Réflexions sur le divorce/Présentation de l’auteur/IV

Texte établi par Adolphe de LescureLibrairie des bibliophiles (p. 23-36).

IV


Comme épouse, le chef-d’œuvre de Mme Necker n’est pas seulement dans l’exemple de sa vie, il est encore dans cet éloquent témoignage qu’elle a voulu donner à la sainteté du mariage, dans ce plaidoyer en faveur de l’indissolubilité du lien conjugal dont l’autorité touchante s’augmente de l’émotion que provoque son caractère posthume. Il semble ainsi que la voix de Mme Necker sorte de la tombe pour protester que l’amour conjugal, tel qu’elle t’a compris et pratiqué, est plus fort que la mort. C’est ici le lieu de dire quelques mots de ce chef-d’œuvre inconnu trouvé dans les papiers de sa femme par M. Necker, et publié par lui plus encore par piété que par orgueil, pour la consolation de ses regrets plus que pour la constatation de son empire, enfin plutôt pour assurer à une chère mémoire le respect de la postérité en lui permettant de mesurer l’étendue de la perte qu’il avait faite, que pour augmenter le prestige de la sienne, en montrant de quel poids il avait pesé personnellement dans cette argumentation passionnée en faveur de la pérennité du mariage. Tout cela n’est pas inutile à constater d’abord à la décharge d’un homme honnête, consciencieux, religieux, qui, en dépit de toutes ses qualités, n’a pu se défendre entièrement du soupçon de rechercher l’occasion de se draper dans sa vertu et de trouver plaisir à poser d’avance pour sa statue. Il n’en aura sans doute point d’autre que celle d’une ressemblance, peut-être un peu flattée, mais d’un art naïf et d’un sentiment profond, que sa femme a taillée d’avance pour être placée au-dessus de la sienne sur son propre tombeau.

Les Réflexions sur le Divorce, ainsi que l’explique l’intime éditeur, ne sont pas un écrit achevé. Son auteur n’eut pas le loisir de revoir et de finir cette protestation de sa conscience et de son cœur contre la loi révolutionnaire qui portait atteinte à cette adoration, à cette religion conjugale qui fut le mobile de sa vie et l’inspiration de son talent. Car elle en a fait preuve, et au plus haut et plus noble degré, dans cet ouvrage bien plus que dans les cinq volumes de Mélanges tirés de ses papiers, qui contiennent les bonnes fortunes de l’esprit des autres plus que du sien et sont surtout remplis des moissons de ses conversations, des butins de ses lectures, des trophées de ses conquêtes.

Les Réflexions sur le Divorce appartiennent entièrement à Mme Necker et la donnent tout entière ; elles suffisent à faire son éloge et à lui assurer dans notre littérature cette place modeste et respectée, à l’écart de la foule et du bruit, qui lui paraissait la seule digne des ambitions et convenable au rôle d’une honnête femme[1].

Après le second ministère de M. Necker et cette subite élévation au faîte de la puissance et de la popularité, bientôt suivie d’une si profonde chute dans l’ingratitude et le dénigrement, Mme Necker se vit rendue par l’exil volontaire du héros et de la victime des vicissitudes de l’opinion aux douceurs de la vie privée et de la retraite dans le pays natal. Elle demanda, avec la joie mélancolique qui suit toutes les grandes commotions morales, au seul genre de vie pour lequel elle était faite, c’est-à-dire à la pratique de la méditation, de la bienfaisance et de la vertu, dans cet air pur et serein des montagnes qui rapproche la pensée de Dieu, sinon la guérison de ses blessures, du moins l’apaisement de leur douleur. Par un retour touchant aux souvenirs de ce passé intime et heureux qui lui montrait si digne d’être aimé celui que les Parisiens avaient cessé d’admirer, elle consola les déceptions et vengea les affronts de sa foi politique en recherchant dans son cœur les raisons de justifier la fidélité toujours ardente et passionnée de sa foi conjugale. Elle ne voulut pas permettre que la disgrâce qui avait frappé ses idées touchât à ses sentiments, et qu’on put supposer que celui qui avait cessé d’être l’idole des Français avait cessé d’être la sienne. Désabusée de ses illusions, dégoûtée de ses chimères d’autrefois, elle se rejeta avec d’autant plus d’élan sur ce qu’elle sentait en elle d’invulnérable et d’éternel : la religion du devoir et du bonheur domestique, la religion de cette passion conjugale qui avait été son unique passion et dont elle pouvait parler mieux que personne, car nulle n’avait été plus qu’elle, dans le plus beau sens du mot, la compagne de son mari. Nulle n’avait ressenti plus profondément le contre-coup des coups qu’il avait reçus durant les accès de cette fièvre nationale aux brusques revirements, aux caprices féroces, qui étouffait le lendemain ses favoris de la veille et n’avait que ses fureurs d’égales à ses engouements.

Cette influence des événements et des malheurs du temps, ces causes si diverses d’émotion et d’attendrissement, ont porté bonheur à l’écrit touchant que Mme Necker traçait d’une main déjà défaillante et qui emprunte aux circonstances une sorte de solennité, de majesté testamentaire, car il fut écrit en 1793, et Mme Necker mourut le 6 mai 1794, dans son habitation près de Lausanne, à l’âge de cinquante-sept ans. Son mari ne lui survécut que jusqu’au mois d’avril 1804 et alla la rejoindre au rendez-vous réparateur des séparations terrestres, après avoir consacré à honorer et à parer cette chère mémoire les dernières années de sa vie, attristée et consolée à la fois par ce culte pieux et tendre des souvenirs de l’amour et des espérances de la foi.

Nous n’analyserons pas, nous n’apprécierons pas en détail un ouvrage trop peu connu, car il n’a pas été réimprimé depuis 1802[2] et il a échappé, à notre étonnement et à notre regret, aux honneurs si mérités de la discussion à laquelle a donné lieu à la Chambre des députés une inopportune tentative de restauration du divorce[3].

Nous préférons donner quelques extraits de l’opinion d’un juge des plus compétents, des plus autorisés sur la matière, et qui, tout en contredisant Mme Necker sur quelques points, lui a rendu un hommage sincère d’admiration. Le mot n’est pas trop fort pour traduire l’impression produite, dès floréal an viii, par ce plaidoyer d’outre-tombe en faveur de l’indissolubilité du mariage, sur les partisans et les adversaires d’une institution déjà discréditée par ses vices d’origine et les abus qu’elle favorisait, abus auxquels une main de femme portait la première un coup tout viril.

Rœderer constatait dès l’an viii qu’il se faisait, dans l’opinion et dans les mœurs, contre le divorce, une réaction qui trouva à propos ses griefs et ses objections formulés dans l’écrit de Mme Necker ; il regrettait cette réaction, selon lui exagérée, comme toutes les réactions, et après avoir reconnu qu’elle était fondée sur des abus trop réels, il défendait pied à pied contre une argumentation qui empruntait ses ressources plus au sentiment qu’à la logique, le terrain étroit mais sûr dans lequel devait, selon lui, se cantonner la question.

« À la vérité, disait-il, le divorce a été institué sans règle et sans mesure ; il l’a été par des hommes abominables, il l’a été en même temps que mille extravagances qui blessaient toutes les lois de la morale et de la nature ; en un mot il l’a été au milieu de toutes les circonstances propres à le compromettre. Mais des esprits sages et éclairés ne résistent-ils pas également et aux erreurs favorisées par les circonstances et à l’attaque des vérités qu’elles contrarient ? Il nous paraît que le principe auquel conduisent l’intérêt de la morale et les lois de la justice se réduit à ce peu de mots : Le divorce doit être possible, mais difficile. »

Arrivant à l’appréciation de l’ouvrage de Mme Necker dans son ensemble, avant de passer à sa critique et à sa réfutation en détail, il le caractérisait en ces termes : « Entre les écrits qui ont pu autoriser le retour des esprits vers les anciennes erreurs lorsqu’ils se sont sauvés des modernes horreurs, l’écrit de Mme Necker sur le divorce tient la première place.

« Elle appuie tous ses raisonnements sur des principes pris dans les intérêts et les habitudes du cœur humain, et ce mérite, absolument neuf dans une question où pourtant il était nécessaire, donne d’abord un grand crédit à l’auteur. Une continuelle effusion de sentiments purs, délicats, passionnés, revêtus de vives couleurs, pressés par un mouvement rapide, a complété le charme de l’ouvrage et assuré son ascendant, malgré la fausseté continuelle des raisonnements. Jamais l’éloquence ne montra mieux qu’elle savait quelquefois se passer de la logique et même l’offenser impunément. L’écrit de Mme Necker a poussé au fanatisme les esprits déjà excités par quelques motifs particuliers ; il a entraîné tous les esprits faibles et incertains, ébranlé un grand nombre des esprits les plus fermes, et s’il n’avait produit tous ces mauvais effets auxquels les circonstances ont contribué, les hommes les plus inflexibles dans leurs principes l’auraient eux-mêmes approuvé, non pas sans doute comme une haute leçon de législation, mais comme une puissante exhortation de morale ; non pas comme une démonstration de l’immoralité de tout divorce, mais comme une victorieuse censure des divorces immoraux. »

Et Rœderer, en sa qualité de législateur philosophe, partisan d’un usage limité, tempéré du divorce autant qu’ennemi de ses abus, tournait toutes ses ressources d’argumentation contre l’écrit de Mme Necker, « le plus fort, disait-il, à ma connaissance, qui existe contre le divorce, » et il ne parvenait pas à ébranler les quatre considérations sur lesquelles reposait, comme sur quatre colonnes, ce monument élevé par la piété conjugale à l’indissolubilité du mariage : l’intérêt des époux pendant la jeunesse ; celui des enfants ; celui des mœurs ; celui des époux pendant le dernier âge de la vie.

Au cours de ses critiques, Roederer ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour rendre hommage à une des raisons les plus profondes et les plus touchantes alléguées par Mme Necker en faveur de l’indissolubilité du mariage :

« C’est un admirable phénomène que cette union, ce doublement de deux consciences qui s’avertissent, se suppléent l’une l’autre dans le cœur de deux époux tendrement unis. Mme Necker a, je pense, la gloire d’avoir été la première à l’observer ; du moins il a échappé à Smith dans sa Théorie des Sentiments moraux, ouvrage plein de vérités neuves et intéressantes, qui a porté sur les affections du cœur autant de jour que les Caractères de La Bruyère sur les habitudes de l’esprit, et dans lequel l’auteur a soumis les mouvements de l’âme à une analyse aussi exacte que celle qu’il a appliquée à la Richesse des Nations… »

Tout en réfutant sur certains points et en critiquant surtout en ce qu’il avait d’absolu le système que Mme Necker avait trouvé dans son cœur et défendait si bien aux yeux de ceux qui pensent que le cœur a aussi sa raison, plus forte souvent que celle de l’esprit, Roederer revenait sans cesse à ce livre dont l’attrait est irrésistible pour les âmes honnêtes. Il y trouvait l’occasion d’un généreux et éloquent appel à la pacification des esprits, à la réconciliation des cœurs, précisément en prenant pour médiatrices ces femmes, ces épouses, ces mères dont Mme Necker avait si bien peint le rôle et l’influence :

« J’avais cherché dans la lecture solitaire de quelques livres de morale soit une distraction passagère, soit de la force et du courage. Quelques pages vraiment célestes d’un écrit récent sur le Divorce m’ont ramené vers la chose publique, l’âme échauffée par des idées et des espérances de salut général que je me sens le devoir d’épancher. La vérité, la chaleur, la force avec laquelle la femme auteur de cet écrit parle de l’influence des femmes sur les mœurs et par les mœurs sur la félicité générale, la persuasion qu’elle exerce elle-même sur ses lecteurs par les paroles vertueuses et éloquentes qui roulent de sa plume, m’ont fait penser que la puissance publique ne pourrait rien faire de plus utile à la patrie, dans les conjonctures présentes, que d’emprunter le secours des femmes pour rétablir au milieu de nous l’ordre social troublé jusque dans ses sources les plus profondes. »

Un autre jour, réfutant des paradoxes spirituels mais licencieux de Vigée, attentatoires à la dignité du mariage, Roederer l’invitait, en expiation de sa faute, à relire le livre de Necker, « livre où le mariage et l’amour conjugal sont peints avec plus de vérité, d’intérêt et de grandeur que dans aucun que je connaisse. Là, Vigée pourra voir ce que c’est que l’amour conjugal, ce qu’il a d’intime, de doux et de puissant[4]. »

Nous avons vu le cas qu’un contemporain qui ne partageait pas toutes ses idées faisait des sentiments et du talent de Mme Necker. À cinquante ans de distance, nous retrouvons chez un des maîtres de la critique moderne la même impression favorable d’estime et de sympathie. Appréciant les Réflexions sur le Divorce, Sainte-Beuve, après en avoir cité quelques passages, ajoute : « Ce sont là de ravissantes pensées et rendues d’après nature. Mme Necker, tout à côté, retrouve bien quelques-uns de ses anciens défauts. Elle abuse des comparaisons mythologiques, des traits historiques, de Méléagre, d’Arria et de Pætus. Elle cite mal à propos Henri iv pour le tableau de Rubens qui représente l’accouchement de Marie de Médicis. Henri iv et Marie de Médicis sont un exemple malheureux à rappeler à propos d’amour et de fidélité conjugale. C’est toujours chez elle le même manque de tact pour l’association des idées et l’accord des nuances dans les comparaisons. Mais ces défauts se rachètent ici plus aisément qu’ailleurs ; le sujet l’inspire ; c’est élevé, c’est ingénieux, et, quand elle en vient à la considération du mariage dans la vieillesse, à ce dernier but de consolation et quelquefois encore de bonheur dans cet âge déshérité, elle a de belles et fortes paroles : « Le bonheur ou le malheur de la vieillesse n’est souvent que l’extrait de notre vie passée. »

Sainte-Beuve conclut en ces termes :

« Mme Necker mérite d’obtenir dans notre littérature un souvenir et une place plus marqués qu’on ne les lui a généralement accordés jusqu’à cette heure. La France lui doit Mme de Staël, et ce magnifique présent a trop fait oublier le reste. Mme Necker, avec des défauts qui choquent à première vue, et dont il est aisé de faire sourire, a eu une inspiration à elle, un caractère. Entrée dans la société de Paris avec le ferme propos d’être femme d’esprit et en rapport avec les beaux esprits, elle a su préserver sa conscience morale, protester contre les fausses doctrines qui la débordaient de toutes parts, prêcher d’exemple, se retirer dans les devoirs au sein du grand monde, et, en compensation de quelques idées trop subtiles et de quelques locutions affectées, laisser après elle des monuments de bienfaisance, une mémoire sans tache, et même quelques pages éloquentes[5]. »

Nous n’avons rien à ajouter à ce jugement si autorisé et si honorable, sinon qu’il justifie pleinement la pensée que nous avons eue de réimprimer le chef-d’œuvre de Mme Necker, celui qui donne le mieux l’idée de son talent littéraire, de sa valeur et de son influence morale, et qui traite avec tout le charme d’une raison éclairée par le cœur un des sujets dont se préoccupe le plus en ce moment l’opinion publique.

M. de Lescure.
  1. C’est Mme Necker qui a dit de l’utilité et de la sagesse de ce rôle modeste des femmes dans la société :
    « Les femmes tiennent dans la conversation la place de ces légers duvets qu’on introduit dans les caisses de porcelaines ; on n’y fait point attention, mais si on les retire, tout se brise.
    « Les vers luisants sont l’image des femmes : tant qu’elles restent dans l’obscurité, on est frappé de leur éclat ; dès qu’elles veulent paraître au grand jour, on les méprise, et on ne voit que leurs défauts. »
  2. Réflexions sur le Divorce, par Mme Necker. À Lausanne, et se trouve à Paris, chez Aubin et Desenne, in-8o de 96 pages imprimé à Paris par J. M. Chevet. — Le même, nouvelle édition. Paris, Ch. Pougens, an X-1802, in-8o de 104 p.
  3. Le rapport sur la proposition de M. Naquet par M. Léon Renault a été déposé le 15 janvier 1880. La discussion a eu lieu le 8 février 1881. La majorité qui a repoussé l’adoption a été assez faible. La question a cessé d’être à l’ordre du jour de la Chambre, mais non à l’ordre du jour de l’opinion, et tout porte à croire qu’elle sera de nouveau posée à la prochaine législature.
  4. Les jugements que nous avons cités de Rœderer sont extraits du Journal d’Économie politique, t. Ier, 20 et 30 fructidor an iv et 10 vendémiaire an v (6 et 16 septembre et 1er octobre 1796) ; du Journal de Paris du 23 vendémiaire an iv (14 novembre 1795, de ses Opuscules, t. 1er, p. 377, an viii). Voir le Recueil de ses Œuvres publiées par son fils. Didot, 1857, t. v, p. 129 à 151.
  5. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. iv, p. 259-261.