu’il a faite, s’enfuit, et que par sa fuite il s’accuse lui-même d’injustice, tandis que le spolié, par sa colère et sa poursuite, lui fait le même reproche.

Les lois ne nous donnent pas les notions de justice ; il me semble qu’elles les supposent.

Au reste, cette question est une de celles auxquelles je voudrais avoir pensé plus longtemps avant que de prononcer.

Lorsque vous avez défini l’homme, vous avez dit que c’était un animal qui combine des idées. Quelles idées combine-t-il, si ce n’est celles de son repos, de son bonheur, de sa sécurité, idées très-voisines de la notion de justice ? Utilitas justi prope mater et æqui.

Si un homme seul était plus fort que tous les hommes qui l’entourent, peut-être vieillirait-il sans avoir d’autres idées claires que celles de la force et de la faiblesse ; mais il ne tarde pas à connaître le ressentiment, puisqu’il l’éprouve, et à savoir que la flèche qui le frappera par derrière traversera sa poitrine, l’étendra mort sur place, et que cette flèche peut partir de la main d’un enfant. Qu’en conclura-t-il ? Qu’il est dangereux de faire injure à l’enfant.

L’homme fort n’est pas un homme de bronze. S’il était de bronze, il ne serait plus de la même espèce que l’homme de chair ; et j’avoue qu’il n’y aurait plus de morale commune entre eux ; car la morale est fondée sur l’identité d’organisation, source des mêmes besoins, des mêmes peines, des mêmes plaisirs, des mêmes aversions, des mêmes désirs, des mêmes passions.

Polyphème n’était pas le semblable d’Ulysse ; il n’avait qu’un œil qu’Ulysse lui creva.

Dans presque tous les raisonnements de l’auteur, les prémisses sont vraies et les conséquences sont fausses, mais les prémisses sont pleines de finesse et de sagacité.

Il est difficile de trouver ses raisonnements satisfaisants, mais il est facile de rectifier ses inductions et de substituer la conclusion légitime à la conclusion erronée qui ne pèche communément que par trop de généralité. Il ne s’agit que de la restreindre.

Il dit : L’éducation fait tout. Dites : L’éducation fait beaucoup.

Il dit : L’organisation ne fait rien. Dites : L’organisation fait moins qu’on ne pense.

Il dit : Nos peines et nos plaisirs se résolvent toujours en peines et plaisirs sensuels. Dites : Assez souvent.

Il dit : Tous ceux qui entendent une vérité l’auraient pu découvrir. Dites : Quelques-uns.

Il dit : Il n’y a aucune vérité qui ne puisse être mise à la portée de tout le monde. Dites : Il y en a peu.

Il dit : L’intérêt supplée parfaitement au défaut de l’organisation. Dites : Plus ou moins, selon le défaut.

Il dit : Le hasard fait les hommes de génie. Dites : Il les place dans des circonstances heureuses.

Il dit : Il n’ a rien dont on ne vienne à bout avec de la contention d’esprit et du travail. Dites : On vient à bout de beaucoup de choses.

Il dit : L’instruction est la source unique de la différence entre les esprits. Dites : C’est une des principales.

Il dit : On ne fait rien d’un homme qu’on ne puisse faire d’un autre. Dites : Cela me semble quelquefois.

Il dit : L’influence du climat est nulle sur les esprits. Dites : On lui accorde trop.

Il dit : C’est la législation, le gouvernement qui rendent seuls un peuple stupide ou éclairé. Dites : Je l’accorde de la masse ; mais il y eut un Sâadi, de grands médecins, sous les califes.

Il dit : Le caractère dépend entièrement des circonstances. Dites : Je crois qu’elles le modifient.

Il dit : On fait à l’homme le tempérament qu’on lui veut ; et quel que soit celui qu’il a reçu de la nature, il n’en a ni plus ni moins d’aptitude au génie. Dites : Le tempérament n’est pas toujours un obstacle invincible aux progrès de l’esprit.

Il dit : Les femmes sont susceptibles de la même éducation que les hommes. Dites : On pourrait les élever mieux qu’on ne fait.

Il dit : Tout ce qui émane de l’homme se résout, en dernière analyse, à de la sensibilité physique. Dites : Comme condition, mais non comme motif.

Il dit : Il en coûte souvent plus pour entendre une démonstration que pour trouver une vérité. Dites : Mais cela ne prouve point l’égalité du génie.

Il dit : Tous les hommes communément bien organisés sont également propres à tout. Dites : À beaucoup de choses.

Il dit : L’échelle prétendue qui sépare les esprits est une chimère. Dites : Elle est peut-être moins longue qu’on ne l’imagine.

Et ainsi de toutes ses assertions, aucune qui soit ou absolument vraie ou absolument fausse.

Il fallait être bien entêté ou bien maladroit pour ne s’en être pas aperçu et n’avoir pas effacé des taches légères sur lesquelles l’envie des uns, la haine des autres appuiera sans mesure, et qui relégueront un ouvrage plein d’expérience, d’observations et de faits, dans la classe des systématiques, si justement décriés par l’auteur.

Pour tout lecteur impartial et sensé, avec ses défauts le livre d’Helvétius sera excellent. Il excitera de grands cris, parce que beaucoup d’hommes puissants y sont attaqués, parce que les hommes rares y sont relégués dans la classe commune d’où ils n’ont été tirés que par des circonstances peu flatteuses pour leur vanité ; mais ces cris dureront peu, parce que l’auteur est mort et qu’il faut renoncer à la douce satisfaction de le perdre, ce qui serait infailliblement arrivé, si l’ouvrage eût été publié de son vivant.

Je le jugeai trop sévèrement sur le manuscrit : cela ne me parut qu’une paraphrase assez insipide de quelques mauvaises lignes du livre de l’Esprit ; je le reléguai dans la classe de ces ouvrages médiocres dont la hardiesse faisait tout le mérite, et qui ne sortaient de l’obscurité que par la sentence du magistrat qui les condamnait au feu. J’ai changé d’avis ; je fais cas et très-grand cas de ce traité De l’Homme ; j’y reconnais toutes les sortes de mérite d’un bon littérateur et toutes les vertus qui caractérisent l’honnête homme et le bon citoyen. J’en recommande la lecture à mes compatriotes, mais surtout aux chefs de l’État, afin qu’ils connaissent une fois toute l’influence d’une bonne législation sur l’éclat et la félicité de l’empire, et la nécessité d’une meilleure éducation publique ; afin qu’ils se défassent d’une prévention qui ne montre que leur ineptie, c’est que le savant, le philosophe, n’est qu’un sujet factieux et ne serait qu’un mauvais ministre. Je la recommande aux parents, afin qu’ils ne désespèrent pas trop aisément de leurs enfants ; aux hommes vains de leurs talents, afin qu’ils sachent que la distance qui les sépare du commun de leurs semblables n’est pas aussi grande que leur orgueil se le persuade ; à tous les auteurs, afin qu’ils s’étonnent de l’étrange absurdité où peut être conduit un esprit d’une trempe qui n’était pas ordinaire, mais trop fortement occupé de son opinion, et qu’ils en deviennent plus circonspects.

Il y a des endroits où Helvétius chancelle, d’autres où la contradiction est si palpable, l’objection si forte, la réponse si faible, qu’il est difficile que l’auteur n’ait pas en quelque soupçon de son erreur. A-t-il été retenu par la mauvaise honte de se rétracter ? A-t-il voulu faire sensation et publier un ouvrage qui fût contredit et illustré par des critiques, même sensées ? A-t-il préféré d’avoir son coin séparé parmi les philosophes et par des opinions singulières, que d’être confondu dans la foule avec des vérités plus communes et des idées moins piquantes ?

Il est lui-même l’exemple d’un phénomène qu’il a remarqué ; c’est comment d’excellents esprits sont tombés et restés dans des erreurs palpables. Il leur suffisait d’en avoir été longtemps défenseurs. On ne convertit point celui qui a composé des in-folio sur une ineptie ; cet homme serait un héros dans son genre, s’il avait le courage de condamner au feu le travail de toute sa vie.

Un professeur en théologie trouva une réponse très-subtile à je ne sais quelle difficulté qui lui fut proposée contre la vérité de la religion ; et le voilà qui, d’incrédule qu’il était, devint croyant, précisément comme si cette objection même solidement résolue, il n’en restait plus à résoudre ; mais sa vanité était intéressée à la regarder comme la plus importante, et c’est ce qu’il fit. On retrouve à chaque pas la scène du maître de danse et du maître en fait d’armes, où nous allons rire tous les jours de nous-mêmes.

Il dit : La justesse de l’esprit dépend de la comparaison des idées et de l’attention avec laquelle on observe. Dites : Tout esprit n’est pas propre à comparer toutes idées ; tout esprit n’est pas capable d’attention.

Il dit : Poursuivez toujours le bonheur, ne l’atteignez jamais ; c’est sous peine de retomber dans l’ennui, en l’éprouvant fort inférieur à votre attente. Dites : Je sais bien que c’est à la peine à assaisonner le plaisir ; je sais que sa possession répond rarement à notre attente ; avec cela, monsieur Helvétius, je ne suivrai pas votre conseil : si la nature, le travail ou l’occasion m’offre le moyen d’être heureux, je le saisirai, je le saisirai vite, je ne craindrai pas de manquer de désirs. Je ne laisserai pas à mon imagination le temps de me surfaire une jouissance que je trouverais moins douce ; je tendrai mes bras au plaisir qui vient, mais je ne veux pas les tenir tendus trop longtemps, c’est une position qui fatigue. Je courrai après le plaisir qui s’éloigne, mais je ne m’excéderai pas, j’arriverais avec la lassitude et le dégoût. Illusions d’avare ou de coquette, sottes illusions, plate duperie ; aussi la coquette vieillit-elle avec douleur et regret, l’avare meurt-il désespéré.

Il dit : L’amour enhardit l’animal le plus faible. Dites : Oui, l’animal ; mais l’homme, l’homme tendre et délicat, il bégaye, il tremble, il se déconcerte, il ne sait ni ce qu’il dit, ni ce qu’il fait.

Il dit : C’est sur la tige de la douleur et du plaisir physiques que se recueillent toutes nos peines et tous nos plaisirs, et je révèle une grande vérité. Dites-lui : Mais cette grande vérité n’est pas générale. On demandait à Saint-Mard[76] où il avait pris tout le mal qu’il pensait de l’homme. En moi, répondit-il ; et sa réponse n’avait qu’un défaut, c’est de croire que tout le monde lui ressemblait.

Il dit : La grande mémoire est exclusive d’un grand esprit. Ajoutez : Mais la mémoire est une qualité de l’organisation ; un homme organisé de cette manière n’a donc pas la même aptitude naturelle à l’esprit et au génie qu’un autre homme, et la source de leur différence sera dans l’organisation ; il en sera de l’homme à grande mémoire et de l’homme à mémoire honnête comme du chien couchant et du lévrier : l’âme de l’un se porte tout entière à son nez, et l’âme de l’autre tout entière à ses yeux. Et voilà l’origine de la variété des esprits dans l’espèce humaine, et de la variété des instincts entre les animaux. Chaque être fait naturellement ce qu’il peut faire le mieux, avec le plus de plaisir et le moins de peine. Ajoutez : Vous avez oublié, monsieur Helvétius, qu’aucune organisation n’est exclusive d’aucun talent.

Il dit : L’homme de bonne société obtient peu d’estime, parce qu’il ne se rend point utile aux hommes. Dites : Et il les sauve de l’ennui. Un bon conteur est un homme très-essentiel où l’on s’ennuie beaucoup ; il y jouit d’une grande considération on le désire, on se l’arrache. C’est le rôle de l’abbé Makarty à Constantinople, où il s’était fait conteur comme on se fait barbier. Il avait beaucoup de pratiques, et vous n’en devez pas être surpris, si vous vous rappelez ce que vous avez dit de l’ennui.

Il dit : À quoi sert une grande mémoire ? Dites : À exclure le génie. Ce n’est pas moi, c’est vous qui le prétendez ; d’où il arrive que vous répondez juste à l’objection qu’on ne vous fait pas, et que vous en levez une à laquelle vous ne répondrez jamais. C’est que l’homme à grande mémoire a trop de la même couleur brune sur sa palette, trop de pente à l’employer, et qu’il peint noir ou gris.

Il dit : Ne nous plaignez pas du trop peu de mémoire. Dites : Mais si je me plains du trop qui me raye de la classe des hommes à talent, vous me le permettrez.

Il dit : Les Sapho, les Hypathie, les Catherine furent des femmes de génie. Ajoutez : Et de ce petit nombre j’en conclurai une égale aptitude au génie dans l’un et dans l’autre sexe, et qu’une hirondelle fait le printemps. Il dit : Les hommes ont été grands dans tous les recoins de terre où ils n’ont éprouvé aucune influence étrangère qui les ait rapetissés. Dites : Également grands, je n’en crois rien.

Il dit : La nature de l’esprit consiste à observer des rapports. Ajoutez : Je le veux ; mais est-ce l’oreille qui observe et compare des rapports ? Non. Est-ce l’œil qui observe et compare des rapports ? Non. Ils reçoivent des impressions, mais c’est ailleurs que la comparaison s’en fait. Cette opération n’est d’aucun des sens, à qui appartient-elle donc ? Au cerveau, je crois. À quoi bon avoir fait le procès aux sens, si vous ne démontrez pas qu’on peut tout avec un cerveau communément bien organisé ? Quoi, un vaisseau de la tête un peu plus ou moins dilaté, un de ses os un peu plus ou un peu moins enfoncé, le plus faible embarras de circulation dans le cervelet, un fluide un peu trop ou pas assez fluide, une petite piqûre dans la pie-mère rend un homme stupide ; et la conformation totale de la boîte osseuse et du fromage mou qu’elle renferme et des nerfs qui y sont implantés ne fera quoi que ce soit aux opérations de l’esprit ! Je crains bien que vous n’ayez négligé dans votre calcul les deux principaux ressorts de la machine, la cervelle et le diaphragme.

Il dit : Que m’importe la diversité de l’organisation ? Il me suffit qu’elle préexiste, même à la naissance. Dites : Oui, cela suffit pour que vous ayez tort et que votre conclusion soit fausse. Ces causes naissent différentes et n’en sont pas moins également capables des mêmes effets ; cela ne se conçoit pas.

Il dit : L’usage des mauvaises eaux, des aliments grossiers, des appétits désordonnés ne font rien à l’esprit. Ajoutez : Bien qu’ils abrutissent l’homme à la longue ? Ni le climat, quoique ce soit une cause dont l’effet ne cesse point ? Ni le local, quoique l’homme de la montagne soit vif et nerveux, et l’homme de la plaine pesant et replet. Dites : Si la fraîcheur des organes ne produit pas les beaux ouvrages, leur caducité produit bien les mauvais. Mais est-ce qu’il n’y a pas des enfants vieux et des vieillards jeunes ? Quelle égalité raisonnable établirez-vous entre les uns et les autres ? Comment ferez-vous mouvoir cette aube[77] immense, que le volume énorme des eaux accélérées du torrent meut à peine, par le filet d’eau de ce ruisseau ?

Il dit : Le Voltaire de trente ans et le Voltaire de soixante ont également d’esprit. Dites : Où avez-vous pris cela ? Le Voltaire de soixante ans est le perroquet du Voltaire de trente, et voilà ce qui vous en impose. Le vieillard ne s’enrichit plus, il vit de son bien, sa récolte est faite, ses greniers sont pleins. Son champ peut à présent devenir stérile, sans qu’il y paraisse au retranchement de sa dépense.

Il dit : On ne peut pas avoir été soi et un autre. Ajoutez : Il faudrait donc s’en rapporter un peu à ce qu’un autre nous dit de lui.

Il dit : Pourquoi l’heureuse disposition de nature ne contrebalance-t-elle pas dans l’amateur le petit degré d’attention de plus que le maître donne à son art ? Dites ironiquement : Le petit degré d’attention ? Mais l’art est l’amusement de l’amateur, et la fatigue journalière de toute la vie de l’artiste ; et vous appelez cela un petit degré d’attention de plus ?

Il dit : La jouissance d’une belle femme peut porter dans l’âme de mon voisin plus d’ivresse que dans la mienne ; mais cette jouissance est pour moi comme pour lui le plus vif des plaisirs. Dites (et Dieu veuille toutefois que ce ne soit pas d’après votre expérience) qu’il y a des plaisirs qui piquent infiniment plus son voisin que la jouissance d’une belle femme. Dites que ce qu’il peut dire de lui, il ne faut pas le dire de son voisin, qui est un avare qui ne tirerait pas vingt louis de son coffre-fort pour coucher avec la belle Mme Helvétius.

Chacun a sa sorte d’intérêt, et sa violence n’est pas moins variable dans chaque individu que sa nature. Il y en a qui préfèrent le reposa toutes les jouissances qu’on n’obtient que par des soins. Qu’attendre de celui qui a mis son bonheur dans la paresse ? Niez-vous l’existence des vrais paresseux ? Nous le sommes tous par intervalles, et il y a des hommes nés las.

Il dit qu’il est étonnant que des hommes s’occupent sérieusement de tours et d’arts futiles. Dites qu’il ne faut pas s’étonner que quelques-uns s’occupent de ce qui en amuse un grand nombre d’autres. Chez les Romains, le peuple quittait les pièces de Térence pour des sauteurs, des funambules et autres bateleurs de cette espèce. Le poëte qui s’en plaignait avait raison ; le philosophe qui en eût été surpris, aurait mal connu le peuple.

Il dit qu’il veut détruire le merveilleux et non le mérite de l’esprit. Dites qu’on ne détruit point le merveilleux d’une chose utile, grande et rare par quelque cause que ce puisse être.

Si Helvétius avait eu autant de justesse que d’esprit et de sagacité, combien de choses fines et vraies il n’aurait pas dites ! Il est heureux qu’il se soit trompé. Il y a toujours quelque chose à apprendre dans les ouvrages des hommes à paradoxe, tels que lui et Rousseau ; et j’aime mieux leur déraison qui me fait penser, que des vérités communes qui ne m’intéressent point. S’ils ne me font pas changer d’avis, presque toujours ils tempèrent la témérité de mes assertions.

Il dit : Le mot esprit juste comprend dans sa signification étendue toutes les différentes sortes d’esprit. Ajoutez, vous : Est-ce qu’il y a différentes sortes d’esprit ? Vous ne pouvez le nier sans contredire l’expérience, ni l’accorder sans renoncer à vos principes. Il y a des esprits vifs, des esprits lourds, mais ou ces instruments différents sont capables ou ils sont incapables des mêmes ouvrages. Quidquid dixeris, argumentabor.

Il dit : Les jansénistes disaient que les jésuites avaient introduit le plaisir dans un ballet, et que pour le rendre plus piquant ils l’avaient mis en culotte[78] ; il faut rendre justice aux jésuites, cette accusation est fausse. Dites, vous : Il faut rendre justice aux jésuites, cette accusation est vraie, et je le prouve : c’est que les jésuites sont hommes et qu’ils n’ont aucun commerce avec les femmes. Cette raison est démonstrative dans les principes d’Helvétius.

Il dit : Les mots une fois bien définis, une question est résolue presque aussitôt que proposée. Dites : Les mots sont bien définis entre cet auteur et moi, et c’est par cette raison même que nous ne sommes pas d’accord.

— Mais alors la question est d’expérience et de fait, et quand on en est là, on est converti.

— Nullement ; la querelle n’a fait que changer d’objet, et la difficulté s’accroît à tel point que quelques hommes sensés ont prétendu que les faits ne prouvaient rien, tant on avait de peine à les constater et à les appliquer précisément à la question.

Il dit : Un ouvrage où l’on fixerait la véritable signification des mots ne peut s’exécuter que chez un peuple libre. J’en ai eu la pensée, et c’est moins le courage que le talent qui m’a manqué. Dites : Ce dictionnaire bien fait terminerait bien des disputes, mais non toutes. Les géomètres en ont entre eux, elles subsistent depuis longtemps, et je ne sais quand elles finiront.

Il dit : Il ne faut rien avancer sans s’appuyer de l’expérience. Dites : Cela est juste ; mais la contemplation étant sédentaire et l’expérience agitée, c’est-à-dire qu’il faut être ou Aristote, ou Newton, ou Galilée, ce que tout homme communément bien organisé peut être.

Je ne sais comment l’auteur, qui sait tant de bons mots, ne s’est pas rappelé celui-ci : on a dit qu’une épigramme heureuse était une bonne fortune, mais qui n’arrivait presque jamais qu’à un homme d’esprit.

Combien d’inventeurs, et quelle pauvre gloire à l’être, si le mérite n’en était dû qu’au hasard, à l’intérêt, au désir ou à l’instruction !

Il dit : Les plus honnêtes gens ne sont pas ceux qui reconnaissent dans l’homme le plus de vertu. Dites franchement à l’auteur : Je ne suis pas de votre avis. Dites qu’il est des actions difficiles dont on aurait tort de se croire capable avant que de les avoir faites. Dites que Codrus, interrogé longtemps avant son étonnant sacrifice, aurait pensé de lui comme vous pensez de vous.

On peut se promettre un courage qu’on ne se retrouve pas, une vertu qui nous abandonne au moment.

On peut se croire incapable d’un crime qu’on commet, et capable d’une grande action qu’on ne fait pas.

L’homme enivré de l’attente d’un bonheur éternel, s’ignore lui-même et fléchit le genou devant les idoles qu’il bravait au fond de son cœur, mais loin du chevalet[79].

Ne pensons ni trop bien ni trop mal de nous, sans y être autorisés par des épreuves réitérées, attendons le dernier moment pour prononcer sur notre sort et sur notre vertu.

Mme Makaley[80] disait que jamais la vue d’un despote ou d’un prince n’avait souillé la pureté de ses regards. Mme Makaley avait vu son roi.

Il dit que des expériences sans nombre prouvent que partout les hommes sont essentiellement les mêmes. Dites que s’il parle d’une société d’hommes policés et libres comparée à une autre société d’hommes policés et libres, peu s’en faut que cela ne soit vrai ; que s’il veut dire que partout un homme est un homme et non pas un cheval, c’est une platitude ; et que s’il entend par là que dans une société quelconque un homme en vaut essentiellement un autre, c’est une erreur. La définition de l’homme et de l’homme d’esprit n’étant pas la même, et toute définition contenant deux idées, dont l’une est le genre prochain et l’autre la différence spécifique ou essentielle, l’homme d’esprit est essentiellement différent de l’homme, et aussi essentiellement différent que l’homme l’est de la bête.

L’organisation bonne ou mauvaise constitue entre les hommes une différence que rien peut-être ne saurait réparer. Les anatomistes, les médecins, les physiologistes vous le démontreront par un nombre infini de phénomènes : ouvrez leurs ouvrages, et vous verrez que ce ressort, quel qu’il soit, de toutes nos opérations intellectuelles souffre d’une manière presque miraculeuse de la moindre altération qui survient dans le reste de la machine ; vous verrez un léger accès de fièvre ou donner de l’esprit ou rendre stupide. N’avez-vous jamais eu le mal de tête ? Vous n’avez pas dit un mot des fous ; cependant la folie est un phénomène qui, bien considéré, vous aurait conduit à d’autres résultats que les vôtres. On voit, on entend, on flaire, on goûte, on touche aussi finement aux Petites-Maisons que dans votre cabinet de la rue Sainte-Anne, mais on y raisonne bien diversement. Que ne vous en demandiez-vous la raison ? Cette question, si vous vous l’étiez faite, aurait ajouté plus d’un chapitre essentiel à votre ouvrage ; peut-être vous aurait-elle mené à la vraie cause de la différence des esprits, et engagé dans la recherche des moyens, s’il y en a, de réparer le vice d’un organe principal, de ce miroir sentant, pensant, jugeant, terne, obscurci, brisé, à la décision duquel toutes nos sensations sont soumises. Vous persuaderez-vous aisément que dans une machine telle que l’homme, où tout est si étroitement lié, où tous les organes agissent et réagissent les uns sur les autres, une de ses parties, solide ou fluide, puisse être viciée impunément pour les autres ? Vous persuaderez-vous bonnement que la nature des humeurs, du sang, de la lymphe, la capacité des vaisseaux de tout le corps, le système des glandes et des nerfs, la dure-mère, la pie-mère, la condition des intestins, du cœur, des poumons, du diaphragme, des reins, de la vessie, des parties de la génération, puisse varier sans conséquence pour le cerveau et le cervelet ? Vous vous le persuaderez, tandis que le tiraillement d’une fibre suffit pour susciter des spasmes effrayants ; le ralentissement ou l’accélération du sang pour amener le délire et la léthargie ; la perte inconsidérée de quelques gouttes de sperme pour affaiblir ou accroître l’activité ; la suspension ou l’embarras d’une sécrétion pour jeter dans un malaise continu ; l’amputation ou le froissement de deux glandes qui semblent n’avoir aucun rapport avec les fonctions intellectuelles pour donner de la voix ou la conserver et ôter l’énergie, le courage, et presque métamorphoser un sexe en un autre ? Vous ne penserez donc pas qu’il ne naît presque aucun homme sans quelques-uns de ces défauts d’organisation, ou que le temps, le régime, les exercices, les peines, les plaisirs, ne tardent pas à les introduire en nous ; et vous persisterez dans l’opinion ou que la tête n’en sera pas affectée, ou que cette affection sera sans conséquence pour la combinaison des idées, pour l’attention, pour la raison et pour le jugement. Jugez à présent combien vous êtes resté loin de la solution du problème que vous vous êtes proposé ; jugez de la force que mon objection prendrait dans la bouche d’un médecin instruit qui la fortifierait de ses connaissances spéculatives et pratiques.

Lorsque vous avez demandé que l’homme, pour être également propre à toutes les opérations de l’esprit, fût communément bien organisé, vous avez fait la plus vague, la plus inintelligible, la plus indéterminée des demandes, puisque vous n’avez jamais pu y faire entrer la condition du cervelet, ni la condition du cerveau, ni celle du diaphragme, ni celle d’aucune des autres parties du corps. Tel homme me présente aujourd’hui les plus belles couleurs, de l’embonpoint, un œil vif, une constitution athlétique, et demain l’on m’apprend sa mort ; tel autre, faible, délicat, pâle, maigre, exténué, me paraît avoir un pied dans la fosse, et vit de longues années, sans se plaindre d’aucune infirmité.

Page 225. — Tout homme accoutumé aux finesses de la chicane, remonte difficilement aux premiers principes des lois.

Dites tout homme en général, et ne regrettez pas la perte de ceux que l’habitude des formes du palais et les subtilités de la chicane ont emmaillottés. Débarrassez-les de ces langes, ils ne seront plus chicaneurs, sans en devenir plus grands publicistes ; ils ne seront rien.

S’ils avaient eu quelque élévation dans l’âme, quelque étendue dans l’esprit, quelque sentiment du bien général, ou ils n’auraient pas embrassé le métier de chicaneur, ou ils s’en seraient dégoûtés.

Si l’araignée ne cesse point de tendre des toiles, c’est qu’elle est une araignée.

On naît fort ou faible. Tout étant égal d’ailleurs, l’homme né fort est moins enclin à la justice qui lie les bras nerveux, que le faible qu’elle protège et dont elle fait toute la force.

Mais si la force se joint à un sentiment profond de justice, de ces deux éléments contradictoires naîtra l’héroïsme.

J’ai fait cette réflexion pour montrer que l’amour ou l’antipathie pour certaines vertus avait sa source dans l’organisation.

Sans doute un homme en qui les fluides sont acres, caustiques et brûlants, les réservoirs de la semence vastes et profonds, les fibres qui tapissent le canal de l’urètre très-sensibles, le mouvement organique des parties de la génération fréquent, rapide et tenace, pourra pratiquer la continence ; mais l’exercice constant de cette vertu lui sera-t-il aussi facile, s’il vit sous un climat chaud, s’il se nourrit d’aliments succulents, s’il s’abreuve de vins délicieux, qu’à celui en qui les liqueurs sont indolentes, les sécrétions faibles, la fibre molle, et qui vit sous une atmosphère pluvieuse, qui observe un régime frugal, qui ne mange que des racines et qui ne s’abreuve que de nénufar ?

Concluez donc qu’il est une organisation, un régime, un climat peu propre à certaines vertus, très-favorable à certains vices, et que ces mêmes causes, qui ont tant d’influence sur le tempérament et sur le caractère, n’en ont guère moins sur les qualités de l’esprit.


SECTION III.


SECONDE PARTIE DU PREMIER VOLUME.


Le hasard cause de l’inégalité de l’esprit ; le désir cause de la supériorité d’un homme sur un autre ; toute découverte, toute idée neuve, faveurs du hasard. Voilà bien des propositions générales hasardées.

Un homme s’occupe de physique, d’anatomie, de mathématiques, d’histoire : la suite de quelques-unes de ses études le conduit à une conjecture que l’expérience justifie : et l’auteur appelle cela un hasard.

Descartes, algébriste et géomètre, s’aperçoit que les signes de l’algèbre peuvent également représenter des nombres, des lignes, des surfaces et des solides, et que l’expression d’une vérité algébrique peut se rendre ou traduire en figures : il invente l’application de l’algèbre à la géométrie ; et l’auteur appelle cela un hasard.

Leibnitz et Newton imaginent en même temps que les signes de l’algèbre peuvent également exprimer le rapport de deux quantités finies, ou le rapport évanouissant de ces deux quantités, et ils publient la méthode du calcul différentiel et intégral ; et l’auteur appelle cela un hasard.

Newton assis dans un jardin voit des fruits se détacher de l’arbre et tomber ; il réfléchit à la cause de la pesanteur, et il soupçonne que la force qui précipite les graves vers le rentre de la terre, retient les corps célestes dans leurs orbites : il compare cette idée avec les observations astronomiques, et il découvre la loi de l’univers ; et l’auteur appelle cela un hasard.

Galilée voit tomber les corps, il s’aperçoit que leur vitesse s’accroît à chaque instant : il cherche par l’expérience quelle est la loi de cette accélération, et il découvre que les espaces parcourus dans des temps égaux sont comme la suite des nombres impairs ; et l’auteur appelle cela un hasard.

Rœmer présume que la vitesse de la lumière n’est pas instantanée ; il cherche dans les tables les temps de l’immersion et de l’émersion d’un satellite de Jupiter ; il observe et s’aperçoit que le satellite se voit encore lorsqu’il devrait être caché derrière la planète, et qu’on ne le voit pas encore lorsqu’il devrait en être sorti : d’où il conclut que la différence de l’immersion ou de l’émersion à l’apparition ou la disparition du satellite, est la durée précise que la lumière emploie à parcourir l’espace du satellite ou de Jupiter jusqu’à la terre ; et l’auteur appelle cela un hasard.

Et comme les hasards sont faits également pour tous les hommes communément bien organisés, l’auteur conclut de là l’égalité des esprits : une méthode pour faire des gens de génie. En vérité cela fait pitié.

Dites-lui : C’est la nature, c’est l’organisation, ce sont des causes purement physiques qui préparent l’homme de génie ; ce sont des causes morales qui le font éclore ; c’est une étude assidue, ce sont des connaissances acquises qui le conduisent à des conjectures heureuses ; ce sont ces conjectures vérifiées par l’expérience qui l’immortalisent. Il vous répondra : Moi, je ne vois dans tout cela qu’un enchaînement de hasards, dont le premier est son existence et le dernier sa découverte ; et il n’y a point d’hommes communément bien organisés qui n’aient apporté en naissant l’aptitude au même sort et à la même illustration.

Cette vision me console et doit en consoler bien d’autres ; car quel est l’homme assez insensé pour être humilié d’une prédilection du hasard ? Quel est l’homme qui ne puisse se regarder comme un homme de génie, si le hasard le veut ? Helvétius, vous souriez, et pourquoi souriez-vous ? Je ne suis pas communément bien, je suis bien organisé ; j’ai du sens, j’ai des connaissances, j’ai l’habitude de la méditation. Je ne demanderais pas mieux que de jouir d’une grande considération pendant ma vie et que de laisser un nom illustre après ma mort ; un violent désir de découvrir, d’inventer, interrompt mon sommeil pendant la nuit, me poursuit pendant le jour ; il ne me manque qu’un heureux hasard, je l’attends ; il est vrai que c’est depuis environ cinquante ans, sans qu’il soit venu ; mais qui vous a dit qu’il ne viendrait pas ?… Vous souriez encore, et vous avez raison.

S’il arrive à quelque autre qu’à un D’Alembert, à un La Grange, à un Euler, ou quelque autre géomètre de la même force de perfectionner le calcul des fluxions, je jure de croire à Helvétius et à son hasard ; mais je ne risque rien.


CHAPITRE I.


Page 2. — Notre mémoire est le creuset des souffleurs[81].

Oui, mais jetez dans un creuset, sans choix et sans projet, des matières diverses prises au hasard ; et sur un essai qui vous rendra quelque chose d’utile, cent fois, mille fois vous aurez perdu votre creuset, votre temps, vos ingrédients et votre charbon.


CHAPITRE II.


Ibid. — Une vérité entièrement inconnue ne peut être l’objet de ma méditation.

On ne pense pas à ce qu’on ne connaît point, cela est évident ; mais on connaît dans toute science et dans tout art ce qu’il y a de fait, ce qui reste à faire, les obstacles à surmonter, les avantages à percevoir, l’honneur à recueillir, et l’on part de là pour méditer et tenter des expériences. Que le hasard a-t-il à démêler là dedans ?

Ibid. — Lorsque j’entrevois une vérité elle est déjà découverte.

C’est l’occupation habituelle de mon état qui me ramène sans cesse sur les découvertes à faire pour le mener à sa perfection. En rêvant aux différents moyens de résoudre avec succès quelques-uns de ces problèmes, il s’en présente un à mon esprit, et ce moyen est l’effet de quelques faces nouvelles sous lesquelles j’ai comparé mon objet : il peut être bon ou mauvais, je l’essaye. Voilà ce qu’Helvétius entend apparemment par entrevoir une vérité. Mais qu’entrevoit-on quand on conjecture, quand on ignore le terme de sa route, quand la vérité cherchée est à l’extrémité de cette route, quand, tortueuse ou droite, on est incertain si l’on pourra la suivre jusqu’au bout, quand en la suivant jusqu’au bout on n’y rencontre qu’une illusion, son fantôme ?

En se désabusant d’un moyen trompeur, il arrive quelquefois qu’on en imagine un autre qu’on croit plus solide et qui ne l’est pas davantage ; un troisième qui séduit, et qu’à l’essai on reconnaît aussi infructueux que les précédents, et ainsi pendant de longues années, jusqu’à ce qu’on réussisse ou qu’on meure à la peine.

Voilà ce que j’appelle l’histoire des erreurs ou des découvertes ; et la première, de nulle utilité pour la science, montrerait souvent plus de sagacité de la part de l’inventeur.

La fable a caché la Vérité au fond d’un puits si profond, qu’il n’est pas donné à tous les yeux de l’y apercevoir. J’appuie le philosophe sur les bords de ce puits ; il regarde : d’abord il n’aperçoit que des ténèbres ; peu à peu ces ténèbres semblent perdre de leur épaisseur ; il croit entrevoir la Vérité : son cœur en tressaillit de joie, mais bientôt il reconnaît son erreur, ce qu’il a pris pour la Vérité ne l’était pas. Son âme se flétrit, mais cependant il ne se décourage pas ; il frotte ses yeux, il redouble de contention ; il vient un moment où il s’écrie avec transport : C’est elle !… et ce l’est en effet, ou ce ne l’est pas. Il ne la cherche pas à l’aventure ; ce n’est point un aveugle qui tâtonne, c’est un homme clairvoyant qui a longtemps réfléchi sur la meilleure manière d’user de ses yeux selon les différentes circonstances. Il essaye ces méthodes ; et lorsqu’il s’est bien convaincu de leur insuffisance, que fait-il ? il en cherche d’autres. Alors il ne regarde plus au fond du puits, il regarde en lui-même ; c’est là qu’il se promet de découvrir et les différentes manières dont on peut se cacher dans un puits, et les ruses différentes dont on peut user pour en faire sortir la Vérité qui s’y est retirée.

D’où l’on voit que ce n’est point au hasard que l’on doit sa première tentative, mais à la connaissance des imperfections de son art, connaissance qu’on tient de l’étude ; et que ce n’est pas plus au hasard qu’il faut attribuer les moyens de la découverte que la découverte elle-même.

Rien ne se fait par saut dans la nature[82] et l’éclair subit et rapide qui passe dans l’esprit tient à un phénomène antérieur avec lequel on en reconnaîtrait la liaison, si l’on n’était pas infiniment plus pressé de jouir de sa lueur que d’en rechercher la cause. L’idée féconde, quelque bizarre qu’elle soit, quelque fortuite qu’elle paraisse, ne ressemble point du tout à la pierre qui se détache du toit et qui tombe sur une tête. La pierre frapperait indistinctement toute tête également exposée à sa chute. Il n’en est pas ainsi de l’idée ; et il n’est pas indifférent à Fontaine[83], qui s’occupe de la perfection des nouveaux calculs, de rencontrer D’Alembert ou Clairaut, ou quelque autre géomètre. Un passant ne dit point à un autre passant : Vous m’avez volé ma pierre… et tous les jours j’entends un savant dire à un autre : Vous m’avez volé mon idée. Combien il en tombe qui ne rencontrent point de tête !

Assurément, c’est à la chaleur d’une conversation, à une dispute, une lecture, un mot, qu’on doit quelquefois le premier soupçon d’une vérité ; mais à qui ce soupçon vient-il ? À tous les hommes communément bien organisés. Par combien de préliminaires il a été préparé !

Page 2. — Lorsque j’entrevois une vérité inconnue elle est déjà découverte.

L’auteur n’a pas considéré que tout se tient dans l’entendement humain ainsi que dans l’univers, et que l’idée la plus disparate qui semble venir étourdiment croiser ma méditation actuelle, a son fil très-délié qui la lie soit à l’idée qui m’occupe, soit à quelque phénomène qui se passe au dedans ou au dehors de moi ; qu’avec un peu d’attention je démêlerais ce fil et reconnaîtrais la cause du rapprochement subit et du point de contact de l’idée présente et de l’idée survenue, et que la petite secousse qui réveille l’insecte tapi à une grande distance dans un recoin obscur de l’appartement et l’accélère près de moi, est aussi nécessaire que la conséquence la plus immédiate aux deux prémisses du syllogisme le plus serré ; par conséquent que tout est hasard ou rien ; et que, soit dans le cours des événements de notre vie, soit dans la longue suite de nos études, en revenant de plus en plus en arrière, on ne manque jamais d’arriver à un fait imprévu, à une circonstance futile, à un incident en apparence le plus indifférent et peut-être en réalité, parce que l’impulsion qui ne nous serait pas venue par ce choc nous aurait été donnée par un autre. Si c’est là ce qu’on a voulu dire, cela n’en valait pas la peine ; si c’est autre chose, cela n’a pas le sens commun. Dans l’homme qui réfléchit, enchaînement nécessaire d’idées ; dans l’homme attaché à telle ou telle profession, enchaînement nécessaire de telles ou telles idées. Dans l’homme qui agit, enchaînement d’incidents dont le plus insignifiant est aussi contraint que le lever du soleil. Double nécessité propre à l’individu, destinée ourdie depuis l’origine des temps jusqu’au moment où je suis ; et c’est l’oubli momentané de ces principes dont on est imbu qui parsème un ouvrage de contradictions. On est fataliste, et à chaque instant on pense, on parle, on écrit comme si l’on persévérait dans le préjugé de la liberté, préjugé dont on a été bercé, qui a institué la langue vulgaire qu’on a balbutiée et dont on continue de se servir, sans s’apercevoir qu’elle ne convient plus à nos opinions. On est devenu philosophe dans ses systèmes et l’on reste peuple dans son propos.

Tout s’est fait en nous parce que nous sommes nous, toujours nous, et pas une minute les mêmes.

Page 3. — Or, si nous sommes redevables au hasard de ces premiers soupçons, et par conséquent de ces découvertes, peut-on assurer que nous ne lui devions pas encore le moyen de les étendre et de les perfectionner ?

Et quand j’accorderais l’un et que je nierais l’autre ; quand je prétendrais, pour me servir de votre mot, qu’il y a infiniment plus de hasard dans l’invention que dans la perfection, aurais-je si grand tort ? L’invention a quelquefois l’air de tomber du ciel ; la perfection semble plus réfléchie et tenir davantage à une perpétuité des efforts d’un homme surajoutés aux efforts d’un prédécesseur, d’un autre, d’un troisième prédécesseur, qui tous se sont relayés dans le transport du fardeau.

Autant d’Ixions qui sont venus successivement s’attacher sur la même roue, autant de Prométhées et autant de vautours qui les déchiraient.

Il y a des expériences fortuites, il n’en faut pas douter ; mais à qui doivent-elles se présenter de préférence ? À l’homme du métier. Entre les mains de qui doivent-elles être fécondes ? Entre les mains de l’homme instruit.

C’est l’utilité plus ou moins générale, et non le degré de sagacité de l’inventeur qui donne de l’éclat à l’invention.

Helvétius le dit, et je le prouve. Qu’un géomètre marque trois points sur le papier : qu’il suppose une certaine loi d’attraction entre ces trois points et qu’il cherche leurs mouvements ; sa solution ne sera qu’un effort dont la sensation ne s’étendra guère au delà d’une des salles de l’Académie. Mais au moment où il a dit : L’un de ces points est la Terre, l’autre la Lune, et le troisième le Soleil… l’Univers retentit de son nom[84].

Page 3. — Il est des méthodes sûres pour former des savants : il n’en est point pour former des hommes de génie.

Si Helvétius y avait bien regardé, il aurait vu que celui qui a reçu l’aptitude à la science ne doit pas moins son érudition au hasard que celui qui a reçu de la nature l’aptitude ou l’organisation du génie ne lui doit ses découvertes.

Il aurait vu qu’il n’y a pas plus ni pas moins de méthode pour faire un érudit que pour faire un homme de génie, sans présupposer une organisation propre à chacun de ses états.

Il aurait vu que cette organisation présupposée, les honneurs, les récompenses multiplieront sans nombre ces sortes de joueurs et ces événements heureux que l’auteur appelle des hasards.

Il aurait vu que, sans cette organisation présupposée, tous les moyens imaginables auraient été stériles.

En quoi consiste donc l’importance de l’éducation ? Ce n’est point du tout de faire du premier enfant communément bien organisé ce qu’il plaît à ses parents d’en faire, mais de l’appliquer constamment à la chose à laquelle il est propre : à l’érudition, s’il est doué d’une grande mémoire ; à la géométrie, s’il combine facilement des nombres et des espaces ; à la poésie, si on lui reconnaît de la chaleur et de l’imagination ; et ainsi des autres sciences : et que le premier chapitre d’un bon traité d’éducation doit être de la manière de connaître les dispositions naturelles de l’enfant.


CHAPITRE III.


Page 6. — L’inégalité des esprits vient moins du partage trop inégal des dons du hasard que de l’indifférence avec laquelle on les reçoit.

— Et cette différence, d’où vient-elle ?

— De la différence d’attention.

— Et cette attention différente ?

— De l’intérêt.

— Et l’intérêt ?

— De l’instruction.

— Mais l’instruction ne donne point l’intérêt ; elle le détruit quelquefois.

— Dans l’instruction je fais entrer toutes les sortes d’encouragements.

— Mais il y a mille exemples d’enfants encouragés par tous les moyens possibles dont on n’a rien fait, et d’autres découragés par tous les moyens possibles de la chose qu’ils ont faite, tantôt bien, tantôt mal ou médiocrement, en dépit de tous les obstacles qu’on leur a suscités.

Il y a je ne sais quoi de louche dans le commencement de ce IIIe chapitre. Est-ce ma faute ou celle de l’auteur ? Je n’en sais rien. Helvétius dit : « Si presque tous les objets considérés avec attention ne renfermaient point en eux la semence de quelque découverte ; si le hasard ne partageait pas à peu près également ses dons et n’offrait point à tous des objets de la comparaison desquels il pût résulter des idées grandes et neuves, l’esprit serait presque en entier le don du hasard. » J’entendrais mieux, ce me semble, s’il avait dit : « Si le hasard partageait également ses dons, s’il offrait à tous, etc. »

On reçoit avec indifférence les dons du hasard.

Voilà une façon de s’exprimer bien singulière ; on dirait que l’art des découvertes est un jeu où l’on perd par sa faute, et que le valet de Newton ait eu grand tort de laisser aller à son maître la chance des expériences sur la lumière.

Helvétius dit : C’est le hasard qui fait qu’un auteur pense à telle ou telle matière.

Dites, vous : C’est qu’il est ou géomètre ou métaphysicien, ou mécanicien. C’est son métier.

Helvétius dit : C’est le hasard qui fixe les regards de l’auteur sur tel ou tel point de la science ou de l’art.

Dites, vous : Rien n’est plus naturel et plus ordinaire que de s’attacher aux endroits où les efforts de nos prédécesseurs se sont arrêtés, et que de partir de là pour faire un pas en avant.

Un hasard, ce serait le cas où Vaucanson s’occuperait d’un éloge, et Thomas d’une machine.

Allez chez D’Alembert ou chez Fontaine, et vous les trouverez occupés à perfectionner le calcul intégral, à chercher le moyen de sommer absolument, ou par quelque prompte et facile approximation, une équation d’une forme rénitente. Allez chez Bezout, et demandez-lui ce qu’il fait, il vous dira qu’il est tourmenté de la solution générale des équations de tous les degrés.

Helvétius dit que c’est par hasard qu’on trouve la chose qu’on cherche.

Dites, vous, que la tentation est toujours précédée d’une certaine suite de raisonnements ou d’idées systématiques à vérifier par l’expérience.

Le seul hasard qu’il y ait entre deux hommes à peu près également habiles, c’est que l’un, mieux conduit que l’autre, découvre ce qu’ils étaient également capables de découvrir tous les deux. Pierre court aussi bien que Jean, mais Jean l’a malheureusement gagné de vitesse.

Lorsqu’on demanda à Newton comment il avait découvert le système du monde, il ne répondit point : par hasard ; mais il répondit : en y pensant beaucoup. Un autre aurait ajouté : et qu’il était lui.

Je sais, comme Bezout, où les progrès de l’analyse se sont arrêtés ; mais si nous nous occupons ensemble du même problème, il y a mille à parier contre un que c’est lui qui le résoudra, quand il s’agirait de ma vie et que j’y donnerais mille fois plus d’attention que lui.

Helvétius dit : Il n’est point d’homme animé du désir ardent de la gloire qui ne se distingue toujours plus ou moins dans l’art ou la science qu’il cultive… Laissez-le dire, cela n’est pas vrai ; il parle contre l’expérience.

Helvétius dit : Entre deux hommes également jaloux de s’illustrer, c’est le hasard qui décide… Laissez-le dire ; cette jalousie peut agiter l’inepte plus violemment que l’homme de génie ; et : « Je voudrais bien faire une belle découverte, » est le propos très-ordinaire d’un sot.

Helvétius dit : Le hasard préside encore au choix des objets… Laissez-le dire. Chacun est à son métier, tous ont les yeux tournés vers le même côté. L’un voit, parce qu’il a de bons yeux et que son regard s’adresse juste ; l’autre ne voit pas, ou parce qu’il a de mauvais yeux ou qu’il regarde à côté. Et le moment où le premier voit le mieux, ce n’est pas toujours celui où il se tue de regarder, c’est lorsqu’il est las d’une contention inutile, et qu’il laisse aller son regard superficiel et négligent sur un objet dont il est presque dégoûté.

Celui qui est tout entier à un moyen ne voit que celui-là. Celui qui plane, pour ainsi dire, au-dessus de l’objet, aperçoit plusieurs routes qui peuvent l’y conduire. Il est des circonstances où la grande attention concentrée sur un point est nuisible, et où un regard vague sert davantage.

Page 7. — Les semences des découvertes présentées à tous par le hasard sont stériles, si l’attention ne les féconde.

Mais l’attention seule suffit-elle pour les féconder ?



CHAPITRE IV.


Page 8. — Votre comparaison des hommes à des commerçants[85] est brillante, mais est-elle juste ? Il me semble qu’il y a une lutte effroyable entre tous ceux qui courent la même carrière, et que cette émulation outrée va jusqu’à l’injustice et la haine. La mer est la même. Tous tentent des découvertes ; mais l’un marche au hasard, il n’a qu’un mauvais pilote, il manque de boussole, son vaisseau est mauvais voilier.

Il n’y en a pas un qui ne sache que le chemin de la fortune, de l’honneur, de la richesse est le même.

Page 8. — Il est peu de Colombs ; et sur les mers de ce monde, uniquement jaloux d’honneurs, de places, de crédit et de richesses, peu d’hommes s’embarquent pour la découverte de vérités nouvelles.

Je n’en suis pas surpris, surtout si votre système est vrai. Toutes nos pensées, tous nos travaux, toutes nos vues se résolvent en dernière analyse à des voluptés sensuelles. Que fait donc celui qui prend l’or et qui dédaigne la découverte ? Il va droit au but, il est sage. Pourquoi voulez-vous qu’il fasse un long circuit pour arriver à un terme prochain ?

L’auteur était tout à l’heure en pleine mer, le voilà au fond des forêts où mille tournoient et tournoieront sans rien découvrir. L’homme de génie a ouvert le sentier, la multitude l’aplanit : c’est la classe des auteurs classiques, classe qui n’est pas assez prisée, esprits nets, esprits justes qui rendent la science commune.

Page 9. — Qu’est-ce que le besoin de la gloire ? C’est le besoin du plaisir ; dans tout pays où la gloire cesse d’en être représentative, le citoyen est indifférent à la gloire.

Oui, le citoyen en général.

On ne sent comme l’auteur que dans la vieillesse. Le spectacle de l’homme illustre qui meurt de faim est sans cesse exposé aux yeux des enfants par des pères sensés. Malheureux, que veux-tu faire ? Il est incertain que tu ailles à la gloire, et tu cours droit à la misère… Voilà les propos dont nos foyers retentissent, mais ils ne convertissent guère que les enfants médiocres ; les autres laissent dire les parents et vont où la nature les appelle. Tout ce que l’auteur ajoute ne convient qu’à ceux qui ne sont pas vraiment appelés.


SECTION IV.


CHAPITRE I.


Page 13. — Au moment où l’enfant se détache des flancs de la mère et s’ouvre les portes de la vie, il y entre sans idées et sans passions.

Sans idées, il est vrai, mais avec une disposition propre à en concevoir, à en comparer, et en retenir certaines avec plus de goût et de facilité que d’autres. Sans passions exercées, je l’ignore ; sans passions prêtes à se développer, je le nie ; avec une pente égale à toutes sortes de passions, je le nie encore ; avec une pente à toutes sortes de passions, je crois que je pourrais le nier. Il a des hommes qui n’ont point connu l’avarice. Il est rare qu’on n’ait pas une passion dominante, plus rare qu’on soit également dominé par deux ; tout aussi rare qu’une passion dominante ne se soit pas décelée à un œil attentif dès les premières années de la vie, longtemps avant l’âge de raison. Un enfant sournois se montre sournois à six mois ; un enfant se montre vif ou balourd, impatient ou tranquille, insensible ou colère, triste ou gai. Tout ce que l’auteur ajoute ferait croire qu’il n’a jamais observé d’enfants.

Page 14. — A-t-on remarqué qu’une certaine disposition dans les nerfs, les fluides ou les muscles donnât constamment la même manière de penser ?

Oui, on l’a remarqué. C’est sur le dérangement de cette manière habituelle de penser dans l’état de santé et sur les nouveaux symptômes ou le nouveau tour qu’elle prend, qu’est fondée une partie du pronostic du médecin.

Le moral change-t-il le physique ?

Non, le moral ne change point le physique, mais il le contraint, et cette contrainte continue finit par lui ôter toute son énergie primitive et naturelle. On inspire de la hardiesse à un enfant pusillanime, de la modération à un enfant violent, de la circonspection à un enfant étourdi ; on lui apprend ces choses comme on lui apprend à modérer ses cris dans la douleur : il souffre, mais il ne se plaint plus.

La nature retranche-t-elle certaines fibres du cerveau des uns pour les ajouter à celui des autres ? Un précepteur redresse-t-il le dos d’un bossu ?

Vous raisonnez de la tête comme des pieds, des fibres du cerveau comme des os des jambes ; ce sont pourtant des choses très-diverses. Ce que la nature a bien fait, une mauvaise habitude peut le gâter, le défaut d’exercice peut le détruire, comme l’un et l’autre peuvent rectifier ce qu’elle a mal fait. Le chirurgien dont l’âme se trouble et la main vacille dans les premières opérations, s’endurcit et cesse de frémir ; les entrailles du médecin cessent de se tourmenter, à la longue : l’un et l’autre voient les convulsions et entendent les cris du néphrétique sans s’émouvoir ; l’accoucheur ne tarde pas à tirer l’enfant du sein de la mère en travail, sans éprouver le moindre sentiment de pitié ; à force de tremper ses mains dans le sang des animaux, le boucher voit couler le sang humain sans horreur. Les spectacles sanglants et les supplices publics finissent par rendre atroce toute une nation, témoin les femmes romaines qui condamnaient à la mort un mauvais gladiateur.

Il n’y a pas un mot dans tout ce chapitre que la raison et l’expérience ne contredisent.

On s’aime dans tous les pays…

Il est vrai ; mais chaque individu d’une contrée s’aime à sa mode.


CHAPITRE II.


Page 16. — Le caractère des peuples change ; mais dans quel moment ce changement se fait-il le plus sensiblement apercevoir ? Dans les moments de révolution où les peuples passent tout à coup de l’état de liberté à celui de l’esclavage. Alors de fier et d’audacieux qu’était un peuple, il devient faible et pusillanime.

Cela est mal vu, ce n’est pas ainsi que la chose s’opère. Alors il reste au fond des âmes un sentiment de liberté qui s’efface peu à peu, sentiment que les ministres des tyrans reconnaissent en eux-mêmes et respectent dans les nouveaux esclaves. Ce sont les enfants des tyrans qui osent tout et les enfants subjugués des hommes libres qui souffrent tout. J’en atteste les terreurs et la garde qui entourait ce scélérat de Maupeou[86], lorsqu’il traversait la capitale pour s’acheminer au palais.

Page 17. — Un prince usurpe-t-il sur ses peuples une autorité sans bornes ? il est sûr d’en changer le caractère.

Vous vous trompez. Ce n’est pas l’ouvrage d’un seul despote ; il le commence, et ses successeurs, secondés par la lâcheté des pères, le consomment sur leurs enfants. Les pères subjugués, apprennent par leur exemple et leurs discours à leurs enfants le rôle de l’esclave : sans cesse ils disent à ceux qui portent impatiemment leurs chaînes et qui les secouent : « Prends garde, mon fils, tu te perdras… » La morale se déprave, même dans les ouvrages des philosophes. Autour de la caverne d’un tigre, c’est la sécurité et non la révolte qu’on prêche. Quand je lis dans Saâdi : Celui-là est bien sage qui sait cacher son secret à son ami, il est inutile de me dire dans quelle contrée et sous quel gouvernement il écrivait.

Page 18. — Rien de meilleur, dit le roi de Prusse dans un discours prononcé à l’Académie de Berlin, que le gouvernement arbitraire sous des princes justes, humains et vertueux.

Et c’est vous, Helvétius, qui citez en éloge cette maxime d’un tyran ! Le gouvernement arbitraire[87] d’un prince juste et éclairé est toujours mauvais. Ses vertus sont la plus dangereuse et la plus sûre des séductions : elles accoutument insensiblement un peuple à aimer, à respecter, à servir son successeur quel qu’il soit, méchant et stupide. Il enlève au peuple le droit de délibérer, de vouloir ou ne vouloir pas, de s’opposer même à sa volonté, lorsqu’il ordonne le bien ; cependant ce droit d’opposition, tout insensé qu’il est, est sacré : sans quoi les sujets ressemblent à un troupeau dont on méprise la réclamation, sous prétexte qu’on le conduit dans de gras pâturages. En gouvernant selon son bon plaisir, le tyran commet le plus grand des forfaits. Qu’est-ce qui caractérise le despote ? est-ce la bonté ou la méchanceté ? Nullement ; ces deux notions n’entrent pas seulement dans sa définition. C’est l’étendue et non l’usage de l’autorité qu’il s’arroge. Un des plus grands malheurs qui pût arriver à une nation, ce seraient deux ou trois règnes d’une puissance juste, douce, éclairée, mais arbitraire : les peuples seraient conduits par le bonheur à l’oubli complet de leurs privilèges, au plus parfait esclavage. Je ne sais si jamais un tyran et ses enfants se sont avisés de cette redoutable politique ; mais je ne doute aucunement qu’elle ne leur eût réussi. Malheur aux sujets en qui l’on anéantit tout ombrage sur leur liberté, même par les voies les plus louables en apparence[88]. Ces voies n’en sont que plus funestes pour l’avenir. C’est ainsi que l’on tombe dans un sommeil fort doux, mais dans un sommeil de mort, pendant lequel le sentiment patriotique s’éteint, et l’on devient étranger au gouvernement de l’État. Supposez aux Anglais trois Élisabeth de suite, et les Anglais seront les derniers esclaves de l’Europe.

Page 19. — Les hommes apportent donc en naissant ou nulle disposition, ou des dispositions à tous les vices et à toutes les vertus contraires.

Tout ce qui précède est vrai ; mais la conclusion pèche. Si l’homme apporte en naissant des dispositions ou nulle disposition à tous les vices et à toutes les vertus, c’est ce que j’ignore. C’est le médecin que je consulterais sur ce point, préférablement à tous les livres du monde. Si j’avais à en croire quelque témoignage, ce serait celui des pères de nombreuses familles ; rien de plus commun que de leur entendre dire : « Celui-ci a toujours été doux, bon et franc ; cet autre rusé, méchant et caché… » et appuyer leurs discours de traits de caractère de leur première enfance.

Ibid. — Les étrangers n’aperçoivent d’abord aux Français qu’un même esprit et qu’un même caractère.

Entre les différentes raisons de ce phénomène, Helvétius pourrait bien avoir omis la principale. Cette physionomie générale et commune est une suite de leur extrême sociabilité ; ce sont des pièces dont l’empreinte s’est usée par un frottement continu. Point de nation qui ressemble plus à une seule et même famille ; un Français foisonne plus dans sa ville que dix Anglais, que cinquante Hollandais, que cent musulmans dans la leur : un même homme, dans le même jour, se trouve à la cour, à la ville, à la campagne, dans une académie, dans un cercle, chez un banquier, chez un notaire, chez un procureur, un avocat, un grand seigneur, un marchand, un ouvrier, à l’église, au spectacle, chez des filles, et partout également libre et familier ; on dirait qu’il n’est pas sorti de chez lui et qu’il n’a fait que changer d’appartement. Les autres capitales sont des amas de maisons dont chacune a son propriétaire. Paris semble n’être qu’une grande maison commune, où tout appartient à tous jusqu’aux femmes ; c’est ainsi qu’il n’y a aucune condition qui n’emprunte quelque chose de la condition au-dessus d’elle ; toutes se touchent par quelques points. La cour reflète sur les grands et les grands reflètent sur les petits. De là un luxe d’imitation, le plus funeste de tous : un luxe, ostentation de l’opulence dans un petit nombre, masque de la misère dans presque tous les autres. De là une assimilation qui brouille tous les rangs : assimilation qui s’accroît par une affluence continuelle d’étrangers à qui l’on s’habitue à faire politesse, ici par l’usage, là par l’intérêt. Celui qui a fait parmi nous un séjour de sept à huit mois et qui ne nous a pas trouvés tels, ou ne s’est pas soucié de nous voir, ou nous avait apporté quelque défaut rebutant qui nous éloignait de son commerce, ou bien il était entêté de quelque prévention qui l’empêchait de nous observer avec impartialité. La première connaissance est peut-être difficile à faire, surtout pour une femme étrangère ; mais la première connaissance faite en donne promptement un grand nombre d’autres.

Page 20. — Quelle que soit notre uniformité nationale, on découvre toujours quelque différence entre les caractères et les esprits des individus ; mais il faut du temps.

Et c’est peut-être une des raisons pour laquelle la comédie est si difficile à faire parmi nous.


CHAPITRE III.


Ibid. — L’homme le plus impérieux tremble dans la caverne du lion.

C’est-à-dire que l’homme le plus colère, ne l’est pas entre les bras de sa maîtresse. Qu’est-ce que cela prouve ?

C’est-à-dire que l’homme le plus voluptueux, lorsque ses forces sont épuisées, sent peut-être du dégoût pour les femmes. Qu’est-ce que cela prouve ?

Page 21. — L’arbre qu’on tiendra longtemps courbé perdra son élasticité.

Je le crois, je crois même qu’il n’y a aucune qualité physique dans l’animal, dans le bronze même on le fer, qu’on ne puisse détruire ; pas une qualité morale dont une longue contrainte ne vienne à bout dans l’homme.

Toutes les qualités physiques portées à l’excès se perdent. Faites plier un fleuret jusqu’à la garde, il ne se redressera plus. Prenez une verge de fer, exposez-la au feu jusqu’au moment de la fusion, et jetez-la ensuite dans de l’eau fraîche ; je ne doute point que cette opération réitérée ne lui ôte la propriété de se dilater par le chaud et de se resserrer par le froid. Arc-boutez deux ressorts l’un contre l’autre, et ils finiront par ne plus se presser.

L’auteur conseillerait-il de mettre cette violence à l’éducation ? Les exemples de ceux qu’une longue servitude contraire à leur caractère, a brisés, dont elle a ruiné la santé et abrégé la vie, sont-ils bien rares ?

Si au lieu de faire plier ce fleuret jusqu’à la garde, vous vous en escrimez légèrement, loin de détruire son élasticité vous l’augmenterez. Il en est ainsi de l’humeur : la contrainte momentanée l’aigrira.

Les grands reviennent de la cour plus impérieux et plus insolents.

On apprend à danser à l’ours ; mais l’ours qui danse est un animal bien malheureux. On ne m’apprendra jamais à danser.

Il y a des hommes qui ne prennent jamais l’esprit de leur état. Malherbe bourru dans son cabinet, était bourru dans l’antichambre du roi.

Si l’enfant qui naît, naît indifférent à tout vice, à toute vertu, à tout talent, l’éducation doit être une pour tous.

Répondez, monsieur Helvétius, faut-il élever tous les enfants de la même manière ?

— Mais à peu près.

— Et pourquoi à peu près et non pas rigoureusement ?

Au berceau, dans l’école, dans chaque état de la société, à la cour, au palais, à l’église, à la guerre, dans son atelier, dans sa boutique, chaque individu a son caractère.

— C’est que l’éducation n’a pas été la même.

— Elle l’aurait été, que la même diversité subsisterait, en dépit des circonstances, de toutes les leçons et de tous les incidents du hasard.

Un des symptômes d’une maladie mortelle est le changement de caractère.

Page 22. — Pourquoi regarder chaque caractère comme l’effet d’une organisation particulière, lorsqu’on ne peut déterminer quelle est cette organisation ?

Ouvrez les ouvrages des médecins aux chapitres du tempérament, et vous y trouverez l’organisation propre à chaque caractère.

Quand on voit une chose, pour l’admettre on n’est pas obligé de l’expliquer.


CHAPITRE IV.


Page 23. — L’amour de soi est permanent et inaltérable.

Mais a-t-il la même énergie dans tous ? Ne varie-t-il point ? Ne se modifie-t-il point ? Le seul point sur lequel je ne contesterai pas, c’est que chacun s’aime autant qu’il est possible à chacun de s’aimer. Mais deux hommes, oui, deux seuls hommes réduits par la nature, l’expérience ou l’institution à la même dose d’amour de soi, seraient le plus étonnant de tous les prodiges.


CHAPITRE V.


Page 24. — Est-il des hommes sans désirs, des hommes insensibles à l’amour du pouvoir ? Oui, mais ils sont en trop petit nombre pour y avoir égard.

Mais leur existence que vous avouez, peut-être un peu trop légèrement, prouve du moins la prodigieuse diversité de ce sentiment. C’est un rapport qui croît depuis zéro jusqu’à un nombre dont j’ignore la limite.

Page 25. — Si l’éloquence dégénère sous les gouvernements despotiques, c’est moins parce qu’elle reste sans récompense[89] que parce qu’elle s’occupe d’objets frivoles et qu’elle est contrainte. Démosthène, en Grèce, parlait au peuple du salut de l’État. De quoi parlerait-il à Paris ? De la dissolution d’un mariage mal assorti.


CHAPITRE VI.


Page 27. — L’ouvrage est excellent ; il est publié, et le public ne paye point sa dette.

Helvétius dénature tout. Cela est presque sans exemple, et j’ai vu plus souvent des ouvrages médiocres, ou même mauvais, applaudis, que des ouvrages excellents ou bons, ignorés ou décriés.

Dans le premier moment, on parle légèrement des beautés et l’on appuie sur les petits défauts. L’éloge des beautés est pour l’auteur, la critique des défauts est pour soi. Ensuite il devient un sujet d’entretien et de dispute, il fait schisme, et tant mieux. Dans la chaleur du schisme, on exagère en bien et en mal. Enfin le silence se fait, l’impartialité s’établit, et la sentence définitive se prononce. L’auteur est mécontent, parce qu’il s’est promis plus de succès qu’il n’en obtient ; parce que la petite feuille de laurier qu’on lui accorde ne le dédommage pas de la peine qu’il s’est donnée ; que cette même récompense s’est fait attendre trop longtemps, et qu’il s’est refroidi.

Page 28. — La première jeunesse ne connaît pas l’envie.

Dieu soit loué ! je suis resté bien jeune. J’en atteste tous ceux qui cultivent les lettres et dont je suis connu, je m’intéresse plus fortement à la perfection de l’ouvrage d’un autre qu’à la perfection du mien ; mon succès me touche moins que le succès de mon ami ; je réponds de toute ma force à la marque d’estime que je reçois de celui qui me consulte. Pourquoi m’affligerais-je des applaudissements qu’on lui donne ? J’en recueille secrètement ma part. Je n’ai jamais été blessé que d’une espèce de petite fausseté, c’est d’avoir si rarement l’avantage d’indiquer à l’auteur soit un défaut, soit une beauté sur laquelle il ne vous ait pas gagné de vitesse : ce que vous lui dites, il le savait. Pour l’oubli des pages que j’ai semées dans plusieurs ouvrages, je suis accoutumé à le rencontrer et à le pardonner.

Page 30. — Qui peut se vanter d’avoir loué courageusement le génie ?

Réponse. Moi, moi.

Je crois m’être bien examiné et n’avoir jamais souffert du succès d’autrui, pas même lorsque je haïssais. J’ai dit quelquefois : « C’est un maroufle, mais ce maroufle-là a fait un beau poëme, un bel éloge ; j’en suis bien aise, c’est toujours un bel ouvrage de plus. »

Quelle est la chose importante ? est-ce que la chose sublime soit de moi ou qu’elle soit faite ? Nous avons la vue bien courte. Et qu’importe quel nom on imprimera à la tête de ton livre ou l’on gravera sur ta tombe ? Est-ce que tu liras ton épitaphe ?

Mes amis, vous êtes aussi enfants que Mme du Barry, qui, toute fière d’un superbe équipage, disait : Mon Dieu, que je voudrais bien me voir passer !

Ibid. — Qui est-ce qui n’a pas ajouté un mais à son éloge ?

Mon mais est venu comme celui de l’envie, avec cette différence que le mais de l’envie tombait toujours sur un défaut, et que le mien tombait sur une beauté omise ou manquée[90].


CHAPITRE VIII.


Page 34. — Tout ce que l’auteur dit ici de l’état sauvage[91] peut être vrai ; mais je ne le suis pas. Plus civilisé que lui, j’ai apparemment trop de peine à me mettre nu ou à reprendre la peau de bête. Moins fort qu’un autre, je ne saurais goûter ce plaidoyer de la force, et je n’y crois pas.

Il me semble qu’avant toute convention sociale, s’il arrive à un sauvage de monter sur un arbre et d’y cueillir des fruits, et qu’il survienne un autre sauvage qui s’empare des fruits et du labeur du premier, celui-là s’enfuira avec son vol ; que par sa fuite il décèlera la conscience d’une injustice ou d’une action qui doit exciter le ressentiment ; qu’il s’avouera punissable et qu’il se donnera à lui-même, dans la force, le nom honteux dont nous nous servons dans la société. Il me semble que le spolié s’indignera, se hâtera de descendre de l’arbre, poursuivra le voleur et aura pareillement la conscience de l’injure qu’on lui a faite. Il me semble qu’ils auront l’un et l’autre quelque idée de la propriété ou possession prise par le travail : sans s’être expliqués, il me semble qu’il y a entre ces deux sauvages une loi primitive qui caractérise les actions, et dont la loi écrite n’est que l’interprète, l’expression et la sanction. Le sauvage n’a point de mots pour désigner le juste et l’injuste ; il crie, mais son cri est-il vide de sens ? n’est-ce que le cri de l’animal ? La chose se passerait, comme il l’a peint, entre deux bêtes féroces ; mais l’homme n’est point une bête, il ne faut pas négliger cette différence dans les jugements que l’on porte de ses actions. Conclure de l’homme à l’homme par comparaison d’un animal à un animal, de l’aigle à la colombe, du lion au cerf, du requin à la dorade, et même de l’aigle à l’aigle ou du cerf au cerf, serait-ce bien conclure ? Je ne prononce pas, j’interroge. Je voudrais bien ne pas autoriser le méchant à appeler de la loi éternelle de la nature à la loi créée et conventionnelle ; je voudrais bien qu’il ne lui fût pas permis de dire aux autres et de se dire à lui-même : Après tout, que fais-je ? je rentre dans mes premiers droits.

Page 36. — Justice suppose lois établies.

Mais ne suppose-t-elle pas quelque notion antérieure dans l’esprit du législateur, quelque idée commune à tous ceux qui souscrivent à la loi ? Sans quoi, lorsqu’on leur a dit : Tu feras cela, parce que cela est juste ; tu ne feras point cela, parce que cela est injuste… ils n’auraient entendu qu’un vain bruit, auquel ils n’auraient point attaché de sens.


CHAPITRE IX.


Page 37. — Malgré cet amour prétendu de l’homme pour la justice, point de despote asiatique qui ne commette l’injustice et qui ne la commette sans remords.

Parmi ces despotes asiatiques, il y en a eu quelques-uns dont on a loué la bonté, l’humanité, la bienfaisance. Si les bêtes féroces qui leur ont succédé au pouvoir arbitraire entendent l’éloge de ces qualités avec mépris, je croirai qu’ils commettent l’injustice sans remords.

Mais si les tyrans sont méchants sans remords, d’où viennent leurs terreurs, d’où viennent tant de précautions pour leur sûreté ? Il me paraît aussi difficile que l’oppresseur soit sans remords que l’opprimé sans ressentiment.

L’homme pense-t-il d’un lion qui l’attaque comme d’un tyran qui l’écrase ? Non. Quelle différence met-il donc entre ces malfaiteurs, si elle ne dérive pas de quelque prérogative naturelle, de quelque idée confuse d’humanité et de justice ? Mais si le persécuté a cette idée, pourquoi manquerait-elle au persécuteur ? Si celui-ci ne l’a pas quand il égorge, pourquoi la réclamerait-il quand il est égorgé ? Je ne prononce pas, j’interroge.

Page 38. — C’est la crainte et la faiblesse qui font le respect du droit des gens.

Je sais quelle est la conduite des nations policées entre elles, je ne suis inquiet que de l’opinion qu’elles ont d’elles-mêmes, et que du nom qu’elles se donnent au tribunal secret de leur conscience. Un brigand parle comme il lui plaît, mais il ne sent pas comme il voudrait.


CHAPITRE X.


Page 41. — L’abus du pouvoir est lié au pouvoir, comme l’effet l’est à la cause.

Titus, Trajan et Marc-Aurèle réfutent cette mauvaise maxime.

Première origine de la grande idée que les hommes attachent au mot force… Lorsque l’homme eut à disputer la forêt au tigre, la force, seule nécessaire à cette conquête, fut trop utile pour n’être pas très-estimée. Lorsqu’il fut question d’abattre la forêt, de défricher la plaine, de cultiver la terre, la force, presque seule nécessaire à ces travaux, fut trop utile pour n’être pas très-estimée. Lorsque les sociétés furent fermées, la force qui se montrait avec tant d’avantage dans les combats, dut imprimer le respect. L’estime et le respect s’accrurent lorsque la force accompagna le courage, deux qualités qui formèrent le caractère des Hercule, des Jason, des Thésée, des héros dont les noms ne se prononceront jamais sans admiration, dans les siècles même où il n’y eut aucune différence entre le personnage illustre et le brigand. L’esprit de conquête serait encore en honneur aujourd’hui, si le philosophe, ou l’ami de l’humanité, ne l’avait avili.


CHAPITRE XI.


Page 44. — Dans un état despotique quel respect aurait-on pour un homme honnête ?

Le même que l’on a pour une femme vertueuse dans un pays perdu de galanterie.

Telle est l’autorité imposante de la vertu dans toutes les contrées de la terre, sous toutes les sortes de gouvernements, que plus elle est rare, plus on a de vénération pour elle. Elle meurt de froid et de faim, mais on la loue.

Quelles terribles vérités des hommes vertueux, dont la mémoire ne périra jamais dans la patrie du despotisme, n’ont-ils pas eu le courage de faire entendre au despote, presque toujours au péril de leur vie, souvent impunément ? Souvent il est arrivé que la voix de l’homme de bien a étonné et suspendu la férocité de ces tigres.

Page 47 . — Une des plus fortes preuves que les hommes n’aiment point la justice pour la justice même, est la bassesse avec laquelle les rois eux-mêmes honorèrent l’injustice dans la personne de Cromwel.

Vous vous trompez. Les rois qui honorèrent l’injustice dans sa personne, en rougirent les premiers ; tous les hommes honnêtes en baissèrent la vue ; tous ceux qui purent s’en expliquer librement en parlèrent comme vous.

Ce qui précède sur le gouvernement républicain, me semble de toute vérité ; mais le gouvernement démocratique supposant le concert des volontés, et le concert des volontés supposant les hommes rassemblés dans un espace assez étroit, je crois qu’il ne peut y avoir que de petites républiques, et que la sûreté de la seule espèce de société qui puisse être heureuse sera toujours précaire.


CHAPITRE XII.


Page 49. — Quelque chose qu’on dise, on ne méprise point réellement celui qu’on n’ose mépriser en face.

Cela n’est pas vrai. Irai-je me faire tuer par un spadassin, en lui disant qu’il est un fripon ?

Pages 49-50. — Si dans les siècles d’oppression la vertu a quelquefois jeté le plus grand éclat ; si lorsque Thèbes et Rome gémissaient sous la tyrannie, l’intrépide Pélopidas, le vertueux Brutus naissent et s’arment, c’est que le sceptre était encore incertain dans les mains du tyran ; c’est que la vertu pouvait encore ouvrir un chemin à la grandeur et à la puissance.

En dépit de la tyrannie, de la corruption, de la bassesse et de l’inutilité de la vertu, il naît partout des hommes vertueux qui vivent et meurent dans leurs principes. Il faut avouer qu’ils sont rares.

Je sens que cet ouvrage m’attriste et qu’il m’enlève mes illusions les plus douces. Avec la lanterne de ce Diogène, j’ai peine à trouver un homme de bien, et je chercherais inutilement un peuple heureux.

Ibid. — Quelle estime aurait-on à la cour d’un Phocas pour le caractère d’une Léontine ?

Ou je me trompe fort, ou le plus grand. C’est dans l’antre du lion qu’il est beau de le braver.

J’admire au théâtre l’homme de bien, et dans les pièces tirées de l’histoire que je connais et dans les pièces dont le fonds est de pure invention et où les noms sont fictifs. Les trois quarts des auditeurs qui s’émerveillent ou qui pleurent sont ignorants et parfaitement étrangers à Brutus, à César, à Salluste, à Tite-Live, à Tacite. J’ignore l’impression qu’un Asiatique recevrait du spectacle de ces grandes âmes grecques ou romaines ; et c’est prononcer bien légèrement que d’assurer qu’il n’en serait point ému, tandis qu’on est assis sur la même banquette à côté du courtisan qui vient admirer Burrhus, après avoir fait à la Cour le rôle de Narcisse.

C’est que le scélérat ne peut mépriser la vertu, je ne sais même s’il peut la haïr.


CHAPITRE XIII.


Page 51. — La plupart des peuples de l’Europe honorent la vertu dans la spéculation : ils la méprisent dans la pratique.

Je n’en crois rien.

Page 52. — Il me semble qu’il y a dans toute cette page[92] beaucoup d’esprit et peu de vérité. Je me consulte sincèrement et il me semble que la supériorité d’un personnage antique ne m’a jamais humilié, et que jamais je n’ai ridiculisé l’héroïsme d’un de mes concitoyens. C’est que, quand je vais au spectacle, je laisse à la porte tous mes intérêts, toutes mes passions, sauf à les reprendre en sortant. Il n’en est pas ainsi de la prédication que je vais entendre à l’église.

C’est un lieu bien respectable que celui où le méchant va oublier pendant trois heures de suite ce qu’il est. Je ne sais si le magistrat en connaît toute l’utilité.

Page 53. — Le caractère d’Énée est plus juste que celui d’Achille. Pourquoi admire-t-on ce dernier !

C’est que le caractère d’Énée est plat et que celui d’Achille est sublime. Le peuple le croit

Impiger, iracundus, inexorabilis, acer.
Jura neget sibi nata, nihil non arroget armis.

Horat. De Arte poet., v. 121-122.

Celui qui le connaît d’après le poëte qui l’a peint, lui trouve à peine un de ces défauts. Achille est grand, Achille est juste ; il respecte les lois, il est brave sans ostentation, il connaît l’amitié, il connaît la tendresse, il n’a point l’âme dure, il n’est point inflexible. C’est lui qui dit aux ambassadeurs qui viennent lui ravir Briséis, le prix de la victoire : Approchez, envoyés des dieux, ce n’est point vous qui m’offensez. C’est lui qui a dit à ses serviteurs : Jetez un tapis sur ce cadavre, afin que la vue de ce malheureux père rien soit point affligée. C’est lui qui, après la mort de Patrocle, s’en va pendant la nuit se coucher sur les sables de la mer et mêler sa voix plaintive au tumulte des flots.

Je reviens à l’effet des spectacles. Les idées d’intérêt m’obsèdent et me troublent dans la société, mais elles disparaissent dans la région des hypothèses ; là, je suis magnanime, équitable, compatissant, parce que je puis l’être sans conséquence.

Rien de plus commun qu’un spectateur au théâtre, qu’un lecteur le livre à la main ; rien de plus rare qu’un citoyen honnête.


CHAPITRE XIV.


Page 54. — Il est un phénomène, constant dans la nature, auquel Helvétius n’a pas fait attention, c’est que les âmes fortes sont rares, que la nature ne fait presque que des êtres communs ; que c’est la raison pour laquelle les causes morales subjuguent si facilement l’organisation. Quelle que soit l’éducation publique ou particulière, quels que soient les gouvernements et la législation, sauf les temps de l’enthousiasme qui n’est et ne peut être qu’un ressort passager, la multitude ne vous montrera qu’un mélange de bonté et de méchanceté.

Helvétius avait bien plus de platonisme dans sa tête qu’il ne croyait.

La folie consiste à préférer l’intérêt d’un moment au bonheur de sa vie ; la passion ne voit pas plus loin que son nez. Par quels moyens peut-on diminuer le nombre des fous et des hommes passionnés ?

Il y avait tout autant de méchants et de fous et tout aussi fous et méchants dans Athènes ou dans Rome que dans Paris.

— Et de grands hommes ?

— Je pense qu’ils y étaient moins rares, et c’est à quoi se réduit, à mon avis, toute l’excellence d’une législation. Pour le peuple, c’est-à-dire la multitude, elle reste la même partout.

Les fous et les méchants sont à nos côtés, nous les voyons et le nombre nous en paraît infini. Socrate et Caton en comptaient autant de leur temps.

Toute une nation dont nous sommes séparés par un long intervalle de temps se réduit dans notre tête à un petit nombre de noms fameux qui nous ont été transmis par l’histoire. Peu s’en faut que nous ne croyions qu’on ne pouvait faire un pas dans les rues d’Athènes sans coudoyer un Aristide ; de même que nos neveux croiront qu’on ne pouvait faire un pas dans Paris sans coudoyer un Malesherbes ou un Turgot.

Page 55. — L’homme n’aime dans la vertu que la richesse et la considération qu’elle lui procure.

En général cela est vrai ; en détail rien n’est plus faux.


CHAPITRE XV.


Page 56. — Les hommes finissent par croire les opinions qu’on les force de publier.

Rien de plus contraire que cette maxime à l’effet qu’on attribue à la persécution : Sanguis martyrum semen Christianorum. Combien de têtes enivrées par la vapeur du sang des martyrs !

Ibid. — Ce que ne peut le raisonnement, la violence l’exécute.

Je ne sache rien de plus contraire à l’expérience.

Ibid. — L’intolérance dans les monarques est toujours l’effet de leur amour pour le pouvoir. Ne pas penser comme eux, c’est mettre une borne à leur autorité.

Cela, c’est une idée creuse qui n’a jamais passé par la tête d’aucun.

Page 59. — Du moment où le fort a parlé, le faible se tait, s’abrutit et cesse de penser.

Ce n’est point là ce qui se passe. Au moment où le fort a ordonné le silence, la fureur de parler prend au faible.

Il faut bien du temps pour abrutir une nation éclairée. Il y a longtemps qu’on y travaille ici, et il me semble que la besogne n’est pas fort avancée.

Page 60. — Helvétius, admirateur outré du roi de Prusse, ne s’est pas douté qu’il peignait son administration trait pour trait.


CHAPITRE XXII.


Dans ce chapitre, l’auteur récapitule ses paradoxes avec une intrépidité qui m’étonne. Là, je me suis aperçu qu’on avait retenu toutes les conséquences vicieuses, aucune des preuves, rien de ce long enchaînement de ces vérités neuves, piquantes, fortement exprimées, de ces observations subtiles par lesquelles on avait été conduit. De ce défaut qui me chagrine, les esprits médiocres qui font toujours le grand nombre, et l’envie, dont l’auteur prétend que personne n’est parfaitement exempt, s’en serviront avec succès pour rabaisser le prix de l’ouvrage et en arrêter l’utilité ; mais le temps le remettra à sa place.

Il y a plus de véritable substance dans un de ces chapitres que dans les quinze volumes de Nicole ; il est plus lié, plus suivi que Montaigne ; et Charron n’a ni sa hardiesse ni sa couleur.

C’est un véritable système de morale expérimentale dont il ne s’agit que de restreindre un peu les conclusions, ce que tout esprit ordinaire peut faire.

Et pourquoi chicaner cet auteur ? Après tout, les moyens qu’il propose ne sont-ils pas les meilleurs qu’on puisse employer pour multiplier chez une nation les gens de bien et les grands hommes ?


CHAPITRE XXIII.


Page 87. — L’expérience apprend que la crainte de la férule, du fouet ou d’une punition encore plus légère suffit pour douer l’enfant de l’attention qu’exige l’étude et de la lecture et des langues.

L’expérience apprend tout le contraire ; et j’ai vu cruellement écorcher des enfants qui n’en avançaient pas d’un pas de plus dans la lecture et l’étude des langues.

Ibid. — Si l’étude de leur propre langue paraît en général moins pénible aux enfants que l’étude de la géométrie, c’est que…

— C’est que cela n’est pas vrai. Il n’y en a presque pas un qui ne réussisse en géométrie, et tout aussi peu qui réussissent dans l’étude de la langue par principes.


CHAPITRE XXIV.


Page 89. — Les stupides habitants du Kamschatka sont de la plus grande industrie à se faire des vêtements.

Et comment cette industrie leur est-elle venue ? Est-ce le produit d’une année, d’un lustre, de deux ou trois siècles ? Il en est de leurs inventions comme des métiers de la manufacture de Lyon : ces prodiges ne sont point l’ouvrage d’un homme, c’est le résultat de plusieurs générations d’hommes successivement occupés, depuis la fabrique de la toile jusqu’à celle des étoffes qui nous émerveillent, de la perfection d’un même art ; c’est pendant la durée de quelques mille ans qu’une longue suite de stupides se sont tourmentés au Kamschatka pour arriver où ils en sont. Qu’un bras nerveux soulève une énorme masse de plomb, j’en serai surpris ; mais qu’une multitude d’hommes se divise entre eux cette masse, et que chacun d’eux en porte une ou deux onces, ce ne sera plus un tour de force.


NOTES.


Page 97, no 14. — Pourquoi l’affabilité rend-elle le mérite supportable ? C’est qu’elle le rend un peu méprisable.

Je n’entends pas cela. Il me semble au contraire qu’on discute avec rigueur le mérite arrogant, et qu’on se plaît à relever le mérite affable.

Page 99, no 24. — C’est du moment où les hommes multipliés ont été forcés de cultiver la terre, qu’ils ont senti la nécessité d’assurer au cultivateur et sa récolte et la propriété du champ qu’il labourait.

La culture a donc fondé le droit de propriété ? Et pourquoi ? C’est qu’elle est pénible. La chasse et la pêche le sont-elles moins ? Comment la force qui ravit tout ce qui lui convient, aurait-elle donc méconnu son injustice, lorsqu’elle s’emparait du poisson qu’un autre avait pris ou du cerf qu’il avait tué ? Sans cet aveu préliminaire de la conscience, comment les hommes auraient-ils consenti des lois ? Le premier législateur partit sans doute d’un fait qui renfermait l’axiome fondamental de toute morale : Ne fais point à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ; en sentait-il la vérité ou ne la sentait-il pas ? Si vous répondez le premier, donc il avait quelque notion de justice antérieure à la loi ; si vous répondez le second, vous dites une absurdité évidente.

— C’est de l’intérêt commun de tous, et non d’une idée de justice que sont émanées les premières lois.

— Mais comment l’intérêt aurait-il amené le concert des volontés, si chacun en particulier n’avait pas conçu qu’il était juste de faire pour tous ce que tous s’accordaient à faire pour lui ? Je questionne toujours, je ne prononce pas.

Page 100, no 27. — Le brigandage rangé par Aristote dans la classe des différentes espèces de chasse, me fait rire. Je suis tenté de rayer du nombre des sages un législateur assez étranger au sentiment d’humanité, pour défendre le vol et l’injustice à trois ou quatre milles à la ronde, et le permettre au delà.

Page 102, no 29. — L’amour tant vanté de l’équité n’est donc ni naturel ni commun aux hommes.

L’amour, soit ; mais la connaissance ? car sentir, connaître et pratiquer sont des choses bien diverses. Je consens que le fort opprime le faible, lorsqu’il n’est retenu par aucune crainte. Ce que j’ai peine à concevoir, c’est qu’il n’ait ni la conscience de son injustice, ni le remords de son action, c’est qu’il soit sincèrement persuadé qu’il use d’un droit légitime et qu’il serait un sot de n’ai pas user. Pour moi, je ne saurais revenir jusqu’à cet état ancien d’abrutissement, où l’homme n’avait ni les idées ni la langue nécessaires pour articuler ce droit. Fut-il un temps où l’homme put être confondu avec la bête ? Je ne le pense pas : il fut toujours un homme, c’est-à-dire un animal combinant des idées. Si toutefois ce temps exista, ce fut alors que toute idée de justice fut ignorée, j’en conviens ; mais ce ne fut pas celui où l’homme violent et fort s’adressa au premier occupant avec cette éloquence énergique et pressée que vous lui prêtez ; il n’aurait pu mieux dire quand il aurait étudié la rhétorique au Collège Royal pendant deux ans, et trois ou quatre ans la philosophie sous Hobbes. Pour éteindre en lui toute notion de justice, vous le supposez aussi stupide qu’un tigre ; et pour lui faire prouver son droit du plus fort, vous le rendez aussi disert que Carnéade. Cela ne s’arrange pas.

Page 104, no 32. — Plus une nation est éclairée, plus elle se prête aux demandes d’un gouvernement équitable.

Il y a plus : il faut que ces demandes soient d’une injustice révoltante, pour qu’elle s’y refuse.

La vie d’un souverain n’est exposée que chez un peuple barbare ; c’est là qu’en un instant il est étranglé ou poignardé.

Que fait donc un despote en abrutissant ses sujets ? Il courbe des arbres qui finissent par lui briser la cervelle, en se relevant[93].

Page 105, no 38. — Une nation où le vice fut honoré et la vertu méprisée ne fut et ne sera jamais. Moins il y a d’honnêtes femmes, plus les femmes honnêtes sont révérées ; plus il y a des méchants, plus les gens de bien sont considérés : l’horreur du crime est d’autant moindre que le crime est plus commun : le prix de la vertu est d’autant plus grand que la vertu est plus rare. Lorsque vous entendrez un éloge de la probité, dites que la nation est au dernier degré de la dépravation, puisqu’on y loue dans un particulier le devoir commun de tous. C’est alors le moment de dire à son fils, à sa fille : « Veux-tu qu’on te montre au doigt comme un phénix ? n’aie point d’amant, ne sois pas une catin. — Veux-tu qu’on t’honore, qu’on t’appelle l’homme unique ? ne sois pas un fripon à pendre. »

Le vice n’a pas toujours excité l’horreur qu’il méritait, mais il n’a jamais obtenu du respect ; l’extrême de la bassesse est de l’excuser.

Partout où l’auteur parle de religion il substitue le mot de papisme à celui de christianisme.

Grâce à cette circonspection pusillanime, la postérité ne sachant quels étaient ses véritables sentiments, elle dira : « Quoi, cet homme qu’on a si cruellement persécuté pour sa liberté de penser, croyait à la Trinité, au péché d’Adam, à l’Incarnation ! » car ces dogmes sont de toutes les sectes chrétiennes… C’est ainsi que la frayeur qu’on a des prêtres a gâté, gâte et gâtera tous les ouvrages philosophiques ; a rendu Aristote alternativement agresseur et défenseur des causes finales ; fit autrefois inventer la double doctrine ; et a introduit dans les ouvrages modernes un mélange d’incrédulité et de superstition qui dégoûte.

J’aime une philosophie claire, nette et franche, telle qu’elle est dans le Système de la nature et plus encore dans le Bon Sens[94].

J’aurais dit à Épicure : Si tu ne crois pas aux Dieux, pourquoi les reléguer dans les intervalles des mondes ?

L’auteur du Système de la nature n’est pas athée dans une page, déiste dans une autre : sa philosophie est tout d’une pièce. On ne lui dira pas : Tâchez de vous entendre ; nos neveux ne le citeront pas pour et contre, comme les sectateurs de tous les cultes s’attaquent et défendent par des passages également précis de leurs livres prétendus révélés où l’on trouve : Mon père et moi ne sommes qu’un ; mon père est plus grand que moi ; et dont l’autorité s’emploie en faveur des opinions les plus contradictoires : reproche fait aux auteurs sacrés, dans des productions hétérodoxes où l’on remarque à chaque ligne le même défaut, avec cette différence qu’il est un peu plus permis à l’homme de biaiser qu’à l’Esprit-Saint.

Encore une observation, et je ferme le premier volume. Helvétius dit quelque part (je crois page 29) : Le vœu de l’homme médiocre, c’est de n’avoir point de supérieur.

Helvétius, dites de tout homme, cela est dans vos principes ; n’exceptez que l’homme supérieur qui peut-être se croit l’homme unique.

Nos désirs les plus illimités se réduisent à garder les avantages de notre sort et à envahir les avantages du sort d’autrui ; c’est là toute la valeur de ce propos si commun et si ridicule : je voudrais bien être à sa place. Mécontents du présent et du passé, il n’y a point d’avenir dont nous craignions moins que du nôtre.

Avant que dépasser au volume suivant, il me prend en fantaisie de réciter à Helvétius l’histoire de quelque grande découverte et d’entremêler ce récit de quelques questions.

Des parents, qui n’étaient ni pauvres ni riches, avaient plusieurs enfants ; ils faisaient cas de l’éducation, et pour assurer l’éducation de ces enfants, ils en étudiaient les dispositions naturelles… et cela vous paraît fou ? Ils crurent apercevoir dans l’aîné de deux garçons qu’il avait du goût pour la lecture et pour l’étude. Ils l’envoyèrent au collège de la province où il se distingua, et de là à Paris, dans les classes de l’université où ses maîtres ne purent jamais vaincre son dédain pour les frivolités de la scolastique. On lui mit entre les mains des cahiers d’arithmétique, d’algèbre et de géométrie qu’il dévora. Entraîné par la suite à des études plus agréables, il se plut à la lecture d’Homère, de Virgile, du Tasse et de Milton, mais revenant toujours aux mathématiques, comme un époux infidèle, las de sa maîtresse, revient de temps en temps à sa femme… Monsieur Helvétius, qu’est-ce qu’il y a de merveilleux et de fortuit dans tout cela ?

À la promenade, chez lui à la chute du jour, la nuit dans l’insomnie, son habitude était de rêver négligemment à quelques questions désespérées, entre lesquelles il préférait la quadrature du cercle. Les lunules d’Hippocrate de Chio lui revenaient sans cesse, et il se disait : Il est aussi impossible qu’il y ait une vérité stérile dans la science qu’un phénomène isolé dans la nature. Pourquoi la découverte d’Hippocrate n’a-t-elle rien produit ? Corollaire de l’égalité du carré de l’hypoténuse aux carrés des deux autres côtés, une autre vérité doit être le sien, et une autre vérité le corollaire de celle-ci ; et ainsi de suite à l’infini. Je n’examine pas s’il raisonnait bien ou mal ; mais il ne raisonnait pas ainsi par hasard.

Un jour, il se demande pourquoi les lunules d’Hippocrate, égales, étaient carrables ensemble et séparément ; et pourquoi, inégales, elles étaient encore carrables ensemble, et non plus séparément ?

Il appelle d la différence de deux lunules inégales, et il trouve que tout espace circulaire terminé par des arcs quelconques circulaires concaves et convexes, est carrable, toutes les fois que les arcs convexes se résolvent en une somme de différences + n d, et les arcs concaves en la même somme de différences, mais négative — n d.

Il s’aperçoit que c’est le cas des deux lunules égales carrables ensemble et de chacune d’elles carrable séparément, l’une et l’autre donnant + n d et — n d.

Il s’aperçoit que c’est le cas tout contraire, lorsque les deux lunules sont inégales ; l’une donnant + n d et m d, et l’autre + m d et — n d.

Je ne garantis pas la certitude de sa logique, j’expose seulement la marche de son esprit où je ne vois que le train commun de la vie.

Il se propose de former un espace terminé par des arcs déterminés concaves et convexes qui soit égal à des espaces rectilinéaires donnés + ou — n d. Ce premier pas n’était pas difficile.

Il ajoute une autre condition à cet espace, c’est qu’il soit composé d’espaces partiels, transponibles, mobiles, de manière qu’il en résulte par addition, supposition, ou simple déplacement, une nouvelle valeur du tout ou du reste, égale à des espaces rectilinéaires donnés + ou — q d, où q soit plus ou moins grand que n.

Il trouve cet espace, ou du moins il croit l’avoir trouvé, et par conséquent une valeur de d en espaces rectilinéaires donnés, et la solution du problème.

Je demande à Helvétius s’il voit ici plus de chance que dans l’exécution d’un projet de finance et la suite d’un procès au Palais et au Châtelet ? Cependant l’histoire de cette prétendue découverte est celle de toutes les découvertes réelles. Si Helvétius me répond opiniâtrement : Hasard, hasard… je dis : Élevons des autels au hasard et plaçons son nom à la tête de tous les ouvrages de génie.

S’il avoue que c’est une aiïaire de logique, j’insisterai et je lui demanderai s’il croit tout esprit capable de cette logique ? S’il répond qu’oui, je lui répliquerai qu’il n’y a peut-être pas un homme au monde capable de prononcer sur la solution de mon jeune homme, sans l’avoir examinée, puisqu’il n’y en a certainement pas un en état de démontrer la possibilité ou l’impossibilité de la seconde condition de l’espace qu’il se flatte d’avoir trouvé[95].

Et puis après une histoire sérieuse, un petit conte gai.

Jupiter avait dîné chez les Galactophages (ces Galactophages n’étaient point des hommes ; car, certainement il n’y avait point encore d’hommes sur la terre solitaire et muette), et le père des dieux se proposait bien de se dédommager d’un dîner frugal par un bon souper. En attendant, on commence un whist ; on joue, on se querelle. Jupiter prend de l’humeur et crie : Est-ce qu’on ne servira point ?… On sert. Les dieux s’asseyent en tumulte, et Jupiter se trouve placé entre sa femme et Minerve sa fille ; la déesse de la Sagesse avait son père à sa droite et Momus à sa gauche. Son père lui donnait des conseils fort sérieux ; car Jupiter est sérieux, même dans le vin ; et Momus, ivre ou à jeun, toujours fou, lui serrait la main, lui pressait le genou et lui débitait des sornettes. « Ma fille, lui disait Jupiter, entre la poire et le fromage, il y a environ cinquante-cinq siècles et demi que j’accouchai de vous ; vous commencez à devenir grandelette ; que ne vous mariez-vous ? Je n’aime pas le célibat ; tous les célibataires, mâles ou femelles, sont des vauriens. Plus je vous examine, plus je vous trouve propre à bien faire et à bien élever des enfants ; vous serez une bonne épouse et une excellente mère. La virginité est une vertu bien stérile. Allons, mon enfant, promets-moi que tu t’ennuieras un jour d’être vierge… » Et là-dessus, le père de Minerve et des dieux se saisit d’un grand flacon d’ambroisie, en remplit son verre, celui de Momus et celui de sa fille, et lui dit : « À ta santé, à ton premier enfant, j’en veux être le parrain ; et à la mienne… » Et puis, s’adressant à Momus : « Et toi, Momus, qu’en penses-tu ? qu’une pucelle de cinq mille ans et plus est très-ridicule, n’est-il pas vrai ? Mais à qui la marierons-nous bien ?… » Et tout en parcourant le nombre de ceux qu’on pourrait lui donner pour époux, à chaque dieu qu’on nommait on buvait sa santé, et Minerve en était au moins pour la moitié de sa coupe. Toutes ces santés échauffèrent la tête de Jupiter et de Momus ; et Minerve, au sortir de table, trouva que tout vacillait un peu dans l’Olympe. Il se faisait tard ; les parties de jeu étaient finies, et chacun des immortels regagnait son dortoir, lorsque Momus, qui suivait ou qui devançait Minerve, ou qui lui donnait la main, je ne sais lequel des trois ; lorsque Momus, dis-je, souille le bougeoir de la déesse, se précipite sur elle, et, tandis qu’elle se débattait entre ses bras et s’écriait à voix basse : « Mais, Momus, est-ce que vous êtes fou ?… mais vous n’y pensez pas… vous me… Si l’on nous voyait !… » la déesse de la Sagesse se laissait faire un enfant. Jusqu’à présent, on avait cru que Minerve était restée pucelle ; cela n’est pas vrai : moitié de gré, moitié de force, elle fut une fois violée. Moi qui vous parle, j’ai connu très-intimement son bâtard, et c’est un de mes bons amis. Lorsque la déesse pudique sentit son sein se gonfler et que sa cuirasse inflexible refusait de se prêter à sa taille qui s’arrondissait, elle devint soucieuse. La Vérité s’en aperçut, la questionna et n’eut pas de peine à en obtenir l’aveu de son aventure. Il s’agissait de prévenir le scandale ; car, si cela se savait, imaginez la surprise et le qu’en dira-t-on des dieux ! Minerve, la chaste Minerve ! une prude ! une dévote ! Pour cet effet, la Vérité lui persuada de se retirer avec elle au fond d’un puits et d’y attendre la fin de sa gestation.

— Mais est-ce que les dieux ne s’aperçurent point de l’absence de ces deux déesses ?

— Non, Minerve leur en imposait par son maintien ; presque tous les propos de la Vérité les blessaient ; l’Olympe n’en était que plus gai. Enfin, le temps des couches de Minerve arriva ; ce fut la Vérité qui lui servit de sage-femme et qui la délivra. Momus venait de temps en temps sur le bord du puits et leur criait : « Parlez donc, belles dames ; avez-vous résolu de passer l’éternité dans votre trou ? Où en êtes-vous de votre triste besogne ? » Minerve lui répondit: « Indigne ! scélérat ! elle est faite ; va nous chercher une nourrice… » Momus va et revient avec une grosse joufflue, sans raison, sans souci, riant sans savoir pourquoi, parlant sans cesse sans savoir ce qu’elle dit. On lui donne l’enfant, elle l’emporte. Momus et Minerve s’en retournent au ciel, chacun de son côté, et la Vérité reste au fond de son puits, où elle est encore.

— Et le bâtard ?

— Je ne finirais jamais si j’entreprenais de vous raconter ses fortunes diverses. Voyez-vous cette énorme suite de volumes ?

— Mais c’est l’Histoire universelle, compilée par une Société de gens de lettres.

— Et la sienne.

— Eh ! vous avez raison ; le bâtard de la Folie et de la Sagesse délivrée par la Vérité, et le filleul de Jupiter, allaité par la Sottise, c’est l’homme.

Il fut toute sa vie véridique et menteur, triste et gai, sage et fou, bon et méchant, ingénieux et sot, sans qu’on ait jamais pu effacer entièrement les traits qu’il tenait de son père, de sa mère, de son parrain, de la sage-femme et de sa nourrice. Paresseux, ignorant et criard dans son enfance ; insouciant et libertin dans sa jeunesse ; ambitieux et sournois à cinquante ans ; philosophe et rabâcheur à soixante ; il mourut la tête dans le petit béguin de sa nourrice, jurant qu’il aimait son parrain à la folie, et ayant une peur du diable de l’aller trouver.

Comme j’achevais ce conte, j’ai reçu la visite d’un jeune Allemand, appelé Linschering, qui m’a raconté un fait assez singulier : c’est qu’entre ses condisciples il y en avait un, la risée de tous les autres par sa profonde inaptitude pour l’étude des langues.

Linschering en eut pitié et se proposa de le relever d’un mépris qui désolait cet enfant, en lui donnant quelque talent qui le mît de niveau avec le reste de la classe.

Il l’applique à la géométrie, et la première leçon fut la proposition la plus compliquée des Éléments, le rapport de la sphère au cylindre.

Ce problème devint le centre de tous les théorèmes et de tous les problèmes qui conduisent à sa solution, et qu’il lui démontrait successivement à mesure qu’il en était besoin. En sorte que cet élève possédait toute la géométrie, persuadé qu’il ne savait qu’une seule proposition.

En vérité, je préférerais volontiers cette méthode à la méthode ordinaire.

Toutes les vérités y sont rapportées vers un seul unique but qui leur sert de noyau. Ce noyau, c’est la massue d’Hercule, et les autres vérités en sont comme les clous : c’est un tout que rien ne peut rompre.

La méthode ordinaire d’aller des premiers principes aux conséquences les plus immédiates laisse les vérités isolées et presque sans aucune application déterminée.

On commence par ce qui a rapport aux lignes ; de là, on passe à la mesure des surfaces, ensuite on s’occupe des solides. Ce sont, pour ainsi dire, trois cours d’études séparés et distincts : la démonstration d’une proposition très-compliquée, telle que le rapport de la sphère au cylindre, les embrasse et les lie tous les trois.

Il me semble que la science s’en établit d’une manière plus compacte et plus ferme dans l’entendement, qu’elle effraye moins le disciple, et que, peut-être, elle soulage la mémoire.

Si cela est vrai de la géométrie, cela le serait peut-être également de la mécanique, de l’astronomie et des autres parties de la mathématique, qui se réduirait ainsi à la solution d’un assez petit nombre de problèmes.

Si l’on vous eût dit, à l’âge de quinze ans : Toute la science mathématique se réduit à la solution de douze problèmes…, je ne doute point que vous ne fussiez mathématicien aujourd’hui.

La multitude des propositions nous rebute davantage que l’étendue de quelques-unes.




TOME SECOND


SECTION V.


CHAPITRE I.


Comment démontre-t-on que la lune est cause du flux et reflux de la mer ? C’est par la correspondance rigoureuse de la variété des marées avec la variété des mouvements de la lune. Or, quelle correspondance plus rigoureuse que celle de l’état de mon corps avec l’état de mon esprit[96] ? Quelle est la vicissitude, si légère qu’elle soit, qui ne passe de mon organisation à mes fonctions intellectuelles ? J’ai mal dormi, je pense mal ; je digère mal, je pense mal ; je souffre, et mon esprit est affaissé ; je recouvre mes forces, et mon esprit sa vigueur. Le vice et la qualité de mon esprit restent ou passent selon que le dérangement de mes organes est constant ou momentané. Il y a même des circonstances singulières où le désordre de mon économie animale profite à mon esprit, et, réciproquement, où le désordre de mon esprit profite à mon corps. Un homme ne prend point d’embonpoint apoplectique sans que sa tête et son esprit ne s’appesantissent. L’état sain ou malsain des organes, durable ou passager, pendant un jour ou pendant tout le cours de la vie, depuis l’instant de la naissance jusqu’au moment de la mort, est le thermomètre de l’esprit.


CHAPITRE II.


Page 13. — L’homme est-il bon ou méchant en naissant ?

Si l’on ne peut donner le nom de bon qu’à celui qui a fait le bien, et le nom de méchant qu’à celui qui a fait le mal, assurément l’homme, en naissant, n’est ni bon ni méchant. J’en dis autant de l’esprit et de la sottise.

Mais l’homme apporte-t-il en naissant des dispositions organiques et naturelles à dire et faire des sottises, à se nuire à lui-même et à ses semblables, à écouter ou négliger les conseils de ses parents, à la diligence ou à la paresse, à la justice ou à la colère, au respect ou au mépris des lois ? Il n’y a que celui qui n’a jamais vu deux enfants en sa vie, et qui n’entendit jamais leurs cris au berceau, qui puisse en douter. L’homme ne naît rien, mais chaque homme naît avec une aptitude propre à une chose.

— Monsieur Helvétius, vous êtes chasseur, je crois ?

— Oui, je le suis.

— Voyez-vous ce petit chien-là ?

— Qui a les jambes torses, le corps bas et long, le museau pointu et les pattes et la peau tachetées de feu ?

— Oui. Qu’est-ce ?

— C’est un basset ; cette espèce a du nez, de l’ardeur, du courage : cela se fourre dans le terrier d’un renard, au hasard d’en sortir les oreilles et les flancs déchirés.

— Et cet autre ?

— C’est un braque. C’est un animal infatigable : son poil dur et hérissé lui permet de s’enfoncer dans les buissons épineux et touffus ; il arrête la perdrix, il chasse le lièvre à voix ; il supplée lui seul à trois ou quatre chiens.

— Et cet autre ?

— Ce sera un des plus beaux lévriers.

— Et ce troisième ?

— Un chien couchant. Je ne puis rien vous en dire : sera-t-il docile, ne le sera-t-il pas ? aura-t-il du nez ou n’en aura-t-il point ? C’est une affaire de race.

— Et ce quatrième ?

— Il promet un très-beau chien courant.

— Ce sont tous des chiens ?

— Oui.

— Et, dites-moi, j’ai un excellent garde-chasse, il fera tout ce que je voudrai ; ne pourrais-je pas lui ordonner de faire du basset un braque, du braque un lévrier, du lévrier un chien de plaine, du chien de plaine un chien courant, et du chien courant un barbet ?

— Gardez-vous-en bien.

— Et pourquoi ?… Ils ne font que de naître, ils ne sont rien ; propres à tout, l’éducation en disposera à mon gré.

— Vous vous moquez de moi.

— Monsieur Helvétius, vous avez raison. Mais si cependant il y avait dans l’espèce humaine la même variété d’individus que dans la race des chiens, si chacun avait son allure et son gibier ?


CHAPITRE III.


Page 15. — Mal d’autrui n’est que songe.

Vous interprétez mal ce proverbe. C’est-à-dire que le mal qui arrive à autrui me touche moins que le même mal qui m’arrive.


CHAPITRE IV.


Page 23. — Si le cerf aux abois m’émeut, si ses larmes font couler les miennes, ce spectacle si touchant par sa nouveauté est agréable au sauvage que l’habitude y endurcit.

— Pourquoi le cerf aux abois vous émeut-il ? Quel est le motif de votre commisération pour un animal à la place duquel vous ne vous mettez pas ?

— La nouveauté.

— La nouveauté surprend et ne touche pas. Cette commisération est d’animal à animal, ou si l’on aime mieux, c’est une illusion rapide amenée par des symptômes de douleur communs à l’homme et à l’animal, et qui nous montre un homme à la place d’un cerf.

Page 24. — Si le peuple retourne aux exécutions publiques, ce n’est point pour voir souffrir ; au contraire, il va chercher un sentiment de pitié, un sujet de pérorer ; à son retour, il fait un rôle, les voisins s’assemblent autour de lui, pendentes ab ore loquentis.

Ibid. — Je comparerais volontiers un champ de bataille[97] à une table d’un jeu ruineux. Le soldat victorieux emporte la dépouille du soldat moribond, comme le joueur fortuné la bourse du joueur désespéré. J’en use avec autrui comme il en aurait usé avec moi ; pourquoi aurais-je aujourd’hui une sotte pitié que je ne trouverais pas demain ?

Page 25. — Celui qui donne des commisérations à son maître lave ses mains dans son propre sang. C’est Saadi qui le dit.

Mais ce poëte raconte qu’un malheureux traîné au supplice chargeait le tyran d’imprécations, que le tyran, trop éloigné du malheureux pour l’entendre, ayant demandé ce qu’il disait, un courtisan lui répondit : « Seigneur, il dit que celui qui fera miséricorde en ce monde l’obtiendra dans l’autre… » qu’un autre courtisan reprenant la parole, ajouta : « Seigneur, on te fait un mensonge ; le malheureux que tu as condamné au supplice pour ses forfaits le mériterait par les imprécations qu’il vomit contre toi… — N’importe, reprit le sultan, je lui fais grâce, qu’on le lâche ; j’aime mieux un mensonge qui me rend miséricordieux qu’une vérité qui me rendrait cruel. »

Page 26. — Il est des hommes bons, mais l’humanité est en eux l’effet de l’éducation et non de la nature.

Toujours ! Je n’en crois rien. Quelque éducation qu’on eût donnée à la bête féroce qui examinait avec une joie curieuse les convulsions du capucin qu’il avait assassiné, j’ai peine à m’imaginer qu’elle en eût fait un homme bien tendre et bien compatissant.

On ne donne point ce que la nature a refusé ; peut-être détruit-on ce qu’elle a donné. La culture de l’éducation améliore ses dons.

Ibid. — La sensibilité physique est le seul don que nous a fait la nature.

Mais cette sensibilité diffuse dans toutes les parties de l’homme est-elle également partagée entre elles ? Cela n’est pas, cela ne peut être.

Si la portion de sensibilité physique est faible au cerveau et au diaphragme, peu d’imagination, peu de pitié, peu de bienfaisance.

La sensibilité physique est-elle égale dans tous les individus ? Cela n’est pas, cela ne peut être.

Obtiendrez-vous donc les mêmes effets d’une machine en qui ce ressort est trop fort, et d’une machine en qui il est trop faible ?


CHAPITRE V.


Page 28. — Où trouve-t-on des héros ? Chez des peuples plus ou moins policés.

Il y a des héros partout : il y en a au fond des forêts du Canada que l’éducation n’a pas faits ; il y en a dans les cahutes des esclaves que la tyrannie des maîtres n’a pas détruits.

On prend à Cayenne une troupe de sauvages marrons ; on offre la vie à celui qui pendra ses camarades, aucun ne s’y résout. Un maître ordonne à un de ses nègres de les pendre tous, sous peine d’être pendu lui-même. Il y consent ; il va dans sa cabane sous prétexte de se préparer. Il prend une hache, il s’abat le poignet, revient et dit à son maître, en lui montrant son bras mutilé et ruisselant de sang : « Fais à présent de moi un bourreau, si tu peux. »

Le maître de ce nègre se conduisit bien. Il saisit d’une main le poignet sanglant de son esclave, il jette son autre bras autour de son cou et lui dit en l’embrassant : « Tu n’es plus mon esclave, tu es mon ami. »


CHAPITRE VII.


Page 37. — Comment, monsieur Helvétius, vous accordez à l’adolescence[98] une plus grande capacité d’apprendre qu’à l’âge mûr, et vous convenez qu’il n’y a guère d’autre différence sensible entre ces deux âges que celle de l’organisation plus ou moins développée ; et vous n’accordez aucun effet à l’organisation de deux enfants, bien que cette organisation de deux enfants d’un même âge n’ait d’autre différence que celle de deux hommes d’âges différents !

Vous accusez Rousseau de contradiction, et vous avez raison ; mais vous lui donnez bien sa revanche. Si je vous demande en plusieurs endroits de votre premier volume d’où naît la pensée sublime qui doit illustrer tel homme, vous me répondrez nettement : d’une heureuse chance. Ici ce n’est plus cela, c’est une conséquence de l’âge, de la sève, des fleurs et d’un fruit qui se noue, un enchaînement de causes naturelles et connues.

Page 39. — À mesure que la vieillesse approche, l’homme est moins attaché à la terre.

Cela est-il bien vrai ?


CHAPITRE VIII.


Page 41. — Si les caractères étaient l’effet de l’organisation, il y aurait en tout pays un certain nombre d’hommes de caractère.

Aussi cela est-il vrai.

Pourquoi n’en voit-on communément que dans les pays libres ?

Pourquoi en voit-on quelques-uns chez les nations les plus esclaves ?

Est-il quelque maxime morale qui fasse fondre une loupe ?

Toujours l’organisation de la tête comparée à celle du pied. Mon philosophe, vous aurez remarqué sans doute que l’exercice fortifiait les organes, et vous auriez pu remarquer que l’inaction les détruit. Liez à un enfant un de ses bras en naissant, faites qu’il ne s’en serve point, et vous réduirez ce membre à rien. Pareillement une disposition naturelle à quelque vice, à quelque vertu, à quelque talent, à force d’être contrariée, peut être anéantie : l’organe reste, mais sans vigueur. Faute de marcher, nos femmes ont presque perdu l’usage de leurs jambes, mais si la nature leur avait refusé des jambes, y aurait-il quelque moyen artificiel de leur en donner ? L’avantage de l’éducation consiste à perfectionner l’aptitude naturelle, si elle est bonne, à l’étouffer ou à l’égarer, si elle est mauvaise, mais jamais à suppléer l’aptitude qui manque. C’est à cette infructueuse opiniâtreté d’un travail ingrat que j’attribuerais volontiers la nuée des imitateurs en tout genre. Ils voient faire les autres, ils s’efforcent de faire comme eux ; leurs yeux ne sont jamais tournés au dedans d’eux-mêmes, ils sont toujours attachés sur un modèle qui est au dehors. La sorte d’impulsion qu’on leur remarque, c’est le choc d’un génie étranger qui la leur communique. La nature pousse l’homme de génie, l’homme de génie pousse l’imitateur. Il n’y a point d’intermédiaire entre la nature et le génie qui est toujours interposé entre la nature et l’imitateur. Le génie attire fortement à lui tout ce qui se trouve dans la sphère de son activité, qui s’en exalte sans mesure. L’imitateur n’attire point, il est attiré ; il s’aimante par le contact avec l’aimant, mais il n’est pas l’aimant.

Page 44. — La faim se renouvelle plusieurs fois par jour et devient dans le sauvage un principe très-actif.

Cela se peut ; mais ce principe si impérieux produit moins de forfaits en cent ans parmi les sauvages, qu’à la Chine, dans le plus sage des empires, il ne s’en commet en un mois de disette.

Ce que j’ose avancer de la faim est encore plus vrai de toutes les autres passions.

Vous préférez donc l’état sauvage à l’état policé ? Non. La population de l’espèce va toujours en croissant chez les peuples policés, et en diminuant chez les nations sauvages. La durée moyenne de la vie de l’homme policé excède la durée moyenne de la vie de l’homme sauvage. Tout est dit.

La contrée la plus heureuse n’est pas celle où il s’élève le moins d’orages ; c’est celle qui produit le plus de fruits. J’aimerais mieux habiter les pays fertiles où la terre tremble sans cesse sous les pieds, menace d’engloutir et engloutit quelquefois les hommes et leurs habitations, que de languir sur une plaine aride, sablonneuse et tranquille. J’aurai tort lorsque je verrai les peuples de Saint-Domingue ou de la Martinique aller chercher les déserts de l’Afrique.

Oui, monsieur Rousseau, j’aime mieux le vice raffiné sous un habit de soie que la stupidité féroce sous une peau de bête.

J’aime mieux la volupté entre les lambris dorés et sur la mollesse des coussins d’un palais, que la misère pâle, sale et hideuse étendue sur la terre humide et malsaine et recelée avec la frayeur dans le fond d’un antre sauvage.


CHAPITRE IX.


Page 49. — Rousseau s’est dit à lui-même : Les hommes, en général, sont paresseux, par conséquent ennemis de toute étude qui les force à l’attention. Les hommes sont vains, par conséquent ennemis de tout esprit supérieur. Les hommes médiocres enfin ont une haine secrète pour les savants et pour les sciences. Que j’en persuade l’inutilité, je flatterai la vanité du stupide, je me rendrai cher aux ignorants, je serai leur maître, eux mes disciples, et mon nom, consacré par leurs éloges, remplira l’univers, etc.

Rousseau ne s’est point dit tout cela, vous le calomniez ; ce n’est point un méchant par système, c’est un orateur éloquent, la première dupe de ses sophismes.

Quelle que soit la révolution qui se fasse dans les esprits, jamais Rousseau ne tombera dans la classe des auteurs méprisés. Il sera parmi les littérateurs ce que sont parmi les peintres les mauvais dessinateurs, grands coloristes.


CHAPITRE X.


Page 53. — Dans le même chapitre où je lis un reproche que les hommes de lettres ont mérité, celui d’avoir adulé les tyrans, je lis le nom de Frédéric accolé à celui d’Antonin.

Frédéric a irrité tous les poëtes, philosophes, orateurs et savants de l’Allemagne par ses mépris.


CHAPITRE XI.


Page 54. — Les nations sont barbares lorsqu’elles fondent des empires, et c’est lorsqu’elles reviennent à la barbarie que les empires se dissolvent[99].

Ces deux instants de barbarie ne sont que deux dates, l’une de l’origine, l’autre de la fin. Si les peuples qui attaquèrent de tous côtés l’empire romain n’avaient pas été barbares, sa destruction aurait été bien plus rapide. Si les Romains n’étaient pas retombés dans la barbarie lorsqu’ils furent attaqués par les barbares, je doute qu’ils en eussent été subjugués. Je me joins ici à Helvétius contre Rousseau.

Page 56. — En tout genre de commerce, c’est la demande qui précède l’offre.

Je ne pense pas que cela soit toujours vrai. Un artiste ingénieux invente un objet de luxe, il l’exécute, il le produit, il plaît : à l’instant les demandes sans nombre s’adressent à lui, il y satisfait et le voilà riche. Il est vrai qu’au moment où la demande cesse, l’art disparaît.


NOTES.


Page 61. — Ce n’est pas le sentiment du beau moral qui fait travailler l’ouvrier, mais bien la promesse de vingt-quatre sous pour boire.

Je ne sais si c’est le premier, mais l’expérience m’a souvent appris que ce n’était pas toujours le second. Il y a tel ouvrier honnête et tellement jaloux de sa réputation, qu’on lui offrirait inutilement de l’argent pour faire un mauvais ouvrage. J’en ai connu un qui excellait dans l’art de travailler les instruments de la chirurgie dont les opérations lui étaient familières ; quoique sa fortune fût peu considérable et qu’il y eût beaucoup plus à gagner à se prêter aux visions d’un mauvais chirurgien qu’à fabriquer un bon instrument, une forte somme d’argent ne l’y aurait pas déterminé : il se serait regardé comme le complice d’une opération funeste ; il ne faisait aucune différence entre un ouvrier qui aurait fabriqué un pareil instrument, contre ses lumières et sa conscience, et celui qui aurait fabriqué un poignard destiné à tuer le malade.

Page 62. — N’aperçoit-on plus dans les souffrances celles auxquelles on est soi-même sujet, on devient dur.

Je ne crois pas que ce soit par cette raison que le médecin ou le chirurgien s’endurcit ; c’est que la sensibilité s’affaiblit par l’habitude. Le médecin cesse de compatir, à peu près comme, dans une longue maladie, le malade, et dans la longue infortune, le malheureux, cessent de se plaindre, ou, plus exactement, comme, à la quatrième représentation d’une tragédie, le spectateur cesse de pleurer.

Ibid. — Les méchants comme les bons sont susceptibles d’amitié.

Cela se peut. Cependant j’ai de la peine à concevoir une véritable amitié entre les méchants : le méchant ne voit guère dans la mort de son ami que la perte d’un confident de ses forfaits. Deux méchants doivent se craindre et ne peuvent guère s’estimer.

Page 63. — On voit des enfants enduire de cire chaude des hannetons, des cerfs-volants, les habiller en soldats, et prolonger ainsi leur mort pendant deux ou trois mois. En vain dira-t-on que ces enfants ne réfléchissent point aux douleurs qu’éprouvent ces insectes. Si le sentiment de la compassion leur était aussi naturel que celui de la crainte, il les avertirait des souffrances de l’insecte, comme la crainte les avertit du danger à la rencontre d’un animal furieux.

La commisération ne me paraît guère moins naturelle que la crainte. L’une suppose la connaissance de la douleur, l’autre la connaissance du péril.

Page 67. — Quelques officiers veulent des soldats automates.

Quelle en est la cause ? Ne serait-ce pas qu’aujourd’hui la discipline sert plus que l’intelligence et le courage ? Je crois que le général se soucie beaucoup d’être obéi et craint fort peu d’être jugé.


SECTION VI.


CHAPITRES III À XVIII INCLUSIVEMENT.


Page 121. — L’auteur a tellement compliqué la question du luxe, qu’après avoir lu tout ce qu’il en dit, on n’en a guère des notions plus nettes.

Je donne le nom de luxe à tout ce qui est au delà des besoins nécessaires, relativement au rang que chaque citoyen occupe dans la société.

D’après cette définition l’histoire du luxe me paraît écrite en gros caractères au-dessus des portes de toutes les maisons de la capitale.

Je divise, relativement au luxe, les citoyens en trois classes : des riches, des aisés et des pauvres.

Il n’y a point de luxe chez le riche, s’il n’accorde à ses goûts, à ses passions, à ses fantaisies, rien qui excède les justes limites qui lui sont prescrites par sa richesse. Il a de l’or ; quel emploi veut-on qu’il en lasse, si ce n’est de multiplier ses jouissances ?

Il n’y a point de luxe chez le citoyen aisé, s’il n’a ni goûts, ni passions, ni fantaisies ruineuses.

Il ne peut y avoir de luxe chez le pauvre, puisqu’il manque du nécessaire à ses besoins.

Le luxe naît donc d’un usage insensé de sa fortune.

Et quelle peut être la cause de cet usage insensé, je ne dis pas dans un citoyen, mais chez toute une nation ?

Cette cause ? C’est le trop d’importance attachée à la richesse jointe à une distribution trop inégale de la fortune.

Alors la société se divise en deux classes : une classe très-étroite des citoyens qui sont riches et une classe très-nombreuse des citoyens qui sont pauvres.

Dans la première classe, le luxe est une ostentation de la richesse ; dans la seconde, le luxe est un masque de la misère. Cette ostentation, poussée à l’excès, amène la ruine du riche, et, de là, le peu de durée des grandes fortunes.

Ce masque comble la misère du pauvre.

Cette espèce de luxe est nécessairement suivi de la corruption des mœurs, de la décadence du goût et de la chute de tous les arts.

Par une sotte émulation il n’y a point d’extravagances dans lesquelles le riche ne se précipite, point de bassesses auxquelles le pauvre ne se détermine.

L’extérieur confond tous les rangs. Pour soutenir cet extérieur, hommes et femmes, grands et petits, tous se prostituent en cent manières diverses. L’indigence est la seule chose dont on rougisse.

On fait beaucoup de statues, mais on les fait mauvaises ; on fait beaucoup de tableaux, mais on n’en fait point de bons ; on fait beaucoup de pendules, de montres, mais on les fabrique mal. Rien n’est d’utilité, tout est de parade.

Si l’on suppose une répartition plus égale de la richesse et une aisance nationale proportionnée aux différentes conditions, si l’or cesse d’être la représentation de toutes les sortes de mérite, alors on verra naître un autre luxe. Ce luxe, que j’appelle le bon, produira des effets tout contraires au premier.

Si la femme du peuple veut acheter une robe, elle ne la demandera pas légère et voyante, parce qu’elle aura de quoi la payer durable, solide et bien manufacturée.

Si la fantaisie lui prend de se faire peindre, elle n’appellera point un barbouilleur.

Si elle veut une montre, il ne lui suffira pas que le bouton aplati la simule à répétition.

Il y aura peu de crimes, mais beaucoup de vices, mais de ces vices qui font le bonheur dans ce monde-ci et dont on n’est châtié que dans l’autre.

Je pense donc qu’un souverain n’aurait rien de mieux à faire que de travailler de toute sa force à la damnation de ses sujets.

Tout cela n’est que croqué, mais je fais une note et non pas un Traité.


CHAPITRE VI.


DE LA FORMATION DES PEUPLADES.


Page 90. — Quelques familles ont passé dans une île. Je veux que le sol en soit bon, mais inculte et désert. Quel est, au moment du débarquement, le premier soin de ces familles ? Celui de construire des huttes, de défricher l’étendue du terrain nécessaire à leur subsistance. Dans ce premier moment quelles sont les richesses de l’île ? Les récoltes et le travail qui les produit…

Voilà des suppositions dont j’ai peine à me contenter. Au premier moment il n’y aura point de richesse, chacun cultivera pour le besoin actuel, et le paresseux risquera de mourir de faim ; car, manquant de tout, que pourrait-il donner en échange des denrées qu’il n’aura pas recueillies ? Et celui dont les bras auront été les plus actifs et les plus forts que fera-t-il du superflu de sa récolte ? Mais ne chicanons point, et passons.

Page 91. — Il n’est qu’un moyen de soustraire un empire au despotisme de l’armée, c’est que ses habitants soient comme à Sparte citoyens et soldats.

Partout où tout citoyen est soldat il ne faut point d’armée. Une armée subsistante, quel qu’en soit le chef, menace la liberté des autres citoyens. Quand la présence de l’ennemi ne l’exige pas, il faut que tous les habitants soient armés ou désarmés ; ceux qui sont en corps ont trop d’avantage sur ceux qui sont isolés.


CHAPITRE VII.


Page 97. — Je dirai à l’occasion d’un peuple gouverné par des représentants et par un monarque, tel que l’Angleterre, l’idée qui me vient, peut-être vraie, peut-être fausse. On imaginait que la loi qui défendrait de corrompre les peuples, le serment de s’être conformé strictement à cette loi, et par conséquent toute liberté conservée dans la nomination des représentants, rendraient la nation anglaise la mieux gouvernée et la plus redoutable qu’il y eût au monde. Là-dessus je pensai que la représentation ne coûtant plus rien à celui qui représentait, la représentation en serait à d’autant meilleur marché pour la cour. On répondit qu’alors il n’y aurait plus que les gens de bien qui pussent arriver à la représentation ; à quoi je répliquai que Walpole avait le tarif de toutes les probités du royaume, et que le seul effet de la loi projetée, ce serait de faire baisser ce tarif[100].


CHAPITRE IX.


Page 102. — Mais il est une autre source de l’inégalité des industries et de la parcimonie des pères qui doivent transmettre à leurs enfants quelquefois des richesses immenses. Ces fortunes sont légitimes, et je ne vois pas comment, avec justice et en respectant la loi sacrée de la propriété, on peut obvier à cette cause de luxe.

Réponse. C’est qu’il n’y faut point obvier ; c’est que les fortunes seront légitimement réparties lorsque la répartition sera proportionnée à l’industrie et aux travaux de chacun ; c’est que cette inégalité n’aura point de suite fâcheuse ; c’est qu’au contraire elle sera la base de la félicité publique si l’on trouve un moyen je ne dis pas d’avilir, mais de diminuer l’importance de l’or ; et ce moyen, le seul que je connaisse, c’est d’abandonner toutes les dignités, toutes les places de l’État au concours.

Alors un père opulent dira à son fils : Mon fils, si tu ne veux que des châteaux, des chiens, des femmes, des chevaux, des mets délicats, des vins exquis, tu les auras ; mais si tu as l’ambition d’être quelque chose dans la société, c’est ton affaire, ce n’est pas la mienne ; travaille le jour, travaille la nuit, instruis-toi, car avec toute ma fortune je ne ferais pas de toi un huissier.

Alors l’éducation prendra un grand caractère, alors l’enfant en sentira toute l’importance ; car s’il demande qui est-ce qui est grand chancelier de France, il arrivera souvent qu’on lui nommera le fils du menuisier ou du tailleur de son père, peut-être celui de son cordonnier.

Si les concurrents sont jugés sur leurs mœurs et leurs lumières, si les vices donnent aussi sûrement l’exclusion que l’ignorance, il y aura d’honnêtes gens et des gens habiles.

Je ne prétends pas que ce moyen soit absolument sans inconvénient, ni que, quels que soient les juges du mérite, il n’y aura ni prédilection, ni esprit de parti, ni aucune sorte de partialité ; mais il y a une pudeur qui même de nos jours en a quelquefois imposé aux ministres, et je ne pense pas qu’on osât préférer un fripon ou un sot à un concurrent honnête et éclairé. Ce qui pourrait arriver de pis, c’est que, peut-être, on ne nommerait pas toujours à la place vacante celui qui en serait le plus digne.

Il n’y a que le concours du mérite aux grandes places qui puisse réduire l’or à sa juste valeur.

Dans cette supposition je demande quel motif étrange pourrait déterminer un père à se tourmenter toute sa vie pour n’accumuler que des biens et ne transmettre à son fils que les moyens d’être un avare, ou un dissipateur ou un voluptueux ?

En même temps que le mérite sera plus honoré, la cupidité diminuée, le prix de l’éducation mieux senti, les fortunes seront moins inégales. Ces effets désirés s’enchaînent nécessairement les uns aux autres.

La seule richesse vraiment désirable est celle qui satisfait à tous les besoins de la vie, et qui met les pères en état de donner d’excellents maîtres à leurs enfants.

Toutes les conséquences des principes qui précèdent sont faciles à tirer.

Sans de bonnes mœurs publiques, point de vrai goût ; sans instruction et sans probité, point d’honneurs à poursuivre. Un souverain peut combler son favori de richesses, mais il ne peut lui donner ni des connaissances ni de la vertu


CHAPITRE XI


Page 105. — Les moyens que l’auteur propose pour prévenir l’inégalité des fortunes me déplaisent. Ils gênent la liberté, ils doivent nuire à l’industrie et au commerce, et donner aux citoyens un esprit de fausseté : ils seront sans cesse occupés des moyens de cacher leurs richesses et d’en disposer à leur gré.

Page 106. — Le riche fourni du nécessaire mettra toujours le superflu de son argent à l’achat des superfluités.

Et qu’importe qu’il ait des magots sur sa cheminée, pourvu qu’il n’y en ait point dans nos tribunaux ?


CHAPITRE XII.


Page 107. — Un peuple sans argent, s’il est éclairé, communément est sans tyran.

Je le crois ; mais est-il bien facile aux nations de s’éclairer, sans un signe conventionnel de toutes les choses nécessaires à la vie ? Détruisez ce principe moteur, et vous en verrez naître un état de stagnation générale ; et cet état est-il bien favorable au progrès des sciences, des arts, et à la perfection de l’esprit humain ? Tout à l’heure vous avez défendu les connaissances contre Jean-Jacques, et voilà que vous ouvrez la porte à une ignorance universelle.


CHAPITRE XIII.


Page 111. — Celui qui peut donner de l’argent n’en donne pas toujours à la personne la plus honnête.

Et que m’importe qu’il fasse des catins, pourvu que les catins ne fassent pas des ministres ?

On peut certainement enflammer un peuple de la passion de la gloire sans l’intervention de l’or, c’est-à-dire qu’on aura des sujets très-belliqueux, des conquérants, des chevaliers, des paladins ; pour des savants, je vous en délie, à moins que votre petite colonie placée comme Lacédémone, ne soit environnée de nations instruites : mais alors sa durée sera bien précaire.

La résolution générale de toutes les nations de jeter dans la mer tout leur or est absurde à supposer. Il est donc bien plus raisonnable de réduire la richesse à ses seuls avantages naturels par une institution qui n’exige qu’un acte pur et simple de la volonté du souverain ; il ne serait même question que de généraliser une loi qui subsiste déjà dans quelques cas particuliers où les bons effets en sont évidents. Toutes les chaires de notre Faculté de droit sont abandonnées au concours, et il n’y en a pas une qui ne soit remplie par un homme de mérite.


CHAPITRE XVI.


Page 113. — L’amour de l’argent est destructif des talents, du patriotisme et de la vertu.

Oui, de l’argent représentatif de tout mérite, je l’accorde ; de l’argent représentatif des seules voluptés, je le nie.

Pourquoi veut-on avoir de l’or, et puis quoi ? encore de l’or ? C’est qu’avec de l’or on a tout : de la considération, du pouvoir, des honneurs, et même de l’esprit.

Qu’avec de l’or on n’ait que les choses qui se payent, et que l’on soit privé de toutes celles qui ne s’escomptent pas, et l’or sera très-innocent ; la bienfaisance, l’humanité, la commisération en seront même plus communes. Aujourd’hui que l’argent est tout, on est et l’on doit être avare d’un écu ; un écu est trop de choses à la fois pour en être libéral.

Je ne sais si le ministère en serait également avide, mais il ne pourrait perdre de ses prérogatives sans que la nation en devînt moins avare.


CHAPITRE XVIII.


Page 121. — Qui se déclare protecteur de l’ignorance, se déclare l’ennemi de l’État.

Or, qui se déclare ennemi de l’or, sans restriction, se déclare, ou je me trompe fort, protecteur de l’ignorance.


NOTES.


Page 127. — Le monarque doit être avare du bien de ses sujets.

Cela me rappelle un mot de l’impératrice de Russie régnante. Falconet était venu à Pétersbourg avec un assez grand nombre de tableaux qu’il avait recueillis en Angleterre. L’impératrice les vit et n’en prit que quelques-uns, et à un prix très-modéré, ajoutant à ce sujet que Falconet père serait mécontent, mais qu’il ne considérerait pas que ce n’était pas elle qui payait.

Ibid. — À quel signe reconnaît-on le luxe nuisible ? À l’espèce de marchandise étalée sur les boutiques. Plus ces marchandises sont riches, moins il y a de proportion dans la fortune des citoyens.

Au lieu de dire plus ces marchandises sont riches, il eût peut-être été plus juste de dire : Plus ces marchandises sont mauvaises, et plus elles affichent la richesse ; plus les fortunes sont inégales, plus le luxe de misère est étendu.

Les boutiques où les marchandises sont vraiment riches sont en petit nombre et peu fréquentées. Celles où la richesse apparente des marchandises sert de masque à la misère sont sans nombre.

Page 131. — Qu’on anéantisse la moitié des richesses d’une nation, si l’autre moitié est à peu près également répartie entre tous les citoyens, l’État sera presque également heureux et puissant.

Je doute de l’un et je nie l’autre. Comment resterait-elle aussi puissante, si les nations circonvoisines et rivales ont conservé toute leur richesse ? Comment serait-elle aussi heureuse, si ses jouissances sont moindres ? Et elles le seront de tout ce que la modicité de la fortune ne permettra pas d’appeler à grands frais des contrées éloignées.

On ne boit guère de vin de Bourgogne et de Champagne dans la Suisse. Diminuez la richesse des Suisses de moitié, et l’on y en boira bien moins.

Il faut à une contrée, dit Helvétius (page 132), ou de l’argent, ou les lois de Sparte, ou le danger d’une invasion prochaine. Les lois de Sparte seraient la ruine de la nation, s’il était possible de les y introduire. C’est Helvétius qui le dit. Le danger de l’invasion sera donc d’autant plus grand que la somme de la richesse sera moindre. Comment a-t-il donc pu assurer, paragraphe précédent, que si l’on jetait dans la mer la moitié de notre or, nous n’en serions ni moins heureux ni moins puissants ?

Ibid. — Le crime le plus habituel des gouvernements de l’Europe, c’est leur avidité à s’approprier tout l’argent du peuple.

On accroît la diligence des abeilles en les châtrant d’une partie de leur cire et de leur miel. Prenez tout, et les abeilles quittent la ruche ; prenez-en trop, les abeilles restent et meurent.

Page 135. — Les honneurs sont une monnaie qui hausse et baisse selon le plus ou le moins de justice avec laquelle on les distribue.

L’avilissement des honneurs mal décernés produit au moral le même effet que l’altération des monnaies au physique.

Ibid. — À quelle cause attribuer l’extrême puissance de l’Angleterre ? À son gouvernement.

Mais à quelle cause attribuer la pauvreté de l’Écosse et de l’Irlande, et l’extravagance de la guerre actuelle contre les colonies[101] ? À l’avidité des commerçants de la métropole.

On vante cette nation pour son patriotisme. Je défie qu’on me montre dans l’histoire ancienne ou moderne un exemple de personnalité nationale ou d’anti-patriotisme plus marqué.

Je vois ce peuple sous l’emblème d’un enfant vigoureux qui naît avec quatre bras, mais dont un de ces bras arrache les trois autres.

Une autre observation qui tache encore à mes yeux le caractère de cette nation, c’est que ses nègres sont les plus malheureux des nègres. L’Anglais, ennemi de la tyrannie chez lui, est le despote le plus féroce quand il en est dehors.

D’où naît cette bizarrerie, si elle est réelle comme on n’en saurait douter ? Se soulagerait-il au loin de l’empire de la loi qui le tient courbé dans ses foyers ? Sa méchanceté serait-elle aussi celle de l’esclave débarrassé de sa chaîne ? ou ne serait-ce que la suite du mépris qu’il a conçu pour celui qui a la bassesse de se soumettre à l’autorité arbitraire d’un maître ?


SECTION VII.


CHAPITRE I.


Page 139. — Lorsque le roi Jacques disait qu’il était difficile d’être à la fois bon théologien et bon sujet[102], il répétait le proverbe qui dit qu’il est difficile de servir deux maîtres à la fois.


CHAPITRE IV.


Page 151. — La doctrine des jésuites favorisait le larcin ; cependant le magistrat qui la condamna par décence ne s’était point aperçu qu’elle eût multiplié le nombre des filous.

C’est qu’il est une multitude de filouteries domestiques qui ne viennent point à la connaissance du magistrat.

Un prédicateur du vol renfermé dans une espèce de boîte où il parle à l’oreille de mon valet ne me semble point du tout un personnage indifférent à la sûreté de ma personne et de mes effets.


CHAPITRE V.


DU GOUVERNEMENT DES JÉSUITES.


Une observation vraie que je n’ai lue dans aucun auteur, c’est qu’on aimait un jacobin, un capucin, un autre moine, sans aimer l’ordre ; au lieu que l’ami d’un jésuite était l’ami des jésuites. La plus petite partie représentait le tout.

Page 170. — Ici l’auteur est décousu. Il n’est point de muse à laquelle on n’ait érigé un temple ; point de science qu’on n’ait cultivée dans quelque académie ; point d’académie où l’on n’ait propose quelque prix pour la solution de certains problèmes d’optique, d’agriculture, d’astronomie, de mécanique, etc. Par quelle fatalité les sciences de la morale et de la politique, les plus importantes de toutes celles qui contribuent le plus à la félicité nationale, sont-elles encore sans écoles publiques ?…

Ce morceau ne tient ni à ce qui précède, ni à ce qui suit, et n’était pas assez saillant pour le conserver aux dépens de la liaison des idées. Cet endroit n’est pas le seul où l’on sente ce défaut. Quand on est instruit de la manière de travailler de l’auteur, on doit être surpris de ne pas le reconnaître plus souvent dans son ouvrage.

Page 171. — Les lois monastiques devraient être les plus parfaites, j’en conviens ; pour les plus durables, je le nie. Il n’y a de durable que ce qui est conforme à la nature, qui ne cesse de réclamer ses droits.

Ni Helvétius, ni aucun des écrivains qui l’ont précédé ou suivi, n’a bien connu le caractère primitif du jésuitisme.

Lorsqu’ils se présentèrent en France et qu’on leur demanda ce qu’ils étaient : réguliers ? Ils répondirent non ; séculiers ? Ils répondirent non, et ils avaient raison.

Leur fondateur était un militaire. Leur institution fut militaire : le Christ fut le chef de la troupe, le général en fut le colonel ; le reste fut ou capitaine, ou lieutenant, ou sergent ou soldat.

Cela fait rire, mais cela n’en est pas moins vrai.

C’était un véritable ordre de chevalerie. Et quels étaient les ennemis qu’ils avaient à combattre ? Le diable, ou l’incrédulité, le vice et l’ignorance. Ils faisaient des missions aux environs et au loin contre l’incrédulité. Ils prêchaient dans les villes contre le vice, ils tenaient des écoles contre l’ignorance ; tous marchaient sous l’étendard de la vierge Marie, la Dulcinée de saint Ignace.

Ajoutez que l’établissement de cet ordre fut presque immédiat au temps de la chevalerie espagnole, des paladins et du don-quichottisme.

Il ne resta de l’esprit du fondateur que le fanatisme. Ils avaient tellement dégénéré sous le troisième généralat, qu’un de leurs anciens écrivains, dont le nom ne me revient pas, leur disait : « Vous êtes devenus ambitieux et politiques ; vous courez après l’or ; vous méprisez les études et la vertu ; vous fréquentez les grands. Vous vous acheminez si promptement au vice et à la puissance, que les souverains désireront votre extinction et ne sauront comment l’exécuter. »


NOTES.


Page 173. — Il est vrai que la loi militaire contraint un soldat à fusiller son compagnon et son ami[103] ; mais c’est une loi atroce contre laquelle on s’est récrié de tout temps.

Est-il juste de reprocher à une nation le vice d’un état particulier ? Est-il juste de reprocher à un siècle policé une loi établie dans un temps barbare ?

C’est une façon de raisonner aussi singulière que celle d’un historien qui prétendrait prouver par l’exemple de Brutus que, dans les premiers temps de Rome, les pères ou n’aimaient pas leurs enfants, ou les aimaient moins que la patrie. Il n’y avait peut-être parmi tous les citoyens que cet homme capable de son action héroïque ou féroce ; l’étonnement général qu’elle causa le prouve assez.

Ce serait très-mal juger de l’esprit général d’un peuple que de conclure sa force ou sa faiblesse, la pureté ou la corruption de ses mœurs, sa richesse ou sa pauvreté, des actions de quelques particuliers, et de dire : « Apicius se laissa mourir de faim, parce qu’il ne lui était plus possible de vivre avec huit ou neuf cent mille livres qui lui restaient ; donc un Romain, alors, était dans la misère avec ce capital. »

Ibid. — Est-il un instant où la liberté de l’homme puisse être rapportée aux différentes opérations de son âme ?

Cette phrase est louche.

Page 174. — Il n’est presque pas un saint qui n’ait une fois dans sa vie lavé ses mains dans le sang humain.

J’ai un souverain mépris pour les saints, mais je ne puis me résoudre à les calomnier ; à moins que par les austérités qu’ils ont exercées sur eux-mêmes et auxquelles ils en ont encouragé d’autres par leur exemple et leur conseil, on ne se croie autorisé à les regarder comme des suicides ou des assassins, et c’est peut-être là la pensée de l’auteur.

Page 177. — Pourquoi si peu d’hommes honnêtes ? C’est que l’infortune poursuit presque partout la probité.

Il n’y a point de peuple si généralement corrompu qu’on n’y puisse trouver quelques hommes vertueux ; parmi ces hommes vertueux il n’y en a peut-être pas un seul qui ne fût parvenu aux honneurs et à la richesse par le sacrifice de sa vertu. Je voudrais bien savoir par quelle bizarrerie ils s’y sont refusés, quel motif ils ont eu de préférer une probité indigente et obscure au vice opulent et décoré.

Ibid. — Il est vrai, la religion fait restituer un écu, mais elle fait poignarder Henri IV.

Page 178. — Je ne puis me dispenser de rappeler ici le discours que j’ai entendu tenir à un docteur de Sorbonne, c’était l’abbé L’Avocat, bibliothécaire de la maison. Dans ce temps le garde des sceaux Machault avait projeté l’extinction des immunités ecclésiastiques. « Voilà, disait le docteur, une querelle qui serait bientôt finie, si j’étais à la place de l’archevêque.

— Que feriez-vous ?

— Ce que je ferais ? j’irais trouver Mme de Pompadour et je lui dirais : Madame, vous vivez dans un commerce scandaleux avec le roi ; je vous avertis que si dans la huitaine vous n’êtes pas rentrée dans la maison de votre époux, je vous excommunierai. »

Page 181. — Si le bourreau peut tout sur les armées, dit un grand prince, il peut tout sur les villes.

Un grand prince, dites-vous, Helvétius ! dites un grand scélérat, un César Borgia. Malheur à la nation gouvernée par un souverain, je ne dis pas qui se conduit par de pareils principes, mais dont l’âme cruelle est capable de les concevoir[104].

Page 182. — Le despotisme du chef des jésuites ne peut être nuisible.

À son ordre, j’en conviens ; mais à la société ? vous ne le pensez pas.

Et si le souverain s’avisait de gouverner son empire d’après les principes de la politique jésuitique, comment croyez-vous que les autres souverains s’en trouveraient ?

Une nation où tous les sujets seraient dans la main du souverain comme le bâton dans la main du vieillard, où le souverain commanderait à tous ses sujets comme le Vieux de la Montagne commandait à ses fanatiques, exterminerait incessamment toutes les autres nations ou en serait incessamment exterminée.

Que de meurtres, que d’assassinats je vois commis ! quelles rivières de sang je vois couler de tous côtés ! L’idée seule m’en fait frémir. Un pareil monarque serait-il menacé par un de ses voisins d’une guerre juste ou injuste ? il n’aurait qu’à dire : « Qu’on aille le tuer… » et à l’instant il y aurait des milliers de bras à ses ordres.


SECTION VIII.


CHAPITRE II.


de l’emploi du temps.


Page 188. — J’ai lu ce chapitre avec le plus grand plaisir ; je n’ai pas la force de le contredire en forme, mais je crains bien qu’il n’y ait un peu plus de poésie que de vérité. J’aurais plus de confiance dans les délices de la journée d’un charpentier, si c’était un charpentier qui m’en parlât, et non pas un fermier général dont les bras n’ont jamais éprouvé la dureté du bois et la pesanteur de la hache. Ce bienheureux charpentier, je le vois essuyer la sueur de son front, porter ses mains sur ses hanches et soulager par le repos la fatigue de ses reins, haleter à chaque instant, mesurer avec son compas l’épaisseur de la poutre. Peut-être est-il fort doux d’être charpentier ou scieur de pierre, mais franchement je ne veux point de ce bonheur-là, même avec l’agréable souvenir, à chaque coup de cognée ou de scie, du payement qui m’attendrait à la fin de ma journée.

Toutes les sortes de travaux soulagent également de l’ennui, mais tous ne sont pas égaux. Je n’aime point ceux qui amènent rapidement la vieillesse, et ce ne sont ni les moins utiles, ni les moins communs, ni les mieux récompensés.

La fatigue en est telle, que l’ouvrier est bien plus sensible à la cessation de son travail qu’à l’avantage de son salaire : ce n’est pas sa récompense, c’est la dureté et la longueur de sa tâche qui l’occupent pendant toute sa journée. Le mot qui lui échappe lorsque la chute du jour lui ôte la bêche de la main, ce n’est pas : « je vais donc toucher mon argent… » c’est : « m’en voilà donc quitte pour aujourd’hui. »

Et vous croyez que quand il est de retour chez lui, il est bien pressé de se jeter entre les bras de sa femme ? Vous croyez qu’il y est aussi ardent qu’un oisif entre les bras de sa maîtresse ? Presque tous les enfants des gens de peine ne se font que le matin d’un dimanche ou d’une fête.

J’ai pourtant fait une expérience que je vais rapporter : on en conclura tout ce qu’on voudra. Je revenais du bois de Boulogne avec un ami. Cet ami me dit : « Nous allons rencontrer des carrosses qui vont à Versailles ; je gage que nous ne verrons un visage serein dans aucun… » Tous en effet avaient ou la tête penchée sur la poitrine, ou le corps jeté dans un des angles de leur voiture, avec un air plus rêveur et plus soucieux que je ne saurais vous le peindre. Mais ce n’est pas tout : c’est que plusieurs de ces malheureux occupés à scier la pierre le long des bords de la rivière chantaient, en mordant avec appétit dans un morceau de pain bis. Donc, me direz-vous, ce dernier était plus heureux que le premier ? Oui, dans ce moment-là, ce jour-là peut-être. Mais nous ne parlons ni d’un moment, ni d’un jour. Le scieur de pierre sciait la pierre tous les jours et ne chantait pas tous les jours. L’homme de cour n’était pas tout le jour sur le chemin de Versailles, n’y allait pas tous les jours, et n’était pas toujours triste, soit qu’il y allât, soit qu’il en revînt.

Si le scieur de pierre a ressenti moins de peine d’une veine de pierre très-dure que le courtisan de l’inadvertance du monarque ou du sourcil froncé de son ministre, un regard du monarque, un mot favorable de son ministre a rendu le courtisan plus heureux que le scieur de pierre ne l’a été par une veine tendre de la pierre qui diminuait sa fatigue et abrégeait son travail.

Je ne crois pas d’un autre côté que ce seigneur qui est privé du souverain bonheur de souper dans les petits appartements, soit aussi satisfait à sa table ou à celle de ses amis, malgré la délicatesse des mets et la variété des vins les plus exquis, que le scieur de pierre, de retour du port dans sa chaumière, avec sa cruche d’eau ou son pot de mauvaise bière, à côté de sa femme et de ses enfants.

Mais si l’un est malheureux, c’est qu’il a la tête mauvaise ; et que la religion, l’habitude de la misère et du travail, avec le meilleur jugement suffisent à peine à l’autre pour le réconcilier avec son état.

Enfin, Helvétius, lequel des deux aimeriez-vous mieux être, ou courtisan ou scieur de pierre ? Scieur de pierre, me direz-vous. Cependant avant la fin du jour vous seriez dégoûté de la scie qu’il faudrait reprendre le lendemain ; et vous auriez bientôt envoyé paître et le monarque, et son ministre et toute la cour, si votre rôle de courtisan vous déplaisait.

Croyez-moi, huit ou dix heures de scie vous auraient bientôt adouci les ennuis de l’Œil-de-Bœuf.

Je sais très-bien que chaque état a ses disgrâces. Je lisais à quinze ans, je relisais à trente, dans Horace, que nous ne sentons bien que les peines du nôtre, et je riais et de l’avocat qui envie le sort de l’agriculteur, et de l’agriculteur qui envie le sort du commerçant, et du commerçant qui envie le sort du soldat, et du soldat qui jure et tempête contre les dangers de son métier, la modicité de sa paye et la dureté de son caporal ou de son capitaine[105] ; avec tout cela je m’aime mieux étendu nonchalamment dans mon fauteuil, mes rideaux tirés, mon bonnet renfoncé sur les yeux, occupé à décomposer des idées, qu’à battre le ciment, quoique je ne fasse aucune comparaison de la réprimande du piqueur et de la satire du critique rongé d’envie et plein de mauvaise foi. Certainement un coup de sifflet au théâtre fait plus de mal à un auteur que dix coups de bâton n’en font au manouvrier paresseux ou maladroit ; mais, au bout de huit jours, l’auteur sifflé n’y pense plus, et le plâtre pèse toujours également sur les épaules courbées du porteur d’oiseau[106].


CHAPITRE III.


Page 193. — L’ennui est un mal presque aussi redoutable que l’indigence.

Voilà bien le propos d’un homme riche et qui n’a jamais été en peine de son dîner.

Je vois à la préférence qu’Helvétius donne à la condition du valet sur celle du maître, qu’il a été bon maître, et qu’il ignore la brutalité, la dureté, les humeurs, la bizarrerie, le despotisme de la plupart des autres.

Servir est la dernière des conditions, et ce n’est jamais que la paresse ou quelque autre vice qui fasse balancer entre la livrée et des crochets. Puisque ayant des épaules fortes et des jarrets nerveux ils ont mieux aimé vider une chaise percée que de porter un fardeau, c’est qu’ils avaient l’âme vile.

Ce n’est donc point le grand nombre des valets, c’est le très-petit nombre des bons qui doit étonner.

Ibid. — De toutes les réflexions qui se présentent sur cette page et sur la suivante, je n’en ferai qu’une, c’est qu’il y a beaucoup d’états dans la société qui excèdent de fatigue, qui épuisent promptement les forces et qui abrègent la vie, et quel que soit le salaire que vous attachiez au travail, vous n’empêcherez ni la fréquence ni la justice de la plainte de l’ouvrier.

Avez-vous jamais pensé à combien de malheureux l’exploitation des mines, la préparation de la chaux de céruse, le transport du bois flotté, la cure des fosses causent des infirmités effroyables et donnent la mort ?

Il n’y a que les horreurs de la misère et l’abrutissement qui puissent réduire l’homme à ces travaux. Ah ! Jean-Jacques, que vous avez mal plaidé la cause de l’état sauvage contre l’état social !

Oui, l’appétit du riche ne diffère point de l’appétit du pauvre, je crois même l’appétit de celui-ci beaucoup plus vif et plus vrai ; mais pour la santé et le bonheur de l’un et de l’autre, peut-être faudrait-il mettre, le pauvre au régime du riche et le riche au régime du pauvre. C’est l’oisif qui se gorge de mets succulents, c’est l’homme de peine qui boit de l’eau et mange du pain, et tous les deux périssent avant le terme prescrit par la nature, l’un d’indigestions et l’autre d’inanition. C’est celui qui ne fait rien qui s’abreuve à longs traits du vin généreux qui réparerait les forces de celui qui travaille.

Si le pauvre et le riche étaient également laborieux et frugals, tout ne serait pas compensé entre eux. La différence des aliments et des travaux, des aliments pauvres et succulents, des modérés et continus, mettraient encore une grande différence entre la durée moyenne de leur vie.

Ou passez-vous de métaux, ou permettez aux mines d’être pestilentielles.

Les mines du Hartz recèlent dans leurs immenses profondeurs des milliers d’hommes qui connaissent à peine la lumière du soleil et qui atteignent rarement l’âge de trente ans. C’est là qu’on voit des femmes qui ont eu douze maris.

Si vous fermez ces vastes tombeaux, vous ruinez l’État et vous condamnez tous les sujets de la Saxe ou à mourir de faim ou à s’expatrier.

Combien d’ateliers dans la France même, moins nombreux, mais presque aussi funestes !

Lorsque je repasse en revue la multitude et la variété des causes de la dépopulation, je suis toujours étonné que le nombre des naissances excède d’un dix-neuvième celui des morts.

Si Rousseau, au lieu de nous prêcher le retour dans la forêt, s’était occupé à imaginer une espèce de société moitié policée et moitié sauvage, on aurait eu, je crois, bien de la peine à lui répondre.

L’homme s’est rassemblé pour lutter avec le plus d’avantage contre son ennemie constante, la nature ; mais il ne s’est pas contenté de la vaincre, il en a voulu triompher. Il a trouvé la cabane plus commode que l’antre et il s’est logé dans une cabane ; fort bien, mais quelle énorme distance de la cabane au palais ! Est-il mieux dans le palais que dans la cabane ? j’en doute. Combien il s’est donné de peines pour n’ajouter à son sort que des superfluités et compliquer à l’infini l’ouvrage de son bonheur !

Helvétius a dit, avec raison, que le bonheur d’un opulent était une machine où il y avait toujours à refaire. Cela me semble bien plus vrai de nos sociétés. Je ne pense pas, comme Rousseau, qu’il fallût les détruire quand on le pourrait, mais je suis convaincu que l’industrie de l’homme est allée beaucoup trop loin, et que si elle se fût arrêtée beaucoup plus tôt et qu’il fût possible de simplifier son ouvrage, nous n’en serions pas plus mal. Le chevalier de Chastellux[107] a très-bien distingué un règne brillant d’un règne heureux ; il serait tout aussi facile d’assigner la différence d’une société brillante et d’une société heureuse. Helvétius a placé le bonheur de l’homme social dans la médiocrité ; et je crois qu’il y a pareillement un terme dans la civilisation, un terme plus conforme à la félicité de l’homme en général et bien moins éloigné de la condition sauvage qu’on ne l’imagine ; mais comment y revenir quand on s’en est écarté, comment y rester quand on y serait ? Je l’ignore. Hélas ! l’état social s’est peut-être acheminé à cette perfection funeste dont nous jouissons, presque aussi nécessairement que les cheveux blancs nous couronnent dans la vieillesse. Les législateurs anciens n’ont connu que l’état sauvage. Un législateur moderne plus éclairé qu’eux, qui fonderait une colonie dans quelque recoin ignoré de la terre, trouverait peut-être entre l’état sauvage et notre merveilleux état policé un milieu qui retarderait les progrès de l’enfant de Prométhée, qui le garantirait du vautour, et qui fixerait l’homme civilisé entre l’enfance du sauvage et notre décrépitude.


CHAPITRE IV.


Page 195. — L’idée de vertu et l’idée de bonheur se désuniront à la longue, mais ce sera l’œuvre du temps et même d’un long temps.

Il me semble qu’Helvétius dit ailleurs que cette dissociation d’idées sera l’ouvrage d’un instant, que le tyran n’a qu’à parler, et qu’elle sera faite[108].

Ibid. — Mais de meilleures lois établies, s’imagine-t-on que sans être également riches ou puissants, les hommes se croiront également heureux ?

L’expérience des peines de notre état et l’ignorance des peines de l’état d’autrui ne commencent-elles pas à séparer l’idée de bonheur de notre médiocrité de fortune, et à l’attacher à l’idée de la puissance et de la richesse dont nous sommes privés ? Si cela est, vos bonnes lois auront servi à peu de chose.

Non certes, l’idée de bonheur ne s’associe pas à l’idée de l’or et des dignités au fond des forêts où il n’y a ni dignités ni or. Mais en est-il ainsi au centre d’une société où l’enfant et l’homme du peuple voient sans cesse autour d’eux, à leur porte, à côté d’eux ces fantômes du bonheur ?

Tous nos éloges de l’état humble, de l’état aisé ont-ils persuadé à un seul citoyen que c’était celui du bonheur, et éteint dans son cœur la cupidité de l’or, l’ambition des honneurs ?


CHAPITRE V.


Page 198. — Partout où les citoyens n’ont point de part au gouvernement, où toute émulation est éteinte, quiconque est au-dessus du besoin est sans motif pour étudier et pour s’instruire.

L’auteur vivait dans une contrée telle qu’il la désigne, il était au-dessus du besoin, ou il s’est instruit sans motif, ou il y a encore des motifs de s’instruire.

Ibid. — Trop paresseux pour aller au-devant du plaisir, il voudrait que le plaisir vînt au-devant de lui.

Les exemples de ces paresseux-là ne sont pas communs. L’auteur applique à une classe nombreuse d’hommes ce qui ne convient qu’à un Français apoplectique et stupide. Les autres me paraissent poursuivre l’amusement et les plaisirs avec la même fureur qu’ils fuient l’ennui. L’atteignent-ils toujours ? Ce n’est pas ce dont il s’agit.

Ibid. — On n’échappe à l’ennui qu’avec des chevaux, des chiens, des équipages, des concerts, des musiciens, des peintres, dis statuaires, des fêtes et des spectacles.

Eh bien, l’on a tout cela, et l’on se ruine.

Ou je connais mal les hommes, ou tout cela (page 199) me semble outré. J’ai souvent entendu parler de malheureux qui se sont tués, jamais de riches qui aient terminé leur ennui par ce moyen si sûr et si court.


CHAPITRES VII ET VIII[109].


Page 200. — Ce n’est pas toujours l’habitude qui ôte à l’aube d’un beau jour sa fraîcheur, au lever du soleil son éclat, au chant du coq, au murmure des eaux, au bêlement du troupeau leurs sensations agréables ; c’est que l’âme du possesseur de ces biens est malade ; c’est que, travaillé de mille passions folles, il arrive à sa campagne comme le diable de Milton dans le jardin d’Éden. Trouvez, si vous le pouvez, l’ellébore qui purge son cerveau dérangé, et vous restituerez au spectacle de la nature des charmes dont il ne se lassera point. Tous fatigués des frivoles amusements de la ville, s’écrient avec Horace : O rus ! quando te aspiciam ? ô ma terre ! ô mes champs ! ô mon parc ! quand te reverrai-je ? tous les revoient et tous y périssent d’ennui. C’est, me direz-vous, que tous ne savent pas s’y occuper comme Horace, et vous me montrerez par votre réponse que les mœurs d’Horace ne vous sont pas mieux connues que le cœur humain. Le poëte quittait Rome, persuadé que c’était ou dans son foyer rustique, ou sous le tilleul qui ombrageait sa fontaine que la muse et son génie l’attendaient ; on entassait dans sa malle Ménandre sur Aristophane et celui-ci sur Platon ; à son départ il avait annoncé à ses amis non pas un, mais plusieurs chefs-d’œuvre : il arrivait, il jouissait du repos et de l’innocence des champs. Si Mécène le rappelait à la ville, il se courrouçait contre son bienfaiteur, il s’indignait qu’on crût avoir acquis sa liberté par des richesses, il offrait de les restituer si l’on y avait mis un si haut prix. La saison se passait, et il reparaissait entre ses amis sans avoir ouvert un livre, sans avoir écrit une ligne. Peut-être que par un séjour habituel le poëte eût oublié l’art des vers à la campagne, sans y éprouver un instant d’ennui. Cependant, qui fut plus recherché des grands, qui fut plus corrompu par leurs faveurs que ce poëte ? Il est des âmes au fond desquelles il reste je ne sais quoi de sauvage, un goût pour l’oisiveté, la franchise et l’indépendance de la vie primitive. Ils se sentent toujours étrangers dans les villes, ils y promènent un secret dégoût qui cesse par intervalles, mais qui ne tarde pas à renaître, et qui renaît quelquefois au milieu des distractions les plus violentes et les plus agréables. Si c’est un poëte, il attribue son malaise à des importunités qui l’empêchent d’être tout à son talent ; il s’en délivre, il s’éloigne, le voilà seul. Que fait-il ? il erre dans les champs, il s’étend nonchalamment sur l’herbe des prés ; il passe des heures entières à voir couler un ruisseau ; il s’arrête près du paysan qui laboure et s’entretient avec lui des travaux rustiques ; il s’assied quelquefois à la table de ses valets, il aime leurs propos, il interroge la femme de basse-cour sur ses oies, sur ses pigeons, sur ses canards ; il ordonne à son jardinier d’emmeublir un terrain qui lui paraît épuisé ; il fouille quelquefois lui-même le pied d’un arbre qui languit ; il projette une pompe qui élève les eaux de son puits et qui soulage la femme de son jardinier de la fatigue de la tirer ; il rend visite à son curé et ne s’en sépare guère sans s’être informé des pauvres de la paroisse. Il fait tout, excepté la chose qu’il était venu faire.


CHAPITRE IX[110].


Page 205. — Je rencontrai en voyage Lady *** qui passait la moitié de l’année à Paris, le reste à Londres, et qui possédait également bien les langues des deux nations. Je lui demandai si les mœurs des Français lui paraissaient plus ou moins corrompues que les mœurs des Anglais ; elle me répondit que la seule différence qu’elle y mettait, c’est que le vice de ses compatriotes lui paraissait plus grossier. Elle ajoutait encore que c’était la mauvaise compagnie des femmes qui nous perdait, et qu’au contraire dans sa patrie la compagnie dangereuse pour un homme était la mauvaise compagnie des hommes.

Page 206. — Les femmes sont donc priées de se prêter avec égard à la triste situation d’un ministre et d’être pour lui moins difficiles. Peut-être n’a-t-on rien à leur reprocher sur ce point.

Si cela n’est pas de mauvais goût, on conviendra du moins que ces gaietés contrastent un peu avec la gravité de l’ouvrage.


CHAPITRE X[111].


Je traiterais volontiers avec la même sévérité tout le chapitre suivant. Quand j’ai lu au frontispice et quand je lis au haut de la page de l’Homme et de son éducation, je suis un peu surpris de lire, chapitre X : Quelle maîtresse convient à l’oisif ; je ne sais plus si l’auteur est un apôtre des bonnes ou des mauvaises mœurs. Je crois que son ton aurait été moins licencieux s’il eût pressenti l’avantage que ses ennemis en prendraient contre lui. Il y a plus d’un endroit dans son livre dont on peut être scandalisé sans être un bigot. Quand on attaque les préjugés religieux, on ne saurait avoir ni montrer trop de retenue.

Page 207. — Il faut des coquettes aux oisifs et de jolies filles aux occupés. La chasse des femmes, comme celle du gibier, doit être différente selon le temps qu’on y veut mettre. N’y peut-on donner qu’une heure ou deux ? On va au tiré…

La femme adroite se fait longtemps courir par le désœuvré…

Une femme est une table bien servie qu’on voit d’un œil différent avant ou après le repas.

Fi, fi, rayez-moi toutes ces grosses polissonneries-là. On se les permettrait à peine sur la fin d’un souper, encore faudrait-il qu’il n’y eût point de femmes.

J’en dis autant de la page 208.

Page 209. — Laissez toutes ces gentillesses-là à nos insipides petits poëtes de ruelle ; elles siéent mal dans la bouche d’un moraliste.

L’envie de plaire à tout le monde a fait dire bien des choses frivoles à cet auteur.


CHAPITRE XII.


Page 210. — Nos femmes atteignent-elles un certain âge, quittent-elles le rouge, les amants, les spectacles ? elles se font dévotes.

Il me semble que cet usage commence à tomber et que nos femmes ne prennent ni si fréquemment ni si promptement le triste parti de la dévotion. Elles restent dans le monde, elles ont de l’indulgence pour les amusements de la jeunesse ; elles jouent, elles causent et causent bien, parce qu’elles parlent d’après l’expérience ; elles vont à la campagne, aux promenades, aux spectacles ; elles médisent peu. Leur occupation principale est celle de leur santé et l’étude de toutes les petites commodités de la vie. Elles gardent le rouge, et au lieu d’aller pleurer leurs sottises passées aux pieds d’un prêtre, elles en rient avec quelques amis intimes. Cette résolution, si toutefois elle est réelle, est la suite du mépris général de la religion : elles ont cessé d’y croire dans la jeunesse, et elles ne peuvent plus y chercher leur consolation dans la vieillesse. Autrefois, on allait à la messe au sortir des bras de son amant ; aujourd’hui, ou l’on ne va point à la messe, ou, si l’on y va, c’est par égard pour ses valets, contrainte dont on s’affranchit de jour en jour. L’incrédulité est aussi commune chez les femmes que chez les hommes, elle y est un peu moins raisonnée, mais elle y est presque aussi ferme.


CHAPITRE XIII.


Page 213. — Le beau cesse à la longue de l’être pour moi.

Je ne crois pas cela. Ce qui est vrai reste vrai, ce qui est bon ne cesse pas de l’être, le beau est toujours beau. Il n’y a que ma sensation qui varie. Je passe devant la colonnade du Louvre sans la regarder, en est-elle moins belle pour moi ? Nullement.


CHAPITRE XIV.


Page 220. — Helvétius suppose ici avec Longin et Boileau une beauté dans Homère qui n’y est point. Homère ne dit pas :


Grand Dieu, chasse la nuit qui nous couvre les yeux
Et combats contre nous à la clarté des cieux…


Il dit : Grand Dieu, chasse la nuit qui nous couvre les yeux, et si tu as résolu de nous perdre, perds-nous du moins à la clarté des cieux.

Ce passage devint, il y a une vingtaine d’années et plus, le sujet d’une discussion assez vive entre le jésuite Berthier et moi[112]. Je soutenais que l’Ajax de Longin et de Boileau n’était qu’un impie, et que l’Ajax d’Homère était pieux et touchant. Il m’arriva ce qui arrive presque toujours à ceux qui ne se possèdent pas assez, c’est de perdre une partie de leur avantage.

Je voudrais bien savoir ce que le Journaliste m’eût répondu si je lui avais dit : Eh bien, mon père, Ajax, à votre avis, est donc un impie, un sublime impie qui défie le maître des dieux ? Cependant si dans toute l’Iliade, si parmi tous les héros grecs il y en avait un seul qui, sur le point de s’engager dans un combat périlleux, invitât l’armée à se mettre en prière, que penseriez-vous de ce héros ? l’appelleriez-vous un impie ? serait-ce là le caractère que le poëte se serait proposé de lui donner ? Vous savez par cœur, je n’en doute pas, tous les noms des chefs de la Grèce ; comment appelez-vous celui-là ? Est-ce Achille, Agamemnon, Patrocle, Diomède, Ajax ? Certainement ce ne peut être ce dernier ; il serait trop absurde que celui qui s’adresse fièrement à Jupiter et qui lui dit : Prends ton foudre et combats contre nous… dît à l’armée : Je vais combattre ; mes amis prosternez-vous devant les dieux et priez pour moi… Le militaire qui de nos jours en ferait autant, montrerait plus de religion que de bravoure. C’est pourtant Ajax lui-même, si conséquent dans Homère à son rôle. Au pied du mont Ida, voici comment il parle.


Ἀλλ’ ἄγετ’, ὄφρ’ ἄν ἐγὼ πολεμήια τεύχεα δύω,
Τόφρ’ ὑμεῖς εὔχεσθε Διὶ Κρονίωνι ἄνακτι,
Σιγῇ ἐφ' ὑμείων, ἵνα μὴ Τρῶές γε πύθωνται,
Ἠὲ καὶ ἀμφαδίην, ἐπεὶ οὔτινα δείδιμεν ἔμτης·
Homère, Iliade, chant VII, v. 193 et suiv.


« Allons, mes amis, tandis que j’endosse ma cuirasse, adressez-vous au maître des dieux ; priez-le à voix basse afin que les Troyens ne puissent vous entendre, ou plutôt faites votre prière tout haut, car nous ne craignons qui que ce soit. »

Ou vous avez mal entendu le poëte, ou le poëte a mal soutenu le caractère de son héros. Choisissez. Mais il n’y a pas à choisir ; la faute n’est pas dans Homère, mais dans les commentateurs. Seulement il ne faut pas confondre l’erreur d’un homme de génie, tel que Longin ou Boileau, avec l’impertinence de son écho.


CHAPITRE XV.


Page 223. — Quand une maîtresse n’est pas nouvelle, il est agréable de se trouver au rendez-vous qu’elle a donné et de ne l’y point trouver.

Ce propos du président Hénault est celui d’un homme qui n’a jamais aimé que de jolies pécores.


CHAPITRE XVII[113].


Page 220. — Il me semble que l’auteur n’attache pas assez d’importance à plusieurs qualités rares sans lesquelles, toutefois, on n’écrit jamais bien ; la pureté de la langue, le choix de l’expression propre ou figurée, sa place et l’harmonie. Un paysan, un homme du peuple aura des idées fortes, des images frappantes, mais il manquera des qualités précédentes qu’on ne tient point de la nature, mais que le goût seul peut donner. L’art d’écrire s’apprend, celui de penser et de sentir ne s’apprend guère.


CHAPITRE XX.


Page 239. — Il ne faut qu’un moment pour admirer, il faut un siècle pour faire des choses admirables.

Oui, pour admirer sans jugement ; mais il y a des morceaux de sculpture qui m’ont arrêté des heures entières ; je ne me suis jamais lassé, je ne me lasserai jamais devant le Laocoon, j’y souffrirai toujours en le regardant, et je m’en arracherai toujours avec peine. J’ai lu et relu vingt fois Homère ; il y a des pages de Buffon dont je n’ai peut-être pas encore senti toute la perfection ; mon Horace est usé et mon Racine est sale.


CHAPITRE XXI[114].


Page 240. — Je ne pense pas qu’il en soit de la jouissance d’une belle femme comme de la peinture de cette femme et de la description voluptueuse des plaisirs qu’on a trouvés sur son sein : la jouissance est plus vive, l’image dure plus longtemps. Un amateur est plus fidèle à son tableau qu’à sa maîtresse. Un homme se blase plus vite sur les objets des sens qu’un homme de bon goût sur les imitations de l’art.

J’aime mieux changer d’ennuis comme le riche que de souffrir toujours la même peine comme le journalier. J’aime mieux courir, même sans succès, après le bonheur, que rester à côté de l’infortune et de la misère.

Bonnier[115] mourut d’ennui au milieu des délices.

Je n’en crois rien. Bonnier s’ennuya et mourut de maladie.


CHAPITRE XXII.


Page 242. — Si la félicité était toujours compagne du pouvoir, quel homme eût été plus heureux que le calife Abdoulraman ! Cependant telle fut l’inscription qu’il fit graver sur sa tombe : « Honneurs, richesses, puissance souveraine, j’ai joui de tout. Estimé et craint des princes mes contemporains, ils ont envié mon bonheur, ils ont été jaloux de ma gloire, ils ont recherché mon amitié. J’ai, dans le cours de ma vie, exactement marqué tous les jours où j’ai goûté un plaisir pur et véritable, et dans un règne de cinquante années je n’en ai compté que quatorze… »

Le calife avait calculé ses journées comme tous ceux qui se plaignent de la vie, par les grands plaisirs qui sont assez rares et par les grandes peines qui le sont un peu moins. Si Turenne n’avait compté qu’autant de moments heureux qu’il pouvait compter de batailles gagnées, Turenne aurait pu dire comme le calife : Je n’ai eu que quatorze beaux jours.

Ibid. — On est, dit-on, bien nourri, bien couché à la Bastille, et l’on y meurt de chagrin. Pourquoi ? C’est qu’on n’y vaque point à ses occupations ordinaires.

Ce n’est pas cela. C’est qu’on n’est pas maître d’y vaquer ou de n’y pas vaquer ; c’est qu’en quelque endroit que l’on soit on s’y trouve mal, ne fût-ce que pour un jour, lorsqu’on n’en saurait sortir. C’est qu’au moment où un despote vous dit : Je veux que tu restes là… il vous ramène au caractère sauvage et primitif, et si la parole est arrêtée, le cœur répond tout bas : je ne veux pas rester. Et puis, ne dirait-on pas qu’on a tout ce qui fait le bonheur d’un homme sensible, honnête, compatissant, studieux, actif, lorsqu’on est bien nourri et bien couché ? L’auteur ne sait pas que celui que l’autorité tient dans une prison, innocent ou coupable, tremble pour sa vie, et qu’il n’y a que la liberté qu’on lui accordera qui puisse le délivrer de cette terrible inquiétude ; il ne sait pas ce que c’est que l’idée d’une détention qui n’aura point de fin, et il n’y a pas un des malheureux renfermés à la Bastille qui n’ait cette idée.

Page 243. — La condition de l’ouvrier qui, par un travail modéré, pourvoit à ses besoins et à ceux de sa famille, est de toutes les conditions peut-être la plus heureuse.

Toute condition qui ne permet pas à l’homme de tomber malade sans tomber dans la misère est mauvaise.

Toute condition qui n’assure pas à l’homme une ressource dans l’âge de la vieillesse est mauvaise.

Si le petit peuple perd la perspective effroyable de l’hôpital ou s’il la voit sans en être troublé, c’est qu’il est abruti.

Tout ce que l’auteur dit en éloge de la médiocrité sera démenti par tous ceux qui en éprouvent le malaise.


NOTES.


Page 252. — Ici l’auteur plaide la cause du divorce, mais un peu superficiellement.

Il n’a pas considéré qu’après le divorce les enfants ne peuvent guère demeurer soit à côté du père, soit à côté de la mère sans être malheureux.

La mort exécute ici le divorce. Si le survivant passe à de nouvelles noces, que deviennent les enfants du premier lit mêlés avec les enfants du second lit, sous un beau-père ou une belle-mère ? On le sait.

Le divorce qui restitue à deux époux la liberté de se remarier, exige donc que les enfants leur soient soustraits. Il exige donc des tuteurs.

Qui chargerez-vous, sans fâcheuse conséquence, de la tutelle des enfants ?

Rien de si difficile que de trouver de bons tuteurs. Le magistrat est le père de tous.

Faire du divorce le prix du mérite est une absurdité. Est-ce que le sot n’est pas aussi malheureux avec une mauvaise femme que l’homme du plus grand génie ? Est-ce que la jouissance n’amène pas le dégoût également pour tous ? Est-ce que tous les mariages ne sont pas indistinctement exposés aux incompatibilités de caractère qui font le supplice de deux époux ?


SECTION IX.


CHAPITRE II.


Page 263. — Lorsqu’une famille diminue, pourquoi ne céderait-elle pas partie de ses propriétés à des familles voisines et plus nombreuses ?

Pourquoi ? c’est que cette cession forcée disposant du fruit de mon industrie blesse le droit de propriété. C’est qu’elle anéantit toute industrie. Demandez aux pères quel est l’objet de leurs travaux ; ils vous répondront, le bonheur de leurs enfants.


CHAPITRE III.


Page 271. — Rien de moins envié que le talent d’un Voltaire ou d’un Turenne. Preuve du peu de cas qu’on en fait.

Preuve de la difficulté d’y atteindre. Quel est l’homme assez vain pour se dire secrètement à lui-même : Travaille, en travaillant tu seras Voltaire ou Turenne. Tu n’as qu’à le vouloir.

C’est bien le contraire qu’on se dit ; et il ne faut que le ressouvenir d’une très-belle page ancienne ou moderne pour faire tomber la plume des mains.


CHAPITRE IV[116].


Toutes les volontés individuelles sont ambulatoires, mais la volonté générale est permanente. Voilà la cause de la durée des lois, bonnes ou mauvaises, et de la vicissitude des goûts.

Page 274. — Les lois nuisibles sont tôt ou tard abolies.

Il naît un homme éclairé qui parle, et sa voix se fait entendre sinon de ses contemporains, au moins de ses neveux.

Elles ne sont pas toujours abolies, mais peu à peu elles tombent en désuétude. Telle est la loi sur l’adultère, et cette désuétude est l’effet naturel de leur vice.

Page 275. — Je ne blâme point les lois de Lycurgue, je les crois seulement incompatibles avec un grand État et avec un État commerçant.


CHAPITRE V.


Page 284. — L’amour qu’on affecte pour la vertu dans les contrées despotiques est toujours faux.

Je n’en crois rien. Moins commun et plus périlleux, il y doit être plus admiré.


CHAPITRE VI.


Page 284. — Le législateur qui donne des lois suppose tous les hommes méchants.

Je ne crois pas cela. Si le méchant portait sur son front un caractère visible qui le distinguât, le législateur n’adresserait plus ses lois qu’à ces stigmatisés. Il sait qu’il y a des méchants, il n’y a aucun moyen de les discerner : il rend ses lois générales.

Page 285. — L’on paraît sacrifier, mais l’on ne sacrifie jamais son bonheur à celui d’autrui.

Et que fait donc ce Curtius quand il se jette dans un gouffre ?


CHAPITRE XVIII


Page 320. — Les mœurs et les actions des animaux prouvent qu’ils comparent, qu’ils portent des jugements ; ils sont à cet égard plus ou moins raisonnables, plus ou moins ressemblants à l’homme.

Après cet aveu, je ne conçois pas comment Helvétius accorde tant à l’organisation dans la comparaison de l’homme à l’animal, et comment il peut réduire son influence à rien dans la comparaison de l’homme à l’homme.

Page 321. — Il faut que le raisonnement par lequel j’ai détruit le préjugé des revenants, pour opérer son effet, se présente aussi habituellement et aussi rapidement que le préjugé même.

Et quand cela serait, vous trembleriez encore. Est-ce que la pensée a quelque pouvoir sur le mouvement intérieur ? Le tic est pris. Votre tête dit : il n’y a point de revenants ; non, il n’y a point de revenants ; et votre cœur se trouble, et vos entrailles s’émeuvent, et le frissonnement se répand dans tous vos membres, vous avez peur. Hobbes se moque de lui-même, sa frayeur lui fait pitié ; et sa frayeur dure[117].


CHAPITRE XIX.


Page 322. — Ce n’est donc que la conservation ou la perte des extraits de naissance qui distingue le noble du roturier ?

Qui refuserait le titre de gentilhomme à celui qui, par des extraits de naissance, de circoncision ou de baptême prouverait une descendance en ligne directe depuis Abraham jusqu’à lui ?

Celui qui aurait une notion précise de la noblesse. La noblesse ne commence qu’au moment du titre accordé par le souverain ; c’est ou la récompense d’un service ou la marque de sa faveur. La distinction des nobles et des roturiers est de nouvelle date. Le roturier Adam mit au monde le premier roturier. Le patriarche Abraham fut roturier, Jésus-Christ fut roturier. Je crois que l’opposé de gentil est serf, et que le premier serf qui mérita par quelque grande action, non pas d’être affranchi, mais d’être considéré à l’égal de son seigneur ; le premier soldat qui fut élevé au rang de son chef fut le premier gentilhomme. La noblesse n’est ni plus ancienne ni plus nouvelle que le gouvernement féodal. Il y avait dans Athènes des esclaves et des citoyens ; à Rome des esclaves, des affranchis, des citoyens ou plébéiens et des patriciens ; dans les Gaules libres, des chefs et des soldats ; dans les Gaules, après la destruction de l’empire romain et leur division entre les chefs barbares, des serfs, des affranchis, des seigneurs ou gentilshommes, et un chef ou souverain. Au reste, j’expose mes idées sans en garantir l’exactitude. Il faut consulter là-dessus les auteurs qui ont écrit de la noblesse, ce que je ne manquerais pas de faire si je me proposais de publier ces notes.


CHAPITRE XX.


Page 324. — L’intérêt fait honorer le vice dans un protecteur.

Témoin Helvétius. Il va à la cour de Denis ; Denis le comble de faveurs, et de ce moment il n’appellera plus Denis que le grand Prince, le prince κατ’ ἐξοχὴν[118].

Il fait le voyage de Londres. La manière honnête dont il a traité tous les étrangers en France et son mérite personnel lui concilient l’accueil le plus distingué des hommes de lettres et des grands ; et la nation anglaise devient à ses yeux la première des nations[119].

Mais si l’intérêt fait honorer le vice dans un protecteur, le ressentiment fait décrier le mérite dans un persécuteur.

Témoin Helvétius. Il publie son ouvrage de l’Esprit ; au lieu d’en recueillir l’honneur et les éloges qu’il est en droit de s’en promettre, le voilà exposé à une longue suite de disgrâces qui flétrissent son cœur et qui aigrissent son humeur. Aussitôt il ne voit plus dans sa patrie que la plus méchante et la plus vile des nations.

Cependant il loue Catherine II, qu’il n’a point approchée et dont les bienfaits ne séduisirent point son jugement ; mais il était assez bon pour s’approprier les marques de bonté que j’en avais reçues et s’en faire un devoir de reconnaissance personnel. Helvétius aimait tendrement ses compagnons d’études. Ce n’était pas un génie facile, mais c’était un beau génie, un grand penseur et un très-honnête homme.

Page 325. — L’intérêt éclaire le souverain sur le mérite ; le péril et le besoin passés, il ne le distingue plus.

Je ne crains pas qu’on m’accuse de flatter les souverains ; mais Turenne, enterré à Saint-Denis et honoré par le souverain dans ses cendres ; le vainqueur des Turcs dans la dernière guerre, Romanzoff[120], comblé de gloire et de richesses par l’impératrice de Russie, et tant d’autres élèvent la voix contre le reproche d’Helvétius.

Ce dont je les accuserais plus volontiers, ce ne serait pas d’ingratitude, mais c’est d’avoir souvent accordé au vice et à la bassesse la même récompense qu’à l’héroïsme et à la vertu et confondu l’homme rare avec le faquin.

Jamais le mérite reconnu ne tombe dans l’avilissement ; on oublie, mais on n’avilit point Catinat.

On persécute la vérité, mais on ne la méprise pas ; on la craint.

Que peut-elle alors en faveur de l’humanité ? Tout avec le temps. Je ne sais comment cela se fait ; mais elle finit et finira éternellement par être la plus forte. Hommes rares à qui la nature a départi du génie et du courage, votre lot est assuré : une longue mémoire, des bénédictions qui ne finiront jamais. Hommes envieux, hommes ignorants, hommes hypocrites, hommes féroces, hommes lâches, le vôtre l’est aussi : l’exécration des siècles vous attend, et vos noms ou seront oubliés ou ne seront jamais prononcés sans les épithètes que je vous donne ici.


CHAPITRE XXI.


Page 326. — L’intérêt du puissant commande plus impérieusement que la vérité aux opinions générales.

Je n’en crois rien ; mes amis, n’en croyez rien. Si vous le croyiez, vous seriez des insensés de sacrifier votre repos, votre santé, votre vie à une recherche infructueuse.

L’intérêt du puissant passe, l’empire de la vérité dure à jamais : il faut que les mers soulevées couvrent la surface du globe ; il faut qu’elle soit dévorée par quelque déflagration générale ; il faut qu’elle reste, cette vérité, ou que tout périsse avec elle.

Helvétius n’a raison qu’un instant, il aura tort dans la suite des siècles pour lesquels vous travaillez.

Il paraîtra, il paraîtra un jour, parce que le temps amène tout ce qui est possible, et il est possible, l’homme juste, éclairé et puissant que vous attendez.

Ces vérités enterrées dans les ouvrages des Gordon, des Sydney, des Machiavel, elles en sortent de tous côtés, et il n’y a qu’un moment qu’ils écrivaient.

Assurément elles seront employées par l’homme puissant dans les positions et les circonstances où les intérêts de sa gloire le forceront d’en faire usage ; mais pourquoi l’impulsion de la bonté, de la justice, de l’humanité, fruits d’une heureuse nature ou d’une bonne institution, ne précéderait-elle, ne concourrait-elle, ne suivrait-elle pas la loi de la nécessité ? Pourquoi décourager les nations, pourquoi désoler les philosophes en restreignant le nombre des causes de bonheur ?

Ibid. — C’est à la longue le puissant qui régit l’opinion.

Cela est-il bien vrai ? Un puissant se conduira comme si les droits de la propriété n’étaient rien, mais nous le fera-t-il jamais croire ? Celui qui dira au lion : Seigneur, en les dévorant vous leur faites beaucoup d’honneur[121], sera aussi scélérat, mais ne sera pas plus crédule que le renard de la fable. Le distributeur des honneurs, des richesses, des châtiments s’attache les personnes, obtient des applaudissements, mais il n’asservit pas même les âmes qu’il a corrompues. Si vous croyez que l’on s’honore du titre d’esclave, que l’on méprise sincèrement l’état d’homme libre, vous vous en rapportez aux grimaces d’un malheureux dont un mot romprait le fil qui tient le glaive suspendu sur sa tête.

Je ne connais rien de plus contradictoire à vos principes que tout ce que vous avancez ici. Est-ce que l’esclave en faveur n’est pas sans cesse dans les transes du péril ? Est-ce que l’esclave opprimé n’est pas toujours souffrant ? Comment se peut-il faire que l’homme qui craint et l’homme qui souffre aient un vrai mépris pour l’homme qui ne craint ni ne souffre ? Vous avez pris l’inaction, le silence ou l’hypocrisie pour la véritable expression du sentiment, qui las, tôt ou tard, de sa contrainte, s’échappe par un coup de poignard qui fait ruisseler le sang noir du tyran.

Si le monstre pouvait commander à l’opinion, il serait en sûreté. Et que prouvent les opinions religieuses que vous m’objectez ? Il s’agit de l’homme, et vous me parlez de Dieu, d’un être fantastique, maître du juste et de l’injuste, dont j’adore les jugements et que je remercie des coups de fouet dont il me déchire, parce qu’ils sont le gage de sa commisération pour moi et presque l’assurance d’une félicité éternelle.

Le tyran est un homme que je hais au fond de mon cœur ; Dieu est un tyran auprès duquel je me fais un mérite de ma patience, et je me résigne.

Page 327. — Sans la force, que peut le bon sens ?

Tout avec le temps. Une erreur tombe et fait place à une erreur qui tombe encore ; mais une vérité qui naît et une vérité qui lui succède sont deux vérités qui restent.


CHAPITRE XXIII.


Page 329. — L’intérêt est une carrière d’idées fines et grandes.

Oui, en prenant le mot intérêt dans son acception la plus générale.


CHAPITRE XXIV.


Page 330. — L’intérêt dérobe à la connaissance du prêtre honnête homme l’atrocité de ses principes[122].

Preuve qu’il faut plus d’étoffe qu’on ne croit pour être honnête homme.

Le prêtre que je redoute le plus, ce n’est pas celui à qui son intérêt voile la cruauté de ses principes ; c’est celui qui ne s’en impose point et dont les actions sont conséquentes à des principes dictés par son intérêt avoué.

La religion empêche les hommes de voir, parce qu’elle leur défend, sous des peines éternelles, de regarder.

S’il y a un enfer dans l’autre monde, les damnés y voient Dieu comme les esclaves voient leur maître dans celui-ci. S’ils pouvaient le tuer, ils le tueraient.


CHAPITRE XXX.


Page 34S. — Je n’aime pas cette distinction frivole de la religion de Jésus-Christ et de la religion du prêtre[123]. Dans le fait, c’est la même, et il n’y a pas un prêtre qui n’en convînt.

Page 349. — La tolérance soumet le prêtre au prince ; l’intolérance soumet le prince au prêtre.

Aussi n’y a-t-il point de prêtre qui ne dise que la tolérance ou l’indifférence en religion, c’est la même chose sous deux noms différents ; et je crois qu’il n’y a guère de philosophes qui le niassent.


NOTES.


Page 357[124]. — Presque toutes les disputes théologiques cessent au moment où elles ne donnent aucune préférence aux dignités de l’Église. Si, lorsqu’on dit au monarque : « Sire, il est janséniste ; Sire, il est moliniste, » le monarque répondait : « Mais a-t-il des mœurs ? est-il éclairé ? Je lui donne cette abbaye ; rien n’empêche que je ne le nomme à cet épiscopat vacant… » ce n’est pas le public, c’est le théologien même qui jetterait du mépris sur l’objet de la dispute ; il n’en serait plus question que dans les thèses insignifiantes du bachelier.

Page 358. — Si Poniatowski eût imité Trajan[125], il se serait comblé de gloire dans toute l’Europe ; il eût été l’idole de son pays, et sa conduite généreuse aurait étrangement déconcerté les puissances copartageantes de la Pologne. Il fallait assembler une diète, prendre le sceptre et la couronne, les déposer et dire : « Si vous en connaissez un plus digne que moi de régner sur vous, nommez-le… » Ou il eût obtenu d’un consentement unanime de la nation une autorité qu’il abdiquait, ou il eût laissé à un autre le soin de sauver la patrie du péril qui la menaçait.


SECTION X.


CHAPITRE II.


de l’éducation des princes.


Page 377. — Je trouve ici[126] un passage cité de Lucien, dont il n’y a pas le premier mot dans cet auteur ; mais de Lucien, ou d’un autre, ou même de moi, je ne l’en estime pas moins.

Jupiter se met à table ; il plaisante sa femme ; il adresse des mots équivoques à Vénus ; il regarde tendrement Hébé ; il claque la fesse à Ganymède ; il fait remplir sa coupe. Tandis qu’il boit, il entend des cris s’élever des différentes contrées de la terre : les cris redoublent, il en est importuné. Il se lève d’impatience ; il ouvre la trappe de la voûte céleste et dit : « La peste en Asie, la guerre en Europe, la famine en Afrique, de la grêle ici, une tempête ailleurs, un volcan… » puis il referme sa trappe, se remet à table, s’enivre, se couche, s’endort, et il appelle cela gouverner le monde.

Un des représentants de Jupiter sur la terre se lève, prépare lui-même son chocolat et son café[127], signe des ordres sans les avoir lus, ordonne une chasse, revient de la forêt, se déshabille, se met à table, s’enivre comme Jupiter, ou comme un portefaix, s’endort sur le même oreiller que sa maîtresse, et il appelle cela gouverner son empire.


CHAPITRE III.


Page 380. — L’émulation est un des principaux avantages de l’éducation publique sur l’éducation domestique.

J’ai passé les premières années de ma vie dans les écoles publiques, et j’ai vu quatre ou cinq élèves supérieurs à tous les autres se succéder pendant le cours entier de l’année dans les places d’honneur, et décourager le reste de la classe.

J’ai vu tous les soins du professeur se concentrer dans ce petit nombre de sujets d’élite, et tous les autres enfants négligés.

J’ai vu ces cinq ou six sujets merveilleux occupés, pendant six ou sept ans, de l’étude des langues anciennes qu’ils n’ont point apprises.

Je les ai vus tous sortir du collège sots, ignorants et corrompus.

Je les ai vus passer successivement sous six professeurs, dont chacun avait sa manière d’enseigner.

J’ai vu l’instruction générale des élèves négligée, pour en préparer deux ou trois à des actes publics.

J’ai vu cette règle, inflexible pour les enfants des pauvres, se prêter à toutes les petites fantaisies des enfants des riches.

J’ai vu les enfants de ces derniers aller chercher deux fois la semaine, dans la maison paternelle, le dégoût des études et le répandre parmi leurs camarades.

Et je me suis écrié : Malheur au père qui peut faire élever son enfant à côté de lui et qui l’envoie dans une école publique.

Que reste-t-il dans le monde de cette institution de collège ? Rien. Les connaissances qui distinguent dans les lettres quelques hommes élevés dans les collèges, où les ont-ils puisées ? à qui les doivent-ils ? À leurs études particulières. Combien de fois n’ont-ils pas regretté, dans leur cabinet, le temps qu’ils avaient perdu sur les bancs d’une école !

Que faire donc ? Changer, du commencement jusqu’à la fin, la méthode de l’enseignement public.

Ensuite ? Ensuite, quand on est riche, élever son enfant chez soi.

L’éducation des Grecs et des Romains se faisait dans la maison, et cette éducation en valait bien une autre.

Il serait bien singulier que tous les soins d’un instituteur, rassemblés sur un seul enfant, lui profitassent moins que les mêmes soins partagés entre cet enfant et une centaine d’autres.

Je n’approuve le couvent pour les filles que quand les mères sont malhonnêtes.

Je n’approuve le collège pour les garçons que quand les pères donnent mille écus à un bon cocher, deux mille écus à un bon cuisinier, et veulent un homme de mérite pour cinq cents francs.


CHAPITRE IV.


Page 383. — L’éducation physique est négligée chez presque tous les peuples européens.

L’éducation physique n’est point négligée à Pétersbourg. Le spectacle en est effrayant ; et l’idée qu’on en donne dans l’ouvrage intitulé Plans et Règlements des différents établissements de Sa Majesté impériale[128], etc., est fidèle.


CHAPITRE VI.


Page 337. — Je veux faire de mon fils un Tartini[129].

J’approuve votre dessein. Mais votre fils a-t-il de l’oreille ? a-t-il de la sensibilité ? a-t-il de l’imagination ? S’il manque de ces qualités que tous les maîtres du monde ne lui donneront pas, faites-en tout ce qu’il vous plaira, mais non pas un Tartini. Mille, deux mille violons ont passé les jours et les nuits les doigts sur les cordes de l’instrument, et ne sont pas devenus des Tartini ; mille, deux mille ont eu le crayon à la main dès l’enfance, et il n’y a encore qu’un Raphaël. Il est bien extraordinaire que jusqu’à présent il n’y ait eu que ce hasard. Mon cher philosophe, voilà votre folie qui vous reprend.

Page 389. — Point d’écoles publiques où l’on enseigne la science de la morale.

Le même homme de jugement, M. Rivard[130], qui introduisit dans nos écoles publiques l’étude des mathématiques et substitua les questions à l’argumentation, s’était proposé d’enseigner, à la place de la mauvaise morale scolastique, de bons éléments du droit public et du droit civil. La chose allait s’exécuter, lorsque la Faculté de droit intervint, prétendant qu’on empiétait sur son district. Qu’en arriva-t-il ? Que le droit public et le droit des gens ne furent enseignés ni dans nos collèges, ni sur les bancs de la Faculté.


CHAPITRE IX.


Page 405. — Si mon fils apprend par l’usage du monde que les principes que je lui ai donnés dans la jeunesse ferment la voie aux honneurs et à la richesse, il y a cent à parier contre un qu’il ne verra dans moi qu’un radoteur absurde, qu’un fanatique austère, qu’il méprisera ma personne, que son mépris pour moi réfléchira sur mes maximes, et qu’il s’abandonnera à tous les vices autorisés par la forme du gouvernement et les mœurs de ses compatriotes.

En vers je vous passerais ces exagérations, en prose, je ne saurais. Lorsqu’un enfant bien élevé s’aperçoit que les préceptes de son père sont incompatibles avec les moyens usités d’arriver aux honneurs et d’acquérir de la richesse, il se trouve d’abord, comme Hercule au coin de la forêt, incertain sur le chemin qu’il suivra. Peu à peu la corruption générale le gagne, il oublie les leçons vertueuses qu’il a reçues, il s’abandonne au torrent ; il connaît le bien, il l’approuve, il fait le mal. Mais au milieu du désordre il respecte son père, c’est toujours pour lui non pas un radoteur absurde, mais un homme de bien, qu’il n’a pas la force d’imiter : il n’en vient jamais ni au mépris de sa personne, ni au dédain de ses principes. Il ne s’applaudit point lui-même de ses vices, mais il s’en excuse en disant qu’il faut hurler avec les loups. Seulement, le chemin dans la carrière de la dépravation se fait plus ou moins rapidement, selon les circonstances et le caractère.

Page 407. — La louange des hommes magnanimes est dans la bouche de tous et dans le cœur d’aucun.

Je crois qu’elle est dans la bouche et dans le cœur de tous, parce que rien n’est plus commun que la pratique du vice après l’éloge le plus sincère de la vertu.

Ibid. — Sous le despotisme, les conseils d’un père à son fils se réduisent à cette phrase effrayante : Mon fils, sois bas, rampant, sans vertus, sans vices, sans talent, sans caractère ; sois ce que la Cour veut que tu sois, et chaque instant de la vie souviens-toi que tu es esclave.

En quelque lieu du monde, sous quelque gouvernement que ce soit, je ne crois pas qu’un père ait jamais rien fait entendre de pareil à son fils. Il lui recommandera la circonspection, mais non la bassesse. S’il avait un instituteur à lui donner, je ne sais s’il confierait son éducation à un homme courageusement vertueux ; mais je suis bien sûr que s’il s’adressait à son ami le plus intime, il ne lui dirait pas : « Ne connaîtriez-vous point quelque homme d’esprit, rompu au manège des cours, qui pût en inspirer les vraies maximes à mon fils et le rendre bien faux, bien vil, bien hypocrite, en un mot tout ce que vous savez qu’il faut être pour faire son chemin ? »

Je ne sais pas si le Maillebois[131] a des enfants, mais s’il en a, je gage que c’est un homme de bien qui les élève ; je gage que s’il entendait cet homme leur tenir le langage que vous prétendez qu’un père tient à son fils, il ne lui épargnerait pas les épithètes de malheureux, de gueux et de scélérat, et qu’il ne le souffrirait pas un quart d’heure dans son hôtel. Je gage que si cet instituteur leur avait inspiré le patriotisme, la frugalité, une probité mâle, il n’aurait jamais l’imprudence de lui dire : « J’espérais que mes fils deviendraient à côté de moi des courtisans adroits, et tu ne m’en as fait que des héros et des hommes vertueux. »


CHAPITRE X.


Page 409. — Quelques hommes illustres ont jeté de grandes lumières sur l’éducation, et cependant elle est restée la même.

Ce n’a été ni l’effet de la méchanceté, ni celui de la pusillanimité de ceux qui pouvaient et devaient la réintégrer, à l’expulsion de nos mauvais instituteurs ; c’est une conséquence de leur imbécillité. Ils considérèrent les idées des réformateurs comme des chimères, et ils se prêtèrent à une vieille routine qu’ils regardèrent comme la meilleure. Tâchons de ne pas voir les hommes plus hideux qu’ils ne le sont. Le stupide croit que tout est bien comme il est.

Page 410. — Ici le philosophe Helvétius fait aux hommes courageux et éclairés la même exhortation que je leur ai faite ailleurs[132].


RÉCAPITULATION.


SECTION II.


Page 420. — Comparer, c’est voir alternativement.

Ne serait-ce pas plutôt voir ensemble ?


CHAPITRE I.


de l’analogie des opinions de l’auteur avec celles de locke.


Page 43S. — L’esprit n’est que l’assemblage de nos idées ; les idées viennent par les sens ; donc l’esprit n’est qu’une acquisition.

Oui, une acquisition que tous ne sont pas en état de faire.

Ibid. — L’attribuer à l’organisation sans pouvoir nommer son organe, c’est rappeler les qualités occultes.

Peut-être. Mais on le nomme, c’est la tête.

Ibid. — L’expérience et l’histoire nous apprennent que l’esprit est indépendant de la plus ou moins grande finesse des sens.

Je ne sais jusqu’où cela est vrai.

Ibid. — Les hommes de constitution différente sont susceptibles des mêmes passions.

Cela est faux de tout côté. On ne se donne pas toutes les passions. On naît colère, on naît insensible, on naît brutal, on naît tendre, et les circonstances excitent ces passions dans l’homme, et quand elles seraient communes à tous les hommes ils ne les auraient point au même degré.

L’éducation fait beaucoup, mais ne fait ni ne peut tout faire. Ayez dix enfants à rendre discrets et prudents ; ils seront certainement tous moins indiscrets et moins imprudents que si l’on ne s’était pas appliqué à cultiver en eux cette vertu, mais il y en aura peut-être un ou deux sur qui l’éducation ne fera rien ou fort peu de chose.

Page 439. — Si l’esprit, le caractère et les passions des hommes dépendaient de l’inégale perfection de leurs organes, et que chaque individu fût une machine différente, comment la justice du ciel ou même celle de la terre exigerait-elle les mêmes effets de machines dissemblables ?

Si la justice de la terre châtie également des machines dissemblables, c’est qu’elle ne saurait ni apprécier ni tenir état de ces dissemblances.

Ibid. — Toute vertu est de précepte, parce qu’il ne s’agit pas de donner des penchants louables, mais d’empêcher de commettre des actions mauvaises.

  1. Il faut se rapporter, pour ces renvois, à l’édition originale où les notes sont séparées du texte, mais, comme l’indication des chapitres est exacte et que ces chapitres sont généralement courts, il est facile de suivre cette Réfutation avec une édition quelconque du livre d’Helvétius.
  2. Avant mai 1774, c’est-à-dire dans les premières notes sur l’Homme, dont la rédaction a été reprise jusqu’à trois fois.
  3. Au XVIIIe siècle ce mot avait encore le sens qu’il a dans Montaigne. Nous avons conservé instituteur et remplacé institution, dans ce sens, par éducation.
  4. C’est le mot d’Alcibiade, jouant dans la rue et se couchant devant la roue de la voiture du charretier qui lui criait gare !
  5. Il s’agit ici de Caton d’Utique refusant de céder à Pompædius qui le tient suspendu à la fenêtre et le menace de le lâcher.
  6. Au moyen de laquelle les alchimistes prétendaient faire de l’or.
  7. Dans l’Homme, les deux frères ont suivi, l’un, le père, par des chemins escarpés, l’autre, la mère, par des routes plus fréquentées, et Helvétius conclut comme Diderot, à la puissance de l’accident à l’égard de l’éducation ; mais il s’arrête sans parler de l’échange des sensations entre les deux frères et sans rechercher leur caractère primordial.
  8. Helvétius ajoute : « Son désœuvrement semble donner plus de finesse au sens de sa vue… il a, comme le remarque Diderot, le plus grand intérêt de perfectionner les sens qui lui restent. » Malgré l’objection de Diderot l’observation d’Helvétius n’est pas fausse. La querelle vient seulement de ce que l’un, produit du travail, généralise et que l’autre, génie naturel, veut qu’on particularise.
  9. Helvétius peint, dans ce court chapitre, les enfants entrant au collège à sept ou huit ans, et ayant déjà des idées en partie acquises de leurs parents et dépendantes de leur état, de leur caractère, de leur fortune.
  10. « Pour premier exemple je citerai Vaucanson. Sa dévote mère avait un directeur ; il habitait une cellule à laquelle la salle de l’horloge servait d’antichambre… C’est là que seul, désœuvré, le fils pleurait d’ennui, tandis que sa mère pleurait de repentir… Cependant, comme dans l’état de désœuvrement, il n’est point de sensations indifférentes, le jeune Vaucanson, bientôt frappé du mouvement toujours égal d’un balancier, veut en connaître la cause et sa curiosité s’éveille, etc. » De l’Homme.
  11. « Un hasard de la même espèce alluma le génie de Milton. » De l’Homme.
  12. « Si Shakespeare eût, comme son père, toujours été marchand de laine, si sa mauvaise conduite ne l’eût forcé de quitter son commerce et sa province, s’il ne se fût point associé à des libertins, n’eût point volé des daims dans le parc d’un lord, n’eût point été réduit à se sauver à Londres, à s’engager dans une troupe de comédiens, et qu’enfin, ennuyé d’être un acteur médiocre, il ne se fût pas fait auteur ; l’insensé Shakespeare n’eût jamais été le célèbre Shakespeare. » De l’Homme.
  13. « Le grand-père de Molière aimait la comédie, il y menait souvent son petit-fils. Le jeune homme vivait dans la dissipation ; le père s’en apercevant, demande en colère si l’on veut faire de son fils un comédien. Plût à Dieu, répond le grand-père, qu’il fût aussi bon acteur que Monrose ! Ce mot frappe le jeune Molière ; il prend en dégoût son métier, et la France doit son plus grand comique au hasard de cette réponse. » De l’Homme.
  14. « Corneille aime, il fait des vers pour sa maîtresse, devient poëte, compose Mélite, puis Cinna, Rodogune, etc. » De l’Homme.
  15. Naigeon avait cité ce passage dans ses Mémoires, à partir de : En général… mais la partie entre crochets fut supprimée dans l’édition Brière de ces Mémoires. Nous retrouverons la même idée exprimée presque dans les mêmes termes dans le Discours d’un philosophe à un roi, pièce également inédite.
  16. La citation de Naigeon s’arrête ici.
  17. « Chacun honorait dans les bardes les distributeurs de la gloire et les prêtres du temple de la Renommée… Que chez un peuple la raison soit tolérée, elle substituera la religion de la Renommée à toute autre. » De l’Homme.
  18. « La réunion des puissances temporelle et spirituelle dans les mêmes mains est indispensable. » De l’Homme.
  19. La note à laquelle se rapporte ce paragraphe concerne Saville, qui pensait comme Czernischew que les Français étaient inférieurs aux Anglais, parce qu’il ne leur était pas permis de s’occuper des « trois seuls objets dignes de réflexion : la nature, la religion et le gouvernement, » faute de liberté politique.
  20. Note du chapitre vii.
  21. Note du chapitre vii.
  22. Note du chapitre viii.
  23. Note du chapitre viii.
  24. Paragraphe cité par Naigeon.
  25. Note du chapitre viii. « Rousseau dans ses ouvrages m’a toujours paru moins occupé d’instruire que de séduire ses lecteurs. » De l’Homme.
  26. Note du chapitre ix.
  27. Marphurius, dans le Mariage forcé, le double de Trouillogan du Pantagruel de Rabelais.
  28. Note du chapitre x.
  29. La fin du chapitre a été citée par Naigeon.
  30. Variante. Qui se jettent. (Naigeon.)
  31. Voir Quintiliani Oratoriæ institutionis liber primus. c. 1.
  32. Dont on s’est peu occupé.
  33. Ces deux filles inégalement douées eurent cependant à peu près le même sort. Elles épousèrent, l’aînée, le comte de Mun, dont le fils fut pair de France sous la Restauration ; la cadette, le comte d’Andlau.
  34. Auteur d’un Traité de tactique et de tragédies. Il ouvrait un livre et en retenait immédiatement six lignes mot à mot. En le rouvrant pour vérifier, il saisissait tout de suite quatre autres lignes.
  35. Dansse de Villoison avait aussi une mémoire prodigieuse. Il venait, en 1773, quoique fort jeune, de faire paraître avec un luxe d’érudition étonnant le Lexique d’Apollonius sur Homère.
  36. « C’est cette même difficulté qu’aucun métaphysicien ne s’est proposée, et que Diderot a si bien éclaircie dans le second volume de ses Dialogues » (Rêve de D’Alembert). N.
  37. Ce livre, De la Nature humaine, venait d’être traduit en français par le baron d’Holbach ; Londres (Amsterdam), 1772, petit in-8o. Diderot s’attaque ici au chapitre xi.
  38. La fin de ce chapitre a été citée par Naigeon (Mémoires), sauf le deuxième et le troisième paragraphe.
  39. Demeure d’Helvétius. De 1792 à 1814 la rue Sainte-Anne s’appela rue Helvétius.
  40. « Suis-je muni d’une telle lettre, je touche à Londres ou à Paris cent mille francs ou cent mille écus, et par conséquent tous les plaisirs dont cette somme est représentative. Suis-je muni d’une lettre de commandement ou de pouvoir, je tire pareillement à vue sur mes concitoyens telle quantité de denrées ou de plaisirs. Les effets de la richesse et du pouvoir sont à peu près semblables parce que la richesse est un pouvoir. » De l’Homme.
  41. Ducis appelait Thomas un chartreux du monde.
  42. En 1708.
  43. Helvétius répond en s’appuyant sur l’exemple des avares : « L’état de désir est un état de plaisir. » Naigeon a cité une grande partie de ce chapitre.
  44. Actrice du Théâtre-Français, morte au moment où Diderot écrivait.
  45. Passage supprimé dans l’édition des Mémoires de Naigeon.
  46. Alinéa supprimé dans l’édition Brière des Mémoires de Naigeon.
  47. Diderot logeait chez ce prince quand il écrivait cette Réfutation.
  48. Tout le passage entre crochets ne se trouve pas dans les Mémoires de Naigeon.
  49. Diderot dit indifféremment tressaillir, comme Montesquieu, et tressaille comme nous écrivons aujourd’hui.
  50. La citation de Naigeon finit ici.
  51. Combien cela était vrai ! et comme la preuve n’a pas tardé !
  52. « De quelque manière qu’on interroge l’expérience, elle répondra toujours que la plus ou moins grande supériorité des enfants est indépendante de la plus ou moins grande perfection des organes des sens. » De l’Homme.
  53. Célèbre horloger, Suisse d’origine, établi à Paris.
  54. « Et de la nourriture. » De l’Homme.
  55. Voyez la Lettre sur les sourds et muets, t. Ier, pour l’intelligence de cette page.
  56. « … mais morale. Dans tous les gouvernements où l’on récompense les talents, ces récompenses, comme les dents du serpent de Cadmus, produiront des hommes. » De l’Homme.
  57. « Si deux hommes, sans être parfaitement similaires, peuvent sauter aussi haut, courir aussi vite, tirer aussi juste, jouer aussi bien à la paume, deux hommes sans être précisément les mêmes, peuvent donc avoir également d’esprit. » De l’Homme.
  58. Voir les Voyages d’un Philosophe ; imprimés à l’insu de l’auteur, en 1768. Livre qui a eu un grand retentissement.
  59. Cette citation n’est pas textuelle ; mais l’idée est exactement rendue.
  60. Actrice médiocre qui fit de bons romans qu’on réimprime encore. On trouvera dans le Théâtre de Diderot une lettre d’elle à propos du Père de famille.
  61. Raisonnement déjà esquissé dans les Réflexions sur le livre de l’Esprit, ci-dessus, p. 268.
  62. Ce paragraphe est cité en entier dans les Mémoires de Naigeon.
  63. Le prestidigitateur Ledru, aïeul de Ledru-Rollin.
  64. Suffisant.
  65. Ce problème proposé par Jean Bernoulli, professeur à Bâle, fut résolu à la fois par Jacques Bernoulli son frère, Leibnitz, Newton et le marquis de l’Hospital. La ligne porte le nom de brachystochrone.
  66. Au dessinateur en perspective.
  67. Opus geometricum quadraturæ circuli et sectionum coni X libris : Anvers, 1667, in-fol. Selon Montucla jamais on n’a poursuivi cet important problème avec plus de génie et d’assiduité.
  68. « Parmi les hommes peu sont honnêtes et le mot intérêt doit en conséquence réveiller, dans la plupart d’entre eux, l’idée d’un intérêt pécuniaire, ou d’un objet aussi vil et aussi méprisable. » De l’Homme.
  69. C’est Paul : Oportet hæreses esse, Première épître aux Corinthiens, xi, v 19.
  70. Galiani, Morellet, Turgot. L’édit de Turgot rétablissait la liberté du commerce des grains. Peu de temps après le moment où Diderot écrivait ces lignes, la querelle recommençait, et Necker, Linguet, Mallet du Pan y prenaient part (1775).
  71. En anglais, in-8o, 1716. Abraham Moivre, né à Vitry, en Champagne, s’était établi à Londres où il mourut en 1756. Il était calviniste et avait suivi sa famille expatriée à la suite de la révocation de l’édit de Nantes. C’était un des amis les plus distingués de Newton et il fut choisi comme un des juges de la dispute entre ce dernier et Leibnitz sur la priorité de la découverte du calcul infinitésimal.
  72. « S’il était des idées auxquelles les hommes ordinaires ne pussent s’élever… la découverte du carré de l’hypoténuse ne serait connue que d’un nouveau Pythagore. » De l’Homme.
  73. Helvétius dit : « il y aurait donc. »
  74. « Les passions peuvent tout. Il n’est point de fille idiote que l’amour ne rende spirituelle. » De l’Homme.
  75. Réponse de Fontenelle à la duchesse du Maine qui lui demandait la différence qu’il y avait entre elle et une pendule : « C’est que la pendule marque les heures et que Votre Altesse les fait oublier. »
  76. Rémond de Saint-Mard (1082-1757), autour de Lettres sur la décadence du goût en France, à la suite de Réflexions sur la Poésie. La Haye, 1733, in-12.
  77. Roue à aubes, roue de moulin a eau.
  78. « Les jésuites donnèrent à Rouen, en 1750, un ballet dont l’objet était de montrer « que le plaisir forme la jeunesse aux vraies vertus, c’est-à-dire, première entrée, aux vertus civiles ; seconde entrée, aux vertus guerrières ; troisième entrée, aux vertus propres à la religion. » Ils avaient, dans ce ballet, prouvé cette vérité par des danses. La Religion personnifiée y avait un pas de deux avec le Plaisir ; et, pour rendre le Plaisir plus piquant, disaient alors les jansénistes, les jésuites l’ont mis en culotte. » (De l’Homme, section II, chapitre xvi.)
  79. Supplice.
  80. Citée par Helvétius qui l’appelle le Caton de Londres. Elle est auteur d’une Histoire d’Angleterre.
  81. Alchimistes.
  82. Mot de Linné : Natura non facit saltus.
  83. Géomètre qui, en effet, perfectionna notablement le calcul intégral.
  84. Ce passage a été cité par Naigeon. L’idée se trouve déjà dans les Réflexions sur le Livre de l’Esprit.
  85. « Je ne vois dans la plupart des hommes que des commerçants avides… » De l’Homme.
  86. Le chancelier Maupeou, quoique habile, et peut-être parce que trop habile, est un des exemples les plus remarquables de l’impopularité que peut acquérir un ministre quand il n’a en vue que les intérêts de son maître. Le Maupeouana vaut presque, comme violence pamphlétaire, les Mazarinades.
  87. Naigeon a cité ce paragraphe dans ses Mémoires, avec quelques changements sans importance.
  88. En apparence manque dans la citation de Naigeon. C’est la seule variante que nous croyons utile de signaler.
  89. « Pourquoi cette éloquence, jadis si respectée, n’est-elle plus maintenant honorée ? C’est qu’elle n’ouvre plus la route des honneurs. » De l’Homme.
  90. Cette intervention personnelle de Diderot est motivée par le texte d’Helvétius qui le met en scène : « Ne peut-on étouffer la réputation d’un homme célèbre ? On exige du moins de lui la plus grande modestie. L’envieux a reproché à Diderot jusqu’à ces mots du commencement de son Interprétation de la Nature : Jeune homme, prends et lis. L’on était jadis moins difficile. Le jurisconsulte Dumoulin dit de lui : Moi qui n’ai point d’égal, et qui suis supérieur à tout le monde. » De l’Homme.
  91. Ce chapitre est intitulé : De la justice considérée dans l’homme de la nature.
  92. Dans cette page Helvétius explique l’admiration pour les héros anciens, par l’impossibilité de faire la comparaison ; mais, continue-t-il, « si ce grand homme est mon concitoyen… sa présence doit humilier mon orgueil. »
  93. Passage cité par Naigeon.
  94. Deux ouvrages du baron d’Holbach, auxquels on prétend que Diderot n’a pas été étranger.
  95. Ne serait-ce point là ce « mémoire de mathématiques » auquel Diderot fait allusion dans la lettre que nous avons citée plus haut ? (Notice préliminaire du Dialogue entre Diderot et D’Alembert.)
  96. « Ce que je me propose dans l’examen des principales assertions de Rousseau, c’est que toutes ses erreurs sont des conséquences nécessaires de ce principe trop légèrement admis, savoir : que l’inégalité des esprits est l’effet de la perfection plus ou moins grande des organes des sens, et que nos vertus comme nos talents sont également dépendants de la diversité de nos tempéraments. » De l’Homme.
  97. « Qu’on se rappelle le tableau d’un champ de bataille au moment qui suit la victoire, lorsque la plaine est encore jonchée de morts et de mourants ; lorsque l’avarice et la cupidité portent leurs regards avides sur les vêtements sanglants des victimes encore palpitantes… s’en approchent et les dépouillent. » De l’Homme.
  98. « Il en est du printemps de la vie comme du printemps de l’année… C’est dans la jeunesse de l’homme que se nouent en lui les pensées sublimes qui doivent un jour le rendre célèbre. » De l’Homme. — Voyez aussi Montaigne, Essais, liv. I, ch. lvii.
  99. Cette phrase n’est point une citation textuelle.
  100. Ceci ne répond pas directement à l’observation d’Helvétius. Il ne cite l’Angleterre que pour remarquer que l’obligation pour les représentants de s’assembler dans la capitale est la cause qui leur fait séparer leur intérêt de celui des représentés.
  101. La guerre d’indépendance ou l’insurgence, comme on l’appelait en Europe, à la suite de laquelle furent institués les États-Unis d’Amérique.
  102. Helvétius cite ce même mot pour prouver que le roi Jacques ne croyait pas à l’humanité des prêtres.
  103. Helvétius prétend que cette loi « ne prouve pas de la part du gouvernement un grand respect pour l’amitié et l’obéissance à cette loi (de la part du soldat) une grande tendresse pour ses amis. » C’est une réponse aux critiques faites contre son chapitre de l’Amitié, dans l’Esprit, critiques, dit-il, d’après lesquelles « on eût cru Paris peuplé d’Orestes et de Pylades. »
  104. L’attribution de cette maxime à un grand prince (Frédéric II) a été supprimée dans les éditions subséquentes de l’Homme, et la phrase a passé simplement dans le texte.
  105. Horace, Satires, liv. I, sat. i.
  106. C’est une planche arrondie avec bord unique à angle droit pour retenir le mortier. Deux bras fixés à cette planche passent sur chaque épaule du goujat qui, pour vider sa charge, fait basculer l’instrument. La description de l’oiseau, dans Littré, est fausse, et, par suite, l’étymologie augeau.
  107. Dans son livre : De la félicité publique (Amsterdam, 1772, 2 v. in-8), que Voltaire mettait au-dessus de l’Esprit des lois.
  108. Voir plus haut, chap. ii de la section IV, p. 380.
  109. Ces chapitres traitent de l’ennui et des moyens inventés par les oisifs contre l’ennui.
  110. Ce chapitre est intitulé : De l’acquisition plus ou moins difficile des plaisirs selon le gouvernement où l’on vit et le poste qu’on y occupe.
  111. Quelle maîtresse convient à l’oisif.
  112. Voir tome I, dans les additions à la Lettre sur les sourds et muets, la Réponse au journaliste de Trévoux.
  113. De la clarté du style.
  114. De l’état actif et passif de l’homme.
  115. « À peine avait-il formé un souhait, que la fée de la richesse venait le remplir. Bonnier était ennuyé de femmes, de concerts, de spectacles ; malheureux qu’il était, il n’avait rien à désirer. » De l’Homme. V. sur Bonnier, Journal de Barbier, II, 454.
  116. Des vraies causes des changements arrivés dans les lois des peuples.
  117. Bayle n’aimait point Hobbes, qui le lui rendait bien ; il prétend que le philosophe anglais avait peur des fantômes et des démons et il tâche de le prouver en soutenant cette singulière thèse qu’il devait en être ainsi, parce que la croyance à la magie et aux diableries est une conséquence nécessaire de la non-croyance en Dieu.
  118. (Par excellence.) Diderot a déjà reproché plus haut à Helvétius d’avoir mis sur la même ligne Frédéric II et Antonin. Helvétius avait été appelé à Berlin et accueilli avec faveur par le monarque prétendu philosophe. Diderot, qui savait à quoi s’en tenir sur cette philosophie, avait refusé de passer par Berlin à son retour de Russie, malgré l’invitation qui lui en avait été faite par Frédéric.
  119. Le voyage à Londres fut exécuté en 1764, un an avant le voyage en Prusse.
  120. Karamsin l’appelle le Turenne russe.
  121. … Vous leur fîtes, seigneur,
    En les croquant beaucoup d’honneur.

    La Fontaine, fables, livre VII, Fable i : Les Animaux malades de la peste.

  122. Le titre véritable du chapitre est : L’intérêt cache au prêtre honnête homme les maux du papisme.
  123. « … On doit conclure que la religion, non cette religion douce et tolérante établie par Jésus-Christ, mais celle du prêtre, celle au nom de laquelle il se déclare vengeur de la Divinité et prétend au droit de brûler et de persécuter les hommes, est une religion de discorde et de sang… » De l’Homme.
  124. « Les princes sont-ils indifférents aux disputes théologiques ? Les orgueilleux docteurs, après s’être dit bien des injures, s’ennuient d’écrire sans être lus. Le mépris public leur impose silence. » De l’Homme, note du chap. vii.
  125. « Trajan croit-il le gouvernement républicain préférable au monarchique ; il offre la liberté aux Romains et la leur aurait rendue s’ils eussent voulu l’accepter. » De l’Homme, note du chap. ix.
  126. Dans ses Notes : il n’est pas question de Lucien dans le chapitre d’Helvétius.
  127. A-t-on le droit de penser ici à celui que Mme Du Barry appelait La France ? et à qui elle disait : Eh ! La France, ton café f… le camp !
  128. C’est le livre pour la publication duquel Diderot s’était arrêté en Hollande à son retour de Russie. Il est intitulé : les Plans et les Statuts des différents établissements ordonnés par l’impératrice Catherine II pour l’éducation de la jeunesse, écrit en langue russe par M. Betzki et traduit en langue française par M. Clerc. Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1775, in-4o, ou 2 vol. in-12. Il y a une addition de l’éditeur M. D… (Diderot) pages 367, 368. Le maréchal Betzki était ministre des arts.
  129. Violoniste célèbre, qui composait, même en dormant, témoin la Sonate du diable.
  130. Professeur de mathématiques et de philosophie au collège de Beauvais. Il a beaucoup écrit. Ses Éléments de mathématiques (1740), ont été longtemps classiques.
  131. Le comte (Yves-Marie) de Maillebois, général français, fils du maréchal de France du même nom, fut déclaré calomniateur par le tribunal des maréchaux, pour un Mémoire relatif à la bataille d’Hastembeck et dirigé contre le maréchal d’Estrées. Enfermé à Doullens, puis (1757) mis en liberté, il passa la dernière moitié de sa vie à l’étranger. Il mourut à Liège en 1791. Il s’était réfugié dans cette ville, après avoir été décrété d’accusation par l’Assemblée nationale à laquelle il avait été dénoncé comme auteur d’un plan de contre-révolution.
  132. « Le philosophe aperçoit donc, dans un plus ou moins grand lointain, le moment où la puissance adoptera le plan d’instruction présenté par la sagesse. Qu’excité par cet esprit, le philosophe s’occupe d’avance à saper les préjugés qui s’opposent à l’exécution de ce plan. » De l’Homme.