Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre V

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CHAPITRE V.
Le génie des Romains, dans le temps que Pyrrhus leur
fit la guerre.

Mon dessein n’est pas de m’étendre sur les guerres des Romains : je m’éloignerois du sujet que je me suis proposé ; mais il me semble que, pour connoître le génie des temps, il faut considérer les peuples, dans les diverses affaires qu’ils ont eues ; et, comme celles de la guerre sont sans doute les plus remarquables, c’est là que les hommes doivent être particulièrement observés, puisque la disposition des esprits et que les bonnes et les mauvaises qualités y paroissent davantage.

Dans les commencements de la république, le peuple romain, comme j’ai dit ailleurs, avoit quelque chose de farouche. Cette humeur farouche se tourna depuis en austérité. Il se fit ensuite une vertu sévère, éloignée de la politesse et de l’agrément, mais opposée à la moindre apparence de corruption. C’étoient là les mœurs des Romains, quand Pyrrhus passa en Italie, au secours des Tarentins. La science de la guerre étoit alors médiocre, celle des autres choses inconnue : pour les arts, ou il n’y en avoit point, ou ils ëtoient fort grossiers. On manquoit d’invention, et on ne savoit ce que c’étoit que d’industrie ; mais il y avoit un bon ordre, et une discipline exactement observée, une grandeur de courage admirable ; plus de probité avec les ennemis, qu’on n’en a d’ordinaire avec les citoyens. La justice, l’intégrité, l’innocence, étoient des vertus communes. On connoissoit déjà les richesses, et on en punissoit l’usage, chez les particuliers. Le désintéressement alloit quasi à l’excès ; chacun se faisoit un devoir de négliger ses affaires, pour prendre soin du public, dont le zèle alors tenoit lieu de toutes choses.

Après avoir parlé de ces vertus, il faut venir aux actions qui les font connoître. Un prince est estimé homme de bien, qui, opposant la force à la force, n’emploie que des moyens ouverts et permis, pour se défaire d’un ennemi redoutable. Mais, comme si nous étions obligés à la conservation de ceux qui nous veulent perdre, de les garantir des embûches qui leur sont dressées par d’autres, et de les sauver d’une trahison domestique, c’est l’effet d’une générosité dont on ne voit point d’exemple. En voici un, du temps dont j’ai à parler. Les Romains, défaits par Pyrrhus, et dans un état douteux s’ils rétabliroient leurs affaires, ou s’ils seroient contraints de succomber, eurent entre les mains la perte de ce prince, et en usèrent comme je vais dire.

Un médecin, en qui Pyrrhus avoit confiance, vint offrir à Fabricius de l’empoisonner, pourvu qu’on lui donnât une récompense proportionnée à un service si important. Fabricius, effrayé de l’horreur du crime, en informe incontinent le sénat, qui, détestant une action si noire, aussi bien que le consul, fit donner avis à Pyrrhus de prendre garde soigneusement à sa personne, ajoutant que le peuple romain vouloit vaincre par ses propres armes, et non pas se défaire d’un ennemi, par la trahison des siens.

Pyrrhus, ou sensible à cette obligation, ou étonné de cette grandeur de courage, redoubla l’envie qu’il avoit de faire la paix, et, pour y porter les Romains plus aisément, il leur renvoya deux cents prisonniers, sans rançon : il fit offrir des présents aux hommes considérables, il en fit offrir aux dames et n’oublia rien, sous prétexte de gratitude, pour faire glisser parmi eux la corruption. Les Romains, qui n’avoient sauvé Pyrrhus que par un sentiment de vertu, ne voulurent recevoir aucune chose qui eût le moindre air de reconnoissance : ils lui renvoyèrent donc un pareil nombre de prisonniers. Les présents furent refusés de l’un et de l’autre sexe, et on lui fit dire, pour toute réponse, qu’on n’entendroit jamais à la paix qu’il ne fût sorti d’Italie.

Parmi une infinité de choses vertueuses qui se pratiquèrent alors, on admire, entre autres, le grand désintéressement de Fabricius et de Curius, qui alloit à une pauvreté volontaire. Il y auroit de l’injustice à leur refuser une grande approbation. Il faut considérer, pourtant, que c’étoit une qualité générale de ce temps-là, plutôt qu’une vertu singulière de ces deux hommes. Et, en effet, puisqu’on punissoit les richesses, avec infamie, et que la pauvreté étoit récompensée, avec honneur, il me paroît qu’il y avoit de l’habileté à savoir bien être pauvre : par là, on s’élevoit aux premières charges de la république, où, exerçant une grande autorité, on avoit plus besoin de modération que de patience. Je ne saurois plaindre une pauvreté honorée de tout le monde ; elle ne manque jamais que des choses dont notre intérêt ou notre plaisir est de manquer. À dire vrai, ces sortes de privations sont délicieuses ; c’est donner une jouissance exquise, à son esprit, de ce que l’on dérobe à ses sens.

Mais, que sait-on si Fabricius ne suivoit pas son humeur ? Il y a des gens qui trouvent de l’embarras dans la multitude et dans la diversité des choses superflues, qui goûteroient en repos, avec douceur, les commodes, et même les nécessaires. Cependant, les faux connoisseurs admirent une apparence de modération, quand la justesse du discernement feroit voir le peu d’étendue d’un esprit borné, ou le peu d’action de quelque âme paresseuse. À ces gens-là, se passer de peu, c’est se retrancher moins de plaisirs que de peines. Je dirai plus : quand il n’est pas honteux d’être pauvre, il nous manque moins de choses, pour vivre doucement dans la pauvreté, que pour vivre magnifiquement dans les richesses. Pensez-vous que la condition d’un religieux soit malheureuse, lorsqu’il est considéré dans son ordre, et qu’il a de la réputation dans le monde ? Il fait vœu d’une pauvreté qui le délivre de mille soins, et ne lui laisse rien à désirer qui convienne à sa profession et à sa vie. Les gens magnifiques, pour la plupart, sont les véritables pauvres ; ils cherchent de l’argent, de tous côtés, avec inquiétude et avec chagrin, pour entretenir les plaisirs des autres ; et, tandis qu’ils exposent leur abondance, dont les étrangers jouissent plus qu’eux, ils sentent, en secret, leur nécessité avec leurs femmes et leurs enfants, et par l’importunité des créanciers qui les tyrannisent, et par le méchant état de leurs affaires, qu’ils voient ruinées.

Revenons à nos Romains, dont nous nous sommes insensiblement éloignés. Admire qui voudra la pauvreté de Fabricius ; je loue sa prudence, et le trouve fort avisé, de n’avoir eu qu’une salière d’argent, pour se donner le crédit de chasser du sénat un homme1 qui avoit été deux fois consul, qui avoit triomphé, qui avoit été dictateur ; parce qu’on en trouva chez lui quelques marcs davantage2. Outre que c’étoient les mœurs de ce temps-là, le vrai intérêt étoit de n’en avoir point d’autre que celui de la république.

Les hommes ont établi la société, par un esprit d’intérêt particulier : cherchant à se faire une vie plus douce et plus sûre, en compagnie, que celle qu’ils menoient, en tremblant dans les solitudes. Tant qu’ils y trouvent, non-seulement la commodité, mais la gloire et la puissance, sauroient-ils mieux faire que de se donner tout à fait au public, dont ils tirent tant d’avantage ?

Les Décius, qui se dévouèrent, pour le bien d’une société dont ils alloient n’être plus, me semblent de vrais fanatiques ; mais ces gens-ci me paroissent fort sensés, dans la passion qu’ils ont eue pour une république reconnoissante, qui avoit autant de soin d’eux, pour le moins, qu’ils en avoient d’elle.

Je me représente Rome, en ce temps-là, comme une vraie communauté où chacun se désapproprie, pour trouver un autre bien, dans celui de l’ordre : mais cet esprit-là ne subsiste guère que dans les petits États. On méprise, dans les grands, toute apparence de pauvreté ; et c’est beaucoup, quand on n’y approuve pas le mauvais usage des richesses. Si Fabricius avoit vécu dans la grandeur de la république, ou il auroit changé de mœurs, ou il auroit été inutile à sa patrie ; et, si les gens de bien des derniers temps avoient été de celui de Fabricius, ou ils eussent rendu leur probité plus rigide, ou ils auraient été chassés du sénat, comme des citoyens corrompus.

Après avoir parlé des Romains, il est raisonnable de parler de Pyrrhus, qui entre ici naturellement, en tant de choses. Ç’a été le plus grand capitaine de son temps, au jugement même d’Annibal, qui le mettoit immédiatement après Alexandre, et devant lui, comme il me paroît, par modestie. Il avoit joint la délicatesse des négociations à la science de la guerre ; mais, avec cela, il ne put jamais se faire un établissement solide. S’il savoit gagner des combats, il perdoit le fruit de la guerre ; s’il attiroit des peuples à son alliance, il ne savoit pas les y maintenir. Ses deux beaux talents, employés hors de saison, ruinoient l’ouvrage l’un de l’autre.

Quand il avoit éprouvé ses forces heureusement, il songeoit aussitôt à négocier, et, comme s’il eût été d’intelligence avec les ennemis, il arrêtoit ses progrès lui-même. Avoit-il su gagner l’affection d’un peuple ? sa première pensée étoit de l’assujettir. Il arrivoit de là qu’il perdoit ses amis, sans gagner ses ennemis ; car les vaincus prenoient l’esprit de vainqueurs, et refusoient la paix qu’on leur offroit ; et ceux-là retiroient non-seulement leur assistance, mais cherchoient à se défaire d’un allié qui se faisoit sentir un vrai maître.

Un procédé si extraordinaire doit s’attribuer en partie au naturel de Pyrrhus, en partie aux différents intérêts de ses ministres. Il y avoit auprès de lui deux personnes, entre les autres, dont il prenoit ordinairement les avis : Cynéas et Milon. Cynéas, éloquent, spirituel, habile, délicat dans les négociations, insinuoit les pensées du repos, toutes les fois qu’il s’agissoit de la guerre ; et, quand l’humeur ambitieuse de Pyrrhus l’avoit emporté sur ses raisons, il attendoit patiemment les difficultés : ou, ménageant les premiers dégoûts de son maître, il lui tournoit bientôt l’esprit à la paix, afin de rentrer dans son talent, et de se remettre les affaires entre les mains. Milon étoit un homme d’expérience dans la guerre, qui ramenoit tout à la force : il n’oublioit rien, pour empêcher les traités, ou pour les rompre ; conseilloit de vaincre les difficultés, et, si on ne pouvoit conquérir des nations ennemies, d’assujettir en tout cas les alliés.

Autant qu’on en peut juger, voilà la manière dont se gouvernoit Pyrrhus, tant par autrui que par lui-même. On pourroit dire, en sa faveur, qu’il a eu affaire à des nations puissantes, qui se trouvoient plus de ressource que lui. On pourroit dire qu’il gagnoit les combats, par sa vertu ; mais qu’un foible et petit État, comme le sien, ne lui donnoit pas les moyens de pousser à bout une longue guerre. Quoi qu’il en soit, à le regarder, par les qualités de sa personne et par ses actions, ç’a été un prince admirable, qui ne cède à pas un de l’antiquité. À considérer, en gros, le succès des desseins et la fin des affaires, il paroîtra souvent mal-habile, et perdra beaucoup de sa réputation. En effet, il occupa la Macédoine, et en fut chassé ; il eut d’heureux commencements, en Italie, d’où il lui fallut sortir ; il se vit maître de la Sicile, où il ne put demeurer.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. P. Cornelius Rufinus.

2. Quinze marcs d’argent.