Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre VIII


CHAPITRE VIII.
Du génie des Romains vers la fin de la seconde
guerre de Carthage.

Sur la fin d’une si grande et si longue guerre, il se forma un certain esprit particulier, inconnu jusqu’alors dans la république. Ce n’est pas qu’il n’y eût souvent des séditions. Le sénat s’étoit porté plus d’une fois à l’oppression du peuple, et le peuple à beaucoup de violences contre le sénat ; mais on avoit agi, dans ces occasions, par un sentiment public : regardant l’autorité des uns comme une tyrannie qui ruinoit la liberté , et la liberté des autres comme un dérèglement qui confondoit toutes choses.

Ici, les hommes commencèrent à se regarder, moins en commun qu’en particulier. Les liens de la société, qu’on avoit trouvés si doux, semblèrent alors des chaînes fâcheuses; et chacun, dégoûté des lois, voulut rentrer dans le premier droit de disposer de soi-même, de se laisser aller à son choix, et de suivre dans ce choix, par les lumières de son propre esprit, les mouvements de sa volonté.

Comme le dégoût de la sujétion avoit fait rejeter les Rois, et avoit porté le peuple à l’établissement de la liberté ; le dégoût de cette même liberté qu’on avoit trouvé fâcheuse à soutenir, disposoit les esprits à des attachements particuliers qu’on se voulut faire.

L’amour de la patrie, le zèle du bien public, s’étoient épuisés au fort de la guerre contre Annibal, où l’affection et la vertu des citoyens avoient été au delà de ce que la république en pouvoit attendre. On avoit donné son bien et son sang pour le public, qui n’étoit pas en état de faire trouver aucune douceur aux particuliers. La dureté même du sénat avoit augmenté celle des lois, en quelques occasions, et la rigueur qu’on avoit tenue aux prisonniers de la bataille de Cannes avoit touché le monde : mais on avoit souffert patiemment, dans un temps où l’on croyoit endurer tout par un intérêt commun. Sitôt qu’on eût moins à craindre, on crut que la nécessité de souffrir étoit finie ; et chacun ayant perdu la docilité et la patience, avant la fin de ses maux, on supportoit avec peine ce qu’on s’imaginoit endurer sans besoin, par la seule volonté des magistrats.

C’est ainsi proprement que se formèrent les premiers dégoûts ; d’où il arriva que les hommes revenus de la république à eux-mêmes, cherchoient de nouveaux engagements dans la société, et regardoient parmi eux à choisir des sujets qui méritassent leurs affections.

Dans cette disposition des esprits, Scipion se présenta aux Romains avec toutes les qualités qui peuvent acquérir l’estime et la faveur des hommes. Il étoit de grande naissance, et l’on voyoit également en lui la bonté et la beauté d’un excellent naturel. Il avoit une grandeur de courage admirable : l’humeur douce et bienfaisante, l’esprit véhément en public, pour inspirer sa hardiesse et sa confiance ; poli et agréable dans les conversations particulières, pour le plaisir le plus délicat des amitiés ; l’âme haute, mais réglée : plus sensible à la gloire, qu’ambitieuse du pouvoir ; cherchant moins à se distinguer par la considération de l’autorité, ou par l’éclat de la fortune, que par la difficulté des entreprises, et par le mérite des actions. Ajoutez à tant de choses, que des succès heureux répondoient toujours à des desseins élevés ; et pour ne rien laisser à désirer, il avoit persuadé les peuples qu’il n’entreprenoit rien sans le conseil, et n’agissoit jamais sans l’assistance des dieux.

Il n’est pas étrange qu’un homme comme celui que je dépeins ait pu s’attirer des inclinations qu’on vouloit donner, et ait détaché les esprits d’une république pour qui on avoit déjà quelque dégoût. Ainsi les volontés d’une personne si vertueuse furent préférées à des lois qui n’avoient, peut-être, pas la même équité.

Quant à Scipion, il exerçoit toute sorte d’humanité et de courtoisie ; et quittant l’ancienne sévérité de la discipline, il commandoit avec douceur à des troupes qui obéissoient avec affection.

[1 Je sais bien qu’on attribue à sa facilité quelques séditions qui arrivèrent dans son camp : mais, si je l’ose dire, c’étoit un malheur quasi nécessaire en ce temps-là. Ce fut un nouvel esprit dans la république, qui fit préjudice au gouvernement : sans ce nouvel esprit néanmoins, toute la république étoit perdue, et Scipion seul se trouvoit capable de l’inspirer. Ce n’étoit pas assez de maintenir l’ordre parmi les citoyens, selon le génie de leurs anciens législateurs ; il falloit celui d’un héros avec des vertus moins sévères, pour animer contre Annibal des soldats tout abattus, et leur donner la confiance de pouvoir vaincre. Les affaires de Rome étoient tellement désespérées, qu’il falloit des qualités héroïques, et l’opinion des choses divines pour les sauver. Il est sur que] jamais général des Romains n’avoit eu tant de capacité ni si bien agi : jamais les légions n’avoient eu tant d’ardeur à bien faire : jamais la république n’avoit été si bien servie, mais par un autre esprit que celui de la république.

Fabius et Caton2 s’aperçurent de ce changement, et n’oublièrent rien pour y apporter du remède. À la vérité, ils y mêlèrent le chagrin de leurs passions ; et l’envie qu’ils portoient à ce grand homme, eut autant de part en leurs oppositions, que la jalousie de la liberté.

Ce qui est extraordinaire, c’est que le corrupteur demeuroit homme de bien parmi ceux qu’il corrompoit, et agissoit plus noblement que les personnes qui s’opposoient à la corruption. En effet, il rapportoit tout à la république, dont il détachoit les autres, et n’avoit de crime que celui de la servir avec les mêmes qualités dont il eût pu la ruiner.

J’avoue bien que dans les maximes d’un gouvernement si jaloux, on pouvoit prendre avec raison quelque alarme. Une âme si élevée est crue incapable de modération. Un désir de gloire, si passionné, se distingue mal aisément de l’ambition qui fait aspirer à la puissance. Une confiance si peu commune n’est pas éloignée des entreprises extraordinaires. En un mot, les vertus des héros sont suspectes dans les citoyens. J’ose dire même que cette opinion de commerce avec les dieux, si utile aux législateurs, pour la fondation des États, sembloit d’une périlleuse conséquence, dans un particulier, pour une république établie.

Scipion fut donc malheureux de donner des apparences contraires à ses intentions : ce qui servit de prétexte à la malice de ses envieux, comme de fondement à la précaution des personnes alarmées.

Voilà aussitôt un homme de bien suspect, et peu après un innocent accusé. Il pouvoit répondre, il pouvoit se justifier ; mais il y a une innocence héroïque, aussi bien qu’une valeur, si on peut parler de la sorte. La sienne négligea les formes, où sont assujettis les innocents ordinaires ; et au lieu de répondre à ses accusateurs, il fit rendre grâces aux dieux de ses victoires, quand on lui demandoit compte de ses actions. Tout le peuple le suivit au Capitole, à la honte de ceux qui le poursuivoient ; et, pour mieux justifier la sincérité de ses intentions et la netteté de sa vertu, il donna ses ressentiments au public, aimant mieux vivre loin de Rome par l’ingratitude de quelques citoyens, que de s’en rendre le maître par l’injustice d’une usurpation. Tant de belles qualités ont obligé Tite-Live à faire son héros d’un si grand homme, et à lui donner une préférence délicate sur le reste des Romains.

S’il y en a eu qui aient gagné plus de combats, et pris un plus grand nombre de villes, ils n’ont pas défait Annibal, ni réduit Carthage. S’ils ont su commander aux autres, comme lui, ils n’ont pas su se commander à eux-mêmes, et se posséder également dans l’agitation des affaires et dans le repos d’une vie privée. Je laisse à disputer s’il a été le plus grand : mais si j’ose dire ce que Tite-Live n’a fait qu’insinuer, à tout prendre, ç’a été celui qui a valu le mieux. Il a eu la vertu des vieux Romains, mais cultivée et polie ; il a eu la science et la capacité des derniers, sans aucun mélange de corruption.

Il faut avouer pourtant que ses actions ont été plus avantageuses à la république, que ses vertus : le peuple romain les goûta trop, et se détacha des obligations du devoir, pour suivre les engagements de la volonté.

L’humanité de Scipion ne laissa pas de produire de méchants effets, avec le temps : apprenant aux généraux à se faire aimer. Comme les choses dégénèrent toujours, un commandement agréable fut suivi d’une indigne complaisance ; et, quand les vertus manquoient, pour gagner l’estime et l’amitié, on employoit tous les moyens qui pouvoient corrompre. Voilà les suites fâcheuses de cet esprit particulier : noble et glorieux dans les commencements, mais qui fit depuis les ambitieux et les avares, les corrupteurs et les corrompus.

[Je dirai encore, que n’eût été le charme des vertus de Scipion, l’esprit d’égalité, fier et indocile, comme il étoit chez les vieux Romains, eût subsisté plus longtemps ; un citoyen se fût moins appliqué à un autre, et cette application n’eût pas produit un assujettissement insensible, qui mène à la ruine de la liberté. Mais, sans le charme de ces mêmes vertus, les Romains ne seroient jamais sortis de l’abattement où les avoit jetés la crainte d’Annibal ; et les mêmes qui sont devenus depuis les maîtres du monde, auroient été peut-être assujettis aux Carthaginois.]

Ces premiers dégoûts de la république eurent au moins cela d’honnête, qu’on ne se détacha de l’amour des lois, que pour s’affectionner aux personnes vertueuses. Les Romains vinrent à regarder leurs lois comme les sentiments de vieux législateurs, qui ne devoient pas régler leur siècle ; et les sentiments de Scipion furent regardés comme des lois vivantes et animées.

Pour Scipion, il tourna au service du public toute cette considération qu’on avoit pour sa personne : mais, voulant adoucir l’austérité du devoir par le charme de la gloire, il y fut peut-être un peu plus sensible qu’il ne devoit, à Rome particulièrement, où les citoyens avoient paru criminels, quand ils s’étoient attirés une estime trop favorable.

Ce nouveau génie, qui succédoit au bien public, anima les Romains assez longtemps aux grandes choses, et les esprits s’y portoient avec je ne sais quoi de vif et d’industrieux, qu’ils n’avoient pas eu auparavant : car l’amour de la patrie nous fait bien abandonner nos fortunes et nos vies même pour son salut : mais l’ambition et le désir de la gloire excitent beaucoup plus notre industrie, que cette première passion, toujours belle et noble, mais rarement fine et ingénieuse.

C’est à ce génie qu’on a dû la défaite d’Annibal et la ruine de Carthage ; l’abaissement d’Antiochus, la conquête et l’assujettissement de tous les Grecs : d’où l’on peut dire avec raison qu’il fut avantageux à la république pour sa grandeur, mais préjudiciable pour sa liberté.

Enfin, on s’en dégoûta comme on avoit fait de l’amour de la république. Cette estime, cette inclination si noble, pour les hommes de vertu, sembla ridicule à des gens qui ne voulurent rien considérer qu’eux-mêmes. L’honneur commença de passer pour une chimère, la gloire pour une vanité toute pure, et chacun se rendit bassement intéressé, pensant devenir judicieusement solide.

Or, le génie d’intérêt, qui prit la place de celui de l’honneur, agit diversement chez les Romains, selon la diversité des esprits. Ceux qui eurent quelque chose de grand voulurent acquérir du pouvoir ; les âmes basses se contentèrent d’amasser du bien, par toutes sortes de voies.

Comme on ne va pas tout d’un coup à la corruption entière, il y eut un passage de l’honneur à l’intérêt, ou l’un et l’autre subsistèrent dans la république, mais avec des égards différents. Il y avoit de l’honnêteté en certaines choses, et de l’infamie en d’autres.

Les esprits se corrompoient, dans Rome, aux affaires qui regardoient les citoyens. L’intégrité devenoit plus rare, tous les jours : on ne connoissoit presque plus de justice. L’envie de s’enrichir étoit la maîtresse passion ; et les personnes considérables mettoient leur industrie à s’approprier ce qui ne leur appartenoit pas. Mais on voyoit encore de la dignité, en ce qui regardoit les étrangers ; et les plus corrompus, au dedans, se montroient jaloux de la gloire du nom romain, au dehors.

Rien n’étoit plus injuste que les jugements des sénateurs : rien de si sale que leur avarice. Cependant le Sénat s’attachoit, avec scrupule, à la conservation de la dignité ; et jamais on n’apporta plus de soin pour empêcher que la majesté du peuple romain ne fût violée.

Ce sénat, d’ailleurs si intéressé et si corrompu avec ses citoyens, opinoit avec la même hauteur qu’auroit pu avoir Scipion, où il s’agissoit des ennemis. Dans le temps d’une grande corruption, il ne put souffrir le traité honteux de Mancinus avec les Numantins3 ; et ce misérable consul fut obligé de s’aller remettre entre leurs mains, avec toute sorte d’ignominie. Gracchus qui avait eu part à la paix, étant questeur dans l’armée de Mancinus, tâcha de la soutenir inutilement ; son crédit ne servit de rien, son éloquence y fut vainement employée.

Comme il est arrivé par Gracchus une des plus importantes affaires de la république, et peut-être la source de toutes celles qui l’ont agitée depuis, il ne sera pas hors de propos de vous le faire connoître.

C’étoit un homme fort considérable par sa naissance, par les avantages du corps et par les qualités de l’esprit ; d’un génie opposé à celui du grand Scipion, dont Cornelia sa mère étoit sortie ; plus ambitieux du pouvoir, qu’animé du désir de la gloire, si ce n’étoit de celle de l’éloquence, nécessaire à Rome pour se donner du crédit. Il avoit l’âme grande et haute ; plus propre toutefois à embrasser des choses nouvelles et à rappeler les vieilles, qu’à suivre solidement les établies. Son intégrité ne pouvoit souffrir aucun intérêt d’argent pour lui-même : il est vrai qu’il ne procuroit guère celui des autres, sans y mêler la considération de quelque dessein. Avec cela, l’amour du bien lui étoit assez naturelle, la haine du mal encore davantage : il avoit de la compassion pour les opprimés, plus d’animosité contre les oppresseurs ; en sorte que la passion prévalant sur la vertu, il haïssoit insensiblement les personnes plus que les crimes.

Plusieurs grandes qualités le faisoient admirer chez les Romains ; il n’en avoit pas une dans la justesse où elle devoit être. Ses engagements le portoient plus loin qu’il n’avoit pensé : sa fermeté se tournoit en quelque chose d’opiniâtre ; et des vertus qui pouvoient être utiles à la république, devenoient autant de talents avantageux pour les factions.

Je ne vois ni délicatesse, ni modération dans les jugements qu’on en a laissés. Ceux qui ont tenu le parti du Sénat, l’ont fait passer pour un furieux ; les partisans du peuple, pour un véritable protecteur de la liberté. Il me paroît qu’il alloit au bien, et qu’il haïssoit naturellement toutes sortes d’injustices ; mais l’opposition mettoit en désordre ses bons mouvements. Une affaire contestée l’aigrissant contre ceux qui lui résistoient, il poursuivoit par un esprit de faction ce qu’il avoit commencé par un sentiment de vertu. Voilà, ce me semble, quel étoit le génie de Gracchus, qui sut émouvoir le peuple contre le sénat. Il faut voir en quelle disposition étoit le peuple.

Après avoir rendu de grands service à l’État, le peuple se trouvoit exposé à l’oppression des riches, et particulièrement à celle des sénateurs, qui, par autorité, ou par d’autres méchantes voies, tiroient la commune de ses petites possessions. Des injures continuelles avoient donc aliéné les esprits de la multitude ; mais, sans avoir encore de méchantes intentions, elle souffroit avec douleur la tyrannie ; et, plus misérable que tumultueuse, attendoit plus qu’elle ne cherchoit de sortir d’une condition infortunée.

J’ai cru devoir faire la peinture du Sénat, de Gracchus et du peuple, avant que d’entrer en cette violente agitation que ressentit la république.

On concevra donc le Sénat injuste, corrompu, mais couvrant les infamies au dedans, par quelque dignité aux affaires du dehors. On aura l’idée de Gracchus, comme d’une personne qui avoit de grands talents, mais plus propre à ruiner tout-à-fait une république corrompue, qu’à la rétablir dans sa pureté, par une sage réformation. Pour le peuple, il n’étoit pas mal affectionné ; mais il ne savoit comment vivre dans sa misère, ni où s’occuper, après la perte de ses terres.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Ce passage et celui qu’on trouvera un peu plus bas, renfermés entre deux crochets, sont tirés du manuscrit de M. de Saint-Évremond, qui étoit demeuré entre les mains de M. Waller. (Note de Des Maizeaux.)

2. Le Censeur.

3. Le consul G. Hostilius Mancinus, après avoir été défait plusieurs fois par les Numantins, se laissa renfermer dans son camp, avec une armée de trente mille hommes, qu’il ne put sauver, qu’en faisant un traité avec les ennemis, qui n’avoient que quatre mille hommes, par lequel on convint qu’il y auroit désormais une alliance perpétuelle entre les Romains et les Numantins, et que ceux-ci jouiroient des mêmes droits et priviléges que les Romains. Le sénat déclara ce traité honteux à la république, et ordonna que Mancinus seroit renvoyé pieds et poings liés aux Numantins, pour en faire ce qu’ils jugeroient à propos ; mais ils ne voulurent point le recevoir. Voyez le supplément des LVe et LVIe livre de Tite-Live, par Freinshemius. (Des Maizeaux.)