Réflexions sur la révolution de France - 1819/Réflexions

Traduction par J. A. A***, sur la troisième édition.
Adrien Égron (p. 1-448).

RÉFLEXIONS
sur
LA RÉVOLUTION DE FRANCE.
Londres, le 1er Novembre 1790.

   Monsieur,

Votre ardeur ne se ralentit donc pas, et vous voulez absolument savoir ce que je pense sur les dernières opérations en France. Ne croyez pas, je vous prie, que j’attache assez de valeur à mes opinions, pour souhaiter qu’on les recherche. Elles sont de trop peu d’importance pour mériter d’être communiquées ou retenues avec tant de soin. Si j’ai hésité à vous les faire connaître lorsque vous m’y avez provoqué une première fois, c’était par attention pour vous et pour vous seul. Vous aurez remarqué dans la première lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, et que j’ai à la fin pris le parti de vous envoyer, que ma plume n’était celle d’aucun parti. Il fin sera de même dans celle-ci. Mes erreurs, si j’en commets quelques-unes, sont purement les miennes. Ma réputation seule doit en répondre.

Malgré mon désir vraiment sincère de voir régner en France l’esprit d’une liberté éclairée ; quoique je pense que, suivant toutes les règles d’une bonne politique, vous devriez en renfermer l’esprit et en poser les bases dans un corps permanent, et rendre effectives les volontés de ce corps, en investissant un seul organe du pouvoir de les mettre en action ; ma première lettre vous aura prouvé que j’ai cependant le malheur de conserver encore de grands doutes sur plusieurs points très-importans de vos dernières opérations.

Deux clubs qui se sont établis à Londres, et qui se sont qualifiés, l’un Constitutional Society ; l’autre Revolution Society, ont sanctionné et scellé de leur sceau public et solennel quelques-uns des travaux de l’Assemblée Nationale ; vous avez imaginé d’après cela que vous pouviez me compter au nombre de ceux qui les approuvent, et vous m’avez écrit.

J’ai certainement l’honneur d’appartenir à plusieurs clubs, dans lesquels la constitution de ce royaume et les principes de notre glorieuse révolution sont maintenus avec un profond respect ; et j’ose avouer que je suis un de ceux qui montrent le plus d’ardeur pour maintenir cette constitution et ses principes, dans leur plus grand degré de pureté et de vigueur : je mets donc beaucoup d’importance à ne commettre aucune erreur. Tous ceux qui, comme moi, aiment à entretenir le souvenir de notre révolution, et qui sont attachés à la constitution de ce royaume, éviteront avec grand soin qu’on ne les confonde avec cette sorte de gens qui, sous le prétexte et avec l’apparence du zèle pour l’une et pour l’autre, ne s’écartent que trop souvent de leurs vrais principes, et qui sont prêts à profiter des moindres occasions pour abandonner cet esprit à la fois ferme, prudent et résolu, qui a produit la première, et qui préside au maintien de la seconde. Avant de répondre aux points les plus importans de votre lettre, je vous demanderai la permission de vous faire part de ce que j’ai pu connaître de ces deux clubs qui ont jugé convenable, en leur prétendue qualité de corps, de se mêler des grands intérêts de la France, après toutefois vous avoir bien assuré que je ne suis pas et que je n’ai jamais été membre d’aucun des deux.

Le premier, qui s’est donné le titre de Société de la Constitution, ou de Propagande Constitutionnelle, ou tel autre de ce genre, subsiste, je crois, depuis sept ou huit ans. Il doit son existence à un motif que l’on doit louer en proportion de tout ce qu’il a de charitable. Cette institution fut formée pour mettre gratuitement en circulation, aux frais des associés, un certain nombre de livres, que peu d’autres auraient voulu faire les frais d’acheter, et qui auraient pu rester dans la boutique des libraires, au grand détriment d’une classe utile de citoyens. Je ne vous dirai pas si la charité des acheteurs aura déterminé la charité des lecteurs. Peut-être quelques-uns de ces ouvrages ont-ils été exportés en France, et semblables aux marchandises qui sont ici sans valeur, auront-ils trouvé quelque débit chez vous. J’ai beaucoup entendu parler des lumières qui devaient jaillir de ces livres envoyés ainsi par expédition ; mais je ne suis pas en état de juger s’il en est pour de telles productions, de même que pour certaines liqueurs que le passage de la mer bonifie, et encore moins, je vous assure, du degré d’amélioration que cela peut y apporter. La vérité est que je n’ai jamais entendu un seul homme d’un jugement ordinaire, ou quelque peu instruit, dire un seul mot à la louange des ouvrages mis en circulation par cette Société, et que le bruit des avantages importans qu’elle procure n’a de vogue que parmi quelques-uns de ses membres.

Il paraît que votre Assemblée Nationale a conçu la même opinion que moi de ce pauvre club charitable. En sa qualité de nation, c’est en faveur de la Société de la Révolution seule qu’elle a fait éclater toute sa reconnaissance, quoiqu’en bonne justice la Société de la Constitution eût aussi quelque droit ; mais puisque vous avez choisi la première comme le grand objet de vos exaltations et de vos remercîmens nationaux, vous trouverez tout simple que ses dernières démarches deviennent aussi le sujet de mes observations. Être adopté ainsi par l’Assemblée Nationale de France, c’est acquérir un assez haut degré d’importance. Aussi, faveur pour faveur ; et ces Messieurs auraient été choisis pour composer en Angleterre un sous-comité de votre Assemblée Nationale, qu’ils n’y propageraient pas avec plus de zèle la doctrine qu’elle professe. D’après cela, nous devons la considérer comme une classe de personnes privilégiées et d’un rang élevé dans la diplomatie. Entre les révolutions, celle-ci a porté la lumière dans les ténèbres, et décoré de tout son éclat le mérite inconnu. En effet, jusqu’à ce moment, je ne me rappelle pas d’avoir jamais entendu parler de ce club, et je puis vous assurer qu’il n’avait jamais un seul instant fixé mon attention, ni, je crois, celle d’aucune autre personne, excepté ses associés. Voici ce que j’ai pu découvrir de son origine. En mémoire de l’anniversaire de la révolution arrivée en 1688, un club de dissidents, dont j’ignore la secte, avait depuis un temps considérable conservé l’usage de s’assembler dans une de leurs chapelles pour entendre un sermon ; et, suivant l’usage de tous les autres clubs, ces Messieurs passaient joyeusement à la taverne le reste du jour. Mais je n’avais jamais entendu dire que le résultat de ces pieux galas eût procuré quelque délibération en règle sur des intérêts publics, ou sur quelque système politique, et bien moins encore sur les merveilles de la constitution d’une nation étrangère, jusqu’au moment où, à ma très-grande surprise, je les ai vus, comme s’ils étaient revêtus d’un caractère public, par une adresse de congratulation à l’Assemblée Nationale de France, lui accorder la sanction de ses travaux.

Je ne vois rien dans les anciens principes et dans la conduite de ce club, au moins d’après ce qu’on en a laissé percer, à quoi l’on puisse raisonnablement trouver à redire. Il me paraît très-probable que certaines personnes, préoccupées du désir de mettre à exécution quelque projet chéri, auront été bien aises de s’enrôler dans cette Société ; elles se seront plu à choisir la confrérie entière pour être l’instrument de leurs pieuses, résolutions, parce qu’elles sont du nombre de ces honnêtes politiques chrétiens qui aiment à répandre des bienfaits’et à cacher dans l’ombre la main qui les donne. Quelques bonnes raisons que je puisse avoir pour soupçonner leurs menées, je ne donnerai comme certain que ce qui est public.

Quant à moi, je serais très-fâché que l’on pût croire que j’eusse à ces actes aucune part, même indirecte. J’avoue que, conformément à l’usage général, je prends en particulier le plus vif intérêt à toutes les spéculations qu’enfante la scène politique de ce monde, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’antiquité, soit dans les temps modernes, soit dans la république de Rome, soit dans celle de Paris. Mais n’ayant pas reçu une mission apostolique universelle, n’étant qu’un citoyen, dont toutes les actions sont subordonnées à la volonté générale, je croirais faire une chose au moins déplacée et irrégulière, si j’ouvrais une correspondance en forme avec le gouvernement actuel d’une nation étrangère, sans l’autorisation expresse de celui sous lequel je vis.

Je voudrais d’autant moins me mêler d’une telle correspondance, que sous la dénomination d’un caractère aussi équivoque, on pourrait faire croire à beaucoup de gens qui ne sont pas familiarisés avec nos usages, que l’adresse en question est l’ouvrage de personnes réellement revêtues d’un caractère public, avouées par les lois de ce royaume, et autorisées par elles à agir comme ses organes. Soyez sûr qu’à la seule inspection de ce titre général qui porte avec lui le caractère de l’ambiguïté et de l’incertitude, de cette formule pompeuse de signatures, à laquelle toutes les portes de votre Assemblée Nationale ont été ouvertes, à laquelle on a accordé les honneurs d’une entrée aussi majestueuse et des applandissemens aussi éclatans que si vous aviez eu à recevoir une députation solennelle de tous les représentans de la Grande-Bretagne. La Chambre des Communes, par le seul motif des fraudes qu’une telle dénomination fait craindre, plutôt encore que pour la forme, aurait rejeté loin d’elle l’adresse la plus rampante sur le sujet le moins important. Si l’adresse que cette Société a jugé à propos de vous envoyer, avait été tout simplement une dissertation, il aurait peu importé d’en connaître les auteurs, parce que leurs noms n’auraient ajouté aucune valeur à leurs opinions. Mais c’est bien autre chose : c’est ce que nous appelons resolution and vote : comme qui dirait un décret. Alors sa force est dans son authenticité ; et comme cette authenticité n’est l’ouvrage que d’un certain nombre d’individus, parmi lesquels très-peu se sont fait connaître, il me semble qu’ils auraient tous dû y apposer leur signature : alors le monde entier aurait pu savoir combien ils sont, qui ils sont ; et leur habileté personnelle, leurs connaissances, leur expérience, la considération dont ils jouissent dans l’État, auraient déterminé le degré d’importance que l’on doit mettre à leurs opinions. Quant à moi, qui suis un homme sans détours, je trouve leur procédé un peu trop adroit. Cela a trop l’air d’un stratagème politique, dont le but est de donner, à l’abri d’une qualification sonore, de l’importance aux déclarations publiques de ce club ; déclarations qui n’en paraissent pas très-dignes, quand on les examine un peu de près. Ce genre de politique a beaucoup de la physionomie de la fraude.

Je me flatte que j’aime autant qu’aucun de ces messieurs, quel qu’il soit, une liberté mâle, morale et bien réglée ; que même j’ai peut-être donné d’aussi bonnes preuves qu’aucun d’eux de mon attachement à cette cause dans tout le cours de ma conduite publique. Je crois que la liberté des autres nations n’est pas plus pour moi que pour eux un objet de jalousie ; mais je ne peux me mettre en avant, ni distribuer la louange ou le blâme à rien de ce qui a rapport aux actions humaines et aux intérêts publics, sur le simple aperçu d’un objet dénué de tous ses rapports, dans toute la nudité et dans tout l’isolement d’une abstraction métaphysique. Les circonstances, qui ne sont rien pour quelques personnes, sont pourtant, dans la réalité, ce qui donne à tout principe politique sa couleur distinctive et son véritable caractère. Ce sont elles qui rendent un plan civil et politique, utile ou nuisible au genre humain. Dans un sens abstrait, l’on peut dire du gouvernement, aussi bien que de la liberté, que c’est une bonne chose. Mais aurais-je raisonnablement pu, il y a dix ans, féliciter la France sur son gouvernement, car alors elle en avait un, sans m’être informé auparavant de la nature de ce gouvernement, et de la manière dont on l’administrait ? Puis-je aujourd’hui féliciter cette même nation sur sa liberté ? Est-ce parce que la liberté, dans son sens abstrait, doit être classée parmi les bienfaits du genre humain, que j’irais sérieusement complimenter un fou qui se serait échappé de la contrainte protectrice, et de l’obscurité salutaire de son cachot, sur le recouvrement de la lumière et de sa liberté ? Irais-je complimenter un voleur de grands chemins, ou un meurtrier qui aurait brisé ses fers, sur la récupération de ses droits naturels ? Ce serait renouveler la scène des criminels condamnés aux galères, et de leur héroïque libérateur, le rêveur chevalier de la Triste Figure.

Quand je vois agir d’après l’esprit de la liberté, je suis frappé de la force du principe que l’on met en action ; mais c’est pour l’instant tout ce que je puis connaître. C’est comme le premier moment d’une fermentation, dans le travail de laquelle les gaz se dégagent : il faut attendre, pour porter son jugement, que la première effervescence soit un peu apaisée, que la liqueur soit clarifiée, et que l’on voie quelque chose de plus distinct qu’une surface écumeuse et bouillonnante. Il faut donc aussi, avant que je me détermine à féliciter hautement les gens sur un bienfait quelconque, que je sois bien sûr qu’ils ont reçu ce bienfait. La flatterie corrompt à la fois celui qui la reçoit et celui qui la donne : le peuple et les Rois ont plus d’une fois éprouvé les dangers de l’adulation. C’est par ces raisons que je suspendrai mes félicitations sur la nouvelle liberté de la France, jusqu’à ce que j’aie été informé de la manière dont elle a été combinée avec le gouvernement, avec la force publique, avec la discipline et l’obéissance militaire, avec l’exactitude et la distribution des paiemens effectifs, avec la morale et la religion, avec la sûreté des propriétés, avec la paix et l’ordre, avec les mœurs publiques et privées. Toutes ces choses, dans leur espèce, sont bonnes aussi ; et sans elles, la liberté n’est pas un bienfait tandis qu’elle dure ; et sans elle, elles ne peut pas durer long-temps. L’effet de la liberté pour les individus, consiste en ce qu’ils fassent tout ce qui leur plaît ; nous devrions voir ce qu’il leur plaît de faire, avant de hasarder des félicitations, au risque d’être obligés de les changer ensuite en complimens de condoléance. C’est ainsi que la prudence nous prescrirait d’agir à l’égard des hommes considérés comme individus séparés. Mais quand les hommes agissent en corps, la liberté est une puissance. Des gens prudens ne se déclareront pas, avant qu’ils n’aient observé l’usage que l’on fera de cette puissance, et particulièrement d’une chose aussi sujette à l’épreuve qu’un nouveau pouvoir dans de nouvelles personnes, dont les principes, les caractères et les dispositions ne sont que peu ou point connus, et dans les circonstances où ceux qui paraissent se donner le plus de mouvement, n’en sont peut-être pas les vrais moteurs.

La Société de la Révolution est cependant au-dessus de toutes ces considérations. Tandis que j’étais à la campagne, d’où j’ai l’honneur de vous écrire, je n’avais qu’une idée imparfaite de ses manœuvres. En arrivant à la ville, je me suis procuré un recueil de ses doctrines, publié par son ordre, et renfermant un discours du docteur Price, avec une lettre du duc de La Rochefoucault, une autre de l’archevêque d’Aix, et plusieurs autres documens. L’ensemble de cette production, dont le dessein manifeste était d’établir une connexion réelle entre nos affaires et celles de la France, et de nous entraîner à imiter la conduite de l’Assemblée Nationale, me causa, je l’avoue, une affliction profonde, parce que l’influence de cette conduite sur le pouvoir public, sur le crédit, sur la prospérité et la tranquillité de la France, devenant tous les jours plus frappante, chaque jour indique aussi, par la marche de la constitution que l’on établit, quelle sera la forme de son gouvernement. Nous sommes parvenus aujourd’hui au point de pouvoir discerner avec une exactitude suffisante, la véritable nature de l’objet que l’on nous propose d’imiter. S’il est des circonstances où la prudence, la réserve et une sorte de dignité, prescrivent le silence, il en est d’autres où une prudence d’un ordre supérieur justifie le parti que l’on prend de publier ses réflexions. Quant à nous, les commencemens de la confusion sont très-faibles, je vous l’assure ; mais chez vous, ne les avons-nous pas vus plus faibles encore dans leur enfance, acquérir tout à coup une force audacieuse, accumuler les montagnes sur les montagnes, et déclarer la guerre au ciel lui-même ? Quand la maison de notre voisin est en feu, on ne peut pas trouver mauvais que les pompes jouent un peu sur la nôtre. Il vaut mieux être méprisé pour des craintes trop fortes, que ruiné par une sécurité trop aveugle.

Comme la tranquillité de ma patrie est le principal objet de mes vœux, sans que je sois cependant indifférent à celle de la vôtre, je donnerai plus d’étendue à une correspondance que je n’avais destinée d’abord qu’à votre propre satisfaction ; c’est à vous, monsieur, que je continuerai de m’adresser, et mes regards seront toujours fixés sur votre patrie. Je conserverai la forme épistolaire, parce que mes pensées en seront plus libres, et que je les expliquerai à mesure qu’elles me viendront à l’esprit, sans que j’aie à m’occuper du soin de les classer avec plus de méthode. Je débute par la conduite de la Société de la Révolution ; mais je ne me bornerai pas à ce qui la regarde. Et comment le pourrais-je ? Il me semble que je suis au milieu d’une grande crise, et que ce n’est pas la France seule, mais l’Europe entière, et peut-être plus que l’Europe, qui y est intéressée. En réunissant toutes les circonstances de la révolution de la France, on peut dire. que c’est certainement la plus étonnante que l’on ait vue jusqu’à présent dans le monde entier. Les choses les plus surprenantes ont été exécutées en plusieurs occasions par les moyens les plus absurdes et les plus ridicules, avec des formes qui l’étaient tout autant, et l’on ne pouvait pas mettre en évidence des agens plus méprisables. Tout paraît hors de nature dans ce chaos étrange de légèreté et de férocité, et dans ce mélange de toutes sortes de crimes mêlés à toutes sortes de folies. En jetant les yeux sur ces monstruosités et sur ces scènes tragi-comiques, les passions les plus opposées se succèdent, et quelque fois se confondent ensemble dans l’esprit ; on passe du mépris à l’indignation, du rire aux larmes, et du dédain à l’horreur.

Il faut cependant convenir que quelques personnes ont envisagé cette scène sous un point de vue tout-à-fait différent ; elles n’y ont trouvé matière qu’à des élans de joie et à des transports de ravissement ; elles n’ont vu, dans ce qui est arrivé en France, que l’effort courageux et modéré de la liberté ; elles ont trouvé le tout dans un tel accord avec la morale et la piété, que non-seulement elles l’ont jugé digne du panégyrique des séculiers, des téméraires politiques machiavélistes, mais même qu’elles l’ont trouvé très-propre à cadrer avec toutes les pieuses effusions de l’éloquence de la chaire.

Voici le fait. Le 4 octobre dernier, le matin, au rendez-vous accoutumé des dissidens, rue de Old Jewry, tout le club, ou toute la confrérie étant assemblée, un ministre non conformiste très-éminent, le docteur Richard Price, débita un ramassis assez extraordinaire en forme de sermon, où l’on remarquait quelques bons sentimens de morale et de religion, qui n’étaient pas mal exprimés ; ils étaient mêlés dans une sorte de consommé d’opinions et de réflexions politiques de plusieurs espèces ; mais la révolution de France était l’ingrédient le plus considérable de cette composition[1]. Je regarde l’adresse que la Société de la Révolution a envoyée à l’Assemblée Nationale, par le lord Stanhope, comme conçue d’après les principes de ce sermon, et qu’elle en est le corollaire. C’est là que le prédicateur lui-même en a fait la motion ; et tous les esprits, au sortir de ce sermon, tout fumans des inspirations de son éloquence, l’ont adoptée sans modifications, et sans aucune censure ni explicite, ni même implicite. Si cependant aucun des Messieurs que ceci regarde, souhaitaient de séparer le sermon de son résultat, ils savent comment ils feraient pour avouer l’un et pour désavouer l’autre. Ils le peuvent ; moi, je ne le puis.

Je regarde donc ce sermon comme la déclaration publique d’un homme qui est grandement en relation avec des cabaleurs littéraires, et des philosophes intrigans ; avec des théologiens politiques et des politiques théologiens, tant ici qu’à l’étranger. Je sais qu’ils ont mis cet auteur en avant comme une espèce d’oracle, parce que, avec les meilleures intentions du monde, il philippise naturellement, et qu’il débite ses prophéties exactement comme ils débitent leurs projets.

Ce sermon est d’un style dont, je crois, il n’y a pas eu d’exemple en ce royaume, dans aucune des chaires que l’on y tolère ou que l’on y protège, depuis l’année 1648, où un prédécesseur du D. Price, le Révérend Hugues Peters faisait retentir les voûtes de la propre chapelle du Roi, au palais de Saint-James, des honneurs et des privièges de ces « soi-disant saints[2] qui, ayant, les louanges de Dieu dans la bouche, et une épée à deux tranchans dans la main, devaient exécuter le païen et punir le peuple ; charger leurs rois de chaînes et leurs nobles d’entraves. » Peu de sermons, si l’on en excepte ceux du temps de la Ligue en France, ou du temps fameux de notre Covenant en Angleterre, furent moins remplis d’un esprit de modération que celui du club de Old Jewry. Supposons, cependant, que l’on eût pu trouver quelque chose de modéré dans ce sermon politique ; encore faut-il convenir que la politique et la chaire ne vont guère ensemble. On ne doit entendre dans l’église que la voix adoucissante de la charité chrétienne. La cause de la liberté civile et celle du gouvernement civil ne gagnent pas plus que celle de la religion, par cette confusion de devoirs. Ceux qui se dépouillent de leur propre caractère pour se revêtir d’un autre qui ne leur appartient pas, ne sont certainement pas le plus grand nombre, ils ne sont capables d’exercer ni l’un ni l’autre. Tout-à-fait étrangers au monde dans lequel ils sont si empressés de se faufiler, et tout-à-fait neufs pour toutes ses affaires sur lesquelles ils prononcent avec une si grande confiance, ils n’ont de commun avec la politique que les passions qu’ils excitent. Sûrement l’Église est un lieu où l’on doit allouer une trêve d’un jour aux dissensions et aux animosités du genre humain.

J’ai regardé cette reprise de style de prédication, après un si long intervalle, comme une nouveauté qui était bien loin d’être sans danger. Ce n’est pas que mes reproches portent également sur toutes les parties de ce discours ; l’attaque faite à un chant divin qui est supposé en grande considération dans une de nos universités ; et à d’autres chants divins, remarquables en littérature, peut être convenable et de saison, quoique nouvelle. Si les nobles admirateurs ne purent rien trouver pour satisfaire leurs pieuses fantaisies dans le vieux magasin de l’Église nationale, dans toute la riche variété des magasins parfaitement assortis des congrégations dissidentes, le D. Price les avertit de s’en dédommager avec les non-conformistes, et d’établir, pour chacun d’eux, une maison d’assemblée, d’après ses principes particuliers. Il est remarquable que le Révérend ecclésiastique eût tant d’ardeur pour ériger de nouvelles églises, et une si parfaite indifférence à l’égard de la doctrine qu’on pourrait y prêcher. Son zèle avait un caractère singulier ; il ne s’occupait pas de la propagation de ses propres opinions, mais de toutes les opinions. Il n’avait point pour but de répandre la vérité, mais de semer la contradiction, pourvu que ces nobles prédicateurs différassent d’opinion, n’importe sur qui ou sur quoi. Ce grand point une fois assuré, il est reconnu pour accordé que leur religion est raisonnable et convenable aux hommes. Je doute si la religion recueillera tous les avantages que le calcul théologique estime résulter de cette « grande compagnie de grands prédicateurs ». Ce serait, à coup sûr, une importante addition de plantes non décrites, à cette ample collection de classes connues, genres et espèces, qui embellissent maintenant le hortus siccus des dissidents. Un discours d’un noble duc, ou d’un noble marquis, ou d’un noble comte, ou d’un hardi baron augmenteraient certainement, et varieraient les amusemens de cette ville, qui commence à être rassasiée du cercle uniforme de ses fades dissipations. Je stipulerais seulement que ces nouveaux Mess Johns, avec des robes et des couvertures, conserveraient quelque sorte de réserve dans les principes d’égalité et de démocratie qu’on attend de leurs chaires illustres. Les nouveaux évangélistes, j’ose le dire, trompèrent les espérances qu’on avait conçues d’eux. Ils ne deviendront pas, au propre aussi bien qu’au figuré, des théologiens, politiques, ni disposés à dresser leurs congrégations comme dans les temps antiques et heureux, à prêcher leur doctrine aux régimens de dragons, et aux corps d’infanterie et d’artillerie. De tels arrangemens, quoique favorables à la cause de la liberté civile et religieuse, ne peuvent également conduire à la tranquillité nationale. Ces légères restrictions, à ce que je crois, ne sont pas de grands excès d’intolérance, ni de grands actes de despotisme.

Mais je puis dire de notre prédicateur : Utinam nugis tota illa dedisset tempora sævitiæ ! Tout, dans cette bulle fulminante, n’a pas une disposition si innocente ; sa doctrine frappe notre constitution dans sa base. La Société de la Révolution dit dans ce discours politique, que notre Roi « est presque le seul roi légal dans le monde, parce qu’il est le seul qui doive sa couronne au choix de son peuple. » Quant aux rois de l’univers, tous, excepté un, que cet archi-pontife des droits de l’homme, dans toute la plénitude de son pouvoir, dépose avec une fierté plus que papale, avec une ferveur plus ardente qu’on ne la vit au douzième siècle, lançant l’anathème dans toutes les parties du globe entier ; aux rois compris à la fois dans sa bulle fulminante, et proclamés usurpateurs, c’est à eux qu’il appartient de considérer comment ils accueilleront sur leur territoire ces missionnaires apostoliques, qui viendront dire à leurs sujets qu’ils ne sont pas légalement leurs rois : leur intérêt est d’y veiller. Mais quant à nous, il importe très-sérieusement au nôtre d’examiner la solidité de ce principe unique, d’après lequel ces messieurs reconnaissent qu’un roi d’Angleterre est redevable de leur soumission.

Cette doctrine, si on l’applique au prince régnant, est ou une absurdité, et alors elle n’est ni vraie, ni fausse ; ou elle établit le plus imaginaire, le plus dangereux, le plus illégal et le plus inconstitutionnel de tout les principes. D’après ce docteur spirituel politique, si le roi ne doit pas sa couronne au choix de son peuple, il n’est pas légalement roi. Or, il est très-faux de dire que le roi de ce pays tienne sa couronne à ce titre ; cependant, si vous suivez cette doctrine, le roi d’Angleterre, qui très-certainement n’a été placé sur le trône par aucune forme d’élection du peuple ; ne vaut pas mieux, sous aucun rapport, que le reste de cette bande d’usurpateurs qui règnent, ou plutôt qui s’emparent du pouvoir sur toute la surface de ce pauvre globe, sans aucune sorte de droit ou de titre à la soumission de leurs sujets. La politique de cette doctrine générale, ainsi expliquée, est donc assez évidente. Il est clair que les propagateurs de cet évangile politique espéraient, qu’en exceptant ainsi le roi de la Grande-Bretagne, leur principe abstrait (le principe de la nécessité d’une élection du peuple pour que la magistrature souveraine soit légalement exercée) ferait d’abord une moins grande sensation ; mais, qu’en même temps, les oreilles s’habitueraient graduellement à l’entendre, et finiraient par le croire un principe fondamental, admis sans contestation. Pour le moment il n’agirait que dans une théorie, conservée dans les principes de l’éloquence de la chaire, et serait mise à l’écart pour un usage à venir.

Condo et compono quæ mox depromere possim.

Par cette politique, tandis que notre gouvernement est endormi, en le flattant par une réserve en sa faveur à laquelle il n’a aucune prétention, la sécurité qu’il a en commun avec tous les autres gouvernemens, bien loin que l’opinion soit une sécurité, la sécurité paraît. C’est ainsi que ces politiques agissent, tandis que l’on fait moins d’attention à leur doctrine ; mais lorsque l’on vient à examiner le sens naturel de leurs

paroles et le but direct de cette doctrine, c’est alors qu’ils

espèrent échapper, en mettant en jeu les constructions équivoques et les tournures illusoires. Ainsi, lorsqu’ils ont dit très-positivement que le roi d’Angleterre devait sa couronne au choix de son peuple, et qu’il était par conséquent le seul roi légitime du monde entier, vous verrez que cela ne signifiera plus autre chose, sinon que quelques-uns de ses prédécesseurs ont été appelés au trône par une espèce de choix ; et que c’est par cette raison qu’il doit sa couronne à l’élection de son peuple. Ainsi, ils espèrent par un misérable subterfuge, et à la faveur d’une interprétation dérisoire, que leur proposition s’échappera saine et sauve ; car, si vous admettiez cette interprétation, comment leur idée d’élection différerait-elle de celle que nous avons de l’hérédité ? Et comment l’établissement de la couronne dans la branche de Brunswick, qui descend de Jacques Ier, légaliserait-il plutôt notre monarchie que celle de tout autre pays voisin du nôtre ? Dans un temps ou dans un autre, certainement tous les chefs de dynasties ont été choisis par ceux qui les mirent à leur tête. Il n’en faut pas davantage pour fonder l’opinion que toutes les couronnes de l’Europe ont été électives avec plus ou moins de limitation dans les objets du choix, si l’on veut se reporter aux époques les plus reculées. Mais, quels que puissent avoir été les rois, ici ou ailleurs, il y a mille ans, ou de quelque manière que les dynasties de l’Angleterre ou de la France aient commencé, le roi de la Grande-Bretagne est aujourd’hui roi, en vertu d’un ordre de succession établi par les lois du royaume ; et en même temps que ce prince exécute, comme il le fait, les conditions du pacte de la souveraineté, il possède sa couronne en dépit du choix de la Société de la Révolution, qui, à la prendre individuellement ou collectivement, n’a certainement pas dans son sein un seul droit de suffrage pour l’élection d’un roi, quoique, je n’en doute pas, ces messieurs ne voulussent bientôt s’ériger en collège électoral, si les choses parvenaient à un point de maturité qui leur fit espérer de réaliser leurs prétentions. La couronne passera successivement à la postérité du roi régnant, sans attendre leur choix, comme elle lui a été transmise.

On ne peut pas commettre une erreur de fait plus énorme, que de dire que le roi doit sa couronne au choix de son peuple. Quel que soit le succès que ces messieurs espèrent du subterfuge auquel ils pourraient avoir recours à cet égard, rien du moins ne pourra pallier le sens de leur déclaration pleine et formelle sur le principe qu’ils avancent « que le peuple a le droit de choisir ceux qui le gouvernent » ; principe qui est fondamental pour eux, et auquel ils s’attachent particulièrement. Toutes leurs insinuations perfides sur l’élection se rapportent à ce principe : et de peur que cette exclusion accordée au roi en faveur de son titre légal, ne passât pour une tirade de flatterie sous le masque de la liberté, le théologien politique établit dogmatiquement[3] que, par les principes de la révolution, le peuple d’Angleterre a acquis trois droits fondamentaux, lesquels, selon lui, composent un système, et sont insérés dans une courte phrase ; savoir :

1o. « Choisir ceux qui nous gouvernent ;

2o. Les déposer pour mauvaise conduite ;

3o. Composer un gouvernement pour nous-mêmes[4]. »

Cette déclaration de droits toute nouvelle, et inouïe jusqu’à ce jour, quoique faite au nom de tout le peuple, appartient cependant à ces messieurs et à leur faction seule. Le peuple entier de l’Angleterre n’y a aucune part. Il la désavoue entièrement. Il s’opposera à l’établissement d’une telle assertion au péril de sa vie et de sa fortune. Il est engagé à le faire par les lois du royaume, par les lois établies au temps de cette même révolution, révolution que cette Société, qui abuse de son nom, ose cependant citer en faveur des prétendus droits qu’elle met en avant.

Ces membres du club de Old Jewry, dans tous leurs raisonnemens sur la révolution de 1688, ont tellement devant les yeux et dans le cœur celle qui arriva en Angleterre quarante ans auparavant, ainsi que la dernière révolution de France, qu’ils les confondent constamment ensemble toutes les trois. Il est nécessaire, que nous séparions ce qu’ils confondent. Il faut que nous rappelions leurs imaginations égarées aux actes de la révolution que nous révérons, pour leur en démontrer les véritables principes. S’il est un endroit où l’on puisse trouver ces vrais principes de la révolution de 1688, c’est dans le statut appelé la Déclaration des droits. On ne voit pas dans cette déclaration sage, modérée et respectueuse, dans cette déclaration qui a été rédigée par les premiers d’entre les hommes de loi et des hommes d’État, et non pas par de chauds enthousiastes dénués d’expérience ; on n’y voit pas, dis-je, un seul mot, ni même la moindre allusion à un droit général de choisir ceux qui nous gouvernent, de les déposer pour mauvaise conduite, et de créer un gouvernement pour nous-mêmes.

Cette déclaration des droits (acte de la première année du règne de Guillaume et de Marie), ayant été expliquée, renforcée, augmentée, et ses principes fondamentaux étant à jamais fixés, elle est devenue la pierre angulaire de notre constitution. Elle est intitulée : « Acte pour déclarer les droits et les libertés des sujets, et pour fixer l’ordre de la succession à la couronne. » Vous observerez que ces droits et que cet ordre de succession sont réunis dans le même acte, et liés ensemble d’une manière indissoluble.

Peu d’années après cette époque, il s’offrit une nouvelle occasion pour mettre en avant ce droit d’élire nos rois. Guillaume n’ayant eu aucun enfant, la reine Anne qui lui succéda n’en ayant pas eu non plus, le Parlement eut encore à s’occuper de la succession à la couronne, et des moyens d’assurer plus fortement les libertés du peuple. A-t-il agi dans cette seconde occasion d’après les principes erronés du club de Old Jewry, afin de légaliser le nouvel établissement de la couronne ? Non. Il se conforma aux principes qui avaient prévalu dans l’acte de la déclaration des droits, comme indiquant, avec plus de précision, les personnes de la ligne protestante qui étaient appelées à régner. On remarque dans cet acte, toujours dicté par le même principe de politique, que ce qui intéresse notre liberté, et regarde le droit de succession au trône, est incorporé dans le même texte pour n’en faire qu’une seule et même chose. Loin de penser à ce droit de choisir ceux qui nous gouvernent, il est déclaré qu’il est d’une nécessité absolue pour la paix, la tranquillité et la sécurité de ce royaume, que la succession continue dans cette ligne (la ligne protestante qui descendait de Jacques Ier), et qu’il est également urgent pour la nation de maintenir à l’avenir un ordre de succession positif auquel les sujets auraient toujours recours comme à leur sauvegarde. Ces deux actes, dans lesquels se font entendre les oracles clairs et infaillibles qui ont dirigé toute la politique de la révolution, au lieu de présenter de ces expressions trompeuses et énigmatiques, sur le droit de choisir ceux qui nous gouvernent, prouvent jusqu’à la démonstration combien la sagesse de la nation était éloignée de vouloir faire une loi générale d’un cas de nécessité.

Sans doute, lors de la révolution, on s’écarta un peu, pour cette fois, de l’ordre strict et régulier de la succession, dans la personne du roi Guillaume. Mais il est contre tous les vrais principes de la jurisprudence, de prendre pour règle une loi faite dans un cas particulier et pour un individu particulier : Privilegium non transit in exemplum. S’il y eut jamais un temps favorable pour établir en principe, qu’un Roi choisi par le peuple était le seul qui fût légal, sans contredit, c’était celui de la révolution. Si l’on ne l’a pas fait alors, c’est une preuve que la nation pensait qu’on ne devait jamais le faire en aucun autre temps. Il n’y a personne qui ignore notre histoire, au point de ne pas savoir que, dans le Parlement, le plus grand nombre dans chaque parti était si peu disposé à rien faire de conforme à ce principe, qu’en premier lieu ils étaient déterminés à placer la couronne vacante, non pas sur la tête du prince d’Orange, mais sur celle de sa femme Marie, fille du roi Jacques, aînée des enfans de ce roi, dont ils reconnaissaient indubitablement le droit. Ce serait vous rappeler une histoire bien rebattue, que de réunir sous vos yeux toutes ces circonstances qui démontrent que l’avènement de Guillaume n’a pas été, à proprement parler, un choix, mais que, pour tous ceux qui ne souhaitaient pas en effet de rappeler le roi Jacques, ou, ce qui serait revenu au même, d’inonder le royaume de sang, et exposer la religion, les lois et la liberté aux mêmes dangers auxquels on venait d’échapper, c’était véritablement une résolution de nécessité, dans toute l’étendue de la signification morale que l’on peut donner à ce mot.

Au surplus, il est très-curieux d’observer, dans cet acte, comment, dans un cas très-particulier, où le Parlement s’écartait de l’ordre exact de la succession en faveur d’un prince, qui, quoiqu’il ne fût pas le plus proche, était cependant peu éloigné de la ligne qui avait droit à la couronne avant lui, lord Somers se comporta dans la rédaction délicate de ce bill, appelé Déclaration des droits, dont il fut chargé. Il est curieux d’observer avec quelle adresse cette interruption accidentelle dans l’ordre de la succession est voilée à tous les regards. On s’attacha dans cet acte de nécessité à tout ce qui pouvait maintenir l’idée d’une succession héréditaire ; et cet homme célèbre et la législature qui l’a suivi n’ont pas manqué de suivre la même marche, et de ramener tous les esprits à ce principe d’hérédité. Ce rédacteur habile, quittant le Style sec et impératif d’un acte du Parlement, entraîne les pairs et les communes dans un pieux élan législatif. C’est alors qu’ils déclarent qu’ils regardent « comme un effet merveilleux de la Providence, comme un effet de la bonté miséricordieuse de Dieu pour cette nation, d’avoir conservé les personnes royales de leurs majestés, de les avoir heureusement fait régner sur le trône de leurs ancêtres ; que, pour ce bienfait, ils adressent au ciel, du fond de leur cœur, leurs humbles remercîmens et leurs louanges. » Le Parlement avait évidemment en vue l’acte de reconnaissance de la reine Elisabeth et celui de Jacques Ier! ", tous deux si énergiquemont déclaratoires sur la nature héréditaire de la couronne, et ils suivirent en grande partie, avec une précision presque littérale, les mots et même la forme d’action de grâces, que l’on trouve dans ces vieaux statuts déclaratoires.

Les deux Chambres, dans l’acte du roi Guillaume, n’ont pas remercié Dieu de ce qu’il leur avait fourni une si belle occasion de faire valoir le droit de choisir ceux qui nous gouvernent, et encore moins de procéder à une élection, le seul titre légal à la couronne. Elles ont regardé, au contraire, comme un effet de la Providence, d’avoir échappé, même à la seule apparence d’une chose semblable ; elles ont jeté un voile politique et adroitement tissu sur toutes les circonstances qui pouvaient affaiblir les droits qu’elles avaient en vue de perpétuer dans un meilleur ordre de succession, ou qui auraient pu servir d’un exemple pour s’écarter par la suite d’un plan qu’elles venaient de fixer à jamais. En conséquence, les deux Chambres, ne voulant relâcher aucun des ressorts de notre monarchie, voulant, au contraire, prescrire une conformité bien stricte aux usages pratiqués par nos ancêtres, ainsi qu’on le voit dans les statuts déclaratoires de la reine Marie et de la reine Elisabeth, reconnaissent dans la clause qui suit. : « Que leurs majestés sont revêtues de toutes les prérogatives légales de la couronne ; qu’en elles, elles sont pleinement, à bon droit, et entièrement accordées, incorporées, unies et annexées. » Dans la clause qui suit celle-ci, pour prévenir toute demande qui pourrait émaner d’anciens prétendus titres à la couronne, il est déclaré (ayant aussi le soin de conserver le même style, la même politique traditionnelle, et de répéter, comme une sorte de rubrique, les expresssions des précédens actes d’Elisabeth et de Jacques) « que de la stabilité dans l’ordre de succession dépendent, sous la protection de Dieu, l’unité, la paix et la tranquillité de cette nation. »

Les deux Chambres reconnurent qu’un titre de succession douteux ressemblerait trop à une élection, et qu’une élection serait entièrement destructive de l’unité, de la paix et de la tranquillité de cette nation, choses qu’elles regardaient comme d’une considération de grande importance. Pour nous procurer cet avantage, et, par conséquent, pour écarter à jamais la doctrine du club de Old Jewry, « le droit de choisir ceux qui nous gouvernent, » elles ajoutèrent une clause extraite du précédent acte, de la reine Elisabeth, où l’on trouve le gage le plus solennel qu’il soit possible de donner en faveur de la succession héréditaire, et la renonciation la plus formelle qu’il soit possible de faire aux principes que cette Société lui imputait. « Les lords spirituels et temporels, et les Communes, au nom de tout le peuple susdit, se soumettent fidèlement et humblement, ainsi que leurs héritiers et leur postérité, à jamais ; et promettent fidèlement qu’ils soutiendront, maintiendront et défendront leursdites majestés, et aussi l’ordre de succession à la couronne, ici spécifié et contenu, de toute la force de leur pouvoir, etc., etc. »

Il est si loin d’être vrai que nous ayons acquis par la révolution le droit de choisir nos rois, que l’eussions-nous possédé auparavant, la nation anglaise y a solennellement alors renoncé, et l’a abdiqué à jamais pour elle-même et pour sa postérité. Ces messieurs peuvent être aussi fiers qu’il leur plaira de leurs principes whigs : quant à moi, je ne désire pas de passer pour un meilleur Whig que lord Somers ; ou de mieux entendre les principes de la révolution que ceux qui l’ont conduite et terminée ; ou de lire dans la déclaration des droits quelques mystères inconnus à ceux dont le style pénétrant a gravé dans nos règlemens et dans nos cœurs les mots et l’esprit de cette loi immortelle.

Il est vrai, qu’à la faveur des pouvoirs qui dérivaient de la force et de l’occasion, la nation était alors, en quelque sorte, libre de prendre le parti qu’il lui plairait pour remplir le trône ; mais elle n’était libre d’agir ainsi que sur les mêmes fondemens, d’après lesquels elle aurait été libre de détruire leur monarchie et toutes les autres parties de leur constitution. Cependant les législateurs n’ont pas pensé qu’un changement aussi hardi fût compris dans la compétence de leurs pouvoirs.

Il est en vérité bien difficile, et peut-être impossible, de donner des bornes à la compétence abstraite du pouvoir suprême, tel qu’il était exercé alors par le Parlement. Mais, quant à la compétence morale, celle qui, dans l’exercice même d’un pouvoir plus incontestablement souverain, soumet la volonté du moment à la raison permanente, aux maximes constantes de la fidélité, de la justice et d’une politique fondamentale et invariable, ses limites sont parfaitement intelligibles et vraiment impératives pour ceux qui exercent quelque autorité dans l’État, sons quelque nom, ou à quelque titre que ce soit. La Chambre des Pairs, par exemple, n’est pas compétente moralement pour dissoudre la Chambre des Communes, ni même pour se dissoudre elle-même, ni pour abdiquer, si elle le voulait, la part qui lui appartient dans la législature du royaume. Quoiqu’un roi puisse abdiquer pour sa personne, il ne peut abdiquer pour la monarchie. Par une raison aussi forte, ou plus forte encore, la Chambre des Communes ne peut renoncer à la portion d’autorité qui lui appartient. L’engagement et le pacte social, qu’on appelle généralement la constitution, défendent une telle invasion ou un tel abandon. Les parties constituantes d’un État sont obligées de se garder foi publique réciproquement, et à l’égard de tous ceux qui tirent de leur engagement quelque sérieux intérêt, autant que l’État tout entier doit tenir sa foi avec les communautés séparées ; autrement, la compétence et le pouvoir seraient bientôt confondus l’un avec l’autre, et il ne resterait plus d’autre loi que la raison du plus fort. D’après ce principe, la succession à la couronne a toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, une succession héréditaire par la loi. Dans l’ancienne ligne, elle était telle par la loi commune ; mais aujourd’hui c’est en vertu d’une loi établie, d’un statut conforme aux principes de la loi commune, dont la substance n’est pas changée, mais dont on a réglé le mode, et d’un statut dans lequel on a défini les personnes[5]. Ces deux espèces de loi sont de la même force, et dérivent d’une autorité égale, puisqu’elles émanent du consentement général et du pacte de la convention sociale, communi sponsione reipublicœ, et, comme telles, elles lient également le roi et le peuple, aussi longtemps que leurs dispositions sont observées, et qu’elles régissent le même corps politique.

Si nous ne voulons pas souffrir que l’on nous égare dans toutes les subtilités d’une métaphysique sophistique, il est très-aisé de concilier avec l’existence d’une règle fixe, l’usage d’une dérogation occasionelle ; de consacrer le principe sacré de l’hérédité de la couronne, avec le pouvoir de changer son application, quand il se présente un cas d’une nécessité impérieuse ; et même dans cette extrémité (si l’on veut évaluer l’étendue de nos droits d’après l’usage que nous en avons fait lors de la révolution), cette altération ne peut avoir lieu qu’à l’égard de la partie vicieuse seulement, qu’à l’égard de celle qui a produit la nécessité de s’en écarter ; et même on doit alors l’effectuer, sans décomposer la masse entière du corps civil et politique, sous le prétexte de vouloir créer avec les premiers élémens de la société un nouvel ordre de choses.

Un État qui serait privé des moyens de faire quelques changemens, serait privé des moyens de se conserver ; sans ces moyens il peut risquer même de perdre la partie de sa constitution qu’il désirait de conserver le plus religieusement. Ces deux principes de ’’conservation’’ et de ’’redressement’’, opérèrent fortement à ces deux époques critiques de la restauration et de la révolution, lorsque l’Angleterre se trouva sans roi. À ces deux époques, la nation avait perdu les soutiens de son antique édifice ; elle ne voulut pas cependant le détruire tout entier : à ces deux époques, au contraire, elle réforma seulement la partie défectueuse de cette ancienne constitution, en conservant les parties qui n’étaient pas altérées. Elle conserva ces anciennes parties exactement comme elles étaient ; et elle fit en sorte que la partie renouvelée pût s’y adapter. Elle agit par le moyen des masses organisées de notre vieille forme d’organisation, et non pas par celui des molécules organiques d’un peuple tout décomposé. Dans aucun temps, peut-être, la souveraine législature n’a montré un intérêt plus tendre pour ce principe fondamental de la constitution anglaise, qu’à cette époque de la révolution où elle dévia de la ligne directe de la succession héréditaire. La couronne fut portée un peu au-delà de la ligne qu’elle avait parcourue jusqu’alors ; mais cette nouvelle ligne partait de la même souche ; c’était une branche encore appelée à hériter ; une branche du même sang, distinguée seulement par le titre de la branche protestante. Lorsque la législature altéra la direction, mais conserva le principe, elle prouva qu’elle le regardait comme inviolable.

D’après ce principe, la loi de succession avait reçu jadis quelques amendemens, et avant l’époque de la révolution. Quelque temps après la conquête, de grandes questions s’élevèrent sur le principe légal de l’hérédité. On mit en doute si l’héritage per capita ou celui per stirpes serait préféré. Mais, soit que l’héritier par tête fût exclu pour faire place à l’héritier par souche, soit qu’au contraire l’héritier par souche fût exclu ; soit que l’héritier protestant fût préféré au catholique, le principe de l’hérédité survécut toujours avec une sorte d’immortalité à travers tous ces changemens.

..........Multosque per annos
Stat fortuna domûs et avi numerantur avorum.

Tel est l’esprit de notre constitution, non seulement dans le cours ordinaire des choses, mais même dans toutes nos révolutions. De quelque manière qu’aucun prince soit monté sur le trône, soit qu’il ait dû sa couronne à la loi, soit qu’il l’ait conquise par la force le principe de l’hérédité de la succession a toujours été continué ou adopté.

Les membres de la Société de la Révolution n’ont vu dans celle de 1688 que la déviation de la constitution ; et ils ont pris la déviation du principe pour le principe lui-même. Ils prennent peu garde aux conséquences évidentes de leur doctrine, quoiqu’ils eussent dû apercevoir qu’elle ne laissait une autorité positive qu’à un petit nombre des institutions positives de ce royaume. Quand on a une fois établi une maxime aussi insoutenable que celle-ci : « Que le trône n’est légalement occupé que par élection ; » aucuns des actes passés par les princes qui ont régné avant cette époque imaginaire d’une élection, ne peuvent être valides. Veulent-ils, ces théoristes, imiter quelques-uns de leurs prédécesseurs, qui arrachèrent les corps de nos anciens souverains au repos de leurs tombes ? Leur projet est-il de condamner et de frapper de nullité tous les souverains qui ont régné avant la révolution, et conséquemment de déshonorer et de souiller le trône d’Angleterre par la tache infâme d’une usurpation continuelle ? Leur projet est-il de rendre caducs, d’annuler ou de remettre en question de nouveau, tout ensemble avec tous les titres de tous nos rois, ce grand corps de nos statuts qui ont été passés en force de loi sous les règnes successifs de ceux qu’ils regardent comme des usurpateurs ? De rendre nulles des lois d’une valeur inappréciable pour notre liberté ; d’une valeur aussi grande au moins qu’aucune de celles qui ont été passées dans la révolution ou depuis cette époque ? Si les rois, qui ne devaient pas leur couronne au choix de leurs peuples, n’avaient pas de titre pour faire des lois, que deviendra notre statut de Tallagio non concedendo[6] ? Celui de petition of Right[7], ou l’acte de habeas corpus[8] ? Ces nouveaux docteurs des droits de l’homme prétendent-ils assurer que Jacques II, qui fut roi comme étant le plus proche par le sang, conformément aux règles d’une succession qui n’était pas réglée alors comme elle l’a été depuis, ne fut pas dans le fait et dans la réalité très-légitimement roi d’Angleterre, avant qu’il eût fait aucun de ces actes qui ont été justement regardés comme une abdication de sa couronne ? S’il ne l’avait pas été, combien de troubles qui ont eu lieu à cette époque dans le parlement, auraient été évités ? Mais Jacques était un mauvais roi, revêtu d’un bon titre, et non pas un usurpateur. Les princes qui succédèrent en vertu de l’acte du parlement qui plaça la couronne sur la tête de l’électrice Sophie et de ses descendans furent roi, ainsi que lui, par le droit d’héritage. Jacques fut roi suivant la loi, comme cela fut confirmé à son avénement à la couronne ; et les princes de la maison de Brunswick furent appelés au trône, non par élection, mais par la loi, comme cela a été confirmé aux différens avénemens des princes protestans qui y sont parvenus successivement, comme je me flatte de l’avoir assez suffisamment démontré.

La loi par laquelle cette famille royale est specialement appelée à la succession, est l’acte de la douzième et de la treizième années du règne du roi Guillaume. Nous sommes liés par les expressions de cet acte : « Nous et nos héritiers et notre postérité, envers eux, leurs héritiers et leur postérité , » tant qu’ils seront protestans, indéfiniment, dans les mêmes mots que ceux qui, dans la déclaration de droits , nous liaient aux héritiers de Guillaume et de Marie. Par là on a rendu inviolables à la fois, et l’hérédité de la couronne et l’hérédité de la fidélité. Eh ! quel autre motif, si ce n’eût été celui de déterminer, conformément à l’esprit politique de notre constitution, une méthode qui fixât ce genre de succession, particulièrement destiné à exclure à jamais l’idée d’un choix du peuple, aurait fait dédaigner au Parlement les choix brillans et nombreux qu’il pouvait faire dans son propre pays, et chercher dans une terre étrangère une princesse d’où devait sortir la race de nos rois, et à laquelle ils devraient le droit de gouverner des millions d’hommes pendant une longue suite de siècles ? La princesse Sophie a été déclarée, dans l’acte de la 12.e et de la 13.e années du roi Guillaume, la souche et la tige d’où dériverait l’ordre de l’hérédité pour nos Rois ; et ce n’était pas pour ses mérites personnels dans l’administration d’un pouvoir qu’elle n’aurait pas pu exercer, et que, dans le fait, elle n’a jamais exercé.

Elle a été adoptée par une raison et par une seule raison ; parce que, dit l’acte, « la très-excellente princesse Sophie, électrice et duchesse douairière d’Hanovre, est fille de la très-excellente princesse Elisabeth, de son vivant reine de Bohême, laquelle était fille de feu notre souverain et seigneur roi Jacques Ier, d’heureuse mémoire, et est, par cette raison, déclarée la plus proche en ordre de succession dans la ligne protestante, etc.; et la couronne passera à ses héritiers protestans. » Le Parlement a non-seulement déterminé que la ligne future de nos Rois dériverait de la princesse Sophie, (ce qu’il a regardé comme un point très-important), mais de plus, remarquez quel soin il a eu de remonter par elle à l’ancienne souche de l’héritage, dans la personne du roi Jacques Ier, afin que la monarchie pût conserver dans tous les âges une unité sans interruption, et être maintenue (d’accord avec notre religion) dans cette antique manière de descendance, dans laquelle, si nos libertés avaient une fois couru quelques dangers, elles avaient du moins été souvent préservées au milieu des orages et des troubles suscités à l’occasion de différentes prérogatives et de différens priviléges. Le Parlement fit bien. L’expérience ne nous a point appris que dans aucune autre forme, ou dans aucune autre méthode que celle d’une succession ’’héréditaire’’ à la couronne, nos libertés eussent pu être perpétuées, et conservées comme notre ’’droit héréditaire’’. Une crise irrégulière et convulsivement être nécessaire pour chasser une maladie irrégulière et convulsive ; mais l’ordre de succession est l’état habituel de santé de la constitution anglaise. Croit-on que le Parlement, lorsqu’il fixa la couronne dans la branche hanovrienne, qui, par les femmes, dérivait de Jacques Ier, n’eût pas aperçu les inconvéniens qui pouvaient résulter du danger d’avoir deux, trois étrangers, et peut-être plus, appelés au trône de la Grande-Bretagne ? Non, il sentait tous les maux qui pouvaient en résulter, et il faisait peut-être plus que de les sentir. Mais on ne peut pas donner une preuve plus forte de la conviction pleine où était la Grande-Bretagne, que les principes de la révolution ne l’autorisaient pas à élire des rois à sa fantaisie, sans aucune considération pour anciens principes fondamentaux de notre gouvernement, que de la voir continuer à adopter un plan de succession héréditaire dans la ligne protestante malgré que les inconvéniens d’une ligne étrangère, fussent devant ses yeux, et agissent sur son esprit avec la plus grande force.

J’aurais été honteux, il y a quelques années, d’insister autant sur un sujet si évident par lui-même, et qui a si peu besoin de développemens ; mais je l’ai fait, parce que, maintenant, cette nouvelle doctrine, séditieuse et inconstitutionnelle, est publiquement avouée, publiée, imprimée. L’aversion que je sens pour les révolutions, dont si souvent les premiers signaux ont été donnés dans la chaire ; l’esprit de changement qui se manifeste, le mépris total des anciennes institutions qui domine parmi vous et qui pourrait bien aussi dominer parmi nous, dès qu’on les met en opposition avec la convenance du moment présent, où avec l’attrait de l’inclination du jour, toutes ces considérations, à mon avis, prouvent combien il est loin d’être imprudent de reporter notre attention en arrière, et de la fixer sur les vrais principes de nos propres lois domestiques, que vous, mon cher Français, vous devriez commencer à connaitre ; et que nous, nous devrions continuer à chérir. Nous ne devrions pas, ni sur l’une ni sur l’autre rive de la Manche, nous laisser duper avec les marchandises contrefaites, que quelques personnes, doublement trompeuses, exportent d’abord chez vous avec un but illicite, comme des matières premières provenant de notre sol, quoiqu’elles y soient totalement étrangères ; afin de les faire revenir ensuite en fraude dans leur propre patrie, fabriquées selon la nouvelle mode de perfectionner la liberté à la parisienne.

Le peuple Anglais ne singera pas des modes dont il n’a jamais essayé ; et il ne retournera pas à celles qu’il a trouvées malheureuses à l’épreuve. Il regarde l’hérédité légale de la succession au trône, comme un des droits de la nation, et non pas comme un de ses griefs ; comme un avantage, et non pas comme un désavantage ; comme un soutien de sa liberté, et non pas comme un moyen de servitude. Il regarde l’ensemble de son gouvernement, tel qu’il est, comme d’une valeur inestimable ; et il est persuadé que la succession paisible à la couronne est un des gages de la stabilité et de la perpétuité de toutes les parties de notre constitution.

Avant de passer à un autre article, je vous demanderai la permission de m’arrêter à un des misérables artifices que les fauteurs de la doctrine de l’élection à la couronne sont toujours prêts à employer pour répandre de la défaveur sur ceux qui soutiennent les vrais principes de notre constitution. Dès que vous soutenez la cause de l’hérédité de la couronne, ces sophistes supposent aussitôt et des causes et des intérêts particuliers, en faveur desquels ils prétendent que l’on agit. Rien de plus commua que de les voir traiter leurs disputes comme s’ils les soutenaient contre quelques-uns de ces fanatiques d’esclavage, tombés jourd’hui dans le mépris, qui soutenaient autrefois que la couronne était de droit divin, héréditaire et inviolable, chose que pas une créature ne voudrait soutenir aujourd’hui. Ces anciens fanatiques d’un seul pouvoir arbitraire dogmatisaient comme si la royauté héréditaire était le seul gouvernement légal qu’il y eût au monde, exactement de même que les fanatiques modernes du pouvoir arbitraire du peuple soutiennent que l’élection du peuple est le seul moyen de conférer une autorité légitime. Ces vieux enthousiastes de la prérogative royale étaient fous et peut-être impies dans leur doctrine, comme si la monarchie avait reçu plus particulièrement qu’aucune espèce de gouvernement la sanction divine ; et comme si le droit de gouverner par héritage était à la rigueur irrévocable dans chaque personne et dans toutes les circonstances ! Irrévocabilité qui n’est dans l’essence d’aucun droit civil on politique. Mais une opinion absurde sur le droit héréditaire du roi à la couronne, ne peut pas porter préjudice à celle qui est raisonnable et fondée sur des principes solides de législation et de politique. Si tous les gens de loi et tous les théologiens corrompaient par leurs absurdes systèmes tous les sujets qu’ils traitent, il ne resterait plus ni loi ni religion dans ce monde. Mais les systèmes absurdes que l’on peut établir sur une question, ne justifient pas ceux qui leur sont contraires dans l’extrémité opposée, et n’autorisent personne à controuver des faits, ni à publier des maximes dangereuses.

La seconde prétention de la Société de la Révolution, est « le droit de déposer ceux qui nous gouvernent, pour mauvaise conduite. ». Peut-être que les craintes que nos ancêtres ont eues d’offrir un tel exemple, « celui de déposer pour inconduite, » a été cause que dans la déclaration de l’acte qui établit l’abdication du roi Jacques, ils ont été trop sur leurs gardes, et même trop minutieux, si l’on peut dire que ce soit là un tort[9]. Mais toutes ces précautions et toutes ces réunions de circonstances servent à faire voir l’esprit de prudence qui régnait dans les conseils de la nation ; conseils dirigés cependant par des hommes que l’oppression qu’ils venaient de surmonter avait irrités ; que leur triomphe avait exaltés, et que leur situation disposait naturellement à des partis extrêmes et violens ; elles servent à faire connaître avec quelle sollicitude ces grands hommes qui influaient sur la conduite des affaires à cette grande époque, s’efforcèrent à faire naître du sein de la révolution une paix durable, et non pas à en faire, pour l’avenir, une source de révolutions.

Il n’est pas un seul gouvernement qui pût subsister un seul instant, s’il était permis de le renverser pour une chose aussi vague et aussi indéfinie que l’idée qu’on a de l’inconduite. Ceux qui dirigeaient la révolution n’ont pas fondé l’abdication virtuelle du roi Jacques sur un principe aussi léger et aussi incertain. Ils ne l’accusaient de rien moins que du projet constaté par une foule d’actes manifestes, de renverser l’église pro testante et l’État, ses lois fondamentales et ses libertés incontestables, et d’avoir rompu le pacte primordial entre le roi et le peuple. Ceci est plus qu’inconduite. Une nécessité des plus fortes et des plus supérieures à la loi les détermina à faire cette démarche ; et ils la firent avec cette sorte de répugnance qu’on éprouve quand on agit d’après la plus rigoureuse de toutes les lois. Ce n’était pas dans la perspective de nouvelles révolutions qu’ils plaçaient leur confiance pour la sûreté de la constitution. Le but politique de toutes leurs déterminations était au contraire de mettre tous les souverains futurs presque dans l’impossibilité de forcer de nouveau le royaume à la nécessité de recourir à des remèdes aussi violens. Ils ont laissé la couronne ce qu’elle a toujours été aux yeux et dans l’esprit de la loi, dessus de toute responsabilité ; mais pour rendre la couronne encore plus indépendante, ils ont réuni tout le poids de la responsabilité sur les ministres de l’État. Dans le statut du roi Guillaume, appelé acte déclaratif des droits et libertés des sujets, et pour fixer la succession de la couronne, ils ont établi que les ministres serviraient la couronne conformément aux termes de cet acte. Bientôt après, ils pourvurent aux assemblées fréquentes du parlement, par le moyen desquelles toute l’administration devait être sous l’inspection constante et sous le contrôle vigilant des représentans du peuple et des magnats du royaume. Dans le grand acte constitutionnel qui suivit, je veux dire celui de la douzième et de la treizième années du règne de Guillaume, nos ancêtres ont établi, pour limiter encore plus la couronne, et pour mieux assurer les droits et libertés des sujets, « qu’aucun pardon scellé du grand sceau d’Angleterre ne pourrait être opposé, comme exception, contre une accusation intentée par les communes assemblées en parlement [10]. » Ainsi, les règles d’administration consignées dans la déclaration des droits, l’inspection constante des Parlemens, l’usage de traduire en justice, parurent des moyens beaucoup meilleurs, non seulement pour assurer la constitution et la liberté, mais même pour prévenir les vices d’administration, que cette réserve d’un droit si difficile dans la pratique, si incertain dans son emploi, et souvent si pernicieux dans ses conséquences, que de « destituer ceux qui nous gouvernent. »

Dans ce même sermon, le docteur Price proscrit l’usage de présenter aux rois des adresses remplies d’une flatterie et d’une adulation révoltante ; et en cela il a raison. Au lieu d’employer ce style dégoûtant, il propose pour les occasions où l’on va féliciter le Roi, de lui dire : « Que Sa Majesté doit se regarder plutôt comme le serviteur que comme le souverain de son peuple. » Pour un compliment, cette nouvelle forme d’adresse ne paraît pas très-flatteuse. Ceux qui sont serviteurs de nom, aussi bien que d’effet, n’aiment pas qu’on leur rappelle ainsi leur situation, leur devoir et leurs obligations. L’esclave dit à son maître dans une ancienne comédie[11] : « Cette mention est presque un reproche, hœc commemoratio est quasi exprobratio. « Cela n’est point plaisant comme compliment, ni salutaire comme instruction. Après tout, si le Roi consentait à faire l’écho[12], de cette nouvelle forme d’adresse, à l’adopter dans les mêmes termes, et même à choisir pour protocole de son style royal la dénomination de serviteur du peuple, je n’imagine pas comment, lui ou nous, nous pourrions y gagner quelque chose. J’ai vu des lettres très-fières, au bas desquelles on mettait cependant votre très-humble et très-obéissant serviteur. La domination la plus orgueilleuse qui ait jamais été supportée sur la terre, prenait un titre bien plus humble encore que celui qui est maintenant proposé aux souverains par cet apôtre de la liberté. Des rois et des nations ont été foulés sous le pied d’un homme qui se faisait appeler le serviteur des serviteurs ; et des bulles, qui ont été envoyées pour déposer des rois, étaient scellées du cachet d’un pêcheur.

Je n’aurais regardé tout ceci que comme une sorte de futile et vain discours, dans lequel, comme dans une fumée insipide, quelques personnes souffrent que l’esprit de la liberté s’évapore, si ce n’était pas sérieusement à l’appui de cette idée et de ce système de destituer les rois pour inconduite, que cela est dit. Sous ce rapport, cela mérite quelques observations.

Les rois, dans un sens, sont sans contredit les serviteurs du peuple, parce que leur pouvoir n’a pas d’autre but que celui de l’avantage général. Mais il n’est pas vrai qu’ils aient, dans le sens ordinaire (par notre constitution du moins) rien de semblable à ce que sont des serviteurs, dont la situation est par essence d’obéir aux ordres de quelqu’un et d’être changés à volonté. Mais le roi de la Grande-Bretagne n’obéit à personne ; tous les individus, séparément ou collectivement, sont sons lui et lui doivent une obéissance légale. La loi, qui ne sait ni flatter, ni insulter, n’appelle pas ce magistrat élevé, notre serviteur, comme le fait cet humble théologien ; mais « notre souverain seigneur le roi. » Et nous, nous n’avons appris à parler que le langage primitif de la loi, et non ce jargon confus des chaires babyloniennes[13].

Comme le Roi ne doit point nous obéir, et que c’est à nous à obéir à la loi dans sa personne, notre constitution n’a pris aucunes mesures pour le rendre, ainsi qu’un serviteur, responsable en aucune manière ; notre constitution n’a pas l’idée d’un magistrat, comme le justicia d’Arragon, ni d’aucune cour légalement établie, pour soumettre le Roi à la responsabilité qui convient à tous les serviteurs. En ceci, Sa Majesté n’est pas distinguée de la Chambre des Communes et de la Chambre des Pairs, qui, chacune dans son caractère public et séparé, ne peut être tenue à rendre compte de sa conduite ; quoiqu’il plaise à la Société de la Révolution d’affirmer directement, contre ce qu’il y a de plus sage et de plus beau dans notre constitution, que le Roi n’est que le serviteur du public, créé par lui, et responsable à lui ».

Ce serait bien mal à propos que nos ancêtres, à l’époque de la révolution, auraient mérité leur réputation de sagesse, s’ils n’avaient pas trouvé d’autre sécurité pour leur liberté, qu’en affaiblissant le gouvernement et en rendant son titre précaire ; s’ils n’avaient pas trouvé, contre le pouvoir arbitraire, de meilleur remède que la confusion civile. Au surplus, que ces messieurs fassent connaître quel est ce représentant du public, devant lequel ils affirment que le Roi doit être responsable, comme un serviteur ; il sera temps seulement alors que je leur produise la loi positive qui affirme qu’il ne l’est pas[14].

La cérémonie de destituer les rois, dont ces messieurs parlent si à leur aise, peut rarement, si même elle le peut jamais, avoir lieu sans le secours de la force. Cela devient alors l’affaire de la guerre, et non pas de la constitution. Les armes commandent aux lois, et les réduisent au silence : les tribunaux sont anéantis en même temps que la paix, qu’il n’est plus en leur pouvoir de maintenir. La révolution de 1688 a été obtenue par une juste guerre, dans le seul cas où une guerre, et surtout une guerre civile, peut être juste, justa bella quibus necessaria. La question de détrôner les rois, ou, si ces messieurs aiment mieux leur façon de parler, de les destituer, sera toujours ce qu’elle a toujours été, une question très-extraordinaire et totalement hors de la loi ; une question qui, comme toutes les questions d’État, roule plus sur certaines dispositions des esprits, sur certains moyens et sur des conséquences probables, que sur des droits positifs. De même que ces abus là ne peuvent pas être d’un genre commun, ce ne doit pas être non plus à des esprits communs à les discuter. La ligne spéculative de démarcation qui indique le moment où l’obéissance doit cesser, et celui où la résistance doit commencer, est en vérité bien douteuse, bien difficile à apercevoir, et plus difficile encore à définir. Ce n’est pas un seul acte ou un seul événement qui peut la déterminer. Il faut que l’on ait bien mésusé du pouvoir, et que le gouvernement soit dans une grande confusion ; il faut que la perspective de l’avenir soit aussi mauvaise que l’a été l’expérience du passé, avant que cette idée puisse venir à l’esprit. Quand les choses sont arrivées à cette situation déplorable, la nature même du mal indique celle du remède à ces hommes que la nature a doués des qualités nécessaires pour administrer cette mesure délicate, ambiguë et amère, à un État en désordre. Le temps, les occasions, les provocations, leur fourniront alors les leçons nécessaires. Le sage se déterminera par la gravité du cas ; l’irritable, par sa sensibilité à l’oppression ; l’esprit élevé, par le dédain et par l’indignation qu’il éprouve, en voyant le pouvoir confié à des mains qui en sont indignes ; le brave et le téméraire, par cet amour honorable des dangers dans une cause généreuse. Mais à bon droit ou à tort, une révolution paraîtra toujours la dernière ressource à celui qui pense, et de celui qui aime le bien[15].

Le troisième point de droit, établi dans la chaire du club de Old Jewry, le droit de fabriquer un gouvernement pour nous-mêmes, a, pour le moins, aussi peu de rapport avec ce qui s’est passé au temps de la révolution, soit en fait, soit en principe, que les deux premiers. La révolution a eu pour objet de conserver nos anciennes et incontestables lois et libertés, et cette ancienne constitution, qui est leur seule sauve-garde. Si vous désirez de connaître l’esprit de notre constitution, la politique qui, a régné à cette grande époque, qui nous l’a conservée intacte jusqu’à ce jour, je vous en prie, consultez notre histoire, nos registres, les actes de notre Parlement et nos journaux ; mais non pas les discours du club de Old Jewry, ni les santés qui se portent aux diners de la Société de la Révolution : vous trouverez, dans les premiers, d’autres idées et un langage tout différent. Cette prétention est aussi dénuée de fondement ou de toute apparence d’autorité, qu’elle nous convient peu et qu’elle nous paraît peu désirable. La simple idée de la formation d’un nouveau gouvernement suffit pour nous remplir de dégoût et d’horreur. Nous souhaitions, à l’époque de la révolution, et nous souhaitons encore aujourd’hui, ne devoir tout ce que nous possédons que comme un héritage de nos ancêtres. Nous avons eu grand soin de ne greffer sur ce corps et sur cette souche d’héritage aucun rejet qui ne fût point de la nature de la plante originaire. Toutes les réformes que nous avons faites jusqu’à ce jour sont provenues des rapports qu’elles avaient avec l’antiquité ; et j’espère, je suis même persuadé, que tout ce qui pourra être fait par la suite sera soigneusement dirigé d’après les mêmes analogies, les mêmes autorités et les mêmes exemples[16].

Notre plus vieille réforme est celle de la grande Charte. Consultez sir Edward Coke, et vous verrez que ce grand oracle de nos lois, et que tous les grands hommes qui l’ont suivi jusqu’à Blackstone[17], ont réuni leurs efforts pour démontrer la généalogie de nos libertés ; ils se sont efforcés de prouver que la grande Charte, celle du roi Jean, étaient en rapport avec une autre Charte d’Henri Ier, et que l’une et l’autre n’étaient rien moins qu’une nouvelle confirmation d’une autre loi du royaume, encore plus ancienne. Ces auteurs sont en général assez exacts sur les faits ; mais, s’ils se trompent quelquefois sur quelques particularités, cela prouve plus fortement ce que je soutiens ; car cela démontre la prévention puissante en faveur de l’antiquité, qui a toujours occupé les esprits de nos législateurs, de nos jurisconsultes et de tous ceux qu’ils dirigent par leur influence ; et la politique constante de ce royaume, en regardant nos franchises et nos droits les plus sacrés comme un héritage.

Dans la fameuse loi de la troisième année du règne de Charles Ier, appelée the petition of rights (la pétition des droits), le Parlement dit au Roi : « Vos sujets ont hérité de cette liberté ; ne fondant pas la réclamation de leurs franchises sur des principes abstraits comme les droits de l’homme, mais sur les droits des Anglais, et un patrimoine provenant de leurs ancêtres ». Selden, et autres savans profonds qui ont rédigé cette pétition des droits, connaissaient aussi bien toutes les théories générales concernant les droits de l’homme, qu’aucun des péroreurs de nos chaires ou de votre tribune ; bien aussi sûrement que le docteur Price ou l’abbé Syèyes[18]. Mais pour des raisons dignes de cette sagesse pratique, qui l’emportait sur leur savoir théorique, ils ont préféré ce titre positif, authentique et héréditaire, à tout ce qui peut être cher à l’homme et au citoyen, à ce droit vague et spéculatif qui aurait exposé leur héritage certain au gaspillage et à la déprédation de tous les esprits extravagans et litigieux.

La même politique agit dans toutes les lois qui ont été faites depuis pour la conservation de nos libertés.

Dans le fameux statut de la première année de Guillaume et de Marie, appelé the declaration of rights ; (la déclaration des droits) les deux Chambres n’ont pas proféré une seule parole « du droit de fabriquer un « gouvernement pour nous-mêmes » : Vous verrez que tout leur soin a été d’assurer la religion, les lois et les libertés dont ils avaient été long-temps en possession, et auxquels on avait fait dernièrement courir des risques : « Prenant (est-il dit dans cet acte de Guillaume et de Marie) dans la plus sérieuse considération, les meilleurs moyens de fonder des institutions qui puissent mettre leur religion, leurs lois et leurs libertés à l’abri du danger d’être encore renversées » ils s’assurent du succès de toutes leurs démarches en établissant comme les meilleurs moyens, la nécessité de faire en premier lieu : « Comme leurs ancêtres avaient accoutumé de faire en cas semblables pour démontrer leurs anciens droits et leurs libertés, de déclarer .... » et alors ils prient le Roi et la Reine : « Qu’il soit déclaré et ordonné que tous et chacuns les droits et libertés affirmés et déclarés, sont les véritables, anciens et indubitables droits et libertés du peuple de ce royaume[19]. »

Vous remarquerez que depuis l’époque de la grande Charte jusqu’à celle de la déclaration des droits, telle a été la politique constante de notre constitution, de réclamer et de maintenir nos libertés comme un héritage qui nous avait été substitué par nos aïeux ; et que nous devions transmettre à notre postérité, comme un bien appartenant spécialement au peuple de ce royaume, sans aucune espèce de rapport avec un autre droit plus général ou plus ancien. Par ce moyen notre constitution conserve de l’unité, malgré la grande diversité de ses parties. Nous avons une couronne héréditaire, une pairie héréditaire, et une Chambre des Communes, et un peuple, qui tiennent par l’héritage d’une longue suite d’ancêtres, leurs priviléges, leurs franchises et leurs libertés[20].

Cette politique me parait être l’effet d’une profonde réflexion, ou plutôt l’heureux effet de cette imitation de la nature, qui, bien au-dessus de la réflexion, est la sagesse par essence. L’esprit d’innovation est en général le résultat combiné de vues intéressées et de vues bornées. Ceux qui ne tiennent aucun compte de leurs ancêtres, en tiendront bien peu de leur postérité.[21] En outre, le peuple anglais sait très-bien que l’idée de l’héritage procure un principe sûr de conservation, et un principe sûr de transmission, sans exclure cependant le principe d’amélioration. Il laisse la liberté d’acquérir, mais il assure ce qui est acquis. Tous les avantages que procure à un État une conduite dirigée par de telles maximes, sont fortement garantis comme le serait un arrangement de famille, une substitution perpétuelle. C’est par la vertu d’une espèce d’amortissement, qu’ils sont ainsi fixés à jamais. Par cette politique constitutionnelle qui agit d’après les règles de la nature, nous recevons, nous possédons, nous transmettons notre gouvernement et nos priviléges, de la même manière dont nous recevons, possédons et transmettons nos propriétés et la vie. Les institutions de la politique, les biens de la fortune, les dons de la Providence nous sont transmis, et sont transmis par nous de la même manière et dans le même ordre. Notre système politique est dans une symétrie et dans un accord parfait avec l’ordre du monde, et avec cette manière d’exister qui convient à un corps permanent, composé de parties passagères ; d’un corps où, par la disposition d’une sagesse merveilleuse qui établit cette grande et mystérieuse incorporation de la race humaine, le tout, à la fois, n’est jamais vieux, entre deux âges, ou jeune, mais dans la situation d’une constance immuable, et se perpétue dans la même situation au milieu du dépérissement continuel, des chutes, des renouvellemens et du mouvement progressif. Ainsi, en imitant la marche de la nature dans la conduite de l’État, nous ne sommes jamais totalement neufs dans ce que nous acquérons ; jamais totalement hors d’usage dans ce que nous, conservons. En adhérant ainsi aux manières d’agir et aux principes de nos ancêtres, nous ne sommes pas guidés par la superstition des antiquaires, mais par l’esprit d’une analogie philosophique. En adoptant ce principe d’héritage, nous avons donné à notre gouvernement une ressemblance avec les rapports de famille ; nous avons étroitement uni la constitution de notre pays à nos liens domestiques les plus chers. Dans le sein de nos familles, nous avons adopté nos lois fondamentales, et nous avons rendu inséparables, et nous chérissons avec toute la chaleur que réfléchissent et que se procurent mutuellement tant d’objets d’amour réunis et combinés, notre gouvernement, nos foyers, nos tombeaux et nos autels.

D’après le même plan de conformer nos institutions artificielles au modèle de la nature, et d’appeler à notre secours son instinct puissant et immuable, pour fortifier les entreprises faibles et faillibles de notre raison, et en considérant nos libertés sous le rapport de leur caractère héréditaire, nous avons trouvé plusieurs autres avantages et des plus importans. En nous conduisant toujours comme si nous étions en la présence d’ancêtres reconnus pour très-vertueux, l’esprit de liberté, qui de lui-même tend aux excès et à s’écarter de la règle, est tempéré par une gravité respectueuse. Cette idée d’une transmission glorieuse nous inspire le sentiment d’une dignité originelle et habituelle qui garantit de cette basse arrogance si commune aux nouveaux parvenus, et qui les rend si désagréables. Par ce moyen, notre liberté devient une liberté noble ; elle porte avec elle un caractère majestueux et imposant ; elle a sa généalogie et ses ancêtres illustres ; elle a ses supports et ses armoiries ; elle a sa galerie de portraits ; ses inscriptions monumentales, ses archives, ses preuves et ses titres. Nous procurons à nos institutions civiles le respect que la nature nous indique pour révérer les individus, à raison de leur âge et des ancêtres qui leur ont donné le jour. Tous vos sophistes ne peuvent rien produire qui soit mieux adapté à la conservation d’une liberté raisonnable et généreuse, que la route que nous avons suivie en préférant la nature à nos spéculations, nos âmes à nos inventions, pour être les grands dépositaires et les sauve-gardes de nos droits et de nos priviléges.

Vous auriez pu, si vous aviez voulu, profiter de notre exemple ; et, en recouvrant votre liberté, lui donner un caractère digne d’elle. Vos priviléges, quoique interrompus, n’étaient pas effacés de la mémoire. Votre constitution, il est vrai, pendant que vous aviez cessé d’en jouir, avait été bien endommagée et bien dilapidée ; mais il vous restait encore des pans de ses vieilles murailles, et vous possédiez en entier les fondations de ce château antique et vénérable. Vous auriez pu réparer ces murs, bâtir sur ces vieilles fondations. Votre constitution avait été interrompue avant d’avoir été achevée ; mais vous aviez les élémens d’une constitution aussi bonne qu’on pouvait la désirer. Vous possédiez dans vos vieux États cette variété de parties correspondantes aux différentes classes dont votre ensemble était heureusement composé. Vous aviez cette combinaison et cette opposition d’intérêts, vous aviez cette action et cette réaction qui, dans le monde politique comme dans le monde naturel, fait sortir l’harmonie des débats réciproques des puissances opposées. Ces conflits d’intérêts que vous regardez.comme un si grand défaut dans votre ancienne constitution, ainsi que dans la nôtre actuelle, opposent une barrière salutaire à toutes les résolutions précipitées. Ils font que les délibérations ne sont pas une affaire de choix, mais de nécessité ; il en résulte que les changemens sont regardés comme étant de la même nature que les compromis qui requièrent de la modération, qui produisent des tempéramens, qui préviennent ces douleurs cuisantes que produisent des réformes non préparées, brusques et sans modifications, et qui rendent impraticables pour toujours, en petit ou en grand, les entreprises inconsidérées du pouvoir arbitraire. Au milieu de cette diversité d’intérêts et de membres, la liberté générale avait autant de points de sécurité qu’il y avait de vues séparées dans les différens Ordres ; tandis qu’en comprimant le tout sous le poids d’une monarchie réelle, on aurait empêché toutes les parties séparées de cet ensemble de se disjoindre et de s’écarter des places qui leur étaient assignées.

Vous aviez tous ces avantages dans vos anciens États ; mais vous avez mieux aimé agir comme si vous n’aviez jamais été civilisés , et comme si vous aviez tout à refaire à neuf. Vous avez mal commencé, parce que vous avez, dès le début, méprisé tout ce qui vous appartenait. Vous avez commencé votre commerce, sans capitaux. Si les dernières générations de votre pays vous paraissaient trop peu illustres, vous auriez pu, en vous dispensant d’en tenir compte, remonter à une génération plus reculée. À l’aide d’une pieuse prédilection pour ces ancêtres, vos imaginations auraient personnifié en eux un exemple de vertu ; et de sagesse supérieure à celle que l’on voit pratiquer aujourd’hui, et vous vous seriez élevés par l’exemple que vous vouliez imiter. En respectant vos ancêtres, vous auriez appris à vous respecter vous-mêmes. Vous n’auriez pas préféré de regarder le peuple de France comme n’étant né que d’hier, comme une nation de misérables qui auraient été plongés dans la servitude, jusqu’à l’an premier de la liberté (1789), qui les a émancipés[22]. Vous n’auriez pas, en fournissant, aux dépens de votre honneur, aux apologistes que vous avez ici, une excuse pour vos fréquentes et énormes fautes, consenti à être regardés comme une bande d’esclaves marons, tout-à-coup échappés de la maison de la servitude, et par conséquent excusables d’abuser de la liberté à laquelle vous n’étiez pas accoutumés, et à laquelle vous n’étiez pas propres. N’aurait-il pas été bien plus sage, mon digne ami, d’avoir pensé ce que, quant à moi, j’ai toujours fait, que vous étiez une nation généreuse et vaillante, long-temps égarée à votre désavantage par vos sentimens exaltés et romantiques de fidélité, d’honneur et de loyauté ? Que les événemens vous avaient été défavorables ; mais que vous n’aviez pas été rendus esclaves par aucune disposition illibérale ou servile ; que dans votre soumission la plus aveugle vous étiez dirigés par une principe d’esprit public, et que c’était votre patrie que vous adoriez dans la personne de votre roi. Si vous aviez donné à entendre que dans l’aveuglement de cette aimable erreur, vous aviez été plus loin que vos sages ancêtres, que vous étiez résolus à vous remettre en possession de vos anciens priviléges, tout en conservant l’esprit de votre antique et récente loyauté, et celui de votre honneur ; que ne vous fiant pas à vous-mêmes, et ne reconnaissant plus assez clairement la constitution presque anéantie de vos ancêtres, vous aviez dirigé vos regards vers vos voisins, qui ont conservé toutes les anciennes formes et les anciens principes du droit commun de l’Europe, et qui en ont amélioré l’usage pour leur gouvernement. En suivant ces sages exemples, vous auriez donné au monde de nouvelles leçons de sagesse. Vous auriez rendu la cause de la liberté respectable aux yeux des esprits qui en sont dignes, dans quelque nation que ce soit. Le despotisme honteux aurait fui de toute la terre, lorsque vous anriez eu prouvé que la liberté, quand elle est bien disciplinée, non seulement n’est pas contraire à la loi, mais même qu’elle la fortifie ; alors, vous auriez eu un revenu qui ne vous aurait point été à charge, et qui n’aurait été que productif ; vous auriez eu, pour l’entretenir un commerce florissant ; vous auriez eu une constitution libre, une monarchie puissante, une armée disciplinée, un clergé réformé et respecté, une noblesse plus modérée et tout aussi brave, pour diriger votre valeur, et non pour l’étouffer ; vous auriez eu un ordre des communes, pour donner de l’émulation à votre noblesse et la renforcer ; vous auriez eu un peuple protégé, content, laborieux, obéissant, et en état de distinguer le bonheur que la vertu fait trouver dans toutes les conditions dans lesquelles consiste la véritable égalité morale parmi les hommes, et non pas dans ces fictions monstrueuses qui, inspirant des idées fausses et des espérances vaines à des hommes destinés à parcourir les sentiers obscurs d’une vie laborieuse, ne servent qu’à aggraver et à rendre plus amère cette inégalité réelle que l’on ne peut jamais détruire, inégalité que l’ordre de la vie civile établit autant pour l’avantage de ceux qui sont destinés à rester dans un état humble, que pour celui de ceux qui sont appelés à une condition plus brillante, sans que plus de bonheur leur soit offert. Une carrière de bonheur et de gloire plus facile et plus unie qu’aucune de celle dont l’histoire du monde nous offre le souvenir, était ouverte devant vous ; mais vous nous avez montré que la difficulté flatte l’homme.

Calculez tous vos gains, voyez ce que vous avez acquis par ces spéculations extravagantes et présomptueuses, qui ont appris à vos chefs à mépriser tous ceux qui les ont précédés, à mépriser tous leurs contemporains, et à se mépriser eux-mêmes, jusqu’au moment où ils sont devenus réellement méprisables. En suivant ces lumières trompeuses, il en a plus coûté à la France pour acquérir des calamités évidentes, qu’à aucune autre nation pour se procurer des avantages certains. La France a acheté la pauvreté par le crime ! La France n’a pas sacrifié sa vertu à ses intérêts ; mais elle a abandonné ses intérêts, afin de pouvoir prostituer sa vertu. Toutes les autres nations ont commencé la fabrique d’un nouveau gouvernement, ou la réforme d’un gouvernement ancien, en créant avant tout, ou en donnant ne nouvelle force aux rites de la religion. Tous les autres peuples ont posé les fondemens de la liberté civile sur des mœurs plus austères et sur un système de morale plus mâle et plus sévère. La France, au moment où elle relâchait les rênes de l’autorité royale, a doublé la licence d’une dissolution féroce de mœurs, et d’une irréligion insolente dans la pratique et dans les principes ; et elle a fait circuler dans tous les rangs de la vie, comme si elle communiquait quelque privilége, on découvrait quelque avantage dont elle eût été privée, toutes les corruptions malheureuses, qui étaient communément les maladies de la grandeur et de la richesse. Voilà un des nouveaux principes de l’égalité en France.

La France, par la perfidie de ses meneurs, a décrédité entièrement, dans le cabinet des rois, les conseils de la modération, et les a privés de leurs moyens les plus puissans ; elle a sanctifié les maximes sombres et soupçonneuses d’une défiance tyrannique, et elle a appris aux rois à trembler devant (ce qu’on appellera par la suite) les trompeuses apparences du droit des politiques moraux. Les souverains regarderont ceux qui leur conseillent de placer une confiance illimitée dans leur peuple, comme des ennemis de leur trône, comme des traîtres qui visent à leur destruction, en abusant de leur naturel facile et bon, pour les amener, sous de faux prétextes, à admettre à la participation de leur pouvoir des conspirateurs audacieux et perfides. Cela seul, n’y eût-il rien de plus, est, pour vous et pour tout le genre humain, une calamité irréparable. Ressouvenez-vous que votre Parlement de Paris a dit à votre Roi, qu’en convoquant les États-Généraux, Sa Majesté n’aurait à craindre que les prodigues excès de leur zèle pour le maintien du trône. Il est juste que ceux qui ont ainsi parlé enveloppent leurs têtes de leurs manteaux ; il est juste qu’ils supportent leur part dans la ruine où leur conseil a entraîné leur souverain et leur pays. Des déclarations si véhémentes ne tendent qu’à bercer et à endormir l’autorité, à l’encourager témérairement à s’engager dans les périlleuses aventures d’une politique incertaine ; à négliger ces mesures, ces dispositions et ces précautions préalables qui distinguent la bienveillance de l’imbécillicité ; dispositions sans lesquelles aucun homme ne peut répondre des effets salutaires de nul plan abstrait de gouvernement ou de liberté. Faute de ces précautions, les Parlemens ont vu les remèdes aux maux de l’État, corrompus en un poison pour lui ; ils ont vu les Français, rebelles à un roi clément et juste, se porter à un point de fureur, d’outrage et d’insulte, dont aucun peuple connu n’a donné l’exemple contre aucun usurpateur, quelque injuste qu’il fût, on contre le tyran le plus cruel[23]. Les Français se sont roidis contre la condescendance ; ils se sont révoltés contre la protection. Leurs coups ont été dirigés contre une main qui était ouverte pour leur offrir des grâces, des faveurs et des exemptions.

Cela n’était pas naturel ; ce qui est arrivé depuis est dans l’ordre ; ils ont trouvé leur punition dans leur succès. Les lois renversées, les tribunaux anéantis, l’industrie sans vigueur, le commerce expirant, les revenus non payés, et cependant le peuple appauvri ; l’Église pillée, et l’État non secouru, l’anarchie civile et militaire devenue la constitution du royaume ; toute chose humaine et divine sacrifiée à l’idole du crédit public, et la banqueroute nationale, pour conséquence[24]..... Enfin, pour couronner le tout, arrive le papier-monnaie[25], ressource, d’un pouvoir nouveau, précaire et chancelant ; le papier-monnaie, ressource d’une fraude appauvrie et d’une rapine mendiante, arrive comme un moyen de circulation pour le soutien d’un grand empire, à la place de ces deux métaux précieux qui sont reconnus pour représenter le crédit permanent et conventionnel du genre humain, lesquels ont disparu et se sont cachés dans la terre d’où ils sortaient, lorsque le principe de la propriété qu’ils représentent a été systématiquement détruit.

Toutes ces choses effrayantes étaient-elles nécessaires ? Étaient-elles des résultats inévitables des efforts furieux de patriotes déterminés, courageux, et forcés à n’arriver au rivage paisible d’une liberté tranquille et prospère, qu’après avoir traversé des flots de sang ? Non, rien de semblable à cela : les désastres nouveaux de la France qui émeuvent notre sensibilité, quelque part où nous portions nos regards, ne sont pas les dévastations d’une guerre civile ; ce sont les tristes mais instructifs monumens d’un conseil téméraire et inconsidéré, donné dans le temps d’une profonde paix ; ce sont les preuves parlantes d’une autorité inconsidérée et présomptueuse, parce que rien ne lui a résisté, et que rien ne le pouvait. Les personnes qui ont ainsi prodigué les précieux trésors de leurs crimes ; les personnes qui ont répandu avec une profusion si sauvage les malheurs publics, la dernière ressource réservée pour la dernière rançon de l’État, n’ont éprouvé que peu ou point de résistance dans leurs progrès. Toute leur marche a plutôt ressemblé à une procession triomphale qu’à une marche guerrière.

Leurs pionniers ont marché devant eux, et ont tout démoli.et tout nivelé à leurs pieds. Ils n’ont pas versé une goutte de leur sang pour la cause du pays qu’ils ont ruiné. Les plus grands sacrifices qu’ils aient faits pour l’exécution de leurs projets, sont leurs boucles de souliers[26]. Tandis qu’ils emprisonnaient leur roi, assassinaient leurs concitoyens, plongeaient dans les larmes et vouaient à la pauvreté et à la détresse des milliers d’hommes et de familles respectables, leur cruauté n’a pas même été le honteux résultat de la peur : il a été celui de leur opinion d’une parfaite sécurité, en autorisant les trahisons, les vols, les rapines, les assassinats, les massacres et les incendies sur toute la surface de leur pays tourmenté. Mais dès le commencement, on pouvait prévoir la cause de tous ces événemens.

Ce choix, qui n’était pas forcé, cette tendre élection du mal paraîtraient absolument inconcevables, si nous ne considérions pas la composition de l’Assemblée Nationale. Je ne parle pas de la forme de sa constitution qui, telle qu’elle est, mérite assez qu’on y trouve à redire, mais des matériaux dont elle est composée en grande partie, ce qui est d’une conséquence dix mille fois plus grande que toutes les formes du monde. Si nous me connaissions rien de cette Assemblée que par son titre et ses fonctions, aucune couleur ne pourrait rien offrir d’aussi respectable à l’imagination. Sous cet aspect, un observateur, subjugué par une image aussi imposante que celle de la vertu et de la sagesse de tout un peuple réuni dans un seul foyer, hésiterait et s’arrêterait même avant de condamner les choses qui paraîtraient les plus blâmables. Au lieu de leur paraître blamables, elles ne leur sembleraient que mystérieuses. Mais aucune dénomination, aucun pouvoir, aucune fonction, aucune institution artificielle quelconque, ne peuvent rendre les hommes appelés à composer un système d’autorité, quel qu’il soit, différens de ce que Dieu, la nature, l’éducation et les habitudes de la vie les ont faits. Le peuple ne peut donner de pouvoirs qui aillent au-delà. La vertu et la sagesse peuvent bien être les objets de leur choix ; mais leur choix ne confère ni l’une ni l’autre à ceux sur lesquels se reposent leurs mains consacrantes. Ils ne sont pas forcés par la nature ; ils n’ont pas les promesses de la révélation pour aucun pouvoir semblable.

Après avoir lu en entier la liste des personnes élues par le Tiers-État, et leurs qualités, rien de ce qui est arrivé ne pouvait me paraître étonnant ; parmi eux, à la vérité, j’ai vu quelques personnes d’un rang distingué, quelques-unes d’un talent brillant ; mais on n’aurait pu y trouver un homme qui eût la moindre expérience pratique des affaires publiques. Les meilleurs étaient des hommes de théorie. Mais quelque distingués que fassent quelques-uns d’entre eux, c’est la substance et la masse d’un Corps qui constitue son caractère, et qui détermine, à la fin, sa direction. Dans tous les Corps, ceux qui veulent conduire sont, en même temps, en grande partie, soumis à se laisser conduire eux-mêmes[27]. Il faut qu’ils conforment leurs propositions au goût, aux talens et à la disposition de ceux qu’ils ont le dessein de diriger. C’est pourquoi, si une assemblée est vicieusement on faiblement composée dans sa plus grande partie, il n’y a qu’un éminent degré de vertu, tel qu’on en voit peu dans le monde, et sur lequel par conséquent il ne faut jamais compter, qui puisse empêcher les hommes de talent qui y sont clairsemés de n’être que les instrumens habiles de projets absurdes. Si, comme cela arrive le plus souvent, anlieu de ce degré bien rare de vertu, ils devaient agir par une ambition sinistre et par la soif d’une gloire trompeuse, alors la partie faible et mal composée de l’Assemblée à laquelle ils se conforment d’abord, devient à son tour la dupe et l’instrument de leurs desseins. Dans ce trafic politique, ceux qui dirigent seront obligés de céder à l’ignorance de ceux qu’ils mènent, et ceux qui suivent deviendront subordonnés aux desseins coupables de ceux qui les conduisent.

Dans les assemblées publiques, pour assurer un certain degré de modération aux propositions de ceux qui les guident, il faudrait qu’ils respectassent, qu’ils craignissent peut-être même, jusqu’à un certain point, ceux qu’ils conduisent ; il faudrait, pour que ceux-ci ne fussent pas tout-à-fait conduits en aveugles, que le plus grand nombre de la bande, fût capable du moins d’être juge, s’il ne l’est pas d’être acteur. Il faudrait aussi que ces juges eussent par eux-mêmes quelque poids et quelque autorité naturelle. Rien ne peut garantir, dans de telles Assemblées, une conduite modérée, à moins que ceux qui les composent ne soient respectables sous les rapports du rang, de la propriété, de l’éducation et de toutes les habitudes qui augmentent et perfectionnent l’entendement.

La première chose qui me frappa dans la convocation des Etats-Généraux, ce fut le changement considérable de leur ancienne forme. Je trouvai la représentation du Tiers-État composée de six cents personnes, nombre égal à celui des deux autres Ordres. Si les Ordres avaient dû agir séparément, le nombre, à cela près de la dépense, n’aurait pas été d’une grande importance. Mais quand il devint visible que les trois Ordres seraient confondus en un seul, la politique et l’effet nécessaire de cette représentation nombreuse devinrent évidens. La moindre désertion de l’un ou de l’autre des deux premiers Ordres devait réunir leur pouvoir dans le troisième. En effet, tout le pouvoir de l’État se trouva bientôt concentré dans ce corps. Sa composition intrinsèque devint alors de la plus grande importance.

Jugez de ma surprise, Monsieur, lorsque je trouvai qu’une très-grande proportion de l’Assemblée (j’ose dire la majorité de ses membres effectifs) était composée de praticiens[28]. On n’y a pas appelé ces magistrats distingués qui avaient donné à leur pays des gages de leur savoir, de leur prudence et de leur intégrité[29], de ces avocats célèbres, la gloire du barreau ; de ces professeurs renommés dans les universités ; mais, pour la plus grande partie, les membres les plus inférieurs et les plus ignorans de chaque classe ; en un mot, les mécaniciens de la profession. Il y avait quelques exceptions dignes de remarque ; mais la composition générale était formée d’obscurs avocats de province, de clercs de petites juridictions locales, de procureurs de village, de notaires, et de toute la bande de ces processifs municipaux, fomentateurs et directeurs des misérables guerres qui vexent les villages. Dès que j’eus jeté les yeux sur cette liste, je vis clairement, et presque comme si cela était fait, tout ce qui devait arriver.

Le degré d’estime qu’on accorde à une profession devient la mesure de celle que ceux qui l’exercent ont d’eux-mêmes. Quelque mérite personnel qu’aient pu avoir beaucoup d’hommes de loi, et, dans un grand nombre, il a été certainement très-considérable, il faut avouer que, dans cette monarchie militaire ; nulle partie de la magistrature ne fut pas très-considérée, excepté la plus élevée, laquelle réunissait souvent à l’exercice de ses fonctions l’éclat de la naissance, et qui était revêtue de grands pouvoirs et d’une grande autorité. Celle-ci était indubitablement très-respectée, et même très-vénérée. Les rangs inférieurs n’étaient pas très-considérés ; et la partie commune ne jouissait d’aucune renommée.

Lorsque l’autorité suprême est confiée à un corps composé comme on vient de le voir, cela doit évidemment produire les conséquences de l’autorité remise dans les mains d’hommes qui n’ont jamais appris à se respecter eux-mêmes ; qui, n’ayant à risquer aucune réputation acquise, ne peuvent pas faire espérer qu’on les voie soutenir avec modération, ou faire agir avec discrétion, un pouvoir qu’ils doivent être encore plus surpris de sentir dans leurs mains, que les autres ne peuvent l’être de l’y voir. Qui pouvait se flatter que des hommes, subitement et comme par enchantement arrachés du rang le plus subordonné, ne seraient pas enivrés de leur grandeur inattendue ? Qui pouvait concevoir que des hommes habituellement fureteurs, entreprenans, subtils, actifs, dont les penchans sont litigieux et l’esprit inquiet, consentissent aisément à retourner à cette condition, anciennement la leur, d’une contention obscure, et d’une chicane laborieuse, basse et stérile ? Qui pouvait douter que, quoi qu’il en pût coûter à l’État (au gouvernement duquel ils n’entendaient rien), ils ne fussent principalement occupés de leurs intérêts, qu’ils n’entendent que trop bien[30] ? Il n’y avait à tous ces événemens ni hasard ni futur contingent ; cela était inévitable, cela était nécessaire, cela était enraciné dans la nature, même des choses. De tels êtres devaient, se joindre (si leur talent ne leur permettait pas de conduire) aux projets qui tendraient à leur procurer une constitution litigieuse, une constitution propre à leur offrir ce grand nombre de bons coups à faire qui se présentent toujours, à la suite des grandes convulsions, et des révolutions d’un État, et particulièrement dans tous les grands et violens mouvemens des propriétés. Pouvait-on s’attendre à voir concourir aux moyens de rendre les propriétés stables, ceux dont l’existence a toujours dépendu du talent de rendre la propriété douteuse, ambiguë et incertaine ? Leurs affaires s’augmentaient par leur élévation ; mais leurs inclinations, leurs habitudes, leurs vues et leurs manières de procéder devaient rester les mêmes.

D’accord, dira-t-on ; mais ces hommes devaient être contre-balancés et contenus par des hommes d’un autre ordre, d’un caractère plus modéré, et d’une intelligence plus étendue. Était-ce par l’autorité super-éminente, et par la dignité imposante d’une poignée de paysans qui avaient séance à l’Assemblée, quoique quelques-uns ne sussent, dit-on, ni lire, ni écrire, qu’ils devaient être ténus en respect ? Etait-ce par un aussi petit nombre de négocians qui, quoiqu’un peu plus instruits et plus distingués dans l’ordre de la société, n’avaient cependant jamais rien connu que leurs comptoirs ? Non ! ces deux classes étaient plutôt faites pour être subjuguées et dominées par les intrigues et par les artifices des gens de loi, que pour devenir leurs contre-poids. Par une si dangereuse disproportion, le tout ne pouvait manquer d’être gouverné par eux. À la faculté de droit était mêlée une part assez considérable de la faculté de médecine. Celle-ci, pas plus que l’autre, n’avait été estimée en France autant qu’elle aurait dû l’être. Ses docteurs, par conséquent, devaient avoir les qualités des hommes qui ne sont pas habitués à des sentimens de dignité ; mais en supposant qu’ils fussent placés comme ils devaient l’être, ainsi que les nôtres le sont aujourd’hui ; encore faut-il convenir que les ruelles des malades ne sont pas des académies où l’on forme des hommes d’État et des législateurs. Ensuite arrivèrent les banquiers et les agens de change, qui devaient être empressés, à quelque prix que ce fût, d’échanger la valeur idéale de leurs papiers, contre des fonds de terre qui en ont une plus solide. À ceux-ci se joignirent des hommes de différens états, dont on ne devait pas attendre plus de lumières ou plus d’égard pour les intérêts d’un grand royaume, et pas plus d’attachement à la stabilité d’aucune institution ; des hommes faits pour être des instrumens, et non pas des contradicteurs. Tel était en général la composition du Tiers-État de votre Assemblée Nationale[31], dans laquelle on pouvait à peine apercevoir la trace la plus légère de ce que nous appelons (the land interest) l’intérêt naturel des propriétaires fonciers[32].

Nous savons que la Chambre des Communes d’Angleterre, sans fermer ses portes à aucune espèce de mérite dans aucune classe, est, par le concours certain de beaucoup de causes équivalentes, composée de tout ce que la nation peut produire d’illustre par le rang, la naissance, une opulence acquise ou héréditaire, des talens cultivés dans le militaire, le civil, la marine et la politique. Mais supposons, ce qui peut à peine être le cas d’une supposition, que notre Chambre des Communes fût composée comme l’est votre Tiers-État en France, pourrait-on supporter avec patience cette domination de la chicane, on même la concevoir sans horreur ? À Dieu ne plaise que je veuille rien insinuer d’avilissant contre cette profession, qui est une espèce de prêtrise, dont le sacerdoce a pour objet les droits sacrés de la justice. Mais quoique je révère les hommes dans les fonctions qui leur sont affectées, et quoique je désire autant qu’aucun autre qu’ils ne soient exclus d’aucune, je ne peux pas, pour les flatter, donner un démenti à la nature. Ils sont bons dans la composition de l’ensemble ; mais ils deviennent nécessairement pernicieux, s’ils acquièrent une prépondérance assez, marquée pour devenir les maîtres. S’ils sont doués d’une supériorité reconnue dans leurs fonctions particulières, il est très-possible que dans d’autres ils soient très-inférieurs. Je ne puis m’empêcher d’observer à cette occasion que, lorsque des hommes sont trop enfoncés dans les habitudes de leur profession, ils tournent malgré eux dans ce cercle étroit et toujours renaissant de leurs fonctions, qui les éloignent plutôt qu’ils ne les rendent propres à tout ce qui tient à la connaissance du monde, à l’expérience des affaires de différentes natures, au coup d’œil qui embrasse et qui détaille à la fois tous ces grands objets variés et compliqués, extérieurs et intérieurs, qui concourent à former cette machine très-compliquée qu’on appelle État.

Après tout, si la Chambre des Communes pouvait n’être composée que de gens de profession et de métier, quel serait le pouvoir de la Chambre des Communes, circonscrite et bornée comme elle l’est par les barrières inébranlables de nos lois, de nos usages, de nos règles positives et de celles de pure pratique, contre-balancée comme elle l’est par la Chambre des Pairs, et soumise à chaque moment de son existence à la volonté du Roi, qui peut la continuer, la proroger ou la dissoudre à son gré ? Le pouvoir direct et indirect de la Chambre des Communes est certainement très-grand, et puisse-t-il conserver long-temps en son entier cette grandeur et cet esprit qui appartient à la véritable grandeur ! (Ce qui sera aussi long-temps qu’il aura soin d’empêcher que les infracteurs des lois dans l’Inde ne viennent en donner à l’Angleterre). Cependant, le pouvoir de la Chambre des Communes n’est qu’une goutte d’eau dans l’Océan, en comparaison de cette majorité établie et inamovible de votre Assemblée Nationale. Cette Assemblée, depuis la destruction des Ordres, n’est plus soumise à aucune loi fondamentale, à aucune convention stricte, ni à aucun usage respecté, par lesquels son pouvoir puisse être restreint. Au lieu de reconnaître la nécessité d’agir conformément à une constitution déjà fixée, elle est revêtue du pouvoir de faire une constitution qui s’adapte à leurs desseins. Rien, ni au ciel, ni sur la terre, ne peut lui servir de frein. Quelles têtes ne faudrait-il pas avoir, quels coeurs, quelles facultés, pour être capables, ou même pour l’oser, non seulement, de faire des lois dans une constitution déjà établie, mais pour entreprendre de faire éclore d’un seul coup une constitution entièrement neuve pour un grand royaume, et pour chacune des parties de ce royaume, depuis le monarque sur son trône, jusqu’à la moindre assemblée de paroisse ? Mais les insensés se précipitent où les anges craignent de poser le pied[33].

Dans une telle situation d’un pouvoir sans bornes, où les projets sont indéfinis et indéfinissables, le mal, résultant de l’inaptitude morale et presque physique des hommes qui exercent toute autorité, doit être le plus grand que nous puissions concevoir dans la conduite des affaires humaines.

Ayant examiné la composition du Tiers-État tel qu’il était dans son origine, j’ai jeté un coup d’œil sur les représentans du clergé. Ici, il m’a paru de même évident que l’on avait pris peu de précaution pour assurer les propriétés, ni pour être certain de l’aptitude des députés à leurs fonctions publiques, dans les principes de leur élection. Cette élection a été conduite de manière à envoyer une nombreuse légion de curés de village, travailler à cette besogne difficile de refondre un État, eux qui n’ont jamais connu qu’en peinture ce que c’est qu’un État ; eux qui ne connaissent rien de ce monde au-delà des bornes de leur obscur village ; qui plongés dans une pauvreté sans espérance, ne pouvaient regarder toutes les propriétés, soit séculières, soit ecclésiastiques, qu’avec des yeux d’envie ; et parmi lesquels un grand nombre, dans le plus faible espoir du plus petit partage dans le pillage, se joindrait bien vite à la première attaque, au corps de la richesse publique, richesse à laquelle ils ne pouvaient jamais se flatter d’avoir part, à moins d’un débat général[34]. Au lieu de balancer le pouvoir des chicaneurs actifs du Tiers-État, les curés ne pouvaient manquer de devenir les coadjuteurs, ou, tout au moins les instrumens passifs de ceux par qui ils étaient habituellement dirigés dans leurs petits intérêts de village : pouvaient-ils être aussi les plus délicats de leur espèce, ces curés incompétens et ignorans, devenus tout à coup assez présomptueux pour rechercher par l’intrigue une commission, qui, en les enlevant à leurs relations naturelles, les envoyait auprès de leurs embaucheurs, et les plaçait hors de leur sphère d’activité, pour entreprendre la régénération des royaumes ? Ce poids prépondérant, ajouté à la force active du corps de la chicane dans le Tiers-État, compléta cette masse d’ignorance, de témérité, de présomption et d’avidité de pillage auquel rien n’a été capable de résister.

Tout observateur aura vu, dès l’origine, que la majorité du Tiers-État, ainsi réunie avec la majorité du clergé, ne pourrait pas manquer de devenir favorable aux projets et aux détestables desseins des individus, qui, dans le premier ordre, poursuivirent la destruction de la noblesse. Ces déserteurs offraient un sûr appât à tous leurs nouveaux prosélytes, dans l’humiliation et dans la destruction de leur propre corps. Pour de tels faux-frères, toutes les distinctions qui faisaient le bonheur de leurs égaux, n’étaient pas l’objet d’un sacrifice. Lorsque des hommes de naissance se laissent aller à des mécontentemens, et se livrent à la turbulence, ils méprisent leur propre Ordre, en proportion du degré de bouffissure que leur donne l’idée de leur mérite personnel, et que leur arrogance leur suggère. Un des premiers symptômes qu’ils donnent de leur amour-propre et de leur ambition pernicieuse, c’est le mépris avilissant d’une dignité qu’ils partagent avec les antres. Le premier principe de toutes les affections publiques, on pourrait dire leur germe, c’est d’être attaché à la classe de la société dans laquelle on vit ; c’est de chérir le peloton auquel on appartient. C’est là le premier anneau dans l’enchaînement de toutes les affections qui nous attachent, soit à notre patrie, soit au genre humain. Les intérêts de chaque partie de cette subdivision sociale sont un dépôt confié aux mains de chacun de ceux qui la composent : et, comme il n’y aurait que de mauvais citoyens qui pussent en protéger les abus, il n’y a que des traîtres qui puissent, pour leur propre avantage, vouloir les abandonner.

Nous avons eu, dans le temps de nos troubles civils en Angleterre (je ne sais si vous en avez eu de pareils dans votre Assemblée)[35], quelques personnes, tel que le comte d’Holland, qui, par elles ou par leurs familles, avaient fait naître des mécontentemens contre le trône, à cause des prodigalités dont une bonté infinie les avait rendues l’objet ; elles se joignirent aux rébellions dont elles avaient été la cause originaire ; elles aidèrent à renverser ce même trône auquel elles avaient tant d’obligation, auquel quelques-unes devaient leur existence, et d’autres, le pouvoir dont elles se servaient pour perdre leur propre bienfaiteur. Veut-on mettre quelques bornes à la rapacité importante de ces sortes de gens, ou quelques autres sont-ils admis au partage des objets qu’ils convoitent, la vengeance et l’envie remplissent aussitôt le vide insatiable qui reste dans leur avarice : troublés par la complication de tant de passions effrénées, leur raison s’égare, leurs vnes s’étendent et s’embrouillent ; inexplicables aux yeux des autres, l’incertitude est dans leur âme. Dans tout ordre de choses bien établi, leur ambition désordonnée rencontre partout des obstacles ; mais, dans les vapeurs et les brouillards de la confusion, tout s’agrandit, et paraît sans limites.

Lorsque des hommes de rang sacrifient toute idée d’élévation à une ambition sans objet distinct, et emploient des instrumens vils pour parvenir à des fins basses, tout ce qu’ils font est vil et bas. Ne verrait-on pas quelque chose de semblable à cela maintenant en France ? N’y voit-on pas paraître quelque chose d’ignoble et de bas, quelque chose de chétif dans toute la politique dominante ? Une tendance, dans tout ce que l’on fait, à rabaisser, par les individus, toute la dignité et l’importance de l’Etat. D’autres révolutions ont été conduites par des hommes qui, en même temps qu’ils s’efforçaient et même qu’ils réussissaient à opérer des changemens dans l’Etat, sanctifiaient leur ambition, en rehaussant, la dignité du peuple dont ils troublaient la paix ; ils avaient de grandes vues ; ils se proposaient.de gouverner, et non pas de détruire leur pays ; c’étaient des hommes qui avaient de grands talens civils et militaires ; et, s’ils ont été la terreur de leur siècle, ils en ont été aussi l’ornement. Ils n’étaient pas comme des brocanteurs juifs, se disputant, l’un et l’autre à qui aurait l’honneur de réparer le mieux la ruine et les malheurs d’un pays qui n’aurait été bouleversé que par leurs conseils, en proposant la circulation frauduleuse d’un papier discrédité. La flatterie adressée à un de ces grands méchans hommes marqués au vieux coin (Cromwell) par un de ses parens, poëte estimé de ce temps-là, fait connaître quel était le but de son ambition, et il faut convenir qu’il a en un assez grand succès :

« Still as you rise, the state, exalted too,
Finds no distemper whilst ’tis chang’d by you ;
Chang’d like the world’s great scene, when without noise
The rising sun night’s vulgar lights destroys. »

« Tranquille, lorsque vous vous élevez, l’État, élevé aussi, ne s’aperçoit pas du désordre, tandis qu’il est changé par vous : il a changé comme la grande scène du monde, lorsque, sans bruit, le soleil levant détruit les lumières vulgaires de la nuit. »

Ces perturbateurs ressemblaient plutôt à des hommes se faisant jour pour parvenir au rang qui leur est indiqué par la nature, qu’à des usurpateurs. Leur élévation devait éclairer et embellir le monde ; ils ne vainquirent leurs rivaux, qu’en brillant de plus d’éclat. La main qui, comme celle d’un ange exterminateur, frappa ce pays, lui communiqua la force et l’énergie avec lesquelles il souffrait. À Dieu ne plaise que je veuille dire que les grandes qualités de tels hommes dussent contrebalancer leurs crimes ; mais qu’ils étaient un léger correctif des effets qu’ils produisaient ! Tel était, comme je l’ai dit, notre Cromwell ; tels étaient tous vos Guise, vos Condé et vos Coligny ; tels ont été les Richelieu, qui, dans des temps plus calmes, ont agi dans l’esprit d’une guerre civile ; tels, dans une meilleure classe, et dans une cause moins douteuse, ont été votre Henri IV et votre Sully, quoiqu’élevés au milieu des désordres civils, et qu’ils s’en sentissent un peu. C’est une chose étonnante de voir avec quelle promptitude la France, aussitôt qu’elle a eu un moment pour respirer, s’est relevée des guerres civiles les plus cruelles et les plus longues qui aient été jamais connues dans aucune nation. Pourquoi ? Parce que, dans tous leurs massacres, ils n’avaient pas assassiné le caractère, dans leur pays. Une dignité, sûre d’elle-même ; une noble fierté, un généreux sentiment de gloire et d’émulation, n’étaient point éteints : au contraire, ils furent excités, enflammés. Les organes de l’État, quoiqu’endommagés, subsistaient encore : l’on avait conservé toutes les récompenses et toutes les distinctions qui encouragent l’honneur et la vertu[36]. Mais votre confusion actuelle, comme une paralysie, a attaqué la source de la vie elle-même. Tous ceux qui, parmi vous, étaient faits pour n’être guidés que par le principe de l’honneur, sont disgraciés et dégradés, et n’ont d’autres sentimens de la vie que le tourment des mortifications et des humiliations ; mais cette génération sera bientôt éteinte : celle de la noblesse, qui la doit suivre, ressemblera aux artisans, aux paysans, aux agioteurs, aux usuriers et aux juifs, qui seront à jamais leurs camarades, et quelquefois leurs maîtres : Croyez-moi, monsieur, ceux qui prétendent niveler, n’égalisent jamais. Dans toutes les sociétés qui, nécessairement, sont composées de différentes classes de citoyens, il faut qu’il y en ait une qui domine : c’est pourquoi les niveleurs ne font que changer et intervertir l’ordre naturel des choses ; ils surchargent l’édifice de la société, en plaçant en l’air ce que la solidité de la construction demandait de placer à la base. Les associations de tailleurs et de charpentiers, dont la république (de Paris, par exemple), est composée, ne peuvent se trouver dans une situation égale à celle où, par la pire des usurpations, l’usurpation des prérogatives de la nature, vous essayez de les réduire.

Le chancelier de France, à l’ouverture des États-Généraux, a dit avec la grâce d’une fleur de rhétorique, que toutes les occupations étaient honorables. S’il avait envie de dire seulement qu’aucun emploi honnête n’était flétrissant, il n’aurait pas été au-delà de la vérité ; mais en disant que toute chose est honorable, nous sommes forcés d’admettre quelque distinction. L’occupation d’un perruquier ou d’un chandelier, pour ne pas parler de beaucoup d’autres emplois, ne peut être pour personne une source d’honneur. L’État ne doit exercer aucune oppression sur les hommes de cette classe ; mais l’État en aurait une très-grande à souffrir, si tels qu’ils sont collectivement, ou individuellement, on leur permettait de le gouverner. Vous croyez qu’en vous conduisant ainsi vous avez vaincu un préjugé, vous vous trompez : vous avez déclaré la guerre à la nature[37].

Je ne vous conçois pas, mon cher Monsieur. Comment pouvez-vous avoir cet esprit sophistique et captieux, ou cette stupidité peu franche, qui vous fait demander sur chaque observation générale, ou sur chaque sentiment, un détail explicite de tous les correctifs, de toutes les exceptions, tandis que la raison les fait présumer en faveur de toutes les propositions générales qui sont avancées par des hommes raisonnables. Vous n’imaginez pas, j’espère, que mon désir soit de voir le pouvoir, l’autorité et les distinctions accordées exclusivement à la naissance, aux noms et aux titres. Non, Monsieur ; aux yeux du gouvernement les seuls titres admissibles, réels ou présumés, sont la sagesse et la vertu. Quelque part qu’on les rencontre, dans quelque état, dans quelque condition, dans quelque profession, et dans quelque métier que ce soit, elles sont le passe-port du ciel pour le rang et pour l’honneur. Malheur au pays qui serait assez fou et assez impie pour dédaigner les services des talens et des vertus civiles, militaires ou religieuses, qui lui seraient offerts pour l’orner et pour le servir ! Malheur au pays qui condamnerait à l’obscurité tout ce qui est propre à illustrer un état, et à l’environner de gloire ! Malheur encore au pays, qui donnant dans un extrême opposé, regarderait une éducation servile, une manière bornée d’envisager les choses, des occupations mercenaires et sordides, comme des titres préférables pour commander ! Toutes les carrières doivent être ouvertes pour tous les hommes, mais non pas indifféremment. Rien n’est plus mauvais que l’usage d’accorder des commissions par tour ou par chance dans un gouvernement qui embrasse une grande multiplicité d’objets ; rien de plus mauvais que l’usage des élections qui opèrent dans cet esprit de scrutin et de rotation. Ces moyens n’ont aucune tendance directe ou indirecte pour fixer ou pour placer chaque homme dans l’emploi pour lequel il est propre. Je n’hésite nullement à dire que la route qui conduit d’une condition obscure aux dignités et au pouvoir, ne doit pas être rendue trop aisée. Si un rare mérite est la plus rare de toutes les choses rares, il devrait être mis à quelque épreuve. Le temple de l’honneur ne pouvait être mieux placé que sur une élévation ; s’il est ouvert à la vertu, souvenez-vous aussi. que la vertu n’est connue que par les difficultés et quelques combats.

Pour que la représentation de l’État soit dans une juste proportion, il faut qu’elle représente et ses talens (ability) et sa propriété. Mais comme les premiers ont une espèce de chaleur vitale qui tient à un principe entreprenant et actif, et comme la propriété au contraire, est par sa nature paresseuse, inerte et timide, celle-ci ne pourrait jamais être à l’abri des invasions de ce principe actif, si on ne lui accordait pas dans la représentation un avantage au-delà de toute proportion : elle doit être représentée aussi en grande masse d’accumulation ; autrement elle ne serait pas assez bien protégée. L’essence caractéristique de la propriété, essence qui dérive des principes combinés de son acquisition et de sa conservation, est d’être inégale ; c’est pourquoi les grandes masses qui excitent l’envie et qui tentent la rapacité, doivent être mises hors de la crainte de tout danger. Alors ces grandes masses forment un rempart naturel qui met à l’abri toutes les propriétés moins grandes, dans quelque proportion qu’elles décroissent. Une même masse de propriété, lorsqu’elle est subdivisée par le cours ordinaire des choses entre un plus grand nombre d’individus, ne procure plus les mêmes avantages ; sa puissance défensive s’affaiblit à mesure qu’elle se subdivise par de tels partages ; la portion de chaque individu est moins grande que celle que, dans l’ardeur de ses désirs, il peut se flatter d’obtenir, en dissipant les grandes accumulations des autres. Si l’on faisait une distribution générale du pillage de quelques-unes de ces grandes masses, la portion de chacun serait d’une petitesse inconcevable ; mais la multitude n’est pas capable de faire de tels calculs, et l’intention de ceux qui la mènent au pillage, n’est jamais non plus de faire cette distribution.

Le pouvoir de perpétuer nos propriétés dans nos familles, est une des circonstances les plus intéressantes et les plus importantes qui soient attachées à la propriété, et celle qui contribue le plus à la perpétuité de la société elle-même ; elle fait tourner nos vices au profit de nos vertus par ce moyen, l’on peut enter la générosité sur l’avarice. Les possesseurs des richesses d’une famille et des distinctions qui sont attachées à leurs personnes en cette qualité héréditaire, (comme y étant les plus intéressés) sont les garans naturels de la transmission de toutes les propriétés. Chez nous, la Chambre des Pairs est établie sur ce principe ; elle est entièrement composée de propriétés et de distinctions héréditaires. C’est pourquoi elle forme le tiers du Corps Législatif[38], et devient en dernier ressort le seul juge de toutes les propriétés, dans toutes leurs subdivisions. La Chambre des Communes aussi, quoique ce ne soit pas aussi nécessairement, est cependant par le fait composée en grande partie de la même manière. Que ces grands propriétaires soient ce qu’ils voudront, quels qu’ils soient, et ils ont la chance d’être parmi les plus recommandables, ils n’en seront pas moins, au pis aller, le lest du vaisseau de la chose publique. Car, quoique la richesse héréditaire et le rang qui l’accompagne soient trop idolâtrés par des flatteurs rampans et par les admirateurs aveugles et abjects du pouvoir, ils sont d’un autre côté trop témérairement méprisés dans les spéculations inconsidérées des adeptes pétulans, présomptueux, et à courte vue de la philosophie. Il n’est ni contre nature, ni injuste, ni impolitique, d’accorder à la naissance quelques prééminences convenables et quelques préséances, pourvu toutefois que ce ne soient pas des attributions exclusives.

On dit que 24 millions d’hommes doivent l’emporter sur deux cent mille. Cela est vrai si la constitution d’un royaume est un problème d’arithmétique ; et cette manière de parler n’est pas impropre, quand elle a le secours de la lanterne pour l’appuyer ; mais elle est ridicule pour des hommes qui peuvent raisonner de sang-froid. La volonté du grand nombre, et les intérêts du grand nombre, sont rarement la même chose. Et la différence sera énorme, si en vertu de sa volonté, il fait un mauvais choix. Un gouvernement de cinq cents juges de villages et de curés obscurs, ne serait pas bon pour 24 millions d’hommes, eussent-ils été choisis par 48 millions. Il n’est pas meilleur d’être guidé par une douzaine d’hommes de qualité qui n’ont obtenu le pouvoir dont ils jouissent qu’en trahissant leurs commettans. Aujourd’hui, vous semblez être, en tout, égarés de la grande route de la nature. La propriété de la France n’est plus ce qui la gouverne, et par suite de cela, la propriété est détruite, et la liberté raisonnable n’existe pas. Vous n’avez acquis jusqu’à ce moment qu’un papier-monnaie et une constitution d’agiotage. Quant à l’avenir, croyez-vous sérieusement que le territoire de la France, avec votre système républicain de 83 départemens indépendants, (pour ne rien dire de plus de la composition de chaque département,) pourra jamais être gouverné comme un seul corps, ou mis en mouvement par l’impulsion d’un seul esprit ? Lorsque l’Assemblée aura achevé son ouvrage, elle aura achevé sa ruine. Toutes ces républiques ne supporteront pas long-temps la suprématie de celle de Paris ; elles ne souffriront pas que celle-ci fasse une sorte de monopole de la captivité du Roi, et qu’elle gouverne l’Assemblée soi-disant Nationale. Chacune voudra s’approprier une portion des dépouilles de l’Église ; et aucune ne souffrira que, ni les productions de son industrie, ni celles de son sol, soient envoyées à Paris, pour bouffir l’insolence ou pour alimenter le luxe de ses artisans. Elles ne reconnaîtront à tout ceci rien de semblable à cette égalité qui a servi de prétexte pour leur faire rompre les liens de fidélité qui les attachaient à leur souverain et à l’ancienne constitution de leur pays. pas laissé à la personne que vous continuez à appeler roi, la centième partie du pouvoir nécessaire pour maintenir l’harmonie dans cette collection de républiques. Celle de Paris fera tous ses efforts pour compléter la corruption de l’armée, pour perpétuer illégalement l’Assemblée, indépendamment du concours de ses différens commettans, comme un moyen de prolonger son despotisme. Elle fera tous ses efforts pour attirer tout à elle, et, devenant comme le cœur d’une circulation illimitée d’assignats ; mais ce sera en vain. Toute cette politique finira par paraître aussi faible qu’elle est actuellement violente.

Si telle est votre situation actuelle, comparée à celle à laquelle vous étiez appelés comme par la voix de Dieu et des hommes, je ne puis rien trouver, dans mon cœur, qui me porte à vous féliciter sur le choix que vous avez fait, ou sur les succès qui ont couronné vos efforts. Je ne serai pas plus porté à recommander à aucune autre nation d’imiter une conduite dirigée sur de tels principes, et susceptible de semblables effets. J’abandonne cet avantage à ceux qui sont plus capables que je ne le suis de pénétrer plus avant dans vos affaires, et qui savent mieux combien vos actions sont favorables à leurs desseins. Les membres de la Société de la Révolution, qui étaient si empressés dans leurs congratulations, me semblent fortement persuadés que dans les échantillons de politique que vous avez fournis, il y en a quelques-uns qui pourraient, en quelque façon, être utiles à leur pays. Car votre docteur Price, qui semble s’être abandonné avec ferveur sur ce sujet à de profondes spéculations, adressa à son auditoire les paroles suivantes, qui sont très-remarquables : « Je ne puis finir ce discours sans rappeler particulièrement à votre attention une considération que j’ai déjà rappelée plus d’une fois, et sur laquelle toutes vos pensées m’auront déjà prévenu ; une considération dont mon esprit est pénétré plus que je ne puis l’exprimer ; je veux dire, que le moment actuel est des plus favorables pour tous les efforts dans la cause de la liberté. »

Il est clair que l’esprit de ce prédicateur politique était alors gros d’un dessein extraordinaire ; et il est très-probable que les pensées de son auditoire, qui le comprit mieux que je ne puis le faire, coururent toutes au devant de sa réflexion, et de toute la suite des conséquences qui devaient en dériver.

Avant d’avoir lu ce discours, j’avais véritablement cru que je vivais dans un pays libre ; et je chérissais mon erreur, parce que j’en aimais davantage ma patrie. Je présumais qu’une vigilance active et surveillante pour conserver le trésor de notre liberté, non seulement de toute invasion, mais même de tous les dépérissemens de la corruption, était notre premier devoir, et notre meilleure sagesse. Cependant, je considérais ce trésor plutôt comme une possession à conserver, que comme une conquête à entreprendre. Je ne discernai pas comment le temps présent pouvait être si favorable à tant d’efforts pour la cause de la liberté. Le temps présent ne diffère d’aucun autre que par la circonstance de ce qui arrive en France. Si l’exemple de cette nation doit influer sur la nôtre, je conçois aisément pourquoi quelques-uns de ses procédés, qui ont un aspect désagréable, et qu’on ne peut pas tout-à-fait concilier avec l’humanité, la générosité, la bonne foi et la justice, sont palliés avec une si douce bénignité quand il s’agit des acteurs, et supportés avec un courage si héroïque quand il s’agit des victimes. Il n’est nullement politique de décréditer l’autorité d’un exemple que l’on propose à imiter. Mais en accordant cela, nous sommes conduits à une question toute naturelle : Quelle est cette cause de la liberté, et quels sont ces efforts en sa faveur que l’exemple de la France rendrait si opportuns ? Est-ce notre monarchie que l’on veut détruire ? toutes nos loix, tous nos tribunaux et toutes les anciennes corporations du royaume ? Faut-il effacer aussi toutes les limites de nos provinces, pour nous donner une constitution géométrique et arithmétique ? Faut-il déclarer la Chambre des Pairs inutile ? détruire l’épiscopat ? Faut-il vendre les biens du clergé à des juifs et à des agioteurs ? ou les donner à ces républiques municipales de nouvelle invention, pour les déterminer à participer au sacrilége ? Toutes les taxes doivent-elles être abolies comme des surcharges, et le revenu public réduit à une contribution, ou à des dons patriotiques[39] ? Doit-on entretenir les forces de la marine de ce royaume avec le produit des boucles de souliers, et substituer ce produit à celui de l’impôt sur les terres et sur la drêche ? Devons-nous aussi confondre les ordres, les rangs, les distinctions, afin de faire sortir d’une anarchie générale, et d’une banqueroute nationale, trois ou quatre mille démocraties que l’on réduira à quatre-vingt-trois, lesquelles, par la puissance d’une sorte de, force attractive inconnue, finiront ensuite par s’organiser en une seule ? Faut-il pour parvenir à ce grand but, corrompre l’armée, en anéantissant dans son sein tout principe de discipline et de fidélité, par des séductions de toutes espèces, et enfin par l’appat irrésistible d’une augmentation de paye ? Et les curés, faut-il aussi les soustraire à la discipline de leurs évêques, en leur offrant l’espérance illusoire d’une portion dans le pillage de leurs propres biens ? Faut-il corrompre la soumission des citoyens de Londres, en les nourrissant aux dépens de leurs sujets ? Un papier forcé doit-il être substitué aux monnaies de ce royaume ? Ce qui restera du pillage des fonds publics doit-il être sacrifié à ce projet sauvage d’entretenir deux armées pour se surveiller et se combattre mutuellement ? Si tels sont le but et les idées de la Société de la Révolution, je conviens qu’elles sont bien assorties, et que la France peut lui en fournir des exemples.

Je vois que c’est pour nous faire honte que l’on nous expose tous les détails de votre conduite. Je sais que l’on nous suppose une race de paresseux et d’indolens, devenus nuls en trouvant notre situation tolérable ; et que le peu de liberté dont nous jouissons nous empêche d’atteindre à toute sa perfection, Vos guides, en France, commencèrent par affecter d’admirer, presque même d’adorer la constitution anglaise ; mais à mesure qu’ils avancèrent, ils la regardèrent avec un souverain mépris. Les amis de votre Assemblée Nationale que vous avez parmi nous, ont exactement la même opinion de ce que l’on regardait autrefois comme la gloire de leur pays. L’Angleterre n’est pas une nation libre : la Société de la Révolution a fait cette découverte ; elle est convaincue que l’inégalité de notre représentation « est dans notre constitution, « un vice si énorme et si palpable, qu’elle est réduite à une pure formalité et à une vaine théorie[40] » ; que la représentation dans le Corps Législatif d’un royaume est non seulement la base de toute la liberté constitutionnelle dont on y jouit, mais même « de tout gouvernement légitime ; que, sans elle, un gouvernement n’est qu’une usurpation ; que, lorsque la représentation est partielle, le royaume ne possède qu’une liberté partielle, ou n’a qu’un simulacre de liberté, et que si, bien plus que d’être partielle, elle est le fruit de la corruption, cette liberté devient un fléau » Le docteur Price considère notre représentation non proportionnelle, comme notre vice fondamental ; et quoiqu’il veuille bien croire que cette corruption n’est pas tout-à-fait à son comble, il craint cependant que « pour parvenir à obtenir ce bienfait essentiel pour nous, notre ressentiment ait besoin d’être provoqué par quelque nouvel abus du pouvoir, ou que quelque grande calamité renouvelle nos alarmes, ou peut-être que l’exemple d’une autre nation qui aurait acquis dans toute sa pureté l’égalité de la représentation, tandis que l’on nous amuse par son ombre, emflamme notre amour-propre. » Il ajoute à cette occasion une note ainsi conçue, en parlant de nous : « Une représentation choisie principalement par la trésorerie et par quelques millions d’hommes de la lie du peuple, qui sont communément payés pour leur vote ».

Vous sourirez ici en voyant l’inconséquence de ces démocrates, qui, lorsqu’ils ne sont pas sur leurs gardes, traitent avec le plus grand mépris la plus humble classe de la société[41], tandis que dans le même moment ils prétendent la rendre dépositaire de tout pouvoir ; il faudrait un discours entier pour vous faire apercevoir toutes les ruses qui sont cachées sous ces expressions générales et équivoques d’une représentation inadéquate (hors de proportion). Je dirai seulement ici en faveur de cette constitution, d’une vieille mode sous laquelle nous avons longtemps prospéré, que notre représentation a été trouvée parfaitement en proportion pour remplir toutes les fins que l’on peut souhaiter ou rechercher par ce moyen. Je défie les ennemis de notre Constitution de montrer le contraire. Il faudrait faire un traité entier sur notre constitution-pratique, pour pouvoir vous détailler les particularités dans lesquelles on l’a trouvée si propre à remplir ses vues. Je vous expose ici la doctrine de nos révolutionnaires, seulement pour vous faire voir, ainsi qu’à tout le monde, quelle opinion ces messieurs ont de la constitution de leur pays, et pourquoi ils semblent croire que quelque grand abus du pouvoir, ou quelque grande calamité qui nous offrirait une occasion d’obtenir les bienfaits d’une constitution analogue à leurs idées, serait pallié à leurs yeux ; vous voyez pourquoi ils sont si épris de votre belle et proportionnelle représentation qui, dès que nous l’aurions obtenue, ne manquerait pas de produire les mêmes effets. Vous voyez qu’ils ne regardent notre Chambre des Communes que comme un semblant, une forme, une théorie, une ombre, une moquerie, peut-être un fléau.

Ces messieurs se vantent d’être systématiques en tout, et ce n’est pas sans raison. Ils doivent donc regarder ce vice énorme et palpable dans notre représentation, ce.grief fondamental, (c’est ainsi qu’ils l’appellent ) non seulement comme une chose vicieuse en elle-même, mais qui rend tout notre Gouvernement illégitime, et nullement meilleur que si c’était une usurpation complette. En conséquence, pour se débarrasser d’un gouvernement illégitime et usurpé, une autre révolution viendrait fort à propos, si même elle n’était pas de nécessité absolue. En vérité, leur principe, si vous l’observez avec quelque attention, va au-delà d’un changement dans l’élection de la Chambre des Communes : car si la représentation, (ou le choix du peuple) est absolument nécessaire pour la légitimité de tout gouvernement, voilà d’un seul coup la Chambre des Pairs abatardie et viciée jusque dans son principe. Cette Chambre n’est point du tout le représentant du peuple, ni dans l’apparence, ni dans la forme. En même temps, le cas de la couronne n’est pas meilleur. C’est en vain que pour se défendre contre ces messieurs, elle s’efforcerait de se mettre à couvert derrière les Pairs par toutes les institutions créées à l’époque de la révolution. La révolution à laquelle on a recours comme à un titre, manque de titre elle-même dans leur système. Selon leur théorie, cette révolution est construite sur une base qui n’est pas plus solide que nos formalités actuelles, puisque la Chambre des Pairs qui y a concouru, ne représentait aucunement le peuple, et puisque la Chambre des Communes était composée exactement sur le même principe qu’elle l’est aujourd’hui, c’est-à-dire, selon eux, qu’elle n’était qu’une ombre et une moquerie de représentation.

Il faut absolument qu’ils détruisent quelque chose, ou ils croiraient leur existence sans objet. Les uns veulent arriver à la destruction du pouvoir civil, en attaquant d’abord l’Église ; les autres veulent que ce soit la chute du civil qui entraîne celle de l’Église. Ils sont bien avertis des funestes conséquences qui pourraient retomber sur le public, s’ils accomplissaient la double destruction de l’Église et de l’État ; mais ils sont tellement échauffés de leurs théories, qu’ils font plus que de laisser entrevoir que sa ruine, même avec tous les maux inévitables qu’elle entraînerait, ou qui en résulteraient immédiatement, maux dont la certitude leur est connue, que sa ruine, dis-je, ne leur serait pas désagréable ou très-éloignée de leurs vœux. Un homme qui jouit d’une grande autorité parmi eux, et qui a certainement aussi de grands talens, en parlant d’une alliance supposée avec l’Église et l’État, dit : « Peut-être devons-nous attendre pour la chute de ces pouvoirs civils, que cette alliance monstrueuse soit rompue. Ce temps sera certainement très-calamiteux ; mais quelle convulsion dans le monde politique peut être un sujet d’alarme, quand il en doit résulter un effet si désirable ? » Vous voyez de quel œil assuré ces messieurs sont préparés à voir les plus grands malheurs qui puissent arriver à leur pays[42].

Il n’est donc pas étonnant qu’avec ces idées de chaque chose dans leur constitution ou leur gouvernement intérieur, soit dans l’Église ou dans l’État, comme une chose illégitime et usurpée, ou au moins comme une vaine moquerie, ils portent leurs regards dans l’étranger avec l’enthousiasme et toute l’ardeur de la passion. Tandis que leurs esprits sont ainsi préoccupés, c’est en vain qu’on leur parle de ce qui a été pratiqué par leurs ancêtres, des lois fondamentales de leur pays, des formes établies de la Constitution, dont les avantages sont confirmés par le témoignage irrévocable d’une longue expérience, par le progrès de la force publique et de la prospérité nationale. Ils méprisent l’expérience, comme étant la sagesse des ignorans ; et, quant au reste, ils ont préparé sous terre une mine dont l’explosion fera sauter à la fois tous les exemples de l’antiquité, les usages, les chartes et les actes du Parlement. Ils ont les droits de l’homme. Contre de tels droits, il n’y a pas de prescription ; les adhésions ne sont pas des engagemens ; ils n’admettent ni tempérament, ni modification : tout ce qui est contraire à ce qu’ils renferment, n’est que fraude et injustice. Qu’aucun gouvernement ne regarde comme un point de sécurité la longueur de sa durée, ni la douceur et la justice de son administration. Si les formes ne cadrent pas avec leur théorie ; les objections que font ces spéculateurs contre un gouvernement antique et bienfaisant, acquièrent aussitôt toute la validité de celles que l’on ferait contre la tyrannie la plus violente ou l’usurpation la plus récente. Ils sont toujours en contestation avec les gouvernemens, non pas à cause des abus qu’ils leur reprochent, mais parce qu’ils mettent toujours en question leur compétence et leur titre. — Je n’ai rien à répondre aux grossières subtilités de leur politique métaphysique : qu’ils s’en amusent dans les écoles :

............illa se jactet in aulà
Æolus, et clauso ventorum carcere regnet ! (Virg. Æ. 1.)

............Qu’elle y tienne sa cour,
Des rêves, de l’erreur c’est l’éternel séjour !

Mais ne souffrons pas qu’ils brisent leur prison, pour souffler comme le vent d’est, ravager la terre par leurs ouragans, et déchaîner les flots de l’Océan pour nous inonder.

S’agit-il des véritables droits de l’homme ? Alors je suis aussi loin d’en rejeter la théorie, que mon cœur est rempli du désir d’en maintenir, dans la pratique, tous les avantages. En déniant les fausses prétentions des droits de l’homme, je n’ai nullement l’intention de faire tort à celles qui sont réelles, et qui sont telles ; leurs prétendus droits les détruiraient absolument. Si la société civile est faite pour l’avantage de l’homme, chaque homme a droit à tous les avantages pour lesquels elle est faite. C’est une institution de bienfaisance, et la loi elle-même n’est que la bienfaisante dirigée par une règle. Les hommes ont le droit de vivre suivant cette règle. Ils ont droit à la justice, et ce droit leur appartient contre les plus forts de même que contre les plus faibles. Ils ont droit à tous les produits de leur industrie, et à tous les moyens de la faire fructifier. Ils ont droit d’appartenir à leurs père et mère. Ils ont droit d’élever et de perfectionner leurs enfans. Ils ont droit aux instructions pour le temps de la vie, et aux consolations pour le moment de leur mort. Quelque chose qu’un homme puisse entreprendre séparément pour son propre avantage, sans empiéter sur l’avantage d’un autre, il a le droit de le faire ; il a en commun, avec toute la société, un droit incontestable à prendre sa part dans tous les avantages combinés d’industrie et de force qu’elle procure. Mais quant au droit de partager le pouvoir, l’autorité ou la conduite des affaires de l’État, je nierai toujours très-formellement qu’il soit au nombre des droits directs et primitifs de l’homme en société civile ; car je ne m’occupe que de l’homme civil et social, et pas d’un autre : c’est une chose dont il est nécessaire de convenir[43]

Si la société civile est un résultat des conventions, ces conventions doivent être ses lois ; ces conventions doivent modifier et limiter toutes les espèces de constitution que l’on fait sous le terme de cette convention : il n’y a pas de pouvoir, soit législatif, judiciaire ou exécutif, qui n’en soit le résultat ; ils ne peuvent avoir d’existence dans tout autre état de choses ; et comment se fait-il qu’un homme réclame, au nom de la société civile, des droits qui ne supposent pas même son existence, des droits qui lui répugnent absolument ? Un des premiers buts de la société civile et qui devient une de ses règles fondamentales, c’est que personnen ne soit jugé dans sa propre cause. Par cela seul, chaque individu s’est dépouillé tout d’un coup du premier droit fondamental qui appartient à l’homme qui n’est lié à aucun contrat, celui de juger pour lui-même, et de soutenir sa propre cause : il abdique tout droit de se gouverner lui-même, il abandonne même en grande partie, le droit de sa propre défense, la première loi de la nature. Les hommes ne peuvent jouir à la fois des droits d’un État civilisé et d’un État qui ne l’est pas ; ils abandonnent afin d’obtenir justice, le droit de déterminer sur chaque chose ce qui leur importe le plus : afin de conserver quelque liberté, ils en font l’abandon total.

Le Gouvernement n’est pas fait en vertu des droits naturels qui peuvent exister, et qui existent en effet indépendamment de lui. Les droits sont beaucoup plus clairs, et beaucoup plus parfaits dans leur abstraction ; mais cette perfection abstraite est leur défaut pratique. Quand on a droit à tout, on manque de tout. Le Gouvernement est une invention de la sagesse humaine pour pourvoir aux besoins des hommes. Les hommes ont droit à ce que cette sagesse fournisse à tous leurs besoins. Au nombre de ces besoins, on convient que, hors de la société civile, celui qui se fait le plus sentir est de restreindre suffisamment les passions. La société m’exige pas seulement que les passions des individus soient réduites, mais même que, collectivement et en masse, aussi bien que séparément, les inclinations des hommes soient souvent contrariées, leur volonté contrôlée, et leurs passions soumises à la contrainte. Cela ne peut certainement s’opérer que par un pouvoir qui soit hors d’eux-mêmes, et qui ne soit pas, dans d’exercice de ses fonctions, soumis à cette même volonté et à ces mêmes passions, que son devoir est de dompter et de soumettre. Dans ce sens, la contrainte est, aussi bien que la liberté, au nombre des droits des hommes : mais, comme la liberté et ses restrictions varient avec le temps et avec les circonstances, comme elles admettent l’une et l’autre des modifications jusqu’à l’infini, on ne peut les soumettre à aucune règle fixe, et rien n’est si insensé que de les discuter d’après ce principe.

Du moment que vous diminuer quelque chose des droits de l’homme, de celui de se gouverner soi-même, et que vous souffrez que l’on y apporte quelques limites positives et artificielles, aussitôt toute l’organisation du Gouvernement devient matière de convenance. C’est là ce qui rend la constitution d’un État, et la distribution équitable de ses pouvoirs, l’objet de la science la plus délicate et la plus compliquée ; c’est là ce qui exige une connaissance si profonde de la nature humaine et de ses besoins, de toutes les choses qui peuvent faciliter ou empêcher les différentes fins qu’on se propose par le mécanisme des institutions civiles. L’État a besoin de ranimer ses forces, et de remèdes à ses maux. À quoi servirait, pour alimenter ou pour guérir, une discussion abstraite sur les droits de l’homme ? La question est de savoir procurer et administrer l’un et l’autre ; et, en pareille circonstance, je conseillerais toujours plutôt d’avoir recours au fermier et au médecin, qu’aux professeurs de métaphysique.

La science de composer un État, de le renouveler, de le réformer, de même que toutes les autres sciences fondées sur l’expérience, ne s’apprend pas à priori ; et l’expérience de cette science pratique ne s’acquiert pas en un jour, parce que les effets réels, produits par des causes morales, ne sont pas toujours immédiats ; parce que telle chose, qui paraît préjudiciable au premier abord, peut être excellente dans ses opérations éloignées, et parce que cette bonté même ne dérive peut-être que des mauvais effets produits au commencement. On voit arriver aussi le contraire ; et des plans très-plausibles, après avoir eu les commencemens les plus flatteurs, ont fini par donner des regrets et de la honte[44]. Dans les États, il y a souvent de ces causes obscures et presque cachées ; de ces causes qui, au premier aspect, paraissent mériter à peine l’attention, et qui par la suite deviennent de la plus grande conséquence pour leur prospérité ou pour leur malheur. La science du Gouvernement étant donc si pratique en elle-même, et dirigée vers tant d’objets-pratiques, cette science exigeant une si grande étendue d’expérience, plus même qu’il n’est donné à personne d’en acquérir dans le cours de sa vie, quelque sagacité qu’il ait et quelque bon observateur qu’il soit, ce n’est qu’avec des précautions infinies qu’un homme peut s’exposer à renverser un édifice qui, pendant des siècles, a rempli d’une manière supportable toutes les fins générales de la société, ou à en élever un autre sans avoir sous les yeux aucun modèle, ni aucun exemple qui donnent l’idée d’une utilité déjà éprouvée.

Ces droits métaphysiques introduits dans la vie commune, sont semblables à des rayons de lumière qui percent dans un milieu dense, et qui, par les lois de la nature, sont réfléchis dans leur même direction. En vérité, dans cette masse énorme et compliquée des passions et des intérêts humains, les droits de l’homme ne sont réfractés et réfléchis dans un si grand nombre de directions croisées et différentes, qu’il est absurde d’en parler comme s’il leur restait quelque ressemblance avec leur simplicité primitive. La nature de l’homme est embrouillée, les objets de la société sont aussi complexes qu’il soit possible de l’être ; c’est pourquoi un pouvoir simple dans sa disposition ou dans sa direction, ne peut plus convenir, ni à la nature de l’homme, ni à la qualité de ses affaires. Lorsque j’entends vanter la simplicité d’invention à laquelle on prétend arriver dans de nouvelles constitutions politiques, je ne puis m’empêcher de conclure que ceux qui y travaillent ne savent pas leur métier, ou qu’ils sont très-négligens pour leur devoir. Les gouvernemens simples sont foncièrement défectueux, pour n’en rien dire de pis. Si vous deviez considérer la société sous un seul point de vue, tous ces modes simples de politique seraient infiniment séduisans. En effet, chacun séparément répondrait à sa fin séparée, beaucoup mieux que les plus complexes ne peuvent répondre à leurs fins complexes. Mais on ne doit pas préférer des rapports imparfaits et inégaux dans tout l’ensemble, au risque de voir que, tandis que quelques parties seraient réglées avec la plus parfaite exactitude, d’autres seraient totalement négligées, ou peut-être matériellement attaquées par le soin exclusif accordé à l’objet favorisé.

Les droits prétendus de ces théoristes sont tous extrêmes, et en proportion qu’ils sont vrais métaphysiquement, ils sont faux moralement et politiquement. Les droits des hommes sont dans une sorte de milieu qu’il est impossible de définir, mais qu’il n’est pas impossible d’apercevoir. Les droits de l’homme dans les gouvernemens, sont les avantages, et ces avantages sont souvent en balance entre les différences de bien ; quelquefois un compromis entre un bien et un mal, et quelquefois entre deux maux. La raison politique est un principe qui calcule ; il ajoute, il soustraît, il multiplie, il divise moralement et non pas métaphysiquement ou mathématiquement les véritables dénominations morales.

Ces théoristes confondent presque toujours dans leurs sophismes le droit du peuple avec son pouvoir. Toutes les fois que le corps de la société entière peut trouver à agir, il est impossible que rien lui résiste ; mais en continuant à confondre le droit et le pouvoir, ce corps de la société ne peut pas avoir un droit incompatible avec la vertu, et avec la première de toutes, la prudence. Les hommes n’ont aucun droit à ce qui n’est pas raisonnable et à ce qui n’est pas calculé pour leur avantage ; car quoiqu’un écrivain plaisant ait dit : Liceat perire poetis[45], lorsque l’un d’eux, dit-on, se jeta de sang-froid au milieu des flammes d’une éruption volcanique, ardentem frigidus Ætnam insiluit, je regarde cette boutade plutôt comme une licence poétique, que comme un des priviléges du Parnasse ; et quant à celui qui a exercé cette sorte de droit, fût-il poëte, théologien ou politique, j’aurais trouvé beaucoup plus sage, parce que ç’aurait été plus raisonnable, de sauver l’homme, que de conserver ses pantoufles d’airain comme un monument de sa folie.

Si la honte[46] ne rompt pas cette Société de la Révolution, l’espèce de sermon annuel qu’on y débite pour célébrer l’époque de notre révolution, sermon auquel se rapporte la plus grande partie de ce que j’écris, parviendra peut-être, à force de subtilités, à effacer de l’esprit des hommes qui la composent., les véritables principes de cette révolution, et à les priver même des avantages qu’elle nous a procurés. Je vous avoue, Monsieur, que je n’ai jamais aimé ces entretiens perpétuels sur la résistance et sur les révolutions, ni cette manière de faire son aliment journalier de ces remèdes extrêmes de la Constitution ; cela rend la complexion de la Société dangereusement valétudinaire ; c’est comme si l’on prenait périodiquement des doses de sublimé corrosif, et comme si l’on avalait de fréquens breuvages de cantharides, pour se provoquer à l’amour de la liberté.

Ce désordre de remèdes, par son usage habituel, finit par relâcher et détruire les ressorts de cet esprit qui ne doit agir que dans les grandes occasions. C’était à l’époque la plus soumise de la servitude de Rome, que l’on donnait pour les exercices journaliers, aux élèves d’une nombreuse classe, des thèmes sur le droit de tuer les tyrans :

« Cùm perimit sævos classis numerosa tyrannos. » (Juv. sat. VII.)[47].

Dans un état ordinaire de choses, et dans une contrée comme la nôtre, cela produit les plus mauvais effets, même pour la cause de la liberté, que cela trahit, par le dérèglement et par l’extravagance des spéculations. Presque tous les républicains les plus outrés que j’ai connus, sont devenus en fort peu de temps les courtisans les plus décidés et les plus accomplis[48] ; ils laissèrent bientôt cette besogne ennuyeuse d’une résistance modérée mais journalière, à ceux d’entre nous, que dans l’ivresse et dans l’orgueil de leurs théories, ils avaient traités avec autant de mépris que si nous eussions été des Torys[49], Il faut dire aussi que l’hypocrisie se plaît dans les spéculations les plus sublimes : car n’ayant jamais le projet d’aller plus loin que les spéculations, il n’en coûte rien de les faire magnifiques. Mais même dans le cas où il fallait encore plus se défier de la légèreté que de la cause de leurs spéculations, leur résultat a été le même : car, si ces professeurs ne trouvent pas leurs principes extrêmes applicables aux cas qui n’exigent qu’une résistance convenable, je peux même dire civile et légale, ils n’en ont pas du tout. Avec eux il faut la guerre, une révolution, ou rien. Leurs systèmes politiques n’étant point adaptés à la forme du monde dans lequel ils vivent, il arrive souvent qu’ils ont une idée trop légère de tous les principes publics, et qu’ils sont prêts à sacrifier pour un intérêt très-trivial, ce qu’ils trouvent n’avoir qu’une valeur triviale. Quelques-uns, à la vérité, sont d’un caractère plus ferme et plus persévérant ; mais hors du Parlement, les politiques les plus ardens sont ceux que la moindre chose déciderait à abandonner leurs projets favoris. Ils ont toujours en vue quelques changemens dans l’Église, ou dans l’État, ou dans tous les deux. Ceux qui pensent ainsi, sont toujours de mauvais citoyens, et l’on ne peut former avec eux une sorte de liaisons sur laquelle on puisse compter : car, n’attachant de valeur qu’à leurs projets spéculatifs, et n’en accordant aucune à l’arrangement actuel de l’État, ce qu’ils font de mieux est de n’apporter que de l’indifférence dans la bonne conduite des affaires publiques ; ils ne savent ni apprécier le mérite, ni blâmer les fautes ; ils se réjouissent de préférence pour les dernières, comme plus favorables à une révolution. Ils ne voient de bien ni de mal, dans les hommes, dans les actions, ou dans aucun principe politique, qu’autant qu’ils y trouvent quelques rapports avec l’avancement ou le retard de leurs projets de changemens. C’est par cette raison qu’on les voit soutenir un jour la prérogative la plus violente et la plus étendue ; et dans un autre temps, les idées les plus sauvages et les plus démocratiques de la liberté ; et passer de l’une à l’autre sans aucune espèce de considération pour la cause, les personnes, ou le parti.

En France, vous êtes maintenant dans la crise d’une révolution et d’un changement de gouvernement ; vous ne pouvez pas discerner ce caractère d’hommes, exactement dans la même position où nous le voyons dans ce pays. Chez nous, il est guerroyant ; chez vous, il est triomphant, et vous savez maintenant comme il est capable d’agir quand on lui laisse prendre un pouvoir proportionné à ses volontés. Je serais très-fâché que l’on supposât que j’adresse ces observations particulièrement à une certaine espèce d’hommes, ou que je les confondisse toutes ensemble. Bien loin de là ! je suis aussi incapable de cette injustice, que je le suis de vouloir me mesurer avec des hommes qui professent des principes extrêmes, et qui, sous le voile de la religion, enseignent une politique dangereuse et sauvage. Ce qui révolte dans cette politique révolutionnaire, c’est qu’on dirait que son principal effet est de tremper et d’endurcir les poitrines, afin de les rendre en état de mieux supporter les coups terribles que l’on porte quelquefois dans ces occasions extrêmes ; mais comme ces occasions peuvent n’arriver jamais, l’esprit en reçoit une souillure gratuite, et les sentimens moraux ne souffrent pas peu, lorsqu’aucun projet politique ne gagne à cette dépravation. Cette sorte de gens est tellement entichée de sa théorie des droits de l’homme, qu’elle en a tout-à-fait oublié la nature. Sans ouvrir une nouvelle route à l’entendement, ils ont réussi à fermer toutes celles qui conduisaient au coeur ; ils ont corrompu dans leurs âmes et dans celles de ceux qui les suivent, tous les liens attrayants et consolateurs d’une sympathie universelle.

Ce fameux discours du club de Old Jewry ne respire rien autre chose dans sa partie politique. Les complots, les massacres, les assassinats, semblent être des bagatelles, au prix d’une révolution ; rien ne paraît aussi plat, et insipide à leur goût, qu’une réforme qui n’est acquise ni par les déprédations, ni par l’effusion du sang. Il leur faut de grands changemens de scène, des coups de théâtre, un grand spectacle, pour réveiller leur imagination que la jouissance indolente de soixante années de paix a trop engourdie, et pour donner du mouvement à ce calme inanimé de la prospérité publique. Le prédicateur a trouvé tout cela dans la révolution de France ; elle a inspiré le juvenilis ardor (l’ardeur de la jeunesse), à tout son sujet ; on voit que son enthousiasme s’allume à mesure qu’il s’avance, et lorsqu’il arrive à la péroraison, c’est un véritable volcan. C’est alors que, découvrant du haut de sa chaire l’état libre, moral, heureux, florissant et glorieux de la France, comme dans le point de vue d’un paysage de la terre promise, son style s’élance avec extase : vous allez en juger vous-même :

« Quelle période féconde en événemens ! Que je suis reconnaissant d’avoir vécu dans une telle époque ! Je pourrais presque dire : Nunc dimittis servum tuum, Domine, « C’est maintenant, Seigneur, que vous pouvez congédier votre serviteur en paix, selon votre parole ! Mes yeux ont vu le salut que vous nous aviez promis ! » (Cantique du vieux grand-prêtre Siméon). J’ai vécu pour voir une expansion de connaissances, qui a miné la superstition et l’erreur ; j’ai vécu pour voir les droits de l’homme mieux connus qu’ils ne l’avaient jamais été, et les nations haletant pour la liberté, dont elles semblaient avoir perdu l’idée ; j’ai vécu pour voir trente millions d’hommes, tous indignés, et comme des déterminés, foulant aux pieds l’esclavage, et demandant la liberté d’une voix irrésistible ; j’ai vu leur roi conduit en triomphe, et un monarque absolu se livrant lui-même à ses sujets »[50].

Avant d’aller plus loin, j’ai à remarquer que le docteur Price semble préférer à toutes les autres, pour l’acquisition des lumières, l’époque à laquelle il en a tant recueilli, et tant répandu. Il me semble que le dernier siècle était au moins aussi éclairé ; il a eu, quoique dans un lieu différent[51], un triomphe aussi mémorable que celui que vante le docteur Price, et quelques-uns des grands prédicateurs de cette époque y ont pris part avec autant d’ardeur qu’il en prend lui-même à celui de la France : Dans le procès pour haute trahison qui fut intenté au révérend Hugues Peters, quelqu’un dit dans sa déposition, que quand le roi Charles fut amené à Londres pour subir son procès, l’apôtre de la liberté conduisait ce jour-là le triomphe. J’ai vu, dit le témoin, Sa Majesté, dans une « voiture à six chevaux, et Peters triomphant, allant « à cheval devant le roi. » Lorsque le docteur. Price a l’air de se livrer à l’impulsion de son génie, il ne fait que copier servilement un exemple : car après le commencement du procès du roi, son précurseur, ce même docteur Peters, finissant une longue prière à la Chapelle Royale à White-Hall[52], dit : J’ai prié et prêché depuis vingt ans, et maintenant je puis m’écrier avec le vieux Siméon : Nunc dimittis servum tuum, etc., etc. Peters ne recueillit pas le fruit de sa prière, car il ne quitta la vie ni aussitôt qu’il le souhaitait, ni en paix. Il devint (ce que j’espère de tout mon coeur qu’aucun de ses imitateurs ne deviendra,) lui-même un holocauste du triomphe qu’il avait conduit comme souverain pontife[53]. On agit peut-être trop durement à l’égard de ce pauvre cher homme, l’époque de la restauration ; mais nous devons, à sa mémoire et à ses souffrances, de dire qu’il a été aussi illuminé, qu’il a eu autant de zèle, et qu’il a aussi efficacement miné toutes les superstitions et les erreurs qui pouvaient retarder la grande entreprise dans laquelle il s’était engagé, que telle personne qui le suit et qui l’imite dans ce siècle, et qui voudrait s’approprier à elle seule un titre exclusif à la connaissance des droits de l’homme, et à toutes les conséquences glorieuses qui en dérivent.

Après cette saillie du prédicateur du club de Old Jewry, qui diffère seulement de lieu et de temps, mais qui est très-conforme à l’esprit et à la lettre du Nunc dimittis de 1648, la Société de la Révolution, les faiseurs de gouvernemens, la bande héroïque des destructeurs de monarques, les électeurs de souverains, les conducteurs de rois en triomphe, se pavanant, et tout enorgueillis du sentiment intime d’une si grande expansion de lumières, au partage desquelles chaque membre avait été traité avec largesse ; c’est alors, dis-je, que toute cette Société était dans une grande impatience de répandre elle-même généreusement les lumières qu’elle venait de recevoir si gratuitement ; c’est pour consommer cette communication bienveillante que l’on s’ajourna de la chapelle du club de Old Jewry à la taverne de Londres, où le même docteur Price, encore environné des fumées de son trépied delphique, qui n’étaient pas entièrement évaporées ; proposa et porta la motion ou adresse de congratulation, qui a été transmise à l’Assemblée Nationale de France par lord Stanhope.

Quoi ! c’est un prédicateur du saint Evangile qui profane cette sublime et prophétique extase, appelée communément le Nunc dimittis, qui a été inspirée lors de la première présentation de Notre Seigneur au temple, et qui l’applique avec un enthousiasme dénaturé et inhumain au spectacle le plus horrible, le plus atroce et le plus affligeant, qui ait peut-être jamais été offert à la pitié et à l’indignation du genre humain ! Cette marche triomphale, cet événement, pour le moins infâme et impie, qui remplit cependant l’âme de notre prédicateur d’un transport si profane, doit, au contraire, révolter tous les esprits bien nés. Plusieurs Anglais ont été stupéfaits et indignés de ce spectacle. Il devait, ou je suis bien trompé, ressembler à une procession de sauvages américains entrant dans Onondaga, après quelques-uns des massacres qu’ils appellent leurs victoires, et conduisant dans leurs cabanes, entourées de crânes suspendus, leurs captifs, à l’infortune desquels les railleries et les insultes de femmes aussi féroces qu’eux-mêmes, ajoutaient encore, plutôt qu’à la pompe triomphale d’une nation guerrière et civilisée ..... si une nation civilisée, ou aucun homme ayant quelque idée de générosité, peut se faire un triomphe de l’accablement et de la douleur.

Ce n’était pas là, mon cher Monsieur, un triomphe pour la France. J’ai besoin de croire que, comme nation, vous en avez tous été accablés de honte et d’horreur ; j’ai besoin de croire que votre Assemblée Nationale s’est trouvée dans le plus grand degré d’humiliation, en voyant qu’elle n’était pas capable de punir les fauteurs ou les acteurs de ce triomphe, et que, même dans toutes les recherches qu’elle fit faire à ce sujet, elle dut être privée de l’apparence de la liberté ou de l’impartialité. La justification de l’Assemblée est dans sa situation ; mais lorsque nous approuvons ce que les autres sont forcés de supporter, cela devient en nous le choix dégénéré d’un esprit vicieux.

Avec une apparence forcée de délibération, votre Assemblée vote sous la domination d’une nécessité cruelle : elle siége comme qui dirait dans le sein d’une république étrangère ; elle a sa résidence dans une ville dont la constitution n’est émanée ni d’aucune charte du roi, ni d’aucun pouvoir législatif ; elle est environnée d’une armée, qui n’a été levée ni par l’autorité du roi, ni par son ordre, et qui, s’ils la voulaient dissoudre, les dissoudrait eux-mêmes à l’instant : elle siége, après qu’une bande de sicaires a forcé de sortir de son sein presque tous ceux qui y apportaient un esprit et des vues modérées ; tandis que ceux qui professent les mêmes principes de modération, avec plus de patience ou une meilleure espérance, restaient exposés chaque jour à des insultes outrageantes ou à des menaces meurtrières. Là, une majorité réelle ou supposée, captive elle-même, force un roi eaptif de donner comme des édits royaux, reçus de la troisième main, des stupidités souillées. Il est notoire que toutes leurs mesures sont arrêtées avant qu’elles soient débattues ; il est indubitable que, sous la terreur des baïonnettes et de la lanterne, et de la torche qui menace leurs maisons, ils sont obligés d’adopter toutes les mesures furieuses et indigestes suggérées par des clubs, où, l’on trouve un mélange monstrueux de tous les états, de toutes les langues et de toutes les nations., Parmi les êtres qui les composent, on trouve des gens auprès desquels Catilina aurait passé pour scrupuleux, et Céthégus pour un homme sobre et, modéré. Et ce n’est pas seulement dans ces clubs que les mesures publiques reçoivent ces tournures monstrueuses ; elles subissent un premier degré de difformité dans les académies de jeu, ou tripots, qui sont comme autant de séminaires pour ces clubs, que l’on a soin d’établir dans tous les endroits où il y a une certaine affluence. C’est dans ces rendez-vous de toute espèce, que tout ce qui est téméraire, violent et perfide, passe pour marqué au coin d’un génie supérieur ; que l’humanité et la compassion sont ridiculisées comme les fruits de la superstition et de l’ignorance, et que la sensibilité que les individus font naître, est regardée comme une trahison à l’égard du public[54]. C’est là que la liberté est toujours regardée comme parfaite, quand la propriété est rendue incertaine ; qu’au milieu des massacres, des assassinats, des confiscations exécutées ou méditées, on forme des plans pour le bon ordre de la société future ; c’est là que, prodiguant des caresses à de vils criminels, et élevant leurs parens, d’après le degré de leurs forfaits, ils poussent une infinité de personnes vertueuses à les imiter, en les forçant à subsister par la mendicité ou par le crime.

L’Assemblée, organe de ces clubs, représente devant eux la farce de ses délibérations avec autant d’indécence que de liberté ; ils jouent, comme des comédiens d’une foire, devant un assemblage de révoltés : c’est an milieu des cris tumultueux d’une canaille mélangée d’hommes féroces et de femmes qui ont perdu toute espèce de honte, qui, selon le caprice de leur imagination insolente, dirigent, contrôlent, applaudissent ou sifflent cette Assemblée ; s’asseyent quelquefois parmi elle, et exercent leur empire avec un singulier mélange d’une pétulance servile et de l’orgueil d’une autorité présomptueuse. Comme l’Assemblée a renversé toute espèce d’ordre en toutes choses, la galerie occupe la place de la chambre. Cette Assemblée, qui détrône les rois et bouleverse les empires, n’a pas même ’’la physionomie ni l’aspect imposant d’un corps législatif’’.....

Nec color imperii, nec frons erat ulla senatûs.

Le pouvoir dont elle jouit est semblable à celui du principe du mal ; c’est le pouvoir de tout renverser et de tout détruire ; mais elle n’en a aucun pour reconstruire, si l’on en excepte cependant certaines machines, inventées pour prolonger et pour étendre son œuvre de destruction.

Quiconque est attaché dans le fond de son cœur aux assemblées qui représentent de grandes nations, et est habitué à les admirer, doit fuir avec horreur et avec dégoût la dégradation abominable, burlesque et profane de cette institution sacrée. Elle fait horreur également aux partisans de la monarchie et aux républicains : les membres eux-mêmes de votre Assemblée doivent gémir sous une tyrannie dont ils subissent tous la honte, dont aucun n’a la direction, et dont peu ont le profit. Je suis persuadé qu’un grand nombre de ceux qui composent la majorité dans ce corps, doivent éprouver les mêmes sentimens que moi, malgré les applaudissemens de la Société de la Révolution. Misérable roi ! Misérable Assemblée ! Comment cette Assemblée a-t-elle pu supporter en silence le scandale d’entendre quelques-uns de ses membres qualifier une journée qui semblait effacer le soleil de l’empire des cieux, un beau jour ? Comment a-t-elle pu contenir son indignation, lorsqu’elle en a entendu d’autres qui ont trouvé convenable à la circonstance, de dire que le vaisseau de l’État volerait d’une course plus rapide que jamais vers la régénération ?.... On aurait dû ajouter, avec le secours du vent trop favorable de la trahison et du meurtre, qui précédait ce triomphe, célébré par notre orateur. Que n’a-t-elle pas dû souffrir, cette Assemblée, lorsqu’elle a entendu, avec une patience immobile et une indignation si contrainte, ces autres expressions, dites à l’occasion d’autres meurtres aussi féroces ! « Ce sang, qui a coulé, était-il donc si pur[55] ! » Combien ne devait-elle pas souffrir, lorsqu’assiégée par les plaintes de tous les désordres qui ébranlent son propre pays jusque dans ses fondemens, elle fut forcée de répondre froidement aux malheureux qui venaient se plaindre, qu’ils étaient sous la protection de la loi, et qu’ils eussent à s’adresser au roi (à ce roi captif) pour qu’il mît en vigueur les lois qui devaient les protéger ; tandis que les ministres enchaînés de ce roi prisonnier avaient précédemment notifié à cette Assemblée qu’il ne restait plus ni lois, ni autorité, ni pouvoir pour protéger personne ! Que n’a-t-elle pas dû éprouver, lorsqu’elle a été obligée, pour un compliment de nouvelle année, de supplier son roi, prisonnier, d’oublier l’époque orageuse de l’année précédente, en faveur du grand bien qu’elle devait procurer à son peuple ! et, pour contribuer à compléter ce grand bien, elle fit, suivant l’usage, des protestations de pure forme sur sa fidélité, en assurant le roi de son obéissance, au moment où il ne lui restait plus aucune autorité pour commander.

Ce compliment a été fait avec âme et affection ; je n’en doute pas : mais, parmi tout ce qui a subi quelque révolution en France, il faut avouer qu’il s’y en est fait une grande dans les idées de bienséance. On nous dit, en Angleterre, que nous ne tenons nos bonnes manières que de la seconde main ; que c’est vous qui nous les enseignez, et que nos formes sont calquées sur celles de la friperie de la France. Si cela est ainsi, nous avons encore la vieille coupe, et nous n’avons pas encore été assez loin dans nos imitations de la mode parisienne et des belles manières, pour croire qu’il soit dans le genre d’un compliment fin et délicat (ou même d’un compliment de condoléance) de dire à la créature la plus humiliée qui rampe sur la terre, que des grands bienfaits publics dérivent du massacre de ses fidèles serviteurs, de l’attentat fait à ses jours et à ceux de son auguste épouse, et enfin des mortifications, des disgrâces et des dégradations qu’on lui avait fait personnellement éprouver. Ce topique de consolation est dans un genre tel, que le ministre de Newgate[56] seraît trop humain pour en faire usage vis à-vis des criminels, au pied de la potence. J’aurais pensé que le bourreau de Paris, maintenant qu’il est réhabilité par le décret de l’Assemblée, et reprend son rang et ses armoiries dans la société héraldique des droits de l’homme, serait trop généreux, trop noble, trop rempli du sentiment de sa nouvelle dignité, pour employer cette consolation déchirante envers aucune des personnes que le crime de lèse-nation pourrait amener sous l’administration de son pouvoir exécutif.

Un homme est dégradé en effet, quand il est flatté de cette sorte. Des gouttes anodines d’oubli, ainsi composées, sont parfaitement combinées pour maintenir une insomnie cuisante et pour nourrir le vivant ulcère d’un souvenir déchirant. Administrer ainsi des potions d’amnistie, saupoudrées avec tous les ingrédiens du dédain et du mépris, c’est présenter à ses lèvres, au lieu du baume des esprits affligés, la coupe amère des misères humaines, remplie jusqu’au bord, et le forcer à la boire jusqu’à la lie.

Le roi de France, contraint par des motifs aussi puissans que ceux qui ont été si délicatement exprimés dans le compliment de la nouvelle année, fera vraisemblablement ses efforts pour oublier tous ces événemens et le compliment lui-même ; mais l’histoire, qui tient un compte durable de toutes nos actions, et qui exerce sa censure imposante sur les démarches de tous les souverains, quels qu’ils soient, n’oubliera jamais ni ces événemens, ni l’époque de ces raffinemens généreux parmi les hommes. Il sera gravé dans l’histoire que, dans la matinée du 6 octobre 1789, le roi et la reine de France, après un jour de confusion, d’alarmes, d’épouvante et de meurtres, sous la garantie d’une sécurité qui leur avait été promise, s’étaient retirés dans leurs appartemens pour accorder à la nature quelques heures, d’un repos troublé et douloureux. La voix du garde-du corps, qui était à la porte de la reine, interrompit en sursaut son sommeil ; il lui cria de se sauver, que c’était la dernière preuve de fidélité qu’il pût lui donner..... qu’on arrivait à lui, qu’il allait périr..... et à l’instant il fut massacré[57]. Une bande de scélérats et d’assassins, tout couverts de son sang, se précipitèrent dans la chambre de la reine, et frappèrent de mille coups de baïonnettes et de poignards le lit, d’où cette reine, persécutée, n’eut que le temps de fuir, presque nue, par des dégagemens qui leur étaient inconnus, pour chercher un asile aux pieds d’un roi et d’un époux, dont la propre vie n’était pas plus assurée.

Ce roi, cette reine, leurs jeunes enfans (qui jadis auraient été l’orgueil et l’espérance d’un peuple généreux), furent forcés d’abandonner le palais, naguère le plus magnifique, maintenant dégoûtant de sang, souillé par le meurtre, et jonché de membres et de cadavres mutilés ; de là, ils furent conduits dans la capitale de leur royaume. Dans le carnage confus, et sans motifs, des gentilshommes qui composaient la garde du roi, on en avait choisi deux[58] pour être décapités au milieu de la cour de ce palais, avec toutes les formes d’une exécution juridique : leurs têtes, portées sur des piques, servirent de guides ; elles ouvrirent, elles dirigèrent la marche, tandis que le roi et sa famille la terminaient en captifs qu’on traînait lentement au milieu des hurlemens horribles, des cris perçans, des danses frénétiques, des propos infâmes et de toutes les horreurs inexprimables des furies de l’enfer, sous la forme des femmes les plus viles. Après avoir été abreuvés goutte à goutte d’une amertume plus cruelle que la mort, avoir enduré une lente torture pendant un trajet de douze milles, qui a duré plus de six heures, ils ont été confiés à la garde de ces mêmes soldats qui les avaient amenés au milieu d’un tel triomphe, et confinés dans un des anciens palais de Paris, converti aujourd’hui en bastille pour les rois.

Est-ce là un triomphe à consacrer sur les autels, à éterniser par de solennelles actions de grâces, et que l’on doive offrir à la source divine de toute humanité par des prières ferventes et par des éjaculations enthousiastes ? Ces orgies thébaines et thraciennes, représentées en France, et applaudies seulement au club de Old Jewry, ont allumé dans très-peu d’esprits de ce royaume le feu de ce prophétique enthousiasme ; quoiqu’un saint apôtre, qui peut-être a des révélations émanées de lui seul, et qui a si long-temps surmonté toutes les basses superstitions de la sensibilité, soit porté à penser qu’il est pieux et convenable de les comparer avec l’entrée du prince de la paix dans le monde, proclamée dans le temple saint par un sage vénérable, et annoncée quelque temps auparavant d’une manière encore plus majestueuse, par la voix des anges, à la paisible innocence des bergers.

Je ne savais d’abord comment expliquer ce transport immodéré ; je savais très-bien que les souffrances d’un monarque sont pour certains palais un mets délicieux ; il y avait des réflexions qui auraient pu contenir cet appétit dans quelques degrés de tempérance. Mais lorsque je pris en considération une circonstance, je fus obligé de convenir qu’il fallait bien accorder beaucoup plus à la Société de la Révolution, et que la tentation était trop au-dessus d’une discrétion ordinaire ; je veux dire la circonstance du Io ! Pœan ! du triomphe, de ce cri animé, qui appelait tous les « ÉVÊQUES à la lanterne,» pouvait avoir fait naître cette éruption d’enthousiasme, par la perspective des conséquences d’un si beau jour. Je pardonne à un si grand enthousiasme quelques écarts de prudence ; je pardonne à ce prophète de s’échapper en actions de grâce et en hymnes de joie, à l’occasion d’un événement qui est comme le précurseur du millenium et de la cinquième monarchie projetée pour la destruction de tous les établissemens de l’Église. Il y avait cependant, comme il arrive dans toutes les affaires humaines, au milieu de cette joie, quelque chose qui pouvait exercer la patience de ces dignes Messieurs, et mettre à l’épreuve les longues attentes de leur foi. Le meurtre du roi, de la reine et de leurs enfans manquait aux autres circonstances heureuses de ce beau jour. Le meurtre des évêques, quoique invoqué par tant de saintes éjaculations, y manquait de même. On avait tracé l’esquisse d’un beau groupe de carnage régicide et sacrilége, mais ce ne fut qu’une esquisse ; par malheur elle ne fut point terminée dans ce grand morceau d’histoire du massacre des Innocens[59]. Quel sera le pinceau hardi d’un grand maître de l’école des droits de l’homme qui l’achèvera ? On le verra par la suite. Le siècle n’a pas encore reçu complétement le bienfait de ce développement de connaissances qui a miné la superstition et l’erreur ; et le roi de France manque d’un ou de deux autres objets à consacrer à l’oubli, en considération, de tout le bien que ses souffrances et les crimes patriotiques d’un siècle éclairé doivent faire naître[60].

Quoique ce produit de nos nouvelles lumières et de nos nouvelles connaissances n’ait pas atteint le but qu’on se proposait, je ne puis cependant m’empêcher de croire qu’un tel traitement exercé envers des créa-

tures humaines, doit être révoltant pour tous ceux qui sont destinés à accomplir des révolutions. Mais je vais encore plus loin. Guidé par les sentimens qui sont nés en moi, et n’étant point illuminé par aucun de ces rayons modernes d’une lumière nouvellement créée je vous avoue, Monsieur, que le rang élevé des personnes que je vois souffrir, que particulièrement le sexe, la beauté, les qualités aimables d’un rejeton de tant de rois et d’empereurs ; joint à cela l’âge tendre de ces illustres enfans, que leur bas âge et leur innocence seuls pouvaient rendre insensibles aux outrages bar- bares auxquels leur parens étaient exposés ; loin d’être pour moi un sujet de tressaillement de joie, ajoutent beaucoup à ma sensibilité dans cette occasion extrêmement mélancolique.

J’ai entendu dire que l’auguste personne qui était le principal objet du triomphe de notre prédicateur, quoiqu’elle sût se contenir, fut très-affectée dans cette occasion honteuse. Comme homme, le roi devait éprouver des sentimens douloureux pour sa femme, pour ses enfans et pour les fidèles gardes de sa personne qu’on avait massacrés de sang-froid autour de lui ; comme prince, il devait s’étonner de la transformation étrange et effroyable de ses sujets civilisés, et devait être plus peiné pour eux que pour lui-même. Sa conduite s’écarte peu de son courage, tandis qu’elle ajoute infiniment d’honneur à son humanité : Je suis fâché de le dire, bien fâché, en vérité, que de tels personnages sont dans une situation qui ne permet pas qu’on nous blâme de louer les vertus des grands.

J’ai appris, et je ne sais réjoui de l’apprendre, que l’illustre dame, l’autre objet du triomphe, avait supporté pendant ce jour (on aime à savoir que des êtres destinés à souffrir sachent souffrir), et qu’elle supporte de même, pendant tous les jours qui le suivent, l’emprisonnement de son mari, sa propre captivité, l’exil de ses amis, les flatteries insultantes des adresses, et tout le poids des injustices accumulées, avec autant de calme que de force, d’une manière convenable à son rang et à sa naissance, et digne de la fille d’une souveraine distingués par sa piété et par son courage que, comme elle, elle a des sentimens élevés ; que ses sentimens sont dignes d’une Romaine ; que, jusqu’au dernier moment, elle sera supérieure aux plus grandes infortunes ; et que, s’il faut qu’elle succombe, elle ne succombera pas sous une main abjecte[61].

Il y a actuellement seize ou dix-sept ans que je vis la reine de France, alors dauphine, à Versailles ; et sûrement, jamais astre plus céleste n’apparut dans cette orbite qu’elle semblait à peine toucher : je la vis au moment où elle paraissait sur l’horizon, l’ornement et les délices de la sphère dans laquelle elle commençait à se mouvoir ; elle était ainsi que l’étoile du matin., brillante de santé, de bonheur et de gloire. O quelle révolution !!! et quel cœur faudrait-il avoir pour contempler sans émotion cette élévation, et cette chute ! Que j’étais loin de m’imaginer, lorsque je la voyais réunir aux titres de la vénération, ceux de l’enthousiasme d’un amour réservé et respectueux, qu’elle dût jamais être obligée de porter le remède aigu contre l’infortune cachée dans son sein. J’étais encore plus éloigné de m’imaginer que je dusse voir de mon vivant de tels désastres l’accabler tout-à-coup, chez une nation vaillante, pleine de dignité ; chez une nation composée d’hommes d’honneur et de chevaliers je croyais que dix mille épées seraient tirées de leurs fourreaux pour la venger même d’un regard qui l’aurait menacée d’une insulte ! Mais le siècle de la chevalerie est passé. Celui des sophistes, des économistes et des calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais. Jamais, non jamais, nous ne reverrons cette généreuse loyauté envers le rang et envers le sexe, cette soumission fière, cette obéissance, cette subordination du cœur, qui, dans la servitude même, conservaient l’esprit d’une liberté exaltée ! L’ornement naturel de la vie, la défense peu coûteuse des nations, cette pépinière de tous les sentimens courageux et des entreprises héroïques..... tout est perdu. Elle est perdue cette sensibilité de principes, cette chasteté de l’honneur pour laquelle une tache était une blessure ; qui inspirait le courage en adoucissant la férocité, qui ennoblissait tout ce qu’elle touchait ; et qui, dans le vice lui-même, perdait la moitié de son danger, en lui faisant perdre toute sa grossièreté.

Ce système, mélangé d’opinions et de sentimens, avait son origine dans l’ancienne chevalerie ; et ce principe, quoique varié en apparence par l’état variable des choses Humaines, a conservé son influence et a toujours existé pendant une longue suite de générations, même jusqu’au temps où nous vivons. S’il devait jamais totalement s’éteindre, la perte, je le crains, serait énorme. C’est lui qui a donné son caractère à l’Europe.moderne ; c’est lui qui lui a donné son lustre dans toutes ses formes de gouvernement, et l’a distinguée à son avantage des empires de l’Asie, et peut-être de ceux qui ont fleuri dans les périodes les plus brillantes de l’antiquité. C’était ce même principe qui, sans confondre les rangs, produisait une noble égalité et parcourait tous les degrés de la vie sociale. C’était cette opinion qui abaissait, en quelque façon, les rois au niveau de leurs sujets, et qui élevait des hommes privés à la hauteur de leur prince. Sans force ou sans résistance, elle subjuguait la fierté de l’orgueil et celle du pouvoir ; elle obligeait les souverains à se soumettre au joug léger de l’estime sociale ; elle forçait l’autorité sévère à se soumettre à l’élégance, et faisait qu’une domination, supérieure aux lois, était soumise aux manières.

Mais maintenant, tout va changer, et toutes les illusions séduisantes qui rendaient le pouvoir aimable et l’obéissance libérale, qui donnaient de l’harmonie aux différentes ombres de la vie ; et qui, par une douce assimilation, incorporaient dans la politique les sentimens qui embellissent et adoucissent la société privée, s’évanouissent devant ce nouvel empire irrésistible des lumières et de la raison. On arrache avec rudesse toutes les draperies décentes de la vie ; on va rejeter pour jamais, comme une morale ridicule, absurde et antique, toutes ces idées que l’imagination de notre nature nue et tremblante, et pour l’élever dans notre propre estime à la hauteur de sa dignité, sont bafouées comme une mode ridicule, absurde, et hors d’usage.

Dans ce nouvel ordre de choses, un roi n’est qu’un homme, une reine n’est qu’une femme : une femme n’est qu’un être, et non du premier ordre. On traite de romanesques et d’extravagans tous les hommages que l’on rendait au beau sexe en général, et sans distinction d’objets. Le régicide, le parricide, le sacrilége, ne sont plus que des fictions superstitieuses propres à corrompre la jurisprudence en lui faisant perdre sa simplicité. Le meurtre d’un roi, d’une reine, d’un évêque ou d’un père, ne sont que des homicides ordinaires ; et si, par hasard, on en commettait qui pussent tourner au profit : du peuple d’une manière quelconque, de tels homicides doivent être très-pardonnables, et l’on ne devrait jamais, à cet égard, faire de recherches trop sévères[62].

D’après le système de cette philosophie barbare, qui n’a pu naître que dans des cœurs glacés et des esprits avilis ; système aussi dénué de sagesse que de toute espèce de goût et d’élégance, les lois n’ont plus d’autres gardiens que la terreur qui leur est propre ; et elles n’existent que pour l’intérêt que les individus pourront y trouver d’après leurs spéculations secrettes, ou à les éluder pour leur avantage personnel. On ne verra dans les bosquets de leurs académies ; et dans les lointains de tous leurs points de vue, que des potences[63].

La chose publique est désormais dépouillée de toutes ses ressources propres à gagner l’affection. D’après les principes de cette philosophie mécanique, aucune de nos institutions ne peut jamais être personnifiée, si je puis m’exprimer ainsi, de manière à faire naître en nous l’amour, la vénération, l’admiration ou l’attachement. Mais cette sorte de raison qui bannit ainsi toutes les affections est incapable de les remplacer ; les affections publiques combinées avec les mœurs, sont quelquefois nécessaires comme supplémens, quelquefois comme correctifs, et toujours comme soutiens de la loi. Le précepte donné par un homme aussi sage qu’il était critique judicieux, pour la construction des poëmes, peut s’appliquer aussi bien aux états :

Non satis est pulchra esse pœmata, dulcia sunto. (Hor.)

La beauté ne suffit pas, il faut des grâces pour plaire.

Chaque nation devrait avoir un système de mœurs que tout esprit bien fait pût goûter. Pour nous faire aimer notre patrie, notre patrie doit être aimable.

Mais le pouvoir, d’une nature ou d’une autre, survivra au choc qui a anéanti les mœurs et les opinions, et il trouvera d’autres et de pires moyens pour se soutenir. L’usurpation, qui, afin de renverser les anciennes institutions, a détruit les anciens principes, soutiendra son pouvoir par des manoeuvres semblables à celle qui le lui a procuré. Lorsqu’il sera détruit dans le cœur des hommes, ce vieux, ce féal et ce chevaleresque esprit de loyauté, qui affranchissait à la fois les rois et les sujets des précautions de la tyrannie, alors les complots et les assassinats seront anticipés par des meurtres et par des confiscations antérieures, et par cet énorme rouleau de maximes atroces et sanguinaires, qui renferme le code politique de tout pouvoir qui ne repose ni sur son propre honneur, ni sur celui de ceux qui doivent lui obéir. Les rois deviendront tyrans par politique, lorsque les sujets seront rebelles par principes[64].

Lorsque l’on bannit toutes les anciennes opinions et toutes les anciennes règles de la vie, c’est une perte qu’il est impossible d’évaluer. Dès ce moment, nous n’avons plus de boussole pour nous gouverner, et nous ne savons jamais distinctement vers quel port nous voguons. L’Europe, prise en masse, était sans contredit, dans une position florissante le jour où vous avez consommé votre révolution. Il n’est pas aisé de dire jusqu’à quel degré nos anciennes mœurs et nos vieilles opinions influaient sur cette prospérité ; mais comme de telles causes ne peuvent pas être indifférentes dans leur action, nous devons présumer que, dans l’ensemble, leur effet était avantageux.

Nous ne sommes que trop disposés à envisager les choses dans l’état où nous les trouvons, sans donner une attention suffisante aux causes qui les ont produites, et qui peut-être les maintiennent encore dans ce même état. Rien n’est plus certain que nos mœurs, notre civilisation, et toutes les bonnes choses qui sont inséparables des mœurs et de la civilisation dans cette partie de l’Europe, dépendaient depuis des siècles de deux principes, et étaient certainement le résultat des deux combinés ensemble. Je veux dire : l’esprit de noblesse, et l’esprit de religion. La noblesse et le clergé, l’un par sa profession, l’autre par sa protection, ont perpétué l’existence du savoir, même au milieu des armes et de la confusion, et tandis que les gouvernemens existaient plutôt dans leurs élémens, qu’ils n’étaient formés. Le savoir paya en retour à la noblesse et au clergé ce qu’il leur devait, et le paya avec usure en étendant leurs idées, et en ornant leurs esprits. Heureux s’ils eussent tous continués, à connaître leur union indissoluble, et leur propre place ! Qu’il eût été heureux que le savoir non égaré par l’ambition, se fut contenté d’instruire, et n’eût pas aspiré à gouverner ! Comme ses protecteurs naturels et ses gardiens, il sera jeté dans la boue et foulé aux pieds, sous les sabots d’une multitude grossière[65].

Si, comme je le soupçonne, la littérature moderne doit beaucoup plus qu’elle n’a jamais voulu en convenir aux mœurs anciennes, il en est de même des autres intérêts, que nous estimons pour le moins autant qu’ils valent. Le commerce même, le négoce, et les manufactures, (les dieux de nos politiques économistes,) ne sont peut-être eux-mêmes que des créatures, ils ne sont eux-mêmes que des effets, que comme des causes premières, nous aimons mieux adorer. Ils ont certainement acquis une grande extension sous le même abri qui a fait fleurir le savoir, ils peuvent aussi décheoir en même temps que leurs principes protecteurs et naturels. Il paraît, quant à présent du moins, que le tout est menacé de disparaître à la fois chez vous. Lorsqu’un peuple n’a ni commerce, ni manufactures, et que l’esprit de noblesse et de religion lui reste, le sentiment y supplée, et il ne remplit pas toujours mal leur place ; mais si les arts et le commerce venaient à se perdre dans une expérience qui serait faite pour éprouver comment un état peut subsister sans noblesse et sans religion, ces deux antiques principes fondamentaux, quelle espèce de chose serait alors une nation, composée de barbares grossiers, stupides, féroces, et en même temps pauvres et sordides, privée de religion, d’honneur, d’une fierté mâle, dénuée de tout pour le présent, et n’ayant rien à espérer pour l’avenir ?

Je souhaite qu’il vous soit possible de ne pas arriver bien vite et par le chemin le plus court à cette horrible et dégoûtante situation. On reconnaît déjà dans tous les procédés de l’Assemblée et de tous ceux qui l’endoctrinent, une conception pauvre, grossière et vulgaire. Leur liberté n’est pas libérale ; leur savoir est une présomptuense ignorance ; leur humanité est une brutalité sauvage.

Il n’est pas bien décidé si en Angleterre nous avons reçu de vous ces grands et convenables principes, et ces mœurs dont nous conservons encore des traces très-profondes, ou si vous les avez empruntés de nous ; mais je crois que c’est de vous que nous les tenous. Il me semble que vous êtes gentis incunabula nostrœ, le berceau de notre nation. La France a toujours influé plus ou moins sur les mœurs de l’Angleterre ; et quand cette source sera arrêtée et corrompue, le cours de son onde sera bientôt interrompu, on bien elle ne nous arrivera que troublée, et il en sera peut-être de même à l’égard des autres nations. De cette circonstance, il résulte, selon moi ; que l’Europe entière n’a que trop de raisons pour considérer tout ce qui se passe en France sous le rapport de son intérêt prochain et immédiat. C’est pourquoi vous m’excuserez sans doute de m’être arrêté aussi long-temps sur le spectacle atroce du 6 octobre 1789, ou d’avoir donné trop de carrière aux réflexions qui me sont venues à l’esprit à l’occasion de la plus importante de toutes les révolutions, de celle que l’on peut dater de ce jour : je veux dire une révolution dans les sentimens de l’âme, dans les moeurs et dans les opinions morales. Dans l’état où sont maintenant les choses, où tout ce qui est respectable est détruit, et où l’on essaye de détruire parmi nous tout principe de respect, on a presque besoin d’apologie pour donner un éloge aux sentimens ordinaires de l’humanité.

Pourquoi suis-je affecté si différemment que ne l’est le révérend docteur Price et ceux de son troupeau laïque à qui il plaît d’adopter les sentimens de son discours ? par cette raison toute simple ; parce qu’il est naturel que je le sois ; parce qu’il est dans notre nature d’éprouver une mélancolie profonde, au spectacle de l’instabilité du bonheur et de l’incertitude effrayante, de la grandeur humaine ; parce que, dans ces émotions naturelles, nous recevons de grandes leçons ; parce, que dans des événemens comme ceux-là, nos passions instruisent notre raison ; parce que, lorsque les rois sont ainsi précipités du haut de leur trône par le directeur suprême de ce grand drame, et qu’on les expose ainsi à devenir l’objet des insultes de la populace et de la pitié des bons, ces désastres font au moral la même impression que les miracles au physique. Ces alarmes, nous conduisent à réfléchir ; nos esprits, comme on l’a observé depuis long-temps, sont purifiés par la terreur et par la pitié ; notre faible et imprévoyant orgueil est humilié à la vue des dispensations d’une sagesse mystérieuse. Si un tel spectacle m’eût été représenté au théâtre, des larmes auraient coulé de mes yeux ; je serais en vérité bien honteux de découvrir en moi ces émotions superficielles et théâtrales pour des malheurs imaginaires, tandis que je pourrais me réjouir de ceux qui ne sont que trop réels. Si j’avais un esprit aussi pervers, je ne voudrais jamais me risquer à montrer mon visage à aucune tragédie. On pourrait croire que les larmes que Garrick m’a fait verser autrefois, ou que celles que mistress Siddons m’a fait verser depuis, n’étaient que les larmes de l’hypocrisie ; je les croirais les larmes de la folie.

En vérité, le théâtre est une meilleure école de sentimens moraux que les églises où l’on outrage ainsi l’humanité. Les poëtes qui ont affaire à un auditoire qui n’a pas encore reçu ses grades dans l’école des droits de l’homme, et qui sont obligés de se conformer à la constitution morale du cœur, n’oseraient pas produire au théâtre un tel triomphe comme un sujet de ravissement. Dans ces lieux où les hommes suivent leur impulsion naturelle, ils ne supporteraient pas les maximes odieuses d’une politique machiavélique, soit qu’on les appliquât aux entreprises d’une tyrannie monarchique ou démocratique. Ils les rejetteraient sur le théâtre moderne, comme ils le firent jadis sur le théâtre antique, où ils ne purent supporter la proposition, même hypothétique, d’une telle scélératesse, dans la bouche d’un tyran personnifié, quoiqu’elle convint au caractère du rôle. Une assemblée au théâtre d’Athènes n’aurait pas supporté ce qui l’a été au milieu de la véritable tragédie de ce jour de triomphe : un acteur principal qui, pesant comme à des balances suspendues dans une boutique d’horreur, tant de crimes effectifs contre tant d’avantages à espérer, et ensuite ajoutant ou retirant des poids, prononce que la balance est, du côté des avantages : elle n’aurait pas supporté de voir les crimes de la nouvelle démocratie enregistrés comme dans un livre de compte, en opposition avec les crimes de l’ancien despotisme ; et les teneurs du livre politique trouvant la démocratie encore en débet, mais nullement dépourvue de la volonté ni des moyens d’acquitter la balance. Au théâtre, le premier aperçu d’une semblable méthode ferait voir sans aucun effort de raisonnement, que de tels calculs politiques justifieraient le crime dans toutes ses extensions ; il ferait voir qu’avec de tels principes, si les choses les plus affreuses ne s’exécutaient pas, les conspirateurs le devaient plutôt à leur bonne fortune qu’à leur parcimonie à prodiguer le sang et la trahison : il ferait voir aussi, que lorsqu’une fois les moyens criminels, sont tolérés, ils sont bientôt préférés ; ils vont plus droit à leur objet que la grande route des vertus morales. Si l’on justifie la perfidie et le meurtre par la considération du bien public, le bien public en devient bientôt le prétexte, et la perfidie et le meurtre deviennent le but, jusqu’à ce que la rapacité, la méchanceté, la vengeance, et la crainte, plus épouvantable que la vengeance, puissent assouvir leurs appétits-insatiables. les idées naturelles du bien et du mal, dans l’éclat da triomphe des droits de l’homme.

Mais le révérend pasteur s’enthousiasme de ce triomphe parce que véritablement Louis XVI était un monarque absolu, ce qui signifie en d’autres termes, ni plus ni moins, que c’est parce qu’il était Louis XVI, et parce qu’il avait eu le malheur de naître Roi de France, avec les prérogatives qu’une longue suite d’ancêtres, et un consentement permanent de son peuple lui avaient transmises sans aucun acte de sa part : ça a été réellement pour lui un grand malheur d’être né Roi de France ; mais un malheur n’est pas un crime, et une indiscrétion n’est pas toujours la plus grande des fautes. Je ne croirai jamais qu’un prince dont le règne n’offre dans tout son cours qu’une suite de concessions faites à ses sujets ; qui a consenti à relâcher de son autorité, à abandonner ses prérogatives, à accorder à son peuple une étendue de liberté que leurs pères ne connaissaient et me désireraient peut-être pas ; qu’un tel prince, eût-il été sujet aux faiblesses communes à l’humanité et aux princes ; eût-il une seule fois jugé qu’il était nécessaire de réprimer par la force les projets furieux manifestement dirigés contre sa personne et contre les restes de son autorité. Quoique toutes ces choses méritent d’être prises en considération, ce ne sera, dis-je, jamais qu’avec la plus grande difficulté, que l’on pourra me faire croire qu’il méritât ce triomphe insultant et cruel de Paris, ni celui du docteur Price. Je tremble pour la cause de la liberté, d’après de semblables exemples donnés aux rois ; je tremble pour la cause de l’humanité, quand je vois rester impunis les outrages des hommes les plus pervers. Mais telle est la tournure d’esprit basse et dégénérée de certaines gens, qu’ils regardent avec une sorte de soumission, et admirent les rois qui savent régner avec fermeté, étendre une main rigide sur leurs sujets, maintenir leurs prérogatives, et par la vigilance active d’un despotisme sévère, se tenir en garde contre les approches de la liberté ; ce n’est pas contre de tels monarques qu’ils élèvent jamais la voix. Déserteurs de tout principe, enrôlés sous l’étendard de la fortune, ils ne voient jamais aucun mérite dans la vertu souffrante, ni aucun crime dans l’usurpation heureuse[66].

Si l’on avait pu parvenir à me démontrer clairement que le roi et la reine de France (je veux dire ceux qui l’étaient avant le triomphe), étaient des tyrans cruels et inexorables, qu’ils avaient concerté un plan pour massacrer l’Assemblée nationale (et je crois avoir vu quelques insinuations de ce genre dans certains ouvrages), je trouverais leur captivité juste : Si cela est vrai, on aurait dû encore aller plus loin, mais en s’y prenant d’une autre manière.Le châtiment des vrais tyrans est un acte de justice noble et imposant, et c’est avec vérité qu’on a dit de plus qu’il était consolant pour l’esprit humain. Mais si j’avais à punir un roi méchant, j’aurais attention à la dignité, en vengeant le crime.

La justice est grave et décente, et dans ses arrêts elle paraît plutôt se soumettre à une nécessité, qu’à faire un choix. Si Néron, ou Agrippine, ou Louis XI, ou Charles IX eussent été l’objet de cette justice ; si Charles XII, roi de Suède, après le meurtre de Patkul ; ou si Christine, qui régna avant lui, après le meurtre de Monaldeschi, étaient tombés entre vos mains, monsieur, ou dans les miennes, je suis certain que votre conduite aurait été différente.

Si le roi français ou le roi des Français (ou sous quelque nom qu’il soit connu dans le nouveau vocabulaire de votre Constitution), avait réellement mérité d’attirer sur sa personne et sur celle de la reine, ces mesures meurtrières, que personne n’avoue, que personne ne venge, et toutes les indignités subséquentes, plus cruelles encore que le meurtre, un tel personnage mériterait mal d’être choisi pour exercer même le pouvoir exécutif subordonné, qui, à ce que j’entends dire, doit lui être confié ; il ne serait pas plus propre à être nommé le chef d’une nation qu’il aurait outragée et opprimée. On ne pouvait pas faire un plus mauvais choix que celui d’un tyran déposé, pour lui confier une telle charge dans un nouvel État. Mais dégrader et insulter un homme, comme le plus vil des criminels, et le revêtir ensuite du soin de vos intérêts les plus précieux, comme un fidèle, honnête et zélé serviteur, cela n’est ni conséquent en bonne logique, ni prudent en politique, ni sûr dans la pratique. Ceux qui conféreraient un tel pouvoir à une telle personne seraient coupables d’un abus de confiance bien plus grand qu’aucun de ceux qu’on ait jamais commis envers le peuple. Comme ce crime est le seul dans lequel vos guides politiques aient agi inconséquemment, j’en conclus qu’il n’y avait aucun fondement à toutes ces horribles insinuations[67]. Je n’ai pas meilleure opinion de toutes les autres calomnies.

En Angleterre, nous ne donnons pas de vogue à ces calomnies ; nous sommes ennemis généreux ; nous sommes alliés fidèles. Nous rejetons loin de nous avec dégoût et avec indignation les propos de ceux qui nous apportent leurs anecdotes, avec l’attestation de la fleur de lis sur leurs épaules. Nous tenons lord Georges Gordon enfermé à Newgate ; et, quoiqu’il soit publiquement prosélyte du judaïsme ; quoique, dans son zèle contre les prêtres catholiques et contre toute espèce d’ecclésiastiques, il ait levé une armée de canailles, pardonnez-moi le terme (il est encore en usage ici), pour abattre toutes nos prisons, il n’a pas pu conserver une liberté dont il se rendait indigne en n’en faisant point un vertueux usage. Nous avons rebâti Newgate, et nous l’avons doté ; nous avons des prisons presque aussi fortes que la Bastille, pour ceux qui osent faire des libelles contre les reines de France. Que le noble libelliste reste dans sa spirituelle retraite ; que là il médite sur son talmud, jusqu’à ce qu’il apprenne à se conduire d’une manière plus convenable à sa naissance et à ses talens, et plus digne de l’ancienne religion, dont il est devenu un prosélyte ; ou jusqu’à ce que quelques personnes, de l’autre côté de la Manche, pour plaire à vos nouveaux frères hébraïques, paient sa rançon. Il sera alors en état d’acheter avec les vieux lingots de la synagogue, et à un très-faible denier sur les intérêts long-temps accumulés des trente pièces d’argent (le docteur Price nous a montré quels miracles produisent des intérêts accumulés pendant 1790 ans)[68], les terres qui avaient été usurpées par l’Église gallicane, d’après vos nouvelles découvertes. Envoyez-nous votre archevêque papiste de Paris, et nous vous enverrons notre rabbin protestant. Nous traiterons le personnage que vous nous enverrez en échange, d’après ses mérites, en homme d’un talent distingué et en honnête homme. Mais je vous prie, laissez-le apporter avec lui le fonds de son hospitalité, de sa bonté et de sa charité ; et vous pouvez compter que nous ne confisquerons jamais un shelling de ce fonds honorable et pieux, et que nous ne penserons pas à enrichir le trésor public avec les dépouilles du tronc des pauvres.

Pour vous dire la vérité, mon cher Monsieur, je crois que l’honneur de votre nation est intéressé, en quelque chose, à désavouer les procédés de cette société de Old Jewry et de la taverne de Londres. Je n’ai reçu procuration de personne ; je parle d’après mon propre sentiment lorsque je désavoue, avec toute la chaleur dont je suis capable, toute espèce de relation avec les acteurs dans ce triomphe, ou avec ceux qui l’admirent. Lorsque je soutiens quelque chose de plus, comme intéressant la nation anglaise, je parle d’après l’observation, et non d’après l’autorité ; je parle d’après l’expérience que j’ai acquise dans les relations étendues et variées que j’ai eues avec les habitans de ce royaume, dans tous les rangs et dans tous les états, et d’après une suite d’observations attentives, que j’ai commencées de bonne heure et continuées pendant près de quarante ans. J’ai été souvent étonné, en considérant que nous. ne sommes séparés que par un petit intervalle de vingt-quatre milles, et que les communications entre les deux pays ont été récemment très-fréquentes, de voir que vous nous connaissiez si peu. Je soupçonne que cela vient de ce que vous formez vos jugemens sur cette nation, d’après certains ouvrages qui donnent l’idée la plus erronée, si même ils en donnent aucune, des opinions et des dispositions qui dominent en Angleterre. La vanité, l’agitation, la pétulance et l’esprit d’intrigue de différentes petites cabales qui s’efforcent de suppléer, par le bruit et par le soin de se faire valoir mutuellement, à leur défaut d’importance, vous font croire que, parce que nous gardons le silence du mépris sur leur habileté, nous acquiesçons à leurs opinions. Il n’est rien de tel, je vous assure. Parce qu’une demi-douzaine de sauterelles, cachées sous la fougère, fait retentir la prairie de ses criailleries importunes, tandis que des milliers de superbes bestiaux reposent à l’ombre du chêne britannique, et ruminent en silence ; je vous en prie, n’imaginez pas que ceux qui font du bruit soient les seuls habitans de la prairie ; n’allez pas croire aussi qu’ils y soient fort nombreux, ni, qu’après tout, ils soient autre chose que les chétifs, misérables et sautillards, quoique bruyans et importuns insectes du jour.

Je puis aller jusqu’à affirmer que, parmi nous, il n’y a pas une personne sur cent qui participe au triomphe de la Société de la Révolution. Si le roi et la reine de France, et leurs enfans, devaient tomber en nos mains par un événement de la guerre, au milieu des hostilités les plus violentes (j’invoque le ciel pour qu’un tel événement, pour que de telles hostilités n’arrivent jamais !), on leur accorderait une autre sorte d’entrée triomphale dans Londres. Nous avons eu autrefois un roi de France dans cette situation ; vous avez lu comment il avait été traité par le vainqueur sur le champ de bataille, et de quelle manière il avait été ensuite reçu en Angleterre. Quatre cents ans se sont écoulés depuis ; mais je crois que nous ne sommes pas matériellement changés depuis cette époque. Grâces à la résistance obstinée que nous apportons à l’innovation, et grâces à la paresse froide de notre caractère national, nous portons encore l’empreinte de nos ancêtres. Nous n’avons pas encore perdu, à ce que je vois, la façon de penser généreuse et élevée du quatorzième siècle, et nous ne sommes pas encore, à force de subtilités, devenus sauvages ; nous ne sommes pas les adeptes de Rousseau, ni les disciples de Voltaire ; Helvétius n’a pas fait fortune parmi nous. Des athées ne sont pas nos prédicateurs, ni des fous nos législateurs. Nous savons que nous n’avons pas fait de découvertes, et nous croyons qu’il n’y a pas de découvertes à faire en morale, ni beaucoup dans les grands principes de gouvernement, ni dans les idées sur la liberté, qui, longtemps avant que nous fussions au monde, étaient aussi bien connus qu’ils le seront lorsque la terre aura couvert notre présomption, et que la tombe silencieuse aura fait taire notre babil inconsidéré[69]. En Angleterre, nous n’avons pas encore été dépouillés de nos entrailles naturelles ; nous sentons encore au-dedans de nous ; nous chérissons et nous cultivons ces sentimens innés, qui sont les gardiens fidèles, les surveillans actifs de nos devoirs, et les vrais soutiens de toute morale noble et convenable à l’homme. Nous n’avons pas encore été vidés et recousus, pour être remplis, comme les oiseaux d’un musée, avec de la paille, des chiffons et avec de méchantes et sales hachures de papier sur les droits de l’homme. Nous conservons la totalité de nos sentimens dans leur pureté native, non sophistiqués par le pédantisme, ni par l’infidélité. Nous avons de véritables cœurs de chair et de sang qui battent dans notre sein. Nous craignons Dieu ; nous élevons avec respect nos regards vers les rois, avec affection vers les parlemens, avec déférence vers les magistrats, avec révérence vers les prêtres, et avec respect vers la noblesse. Pourquoi ? Parce que quand de telles idées se présentent à nos yeux, il est naturel d’être ainsi affecté : : parce que tous les autres sentimens sont faux et factices, et qu’ils tendent à corrompre nos esprits, à vicier les bases de notre morale pour nous rendre incapables de jouir d’une liberté raisonnable ; et, en nous donnant des leçons d’une insolence servile, licencieuse et dissolue, pour faire le vil amusement de quelques jours de fêtes, à nous façonner parfaitement pour l’esclavage, et à nous en rendre dignes justement et à jamais.

Vous voyez, Monsieur, que dans ce siècle de lumières, je suis assez courageux pour avouer que nous sommes généralement les hommes de la nature ; qu’au lieu de secouer tous nos vieux préjugés, nous les aimons au contraire beaucoup ; et pour nous attirer encore plus de honte, je vous dirai que nous les aimons, parce qu’ils sont des préjugés ; et que plus ils ont régné, plus leur influence a prévalu, plus nous les aimons. beaucoup mieux tous ensemble de tirer avantage de la banque générale et des fonds publics des nations et des siècles. Beaucoup de nos spéculateurs, au lieu de bannir les préjugés généraux, emploient toute leur sagacité à découvrir la sagesse cachée qui domine dans chacun. S’ils parviennent à leur but, et rarement ils le manquent, ils pensent qu’il est bien plus sage de conserver le préjugé avec le fonds de raison qu’il renferme, que de le dépouiller de ce qu’ils n’en regardent que comme le vêtement, pour laisser ensuite la raison toute à nu ; parce qu’un préjugé, y compris sa raison, a un motif qui donne de l’action à cette raison, et un attrait qui y donne de la permanence. Le préjugé est d’une application soudaine dans l’occasion ; il détermine, avant tout, l’esprit à suivre avec constance la route de la sagesse et de la vertu, il ne laisse pas les hommes hésiter au moment de la décision, exposés au doute, à la perplexité, à l’irrésolution. Le préjugé fait de la vertu une habitude pour les hommes, et non pas une suite d’actions incohérentes ; par les préjugés dont la vertu fait la base, le devoir devient une partie de notre nature.

Vos hommes de lettres et vos politiques diffèrent essentiellement d’opinion à cet égard ; et la même chose existe ici parmi la méprisable bande de nos sectaires illuminés. Ils n’ont aucun respect pour la sagesse des autres ; mais en revanche, ils ont dans la leur une confiance sans bornes. Avec eux, pour détruire un ancien ordre de choses, il suffit que cette chose soit ancienne. Quant à ce qui est nouveau, ils n’ont aucune sorte d’inquiétude sur la durée d’un bâtiment construit à la hâte ; parce que la durée n’est d’aucune conséquence pour ceux qui mettent si peu de prix, ou qui n’en mettent pas du tout, à ce qui a été fait avant eux, et qui placent toutes leurs espérances dans les découvertes. Ils pensent très-systématiquement que toutes les choses qui portent le caractère de la durée sont nuisibles ; en conséquence, ils déclarent une guerre d’extermination à tous les établissemens. Ils croient que les gouvernemens peuvent varier comme la mode des coiffures, et sans que cela tire plus à conséquence ; et que l’on n’a pas besoin d’avoir d’autre principe d’attachement à la constitution quelconque de l’État, que la convenance du moment[70]. Ils parlent sans cesse comme si leur opinion était que le pacte passé entre eux et leurs magistrats, est d’une nature simple ; qu’il n’engage que leurs magistrats ; mais qu’il n’a rien de réciproque, et que la majesté du peuple peut le changer, sans autre motif que celui de sa volonté. Leur attachement pour leur patrie même, n’existe qu’autant qu’il est d’accord avec leurs projets variables. Il commence, et finit avec tel ou tel plan de politique, qui s’accorde pour le moment à leur opinion[71]. Ces doctrines, ou plutôt ces idées, semblent prévaloir auprès de vos nouveaux hommes d’Etat ; mais elles sont totalement différentes de celles que nous avons toujours suivies dans ce pays.

J’entends dire que l’on prétend quelquefois en France que ce qui s’y passe actuellement, est fait d’après l’exemple de l’Angleterre. Je demande la permission d’affirmer que l’on ne peut découvrir l’origine d’aucune des choses qui ont été faites chez vous, ni dans la conduite, ni dans les opinions dominantes de notre nation, soit que vous les compariez aux faits, soit que vous les compariez à la manière d’agir. J’ajouterai même avec certitude, que nous sommes aussi éloignés de vouloir recevoir de France aucune leçon, que nous sommes assurés de ne lui en avoir donné aucune. Les cabales qui prennent ici quelque part à vos opérations, ne sont composées que d’une poignée de monde. Si malheureusement, par leurs intrigues, par leurs discours, par leurs écrits, et par une suffisance qu’ils empruntent de l’union qu’ils ont contractée à dessein avec les conseils et les forces de la France, ils devaient entraîner dans leur faction on nombre considérable de gens, et si, en conséquence, ils devaient sérieusement former quelque entreprise, à l’imitation des vôtres, tout ce qui en résultera, j’ose vous le prédire, sera, qu’en excitant quelque trouble dans leur patrie, ils en accompliront plutôt leur propre destruction. Cette nation, dans les temps reculés, refusa de changer ses lois par respect pour l’infaillibilité des Papes ; et aujourd’hui elle ne veut pas les altérer par l’effet d’une foi pieuse et réelle dans les dogmes des philosophes, quoique l’infaillibilité des papes fût armée d’anathèmes et de croisades, et quoique les dogmes des philosophes agissent avec des libelles et la lanterne.

Dans les premiers momens, vos affaires n’étaient intéressantes que pour vous seuls ; nous en fûmes touchés comme hommes ; mais nous les observions seulement de loin, parce que nous n’étions pas citoyens de la France. Aujourd’hui que nous nous apercevons qu’on nous les propose pour modèles, nous devons sentir comme des Anglais, et en nous les rappelant, agir en Anglais. Vos affaires, en dépit de nous, font aujourd’hui partie de nos propres intérêts, assez du moins pour que nous devions tenir éloignées de nous votre panacée ou votre peste. Si c’est une panacée, nous n’en avons pas besoin, nous connaissons les dangers d’un remède superflu ; si c’est une peste, elle est de telle nature, que pour s’en préserver, on devrait établir contre elle la quarantaine la plus sévère.

J’entends dire de tous côtés qu’une cabale, qui se nomme elle-même philosophique, recueille la gloire d’un grand nombre de vos travaux révolutionnaires ; et que les opinions et les systèmes de cette cabale sont le véritable esprit qui les dirige tous. Je n’ai entendu parler en aucun temps en Angleterre, d’aucun parti littéraire ou politique, qui fût connu sous une telle dénomination. En auriez-vous un qui serait composé d’une espèce d’hommes que le vulgaire, dans son langage naïf et grossier, appelle communément athées et infidèles ? Si cela était, je conviens que nous avons eu aussi des écrivains de cette espèce, qui ont fait quelque bruit dans leur temps : ils reposent actuellement dans un oubli éternel. Quel homme, parmi ceux qui ne sont nés que depuis quarante ans, a lu un seul mot de Collins, de Tolland, de Tindal, de Chubb, de Morgan, et de toute cette race qui se désignait elle-même par le nom d’esprits forts ? Qui lit aujourd’hui Bolingbroke ? qui l’a jamais lu tout entier ? Demandez aux libraires de Londres ce que sont devenues toutes ces lumières du monde ? Dans un aussi petit nombre d’années, le nombre aussi petit de leurs successeurs ira les rejoindre au caveau de famille de tous les Capulets[72]. Mais quels qu’ils aient été, on quels qu’ils soient (parmi nous), ils étaient et ils sont encore des individus isolés les uns des autres. Ils y conservèrent la nature propre à leur espèce, et on ne les vit jamais par bandes. Ils n’ont jamais agi en corps ; ils n’ont jamais été connus dans l’État comme une faction ; et on n’a jamais présumé que, soit à raison de ce titre ou de ce caractère, ou pour servir les vues de telle ou telle faction, ils aient eu de l’influence dans aucun de nos intérêts publics. S’ils doivent exister ainsi, et s’il leur serait permis d’agir ainsi, c’est une autre question. Comme de telles cabales n’ont point existé en Angleterre, leur esprit n’a jamais influé sur la formation originaire du plan de notre Constitution, ou sur aucune des différentes restaurations et améliorations qu’elle a éprouvées. Le tout a été fait sous les auspices de la religion et de la piété, et confirmé par leur sanction. Le tout est émané de cette simplicité de notre caractère national, et d’une sorte de droiture et d’ingénuité native d’entendement, qui ont depuis long-temps caractérisé tous les hommes investis successivement de quelque autorité parmi nous. Cette disposition subsiste encore, au moins dans la grande masse de la nation.

Nous savons, et qui mieux est, nous sentons intérieurement, que la religion est la base de la société civile, et la source de tous les biens et de toutes les consolations [73] ; nous sommes tellement convaincus de cette vérité en Angleterre, que vous y rencontreriez quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent, qui préféreraient la superstition à l’impiété, quoique sa rouille, composée de toutes les absurdités de l’esprit humain, en s’attachant à la religion, eût pu l’avoir détruite pendant le cours de plusieurs siècles. Nous ne serons jamais assez fous, lorsque nous aurons à retrancher quelque corruption, à suppléer quelques défauts, ou à perfectionner la substance d’un système quelconque, pour appeler à notre aide sa substance ennemie : si nos opinions religieuses devaient quelque jour exiger de plus amples explications, ce ne seroit pas l’athéisme que nous appellerions pour nous les donner. Jamais nous n’éclairerons nos temples avec une lumière si profane ; nous y ferons briller d’autres lumières ; nous les parfumerons avec un autre encens que les ramassis infects qui nous sont importés par les contrebandiers d’une métaphysique corrompue. Si l’établissement de notre église avait besoin d’une révision, ce ne serait ni l’avarice ni la rapacité publique ou privée que nous emploierions pour entendre ses comptes, pour faire la recette, ou pour déterminer l’application de ses revenus sacrés. Sans condamner avec violence ni le rit grec, ni le rit arménien, ni, depuis que les animosi-

tés sont calmées, le rit catholique romain, nous préférons le protestantisme ; non parce que nous croyons qu’il renferme moins de la religion chrétienne, mais parce que nous sommes persuadés qu’il en renferme davantage. Nous sommes protestans, non par indifférence, mais par zèle.

Nous savons, et nous mettons notre orgueil à le savoir, que l’homme est par sa constitution un être religieux ; que l’athéisme est non-seulement contraire à notre raison, mais qu’il l’est même à notre instinct, et qu’il ne peut pas le surmonter long-temps. Mais si dans un moment de débauche, si dans le délire d’une ivresse causée par cet esprit ardent distillé à l’alambic de l’enfer, qui est en ce moment dans une si furieuse ébullition en France, nous devions mettre à découvert notre nudité en secouant la religion chrétienne qui a fait jusqu’à présent notre gloire et notre consolation ; qui a été une grande source de civilisation parmi nous, ainsi qu’elle l’est parmi tant d’autres nations, nous craindrions (étant bien avertis que l’esprit ne supporte pas le vide) que quelque superstition grossière, pernicieuse et dégradante ne pût en prendre la place.

Par cette raison, avant d’enlever à nos établissemens la considération qui leur est propre, et de les abandonner au mépris, comme vous avez fait, (ce qui vous à attiré les peines que vous méritez bien de souffrir), nous voudrions que quelqu’autre chose nous fût présentée à la place. Alors nous formerions notre choix.

D’après ces idées, au lieu de chicaner sur les établissemens, comme ont coutume de le faire quelques personnes qui se sont fait une philosophie et une religion de montrer leur haine contre de telles institutions, nous nous y attachons étroitement. Nous sommes résolus à maintenir l’établissement de l’Église, l’établissement de la monarchie, l’établissement de l’aristocratie, et l’établissement de la démocratie, chacun dans le degré où il existe, et sans y rien ajouter : je vous ferai voir présentement ce que nous possédons de chacun de ces établissemens.

Le malheur de ce siècle a été (je ne dirai pas la gloire, comme le pensent ces messieurs), que l’on ait été obligé de mettre chaque chose en discussion, comme si la constitution de notre pays devait toujours être un sujet d’altercation, plutôt qu’un objet de jouissance. Par cette raison, et aussi pour satisfaire ceux qui parmi vous pourraient souhaiter de mettre à profit des exemples (s’il est quelqu’un qui y soit disposé parmi vous) je vais risquer de vous importuner en vous communiquant quelques pensées sur chacun de ces établissemens. Je ne crois pas que l’ancienne Rome regardât les exemples comme superflus, elle qui envoya des députés aux républiques voisines pour connaître leurs meilleures lois, lorsqu’elle voulut réformer les siennes.

D’abord je vous demande la permission de parler de l’établissement de notre Église, qui est le premier de nos préjugés ; non pas un préjugé dénué de raison, mais qui renferme une sagesse profonde et étendue ; j’en parle premièrement, parce que c’est dans nos esprits le commencement, la fin et le milieu ; car, en nous fondant sur le système religieux que nous possédons actuellement, nous continuons à agir d’après le sentiment admis bien anciennement par le genre humain, et transmis uniformément jusqu’à nous. Ce sentiment, non-seulement comme un sage architecte, a donné à L’ÉTAT la forme d’un auguste édifice ; mais en propriétaire prévoyant, pour préserver son ouvrage de la profanation et de la destruction, il l’a, comme un temple sacré, purgé de toutes les impuretés de la fraude, de la violence, de l’injustice et de la tyrannie ; il a solennellement et pour jamais consacré l’État, et tout ce qui agit en lui : cette consécration est faite afin que tous ceux qui administrent dans le gouvernement des hommes, dans lequel ils représentent la personne de Dieu même, prennent de leurs fonctions et de leur destination des idées élevées et qui en soient dignes ; afin que leur espérance soit nourrie, remplie d’immortalité ; afin qu’ils ne considèrent pas le moment qui périt, et qu’ils ne mettent aucun prix aux louanges passagères du vulgaire, mais qu’ils en mettent seulement à une existence solide et permanente, dans la partie permanente de leur nature ; et à une durable réputation de gloire dans l’exemple qu’ils laissent comme un riche héritage au monde.

Des principes aussi sublimes devraient être inculqués dans l’esprit de toutes les personnes qui sont dans une situation élevée ; et les établissemens religieux devraient être pourvus de manière à pouvoir les faire revivre sans cesse, et à leur donner une nouvelle vigueur ; toute institution, morale, toute institution civile ou politique, fortifiant ces liens naturels et fondés en raison, qui rendent les affections et les idées humaines inséparables de la divinité, sont pour le moins nécessaires, afin de donner la dernière main à cette structure étonnante, l’Homme, dont la prérogative est d’être en grande partie son propre ouvrage, et qui, lorsque cet ouvrage est achevé comme il doit l’être, est destiné à occuper une place supérieure dans l’ordre de la création : Mais toutes les fois qu’un homme est élevé au-dessus des autres, comme cette préséance ne devrait jamais être l’apanage que d’une nature plus épurée, il faudrait plus particulièrement encore dans cette circonstance, qu’un tel homme approchât de la perfection autant qu’il est possible de le faire.

La consécration de l’État par un établissement religieux, est nécessaire aussi pour inspirer une crainte respectueuse et salutaire à des citoyens libres, parce que pour défendre leur liberté il faut qu’ils jouissent d’une portion quelconque de pouvoir. C’est pourquoi il est plus particulièrement nécessaire pour eux qu’ils aient une religion qui fasse partie du gouvernement, et qui soit la source de l’accomplissement de leurs devoirs, que cela ne peut l’être dans d’autres sociétés civiles, où le peuple, par les conditions différentes de son contrat, est restreint à n’agir que d’après des sentimens privés, et à ne diriger que des intérêts particuliers de famille. Toutes les personnes qui jouissent d’une portion quelconque de pouvoir, devraient être fortement pénétrées de l’idée, imposante qu’elles n’agissent que par délégation, et que c’est à ce titre qu’elles doivent rendre compte de leur conduite au seul maître suprême, auteur et fondateur de toute société.

Ce principe devrait même être plus profondément inculqué dans les esprits de ceux qui composent une souveraineté collective, que dans celui des princes qui gouvernent seuls. Sans instrumens pour agir, les princes ne peuvent rien faire ; quiconque emploie des instrumens, s’il en tire du secours, y rencontre aussi des obstacles..... Le pouvoir des princes n’est donc jamais complétement entier ; bien moins encore peuvent-ils en abuser excessivement avec sécurité. De tels personnages, quoiqu’égarés par la flatterie, par l’arrogance et par la suffisance, ne devraient jamais perdre de vue que soit qu’ils soient, ou non, à l’abri d’une loi positive, ils sont, de manière ou d’autre, comptables, même ici-bas, de l’abus d’un dépôt qui repose sur eux seuls. S’ils ne sont pas fauchés sur pied par la rébellion de leurs sujets, ils peuvent être étranglés par les janissaires mêmes qu’ils soudoient pour les mettre en sûreté contre toutes les rébellions. C’est ainsi que nous avons vu le roi de France vendu par ses soldats, pour l’attrait d’une plus haute paie. Mais lorsque l’autorité populaire est arbitraire et sans bornes, le peuple a une confiance infiniment plus grande dans son propre pouvoir, parce que cette confiance est beaucoup mieux fondée. Le peuple trouve en lui-même ses propres instrumens ; il agit plus près de son objet. Outre cela, il ne peut être responsable, en aucune manière, au pouvoir qui exerce sur la terre le contrôle le plus grand, l’idée de la réputation et de l’estime. La part d’infamie qui doit retomber sur chaque individu dans des actes publics, n’est en vérité qu’un lot bien imperceptible ; les opérations de l’opinion étant en raison inverse du nombre de ceux qui abusent du pouvoir. L’approbation du peuple pour ses propres opérations a pour lui toute l’apparence d’un jugement public en sa faveur : une démocratie parfaite est donc la chose du monde où la privation de la honte est la plus complète. Comme elle est le plus à l’abri de la honte, elle est aussi le plus à l’abri de la crainte. Pas un seul individu ne peut craindre d’y devenir, dans sa personne, l’objet d’aucune punition. Certainement le peuple entier ne peut jamais être puni ; car, comme les punitions n’ont d’autre objet que de faire des exemples pour la sûreté du peuple entier, le peuple entier ne peut jamais se servir d’exemple à lui-même, ni être puni par aucune main bumaine[74]. C’est pourquoi il est d’une importance infinie qu’on ne souffre jamais qu’il puisse s’imaginer que sa volonté l’emporte sur celle du roi, et soit la mesure de ce qui est bien ou de ce qui est mal. Il devrait être persuadé qu’il n’est nullement autorisé, bien loin d’être propre avec sûreté pour lui-même, à faire usage d’un pouvoir arbitraire quelconque ; qu’en conséquence, il ne doit pas pour la fausse apparence de la liberté, mais pour la liberté véritable, exercer time domination cruelle et nouvelle, exiger tyranniquement de ceux qui, dans l’État, remplissent ses fonctions, non un dévouement entièrement absolu à ses intérêts, mais une soumission abjecte à sa volonté passagère ; parce que par-là il étoufferait dans tous ceux qui le servent tout principe de morale, tout sentiment de dignité, tout usage de jugement, et toute solidité de caractère, et parce qu’en même temps il se rendrait lui-même, par une telle conduite, la juste et méprisable proie de l’ambition servile des sycophantes populaires et des flatteurs complaisans.

Lorsque le peuple se sera purgé de toute passion et de tout vouloir intéressé, ce qu’il est impossible qu’il puisse jamais faire sans le secours de la religion ; lorsqu’il sera intérieurement convaincu que lorsqu’il exerce le pouvoir, ce qu’il fait alors dans le plus haut degré peut être dans l’ordre de délégation, pouvoir qui pour être légitime, doit être conforme à cette foi éternelle et immuable dans laquelle le vouloir et la raison ne sont qu’une seule et même chose ; il sera alors bien plus soigneux à éviter d’en placer l’exercice dans des mains viles et incapables. Lorsqu’il procédera à la nomination aux charges, il ne revêtira personne de l’exercice de l’autorité avec la même indifférence que s’il confiait une misérable besogne, mais il saura qu’il confère une fonction sacrée. Il ne prescrira pas pour règle de conduite son intérêt sordide et personnel, son caprice inconsidéré, ni sa volonté arbitraire, mais en commettant l’exercice d’un pouvoir qui est tel qu’il n’est pas d’homme qui puisse le donner ni le recevoir sans trembler, il n’arrêtera sa vue que sur ceux dans lesquels il pourra discerner une proportion prédominante d’une vertu et d’une sagesse actives, réunies et appropriées à la nature de l’emploi, autant du moins que cela peut se rencontrer dans cette masse énorme et inévitable de toutes les imperfections humaines.

Lorsque le peuple sera habituellement convaincu qu’aucun mal ne peut être agréable à celui qui est la bonté par essence, il sera plus capable de déraciner de l’esprit de ses officiers civils, ecclésiastiques ou militaires, tout ce qui pourrait offrir la plus légère ressemblance avec une domination orgueilleuse et arbitraire.

Mais un des premiers principes, un des plus importans, sur lequel la chose publique et les lois sont consacrées, c’est le soin d’éviter que ces possesseurs temporaires, que ceux dont les jouissances sont à vie, insoucians sur ce qu’ils ont reçu de leurs ancêtres, et sur ce qu’ils doivent à leur postérité, n’agissent comme s’ils étaient des maîtres absolus ; d’éviter qu’ils puissent s’imaginer qu’avec tous leurs autres droits, ils jouissent de celui de trancher le cours des substitutions, ou de commettre des dégâts dans les héritages ; en détruisant à leur gré la constitution originelle de la société dans laquelle ils vivent, en risquant de ne laisser à ceux qui viendront après eux que des ruines au lieu d’habitations et en enseignant ainsi à leurs successeurs à avoir aussi peu de respect pour leurs inventions, qu’ils en ont eu pour leurs ancêtres[75], avec une telle facilité, dénuée de tous principes, pour changer les gouvernemens autant et aussi souvent, et d’autant de manières, qu’il y a de fluctuations dans les modes et dans les imaginations, toute la chaîne et toute la continuité de la chose publique serait rompue : il n’y aurait pas une seule génération qui eût des rapports avec une autre ; les hommes ne vaudraient guère mieux que les mouches d’un été.

Et premièrement, la science de la jurisprudence !.... de toutes les sciences, celle dont l’intelligence humaine s’enorgueillit tant, cette science, qui avec tous ses défauts, ses redondances et ses erreurs, est le recueil de la raison de tous les siècles, qui combine les principes de la justice originelle avec la variété infinie des intérêts humains ; on ne la regardera plus que comme un fatras amoncelé de vieilles erreurs, et on en abandonnera l’étude. La suffisance et l’arrogance, (compagnes inséparables de ceux qui n’ont jamais fait usage d’une sagesse supérieure à la leur propre), usurperont les tribunaux. De là, plus de ces lois certaines qui présentaient à l’espérance ou à la crainte une base invariable ; plus de ces lois qui contenaient dans de certaines limites les actions des hommes, et qui les dirigeaient vers un but déterminé ; désormais rien de stable dans la manière de conserver les propriétés, ou d’exercer une fonction, ne pourra offrir à aucun père un point d’appui quelconque, d’après lequel il puisse diriger l’éducation de ses enfans, ou un choix pour leur futur établissement dans le monde. Les principes ne deviendront plus dès l’enfance, des habitudes. Aussitôt que l’instituteur le plus habile aura terminé la pénible entreprise d’une éducation, au lieu de pouvoir présenter un pupille accompli dans la discipline de la vertu, capable en tout de captiver l’attention et le respect dans la place à laquelle il serait appelé dans la société, il trouvera que tout est changé, et qu’il n’aura lancé dans le monde qu’une pauvre créature destinée au mépris et à la dérision, qu’un être tout-à-fait étranger aux véritables idées de l’estime. Qui voudrait assurer dans un jeune coeur les sentimens tendres et délicats de l’honneur, et les y fixer avec ses premiers battemens, lorsque pas un seul homme ne pourrait connaître quelle serait l’épreuve de l’honneur, dans une nation qui altérerait à chaque instant le titre de cette monnaie ? Rien dans la vie ne pourrait, en se perpétuant, s’enrichir encore de ces nouvelles acquisitions. Ce manque absolu d’éducation, et cette instabilité de principes, produiraient des succès infaillibles, et l’on ne tarderait pas à voir la barbarie succéder aux sciences et à la littérature, et l’inexpérience redevenir le lot des arts et des manufactures. Ainsi la chose publique elle-même, après bien peu de générations, finirait par se dissoudre, et par se réduire dans la poussière et la cendre de l’individualité, et être enfin dispersée par tous les vents du ciel.

C’est pourquoi, pour éviter tous les dangers de l’inconstance et de la versatilité, qui sont dix mille fois pires que ceux de l’obstination et des préjugés les plus aveugles, nous avons consacré l’État, pour qu’aucun homme n’eût la témérité d’en approcher, et de rechercher ses défauts ou ses corruptions, sans y apporter toutes les précautions suffisantes ; pour qu’aucun songe ne vint jamais persuader à aucun individu qu’il peut commencer ses réformes par un bouleversement général ; pour que l’on ne s’approchât des défauts de l’État, que comme on approche des blessures d’un père, avec un respect attentif et une sollicitude craintive ; ce sage préjugé nous apprend à regarder avec horreur tous ces enfans d’une même patrie, si téméraires dans leur empressement à hacher leur vieux père en morceaux, et à le jeter dans la chaudière des magiciennes, dans l’espérance que par les sucs de leurs poisons, et par leurs enchantemens barbares, elles pourront régénérer la constitution paternelle, et renouveler l’existence de celui dont ils la tiennent.

Oui, sans doute, la société est un contrat. Ceux que l’on passe dans le cours de la vie pour des intérêts particuliers, ou pour des objets momentanés et que l’occasion fait naître, on peut les dissoudre à plaisir ; mais faudra-t-il considérer l’État sous les mêmes rapports qu’un traité de société pour un commerce de poivre. autre objet d’un intérêt vulgaire, qui n’a que la durée d’une spéculation momentanée, et que l’on peut dissoudre à la fantaisie des parties ? C’est avec un autre sentiment de respect que l’on doit envisager l’État, parce que ce genre d’association n’a pas pour objet ces choses qui ne servent qu’à l’existence animale et grossière d’une nature périssable et fugitive. C’est la société de toutes les sciences, la société de tous les arts, la société de toutes les vertus et de toutes les perfections ; et comme les gains d’une telle société ne peuvent s’obtenir dans plusieurs générations, cette société devient celle, non-seulement de ceux qui existent, mais elle est un contrat entre ceux qui vivent, entre ceux qui sont à naître et entre ceux qui sont morts ; Chaque contrat, dans chaque État particulier, n’est qu’une clause dans le grand contrat primitif d’une société éternelle qui compose une seule chaîne de tous les anneaux de différentes natures ; qui met en relation le monde visible avec le monde invisible, conformément à un pacte fixé, sanctionné par le serment inviolable qui maintient toutes les natures physiques et morales, chacune dans la place qui lui a été assignée ; cette loi n’est pas soumise à la volonté de ceux qui, par une obligation qui est au-dessus d’eux et qui leur est infiniment supérieure, sont forcés eux-mêmes à y soumettre leur volonté. Les corporations municipales de ce royaume universel n’ont ni la liberté ni le loisir, en se livrant aux aperçus d’une amélioration fortuite, de séparer et de déchirer les liens de subordination de chaque communauté qui leur est subordonnée ; et de la réduire en un chaos anti-social, anti-civil et confus de principes élémentaires. Il n’y a que la nécessité par essence, une nécessité qui n’est pas choisie, mais, qui commande, une nécessité suzeraine de toute délibération, une nécessité qui n’admet ni discussion ni preuve, il n’y a qu’une telle nécessité, dis-je, qui puisse justifier le recours à l’anarchie : une nécessité de cet ordre n’est pas une exception à la règle, parce qu’elle est elle-même aussi une partie de cette disposition morale et physique de choses à laquelle l’homme doit obéir de gré ou de force. Mais si ce qui ne peut être que l’effet de la soumission à une telle nécessité devenait un objet de choix, la loi générale serait rompue, on désobéirait à la nature, et les rebelles seraient aussitôt proscrits, dispersés ; ils seraient exilés de ce monde de raison, de vertu, de paix et d’indulgence, dans le monde opposé de folie, de discorde, de vice, de confusion et de chagrin inutile.

Ces sentimens, mon cher monsieur, sont, ont été et seront long-temps, je pense, ceux des hommes qui ne sont pas les moins instruits, ni les moins réfléchis de ce royaume. Ceux qui sont compris dans cette classe forment leurs opinions d’après les mêmes bases que de telles personnes doivent les former. Ceux qui examinent moins, les reçoivent d’une autorité que ceux que la Providence condamne à s’en rapporter à la foi d’autrui, ne doivent pas rougir de ne les tenir qu’à ce titre. Ces deux classes d’hommes agissent dans la même direction, quoique dans des positions différentes ; toutes deux agissent conformément à l’ordre de l’univers ; elles connaissent ou elles sentent toute cette grande et ancienne vérité : Quod illi principi prœpotenti deo qui omnem hunc mundum regit, nihil eorum quœ quidem fiant in terris acceptius quam concilia et cœtus hominum jure sociati quæ civitates appellantur[76]. Elles conservent ce dogme dans leur mémoire et dans leur cœur ; non pas à cause du grand nom de son auteur, ni de l’autorité plus grande d’où il dérive, mais à cause de ce qui peut seul donner à une opinion savante son véritable poids et sa sanction, la simple nature et les simples relations communes à tous les hommes. Persuadés que tout doit être fait dans une vue, et reportant tout au point vers lequel tout doit être dirigé, ils se croient liés non seulement comme individus au fond de l’âme, où comme des êtres réunis dans cet emploi personnel, de renouveler la mémoire de leur haute origine et de leur caste ; mais encore en leur caractère de corps politique, d’offrir leur hommage national à l’instituteur, à l’auteur, au protecteur de la société civile ; société civile sans laquelle l’homme serait non seulement privé de la possibilité d’arriver à la perfection dont sa nature est susceptible, mais même de s’en approcher en aucune manière. Ils conçoivent que celui qui a voulu que notre nature fût douée de l’attribut de pouvoir se perfectionner par sa propre vertu, voulut en même temps les moyens nécessaires qui peuvent la conduire à cette perfection. – Il voulut donc l’État ; il voulut sa liaison avec la source et le premier modèle de toute perfection. Ceux qui sont bien convaincus que telle est la volonté suprême de celui qui est la loi des lois, et le souverain des souverains, ne peuvent pas désapprouver que lorsque nous prêtons en corps notre serment de foi et hommage, que lorsque nous reconnaissons cette suzeraineté dominante, j’allais presque dire, lorsque nous offrons l’État lui-même en oblation, comme une digne offrande, sur le grand autel des hommages universels, nous devions y procéder avec toute la solennité publique qui convient à tous les actes solennels et religieux, par des édifices par des chants mélodieux, par la pompe extérieure ; par des discours, par la dignité des personnes, suivant les usages du genre humain, d’après leur nature, c’est à dire avec une modeste splendeur, avec une juste déférence avec une majesté douce et un éclat modéré. Pour remplir ces fins, ils pensent qu’une partie de la richesse de la nation est employée ; aussi bien qu’elle peut l’être, à encourager ce luxe que son objet sanctifie ; il est l’ornement public, il est la consolation publique, il nourrit l’espérance publique. L’homme le plus pauvre y trouve son importance et sa dignité ; tandis que la richesse et l’orgueil des individus font sentir à chaque moment à l’homme d’un rang et d’une fortune médiocres, son infériorité, dégradent et avilissent sa condition. C’est en faveur de l’homme qui vit dans l’obscurité, c’est pour élever sa nature et pour lui rappeler à l’esprit une situation dans laquelle les priviléges de l’opulence cesseront, lorsqu’il sera égal par la nature, et pourra être plus qu’égal par la vertu, que cette portion de la richesse générale de sa patrie est employée et sanctifiée.

Je vous assure que je ne vise pas à la singularité. Je vous communique des opinions qui ont été reçues parmi nous depuis long-temps, et jusqu’à ce moment avec une approbation générale et soutenue, et qui sont tellement imprégnées dans mon esprit, que je ne saurais distinguer ce que j’ai appris des autres, de ce qui est le résultat de mes propres méditations.

C’est d’après de tels principes que la majorité du peuple en Angleterre, loin de regarder comme illégal un établissement religieux national, croit au contraire, que légalement on ne peut s’en passer. Vous êtes totalement dans l’erreur en France, si vous ne pensez pas que nous y soyons attachés par-dessus tout, et même plus qu’aucune autre nation ; lorsque ce peuple a agi inconsidérément à cet égard, et d’une manière qu’on ne peut justifier (ce qu’il a certainement fait en quelques occasions), vous reconnaîtrez du moins son zèle jusque dans ses erreurs mêmes.

Ce principe se représente dans toutes les parties du système de notre politique : le peuple anglais ne regarde pas l’établissement de son Église comme une chose seulement convenable, mais comme essentielle à l’État ; non comme une chose hétérogène et séparable, non pas comme quelque chose d’ajouté pour un simple arrangement, comme quelque chose qu’il puisse prendre ou laisser suivant que cela convient aux idées du moment ; il regarde son établissement religieux, comme le fondement de toute sa constitution, avec laquelle et avec chaque partie de laquelle il maintient une union indissoluble. L’Église et l’État[77] sont des idées inséparables dans son esprit ; et il y a bien peu d’exemples où l’on fasse mention de l’un sans faire mention de l’autre.

Notre éducation est établie de manière à fixer cette impression. Notre éducation est en quelque sorte toute entière confiée aux ecclésiastiques, et dans toutes ses périodes, depuis l’enfance jusqu’à l’âge viril[78]. Lors même que notre jeunesse, au sortir des écoles et des universités, entre dans cette période si importante de la vie, qui commence à enchaîner l’expérience avec l’étude ; et lorsque, pour mieux y réussir, elle va voyager dans les pays étrangers, au lieu de la faire accompagner par de vieux domestiques, comme nous en avons vu donner pour gouverneurs à des hommes de marque qui nous arrivaient des autres pays, presque toujours nous lui donnons des ecclésiastiques ; non pas en qualité de maîtres austères, ou de simples suivans, mais comme des amis et des compagnons d’un caractère plus grave, et communément aussi bien nés que leurs pupilles. Ainsi que des parens, ils entretiennent avec elle des liaisons étroites pendant toute leur vie ; par ces liaisons nous pensons attacher notre jeunesse à notre Église ; et nous donnons de la considération à nos ecclésiastiques, en les mettant en relation avec ceux qui sont appelés à prendre part au gouvernement de leur patrie.

Nous tenons tellement à nos vieilles institutions ecclésiastiques, qu’on y a fait très-peu d’altérations depuis le quatorzième ou le quinzième siècle, suivant en cela, comme dans les autres choses, notre maxime si anciennement établie, de ne jamais nous écarter de l’antiquité, entièrement, ni tout à la fois. Nous avons trouvé que ces vieilles institutions étaient, dans leur ensemble, favorables à la morale et à la discipline ; et nous avons pensé qu’elles étaient susceptibles d’amélioration, sans qu’il fût nécessaire d’en altérer le fond. Nous avons pensé qu’elles étaient capables de recevoir, d’améliorer, et, par-dessus tout, de conserver toutes les acquisitions de la science et de la littérature, à mesure et dans le même ordre où elles sont successivement produites par la Providence ; et, après tout, avec cette gothique et monacale éducation ( car, an fond, elle n’est pas autre chose), nous pouvons avouer les prétentions que nous avons à une part aussi considérable et aussi ancienne qu’aucune antre nation de l’Europe dans les progrès des sciences, des arts et de la littérature, qui ont éclairé et orné le monde moderne[79]. Nous pensons qu’une cause principale de ce grand avancement est que nous n’avons pas dédaigné le patrimoine de connaissances qui nous a été transmis par nos ancêtres.

C’est par suite de notre attachement à l’établissement de notre Église, que la nation n’a pas cru qu’il fût sage de faire à l’égard du tout, de ce grand intérêt fondamental, ce qu’elle ne ferait pas à l’égard d’une partie séparée, soit militaire, soit civile ; c’est-à-dire de n’en assurer le service public que sur le produit incertain et précaire de la contribution des individus. Elle va plus loin certainement elle n’aurait jamais souffert, et elle ne souffrira jamais que la dotation fixe de l’Église soit convertie en pensions ; qu’elle dépende de la trésorerie ; qu’elle soit soumise à des délais, à des longueurs, ou peut être anéantie par des difficultés fiscales, difficultés qui pourraient quelquefois être suscitées dans des vues politiques ; et qui, dans le fait, naissent souvent de l’extravagance, de la négligence et de la rapacité des politiques. Le peuple d’Angleterre pense qu’il a des motifs constitutionnels autant que religieux, pour s’opposer à tout projet qui transformerait son clergé indépendant en ecclésiastiques pensionnaires de l’État. L’influence d’un clergé qui serait dans la dépendance de la couronne, le ferait trembler pour sa liberté ; et s’il devait dépendre d’autre chose que de la couronne, il tremblerait pour la tranquillité publique, parce qu’alors il aurait à craindre les dangers d’un clergé factieux : c’est pourquoi il a voulu que son Église fût aussi indépendante que son roi et sa noblesse.

De cette union des considérations de la religion et de la politique constitutionnelle, de cette opinion d’un devoir de procurer d’amples consolations au faible et des lumières à l’ignorant, la nation a incorporé et identifié la richesse de l’Église avec la masse des propriétés particulières dont l’État n’est point le propriétaire, soit pour en jouir ou en disposer, mais dont il est seulement le gardien et le régulateur. Elle a ordonné que les revenus de son Église fussent aussi stables que la terre sur laquelle elle repose, et qu’ils ne fussent pas dans une fluctuation inconstante, semblable à l’Euripe[80] des fonds publics et des actions.

Les hommes en Angleterre, je veux dire les hommes éclairés et faits pour diriger les autres, dont la sagesse, si vous leur en accordez, est franche et droite, seraient honteux, comme d’une stupide fourberie, de professer en paroles une religion que par leur conduite ils paraîtraient mépriser. Si par leurs actions (le seul langage qui trompe rarement) ils semblaient envisager ce grand principe qui dirige le monde moral et le monde, naturel, comme une pure invention destinée à tenir en respect le vulgaire, ils craindraient, par une telle conduite, d’aller contre le but politique qu’ils auraient en vue. Ils trouveraient de grandes difficultés à faire croire les autres à un système auquel ils n’accorderaient eux-mêmes manifestement aucune confiance. Les chrétiens hommes d’État de ce pays voudraient, avant tout, pourvoir à ce qui intéresse la multitude ; ils le voudraient par cela seul qu’elle est multitude, et qu’en cette qualité elle est le premier objet des institutions ecclésiastiques, comme aussi le premier de toutes les institutions. Ils ont appris dès long-temps qu’une des circonstances qui prouve le plus en faveur de la vérité de la mission évangélique, était que sa parole fût prêchée au pauvre ; ils pensent donc que ceux-là n’y croient pas, qui ne s’occupent pas du soin de la leur faire prêcher. Mais comme ils savent que la charité ne se restreint pas dans ses œuvres à une seule classe d’hommes, et qu’elle doit aller au secours de tous ceux qui en ont besoin, les grands dans le malheur et dans la détresse, ne sont pas moins à leurs yeux l’objet d’une compassion inquiète et légitime. Sans être repoussés par leur arrogance et leur présomption, ces médecins de l’âme surmontent la répugnance et l’aversion qu’elles inspirent ; et leur prodiguant des soins salutaires, combattent avec les remèdes convenables les maladies de leur âme. Il leur est démontré que les instructions religieuses sont pour eux d’une conséquence plus grande que pour tout autre, d’après le danger des tentations qui les environnent ; d’après les conséquences importantes attachées à leurs fautes ; d’après la contagion des mauvais exemples donnés par eux ; d’après la nécessité de courber leur opiniâtreté, leur orgueil et leur ambition, sons le joug de la modération et de la vertu ; d’après la considération de la stupidité suffisante et de l’ignorance grossière sur tout ce qu’il importe le plus aux hommes de connaître, qui domine dans les cours, à la tête des armées et dans les sénats, autant que dans les ateliers et dans les champs.

Le peuple, en Angleterre, voit avec satisfaction que les grands ont besoin des instructions et des consolations de la religion. Eux aussi, ils sont au nombre des malheureux ; ils éprouvent des peines personnelles et des chagrins domestiques. Dans tout cela ils n’ont point de priviléges, et ils fournissent leur part tout entière dans les contributions imposées à tout le genre humain ; ils ont besoin de ce baume salutaire dans leurs soucis dévorans et dans leurs anxiétés, qui, ayant moins de rapports avec les besoins limités de la vie animale, sont illimités dans leurs atteintes, et se multiplient sous des combinaisons infinies dans les régions effrayantes et sans bornes de l’imagination. Ils ont besoin, ces êtres souvent bien malheureux, d’une part de la charité, pour remplir le vide obscur qui règne dans des coeurs qui n’ont rien à espérer, ni rien à craindre sur la terre ; de quelque chose qui ranime la langueur mortelle et la lassitude accablante de ceux qui n’ont rien à faire ; de quelque chose qui puisse créer un attrait à l’existence, lorsqu’une satiété insipide accompagne tous les plaisirs que l’on peut acheter ; lorsque les impulsions de la nature sont étouffées ; lorsque le désir même est prévenu, et que, par conséquent, la jouissance est détruite par des projets et des plans de plaisir médités d’avance ; lorsqu’enfin chaque désir est satisfait aussitôt que formé.

Le peuple d’Angleterre connaît combien, selon toute apparence, serait faible l’influence des ministres de la religion vis-à-vis des hommes qui auraient hérité d’une opulence et d’une considération fort ancienne ; combien moindre elle serait encore vis-à-vis des nouveaux parvenus, s’ils se présentaient d’une manière qui ne fut nullement assortie à celle des personnes avec qui ils doivent s’associer, et même sur lesquelles ils doivent, en quelques circonstances, exercer une sorte d’autorité. Quelle idée de telles personnes auraient-elles de ce corps d’instituteurs, si elles voyaient qu’il ne fût guère placé au-dessus de l’état des domestiques ? Si la pauvreté était volontaire, ce serait une grande différence. De fortes preuves de l’oubli de soi-même opèrent puissamment sur nos esprits ; et un homme qui est au-dessus des besoins, a acquis par là une grande liberté, une grande fermeté et même une grande dignité. Mais, comme l’ensemble de chaque classe, quelle qu’elle soit, n’est composé que d’hommes, et que leur pauvreté ne peut pas être volontaire, ce défaut de considération qui est attaché à la pauvreté laïque, sera aussi sans distinction le partage de la pauvreté ecclésiastique. C’est pourquoi notre prévoyante constitution a pourvu avec grand soin à ce que ceux qui sont chargés d’instruire la présomptueuse ignorance, à ce que ceux qui doivent exercer leur censure sur l’insolence du vice, ne fussent jamais exposés à encourir leurs dédains, ou à ne vivre que de leurs aumônes ; et à ce que les riches n’eussent aucun prétexte pour négliger cette véritable médecine de leurs âmes[81]. D’après ces raisons, en même temps que nous nous occupions d’abord, et avec une sollicitude paternelle, de la consolation du pauvre, nous n’avons pas relégué la religion (comme quelque chose que l’on aurait honte de montrer) dans d’obscures municipalités, ou dans de pauvres villages. Non, nous voulons la voir élever à la cour et au Parlement son front mitre ; nous voulons rencontrer son alliance à chaque pas dans le cours de la vie, et qu’elle s’unisse à toutes les classes de la société. La nation anglaise montrera à tous les fiers potentats de ce monde, et, à leurs verbeux sophistes, qu’une nation libre, généreuse et savante, honore les premiers magistrats de son Église ; qu’elle ne permettra jamais à l’insolence des richesses et des titres, ou à celle de toute autre espèce de prétentions, de regarder avec mépris ce que nous considérons avec vénération ; d’être assez osée pour fouler aux pieds cette noblesse personnelle acquise, qui, selon eux, devrait être toujours, mais qui souvent est le fruit, et non pas la récompense (car quelle chose pourrait l’être ?) du savoir, de la piété et de la vertu. Parmi nous, on voit sans peine et sans envie, un archevêque avoir le pas sur un duc, un évêque de Durham ou un évêque de Winchester jouir de dix mille livres sterling par an, et l’on ne conçoit pas pourquoi l’on trouverait que cette somme serait plus déplacée dans leurs mains, que ne le serait, dans celles d’un comte ou d’un gentilhomme, le produit d’une fortune semblable ; quoiqu’il puisse être vrai que le premier n’aurait pas autant de chevaux et de chiens, et ne les entretiendrait pas avec l’argent destiné aux enfans du peuple. Il faut convenir que tout le revenu de l’Église n’est pas toujours employé avec une scrupuleuse exactitude à répandre des charités, et peut-être n’est-ce pas absolument nécessaire ; mais une partie en est employée ainsi. Il vaut mieux, au risque même de ne pas remplir en entier son objet, laisser à la volonté sa liberté tout entière, que de travailler à réduire les hommes à n’être que de pures machines et des instrumens d’une bienfaisance politique. On en chérira davantage la vertu et l’humanité ; le monde y gagnera en tout, parce que, sans la liberté, il ne peut point exister de vertu.

Dès qu’une fois la nation a établi que les biens de l’Église sont une propriété, on ne peut pas, sans inconséquence, se permettre d’entrer en examen sur le trop ou le trop peu. C’est trahir la propriété que de prononcer sur son étendue par trop ou trop peu. Quel mal peut-il résulter de la quantité des propriétés dans de certaines mains, quand l’autorité suprême a la sur-inspection pleine et souveraine sur les unes et sur les autres, pour empêcher toute espèce d’abus et pour les faire rentrer dans la ligne de leur destination, toutes les fois que l’on paraît trop s’écarter dans ses dépenses du but de leur institution ?

Beaucoup de personnes, en Angleterre, conçoivent que c’est par l’envie et la malignité qui existent à l’égard de ceux qui sont souvent les auteurs de leur propre fortune, et non pas par l’amour de la mortification et de cet oubli de soi-même, loué dans l’ancienne Église, que quelques personnes regardent avec un œil jaloux ces distinctions, ces honneurs et ces revenus, qui, sans faire tort à personne, sont réservés et destinés pour la vertu : l’oreille, dans ce pays-ci, a du discernement. On reconnaît ces hommes à leur ton : leur langage les trahit ; c’est un patois de fraude, un accent et un jargon d’hypocrisie. Pourrait-on penser autrement, quand on voit ces parleurs affecter de reporter l’état du clergé à cette pauvreté évangélique du premier âge, qui, dans leur esprit, devrait toujours exister (et dans le nôtre aussi, quelque peu que cela nous plût), mais qui, dans la réalité, doit éprouver un très-grand changement, puisque les rapports sont totalement changés entre ce corps et celui de l’État ; puisque les mœurs, puisque la manière de vivre, puisqu’enfin tout l’ensemble des choses de ce monde a subi une révolution totale ? Nous regarderons alors ces messieurs comme d’aussi honnêtes enthousiastes, que nous les croyons aujourd’hui de bons fourbes et de bons trompeurs, lorsque nous les verrons remettre en communauté leurs propres fortunes, et soumettre leurs personnes à cette discipline austère de la primitive Église[82].

Toutes ces idées étant bien enracinées dans nos esprits, vous ne verrez jamais les communes de la Grande-Bretagne, dans aucune occasion d’un besoin national, adopter pour ressource la confiscation des biens de l’Église et des pauvres. Le sacrilége et la proscription ne sont pas au nombre des ressources que l’on emploie dans notre comité des finances. Les Juifs de notre Allée du Change[83] n’ont pas encore osé lorgner, comme une hypothèque à espérer, les revenus du siége de Cantorbery. Je ne crains pas d’être désavoué, lorsque je vous assure qu’il n’y a pas un homme public dans ce royaume, je veux dire un de ceux que l’on peut citer sans rougir, dans quelque parti ou dans quelque classe que ce soit, qui ne désapprouve et ne réprouve comme malhonnête, perfide et cruelle, cette confiscation, ordonnée par l’Assemblée Nationale, d’une propriété que son premier devoir était de protéger[84].

Il me sera bien permis d’avoir un peu d’orgueil, en vous apprenant que ceux qui, parmi nous, ont souhaité de boire à la coupe des abominations de vos Sociétés de Paris, ont été bien trompés dans leurs vues. Le pillage de votre Église a ajouté à la sécurité de la nôtre pour ses possessions ; il a réveillé le peuple ; il ne voit qu’avec horreur et alarme cet acte monstrueux et honteux de proscription ; il a ouvert et it ouvrira de plus en plus les yeux sur le véritable intérêt personnel, déguisé sous la pompe de cet agrandissement d’esprit et de cette libéralité de sentimens que professent ces hommes insidieux, qui passent avec impudence de l’hypocrisie et de la fraude, à tout l’éclat de la violence et du pillage[85]. Nous apercevons ici quelques commencemens de ce genre ; mais nous sommes sur nos gardes contre les mêmes résultats.

J’espère que nous ne serons jamais assez totalement dénués du sentiment des devoirs qui nous sont imposés par la loi de l’union sociale, pour confisquer, sous aucun prétexte d’aucun bien public, la fortune d’un seul citoyen paisible. Quel autre, si ce n’est un tyran (nom qui exprime tout ce qui peut corrompre et dégrader la nature humaine), pourrait s’imaginer de s’emparer de la propriété des hommes, sans accusation préalable, sans les entendre, sans les juger, et cela par centaines, par milliers, par classes entières ! Ne faut-il pas avoir perdu toutes traces d’humanité pour entreprendre de précipiter dans l’humiliation des hommes élevés par leur rang et par le ministère sacré de leurs fonctions, dont le grand âge de plusieurs implorait seul tout à la fois la vénération et la compassion ; de les précipiter ainsi de la plus haute élévation connue dans l’État, dans laquelle ils étaient maintenus par leur propre propriété foncière, dans un état d’indigence, d’abaissement et de mépris ?

Il est vrai que ces grands confiscateurs ont permis à leurs victimes de conserver quelques espérances sur les miettes et sur les débris de leur propre table, dont ils les ont chassés avec tant de cruauté, pour donner un festin aux harpies de l’usure[86] ; mais arracher les hommes à leur indépendance, pour les réduire à ne vivre que de charités, c’est en soi-même une grande cruauté. Ce qui pourrait être une condition supportable pour une certaine classe d’hommes qui ne serait pas accoutumée à autre chose, devient une révolution affreuse pour ceux qui ne sont pas à beaucoup près dans le même cas, et une révolution telle, qu’à moins d’une offense qui mériterait la mort, ce genre de peine exciterait une vive commisération dans une âme vertueuse qui aurait à la prononcer contre un coupable. La dégradation et l’infamie sont pour bien des cœurs plus insupportables que la mort. N’est-ce pas, en vérité, une aggravation extrême, dans cette souffrance cruelle, pour des hommes qui ont, en faveur de la religion, le double préjugé de leur éducation, et des fonctions qu’ils administraient dans son ministère, de ne devoir plus recevoir les débris de leur propriété qu’à titre d’aumône, et encore de ces mêmes mains impies et profanes qui les ont dépouillés de la totalité ; de les recevoir, non pas par les contributions charitables des fidèles, mais de ne devoir qu’à l’insolente pitié d’un athéisme connu et avoué, les frais du culte, calculés et proportionnés sur l’échelle du mépris dans lequel il est relégué, dans l’intention trop évidente de rendre ceux qui les reçoivent tout aussi vils et tout aussi méprisables aux yeux du genre humain ?

Mais cet envahissement des propriétés, à ce que prétendent ces messieurs, est un jugement légal, et non pas une confiscation. Il parait qu’on a découvert, dans les clubs du Palais-Royal et des Jacobins, que certains hommes n’ont point de droits à ce qu’ils possèdent sous l’empire de la loi, de l’usage, des jugemens des tribunaux, et de la prescription accumulée d’un millier d’années. Ces messieurs disent que les ecclésiastiques sont des personnes fictives, des créatures de l’État ; qu’ils peuvent les détruire à plaisir ; et, d’eux-mêmes, les limiter et les modifier en tous points ; que les biens qu’ils possèdent ne sont pas proprement les leurs, mais qu’ils appartiennent à l’État qui a créé la fiction ; et que, par conséquent, nous ne devons pas nous inquiéter de ce qu’ils peuvent souffrir dans leurs sentimens et dans leurs personnes, à l’occasion de ce qui ne frappe que sur leur caractère altérable. Qu’importe sous quel nom vous injuriez et vous dépouillez des justes émolumens de leur profession des hommes qui s’y étaient engagés, non-seulement par une simple permission, mais par un encouragement de l’État, et qui, d’après la certitude qu’ils supposaient à ces émolumens, avaient contracté des dettes, et avaient conduit une quantité de personnes à dépendre entièrement d’eux[87] !

Vous n’imaginerez pas, Monsieur, que je me dispose à honorer d’une longue discussion cette misérable distinction des personnes. Les argumens de la tyrannie sont aussi méprisables que sa force est effrayante. Si vos confiscateurs ne s’étaient pas emparé d’avance, par leurs crimes, de la totalité du pouvoir qui depuis leur a assuré l’impunité pour tous ceux qu’ils ont commis et qu’ils pourront commettre, ce n’aurait pas été aux syllogismes du logicien qu’il aurait appartenu de répondre à leurs sophismes complices de vols et de meurtres ; mais à la verge du bourreau. Les sophistes tyrans de Paris déclament bien haut contre les rois tyrans qui dans les siècles précédens ont tourmenté le monde. Ils ne sont si fiers, que parce qu’ils sont à l’abri des donjons et des cages de fer de leurs anciens maîtres. Ferons-nous plus de grâce aux tyrans du moment, quand nous les voyons représenter sous nos yeux des tragédies plus affreuses ? Ne prendrons-nous pas la même liberté qu’eux, nous qui pouvons le faire avec la même sûreté, lorsque, pour exprimer l’honnête vérité, nous n’avons qu’à mépriser les opinions de ceux dont nous abhorrons les actions ?

Si on considère attentivement tout le système bien suivi et adopté par l’Assemblée, rien ne doit paraître plus étonnant que le prétexte sous lequel on a masqué d’abord cet outrage à tous les droits de la propriété, l’intérêt de la foi nationale. Les ennemis de la propriété affectaient d’abord l’anxiété la plus scrupuleuse, la plus délicate et la plus sensible à tenir les engagemens du roi avec les créanciers publics. Ces professeurs des droits de l’homme sont si occupés à instruire les autres, qu’ils n’ont pas le loisir de rien apprendre eux-mêmes : autrement ils auraient su que c’est à la propriété des citoyens, et non pas à la réclamation des créanciers de l’État, que la foi première et originaire de la société civile est engagée. Le droit du citoyen a la priorité du temps, la primauté du titre et la supériorité en équité. Les fortunes des individus, soit qu’elles fussent possédées à titre d’acquisition, à titre d’héritage, ou en vertu d’un droit partiel dans des biens appartenant à quelques communautés, ne faisaient partie, ni explicitement ni implicitement, du cautionnement donné aux créanciers de l’État : ceux-ci étaient loin d’en avoir l’idée, lorsqu’ils firent leurs traités. Ils savaient très-bien que le public, soit qu’il soit représenté par un monarque ou par un sénat, ne peut hypothéquer que le revenu public, et qu’il n’existe de revenu public que par la levée d’une imposition juste et proportionnelle, répartie sur la masse des citoyens. Cela seul était le gage, et rien autre chose ne pouvait être engagé au créancier public : nul ne peut hypothéquer son injustice comme un gage de sa fidélité.

Il est impossible de se refuser quelques observations sur les contradictions auxquelles ont donné lieu la rigueur extrême et l’extrême relâchement de cette nouvelle foi publique qui a influencé cette opération et qui l’a influencée, non pas d’après la nature de l’obligation, mais d’après les personnes qui y étaient intéressées. Parmi tous les actes de l’ancien gouvernement des rois de France, l’Assemblée nationale ne regarde comme valides que ces engagemens pécuniaires, actes dont l’égalité était la plus douteuse. Les autres décisions de ce gouvernement royal, sont envisagées sous un jour si odieux, que c’est presque une espèce de crime que d’avoir à réclamer quelques droits fondés sur leur autorité. Une pension accordée comme une récompense pour des services rendus à l’État, est certainement un aussi bon fondement de propriété que celui des sûretés accordées pour de l’argent avancé à l’État ; c’en est une meilleure : car, l’on paie et l’on paie bien pour obtenir ce service. Nous avons cependant vu un grand nombre de personnes, que les ministres les plus arbitraires, dans les temps les plus arbitraires, avaient laissé jouir en paix des grâces de cette nature, dépouillées sans pitié par cette Assemblée des droits de l’homme. Quand elles ont réclamé le pain qu’elles avaient acheté au prix de leur sang, on leur a répondu que leurs services n’avaient pas été rendus à la nation qui existe aujourd’hui.

Ce relâchement de la foi publique ne porte pas seulement sur ces infortunés. L’Assemblée nationale, parfaitement conséquente avec elle même, il faut l’avouer, est engagée dans une délibération respectable, pour savoir jusqu’à quel point elle est liée par les traités publics passés avec les nations étrangères sous l’ancien gouvernement ; et ses comités doivent déterminer dans leur rapport quels sont ceux qu’elle doit ou non ratifier. Par ce moyen, ils ont rendu la fidélité extérieure de cet État vierge, au pair de celle de l’intérieur.

Il n’est pas aisé de concevoir d’après quel principe raisonnable le gouvernement royal n’aurait pas joui plutôt du pouvoir de récompenser les services et de passer les traités en vertu de sa prérogative, que de celui d’engager aux créanciers de l’État son revenu actuel et possible. La disposition du trésor public est la moindre de toutes les prérogatives qui aient été accordées aux rois de France et à tous les rois de l’Europe. Rien ne suppose d’une manière moins équivoque le droit d’exercer l’autorité souveraine dans sa plénitude sur le trésor public, que celui d’hypothéquer les revenus publics. Ce droit est bien plus étendu dans ses conséquences, que celui d’imposer une taxe momentanée et fixe dans sa durée : cependant ces actes d’un pouvoir dangereux (la marque distinctive d’un despotisme sans bornes), sont les seuls que l’on ait regardés comme sacrés. D’où vient cette préférence accordée par une Assemblée démocrate, à une nature de propriété qui tient son titre de l’usage le plus critique et le plus nuisible de l’autorité monarchique ? La raison ne peut rien fournir pour en excuser l’inconséquence, ni la faveur partiale ne peut l’emporter sur les principes de l’équité. Mais la contradiction et la partialité, qui n’admettent point de justification, n’en ont pas moins une cause équivalente, et je crois que cette cause n’est pas difficile à découvrir.

La dette énorme de la France, en s’accroissant insensiblement, avait accru aussi, le monied interest (l’intérêt de l’argent), et avec lui avait fait naître un grand pouvoir. D’après les anciens usages de ce royaume, la circulation générale de la propriété, et en particulier l’échange réciproque des terres contre l’argent et de l’argent contre les terres, avait toujours été sujet à de grandes difficultés. Les substitutions dans les familles étaient plus générales et plus strictes qu’elles ne le sont en Angleterre ; le droit de retrait, l’étendue des domaines de la couronne inaliénables par une maxime du droit français, les grandes propriétés du clergé, toutes ces choses rendaient en France les propriétaires fonciers plus qu’étrangers aux capitalistes, moins propres à se mélanger ensemble, et moins bien disposés en faveur l’un de l’autre, qu’ils ne le sont dans ce pays.

Le peuple a regardé long-temps d’un mauvais œil les capitalistes. La nature de leur propriété lui semblait avoir un rapport plus immédiat avec la nature de sa détresse, et l’aggraver. Ce genre de propriété n’était pas moins envié par les très-anciens propriétaires de terre, en partie pour la raison ci-dessus ; mais bien plus encore parce qu’il éclipsait, par le faste d’un luxe plein d’ostentation, les généalogies toutes sèches, et les titres tout nus d’un grand nombre de nobles : même lorsque la noblesse, qui représentait le corps des propriétaires fonciers les plus permanens, s’unissait par des mariages (ce qui arrivait quelquefois) avec l’autre classe de propriétaires, à peine faisait-on grâce d’un certain mépris à cette source de richesses, en faveur du service qu’elles rendaient à des familles dont elles préservaient la ruine. Ainsi les animosités et les inimitiés de ces deux partis s’augmentaient même par les moyens ordinaires qui terminent toutes les discordes et qui apaisent toutes les querelles dans le sein de l’amitié. Dans le même temps, la fierté des hommes à argent, non nobles ou nouvellement anoblis, s’augmentait par la même raison, et s’accroissait avec sa cause[88]. Cette classe d’hommes ne supportait qu’avec ressentiment une infériorité dont elle ne reconnaissait pas les fondemens. Il n’y avait pas de mesures auxquelles elle ne fit disposée à se prêter pour se venger des outrages qu’elle avait reçus d’ane fierté rivale, et pour placer les richesses au degré d’élévation qu’elle lui assignait comme lui appartenant naturellement. C’est cette classe d’hommes qui a frappé sur la noblesse en attaquant la couronne et l’église. Elle a porté particulièrement ses coups aux endroits où les blessures devaient être les plus mortelles ; c’est-à-dire en s’adressant aux propriétés de l’église qui, au moyen du patronage du roi, étaient communément réparties parmi la noblesse : les évêchés et les grandes abbayes commendataires étaient, à bien peu d’exceptions près, occupés par des personnes de cet ordre.

Dans cet état subsistant d’une guerre très-réelle, quoique pas toujours apparente, entre l’ancien propriétaire foncier et le nouveau capitaliste, la force prépondérante était en faveur des derniers, comme étant par sa nature plus applicable à toutes. Les capitaux sont en effet plutôt disponibles pour tous les événemens, et leurs propriétaires plus disposés aux nouvelles entreprises de toute espèce ; comme l’acquisition en est récente, ils s’accordent plus naturellement avec toutes les nouveautés. C’est par conséquent l’espèce de richesses qui convient à ceux qui souhaitent des changemens[89].

D’un autre côté, s’était élevée, aussi dans le même temps, une nouvelle classe d’homme qui ne tarda pas à former avec les capitalistes une coalition intime et remarquable ; je veux dire les hommes de lettres politiques. Les hommes de lettres sans cesse préoccupés du besoin de primer, sont rarement ennemis des innovations. Depuis le déclin de la vie et de la grandeur de Louis XIV, ils avaient, cessé d’être aussi recherchés, soit par lui-même, soit par le régent, soit par leurs successeurs à la couronne ; ils n’étaient plus si systématiquement attirés à la cour par les mêmes faveurs et les mêmes largesses que pendant la brillante période de ce règne politique et plein de dignité. Ils tachèrent de se dédommager de ce qu’ils avaient perdu dans la protection de l’ancienne cour, en se réunissant pour former entre eux une association puissante. L’union des deux académies de France, et ensuite la vaste entreprise de l’Encyclopédie dirigée par ces messieurs, ne contribuèrent pas peu aux succès de leurs projets.

La cabale littéraire avait formé il y a quelques années quelque chose de ressemblant à un plan régulier pour la destruction de la religion chrétienne ; ils poursuivaient leur objet avec un degré de zèle qui jusqu’ici ne s’était montré que dans les propagateurs de quelque système religieux. Ils étaient possédés jusqu’au degré le plus fanatique de l’esprit de prosélytisme ; et de là, par une progression facile, d’un esprit de persécution conforme à leurs vues : ce qu’ils ne pouvaient pas faire directement et tout d’un coup pour arriver à leurs fins, ils le tramaient par des procédés plus lents et en travaillant l’opinion. Pour commander à l’opinion, le premier pas nécessaire est de s’arroger un empire sur ceux qui la dirigent. Leurs premiers soins furent de s’emparer avec méthode et persévérance de toutes les avenues qui conduisent à la gloire littéraire ; beaucoup d’entre eux, assurément, ont occupé un rang très-élevé dans la littérature et dans les sciences. Le monde entier leur a rendu justice, et en faveur de leurs autres talens, on leur a fait grâce sur le but dangereux de leurs principes particuliers ; c’était générosité pure ; ils y ont répondu en faisant tous leurs efforts pour accaparer entre eux seuls et leurs adeptes toute la réputation d’esprit, de savoir et de goût : j’oserai dire même que cet esprit exclusif et circonscrit n’a pas été moins préjudiciable à la littérature et au goût qu’à la morale et à la véritable philosophie. Ces pères athées ont une bigotterie à eux[90], et ils ont appris à déclamer contre les moines avec l’ardeur des moines ; mais en plusieurs choses ils sont encore hommes du monde. Les ressources de l’intrigue sont mises en jeu pour suppléer au défaut du raisonnement et de l’esprit. À ce système de monopole littéraire était jointe une industrie sans pitié, pour noircir et pour décréditer de toutes les manières, et par toutes sortes de moyens, tous ceux qui ne tenaient pas à leur parti. Il était évident depuis long-temps aux yeux de ceux qui avaient observé l’ardeur de leur conduite, que le pouvoir seul leur manquait pour transformer l’intolérance de leur langage et de leurs écrits en des persécutions qui frapperaient les propriétés, la liberté et la vie[91].

Les persécutions faibles et passagères qui ont eu lieu contre eux, plutôt par égard pour la forme et pour la décence, que par l’effet d’un ressentiment sérieux, n’ont ni diminué leurs forces, ni ralenti leurs efforts. Tout ce qui en est résulté, c’est que cette opposition et leurs succès ont fait naître un zèle violent et atroce, d’une espèce inconnue jusqu’ici dans le monde ; que ce zèle qui s’était emparé de leurs esprits, rendit toutes leurs conversations, qui autrement auraient été agréables et instructives, tout-à-fait dégoûtantes. Un esprit de cabale, d’intrigue et de prosélytisme dominait dans toutes leurs pensées, dans leurs moindres paroles, dans leurs moindres actions ; et comme le zèle de la controverse tourne bientôt ses idées vers la force, ils commencèrent à s’introduire près des princes étrangers, en établissant des correspondances avec eux ; ils espéraient que, par le moyen de l’autorité des souverains, qu’ils flattèrent d’abord, ils pourraient venir à bout de produire les changemens qu’ils avaient en vue. Il était indifférent pour eux que ces changemens fussent opérés par la foudre du despotisme, ou par le tremblement de terre d’une commotion populaire. La correspondance que cette cabale a entretenue avec le feu roi de Prusse, ne répandra pas une faible lumière sur l’ardeur de tous leurs procédés. Dans le même dessein qui les faisait intriguer avec les princes, ils cultivaient d’une manière distinguée les capitalistes de la France ; et enfin, mettant à profit les dispositions de quelques personnes, qui, par leurs charges particulières, avaient les moyens les plus certains et les plus étendus de répandre leurs idées, ils s’emparèrent avec grand soin de toutes les avenues de l’opinion.

Les écrivains, surtout lorsqu’ils agissent en corps, et dans une seule et même direction, obtiennent une grande influence sur l’esprit public ; c’est pourquoi l’alliance de ces écrivains avec les capitalistes a produit un sensible effet[92], en affaiblissant la haine et l’envie du peuple contre cette espèce de richesses. Ces écrivains, de même que tous ceux qui propagent des nouveautés, affectèrent un grand zèle pour le pauvre, et pour la classe la plus basse de la société, en même temps que, dans leurs satires, ils attiraient, à force d’exagération, la haine la plus forte sur les fautes des cours, de la noblesse et du clergé[93] ! Ils devinrent des démagogues d’une certaine espèce. Ils servirent comme de chaînon pour joindre, en faveur d’un seul objet, les dispositions hostiles de la richesse, au désespoir turbulent de la pauvreté.

Comme ces deux espèces d’hommes paraissent être les principaux guides de toutes les dernières opérations, leur union et leur politique serviront à expliquer la fureur universelle avec laquelle on a attaqué toutes les propriétés territoriales et tous les établissemens ecclésiastiques ; et d’un autre côté, le soin extrême, en opposition à leurs prétendus principes, que l’on a pris des capitaux provenant de l’autorité de la couronne. L’envie contre la richesse et le pouvoir a été détournée adroitement, et dirigée vers les autres natures de richesses. Quels autres principes que ceux que je viens d’établir, pourraient servir à expliquer ce choix extraordinaire et si peu naturel que l’on a fait des biens ecclésiastiques, pour les employer au paiement de la dette publique, de ses propriétés qui avaient survécu pendant des siècles aux agitations et aux violences civiles, tandis que cette dette ne pouvait être considérée que comme l’ouvrage récent et odieux d’un gouvernement décrié et en désordre ?

Le revenu public était -il un gage suffisant pour la dette publique ? Supposez qu’il ne le fût pas, et qu’il dût nécessairement y avoir une perte quelque part : lorsque le seul revenu existant légalement, le seul que les parties contractantes eussent en vue au moment où elles ont fait leur marché, vînt à manquer, qui devait en souffrir d’après les principes de la loi, et même de l’équité naturelle ? Certainement cela devait être ou le prêteur, ou celui qui avait engagé à prêter, ou tous les deux, et non pas un tiers, qui n’avait pris aucune part au traité. En cas d’insolvabilité, la perte devait tomber ou sur celui qui avait été assez faible pour prêter sur une mauvaise hypothèque, ou sur celui qui frauduleusement en avait offert une sans valeur. Les lois ne connaissent pas d’autres règles de décision ; mais d’après le nouvel institut des droits de l’homme, les seules personnes qui, selon l’équité, devaient supporter la perte, sont les seules qui se retireront sans avoir rien perdu ; et ceux-là paieront la dette, qui n’étaient ni les prêteurs, ni les emprunteurs, et qui n’avaient reçu ni donné aucune hypothèque.

Qu’avait à faire le clergé dans toutes ces opérations ? qu’avait-il de commun avec aucun engagement public, au-delà de l’étendue de sa propre dette ? quant à celle-ci, certainement, ses terres étaient engagées jusqu’au dernier arpent. Rien ne peut mieux mettre sur la trace du véritable esprit de l’Assemblée qui siége pour exercer des confiscations publiques d’après sa nouvelle équité et sa nouvelle morale, que de donner un pen d’attention à la conduite qu’elle a tenue à l’égard de cette dette du clergé. Le corps des confiscateurs fidèles aux capitalistes pour lesquels il était infidèle à tous les autres, trouva le clergé compétent pour contracter légalement une dette ; conséquemment, c’était reconnaître en lui la possession pleine et légale des biens qu’il n’aurait pas eu le pouvoir d’engager et d’hypothéquer, s’il n’eût pas été réellement propriétaire. Ainsi dans le même acte qui dépouille ces malheureux citoyens, on consacre à la fois et la légitimité de leurs droits, et la violation impudente que l’on en fait.

Si, comme je l’ai dit, quelques personnes devaient répondre du déficit aux créanciers de l’État, ce devait être celles par les mains desquelles avait passé la transaction de ces créances. Dès lors, pourquoi n’a-t-on pas confisqué tous les biens de tous les contrôleurs-généraux ? Pourquoi n’a-t-on pas confisqué ceux de cette longue succession de ministres, de financiers et de banquiers qui se sont enrichis, pendant que la nation se ruinait par leurs manœuvres et par leurs conseils ? Pourquoi les biens de M. de La Borde n’ont-ils pas été confisqués, plutôt que ceux de l’archevêque de Paris, qui n’avait jamais rien eu de commun dans la création ni l’agiotage des fonds publics ; ou, s’il vous fallait absolument confisquer d’anciennes propriétés territoriales, en faveur de ceux qui font commerce d’argent, pourquoi avez-vous fait porter ce châtiment sur une seule classe d’hommes ? Je ne sais pas si, d’après le goût excessif qu’avait le duc de Choiseul pour les dépenses, il aura laissé après lui quelque chose des sommes énormes qu’il avait obtenues des bontés de son maître, durant le cours d’un règne qui, par ses prodigalités en tout genre, pendant la guerre et pendant la paix, a amplement contribué à la dette actuelle de la France. S’il en existe des restes, pourquoi ne sont-ils pas confisqués ? J’ai été à Paris du temps de l’ancien gouvernement ; je me rappelle que c’était immédiatement après l’époque où le duc d’Aiguillon venait de sauver sa tête du billot, par le secours de la main protectrice du despotisme (du moins, tout le monde le pensait ainsi ). Il a été ministre, et il a été pour quelque chose dans toutes les affaires de ces temps de prodigalité ; pourquoi ne vois-je pas ses possessions territoriales abandonnées aux municipalités dans lesquelles elles sont situées ? La famille illustre des Noailles, qui a long-temps servi ( et servi avec honneur) la couronne de France, a eu aussi une certaine part à ses bontés ; pourquoi n’entends-je parler d’aucune application de ses biens à la réduction de la dette publique ? Pourquoi les biens du duc de la Rochefoucault sont-ils plus sacrés que ceux du cardinal de la Rochefoucault ? Le premier, je n’en doute pas, est une personne respectable ; et (si ce n’était pas une sorte d’impiété de parler de l’emploi que l’on fait des richesses, comme s’il pouvait influer sur le titre de leur possession), il fait un bon usage de ses revenus ; mais j’espère que, sans lui manquer d’égards, je peux répéter ce qui m’a été garanti par des personnes très-bien informées ; elles m’ont dit que son neveu, l’archevêque de Rouen, disposait d’une manière beaucoup plus louable et bien plus conforme à l’esprit public, du produit d’une propriété également légitime. Peut-on, sans horreur et sans indignation, entendre parler de la proscription de telles personnes, et de la confiscation de leurs biens ? Il faut n’être pas homme, pour ne pas éprouver ces émotions dans de telles occurrences, et se serait être indigne du titre d’homme libre, que de ne pas les exprimer.

Peu de conquérans barbares ont jamais fait une révolution si terrible dans les propriétés. Aucune des factions romaines, lorsqu’elles établissaient « crudelem illam hastam, cette cruelle vente à l’encan » dans les enchères de tous leurs butins, n’a jamais porté la vente des biens des citoyens conquis, à un taux si considérable. On doit dire en faveur de ces tyrans de l’antiquité, que tout ce qu’ils ont fait, ils ne l’ont pas fait de sang-froid. Leurs passions étaient allumées, leurs caractères étaient aigris, leur esprit bouleversé par l’esprit de vengeance, et par toutes les représailles innombrables et réciproques de meurtre et de rapine. Ils étaient entraînés au delà de toutes les bornes de la modération, dans la crainte où ils étaient que toutes les familles, qu’ils avaient trop outragées pour espérer aucun pardon, en rentrant dans la possession de leurs biens, ne reprissent en même temps leur pouvoir.

Ces Romains, amis des confiscations, qui n’étaient encore qu’aux élémens de la tyrannie, et à qui les droits de l’homme n’avaient pas encore enseigné à exercer toutes sortes de cruautés sur les uns et sur les autres, sans y être aucunement provoqués, crurent cependant nécessaire de donner une sorte de couleur à toutes leurs injustices. Ils regardèrent les vain eus comme des traîtres qui avaient porté les armes ou qui avaient agi d’une manière quelconque dans un esprit hostile contre la république. Ils les traitèrent comme des gens qui avaient encouru par leurs crimes la confiscation de leurs biens[94]. Quant à vous, au point de perfection de l’esprit humain dont vous jouissez, vous n’avez pas mis tant de formalités. Vous avez fait main-basse sur cinq millions sterling de revenu annuel, et chassé de leurs maisons quarante ou cinquante mille créatures humaines, parce que « tel était votre bon plaisir ». Le tyran de l’Angleterre, Henri VIII, qui n’était pas plus éclairé que ne l’étaient à Rome les Marius et les Sylla, et qui n’avait pas étudié dans vos nouvelles écoles, Henri VIII ne connaissait que l’instrument invincible du despotisme ; l’on pouvait trouver dans ce grand arsenal d’armes offensives les droits de l’homme. Lorsqu’il eut résolu de piller les abbayes, comme le club des Jacobins a pillé tous les biens ecclésiastiques, il commença par établir une commission pour entrer dans l’examen des crimes et des abus qui régnaient dans ces communautés. Sa commission, comme on pouvait s’y attendre, mit dans son rapport des vérités, des exagérations et des mensonges ; mais faussement ou d’après la vérité, elle rendit un compte des abus et des crimes. Cependant, quoique les abus pussent être corrigés, quoique les crimes de quelques individus ne dussent pas entraîner la forfaiture d’une communauté entière : et comme dans ce siècle de ténèbres on n’avait pas encore découvert que la propriété n’était que le fruit d’un préjugé ; tous ces abus (et il y en avait un assez grand nombre), ne furent pas regardés comme un fondement suffisant pour prononcer la confiscation, qui était le but où l’on voulait arriver. En conséquence, Henri trouva un moyen de se procurer une résignation formelle de tous ces biens. Toutes ces manœuvres pénibles furent employées par un des tyrans les plus décidés dont l’histoire ait jamais fait mention, comme des préliminaires nécessaires avant qu’il pût risquer, (en corrompant les membres de ses deux Chambres serviles, par l’espérance d’une part dans les dépouilles, et par la promesse d’une exemption éternelle de taxes) de demander une confirmation de ses procédés iniques, par un acte du Parlement. Si le hasard eût réservé ce tyran pour nos jours, quatre mots techniques auraient fait toute l’affaire, et lui auraient épargné tout cet embarras ; il n’aurait eu besoin d’autre chose que d’une courte formule d’enchantement – « Philosophie - lumière - liberté - droits-de-l’homme. »[95]

Je ne puis rien dire à la louange de ces actes de tyrannie que jusqu’ici aucune voix n’a loué sous aucune de leurs fausses couleurs, cependant sous ces fausses couleurs un hommage était rendu à la justice par le despotisme. Le pouvoir, qui était au-dessus de toute crainte et de tout remords, n’était cependant pas au-dessus de toute honte. Tandis que la honte fait sentinelle, la vertu n’est pas entièrement éteinte dans le cœur, ni la modération entièrement bannie de l’âme des tyrans.

Je crois que tout homme honnête sympathisera avec notre poète politique, en cette occasion, et le priera d’écarter le présage, à chaque fois que ces actes d’un despotisme avide se présenteront à sa vue ou à son imagination.

« Puisse ne pas tomber sur notre siècle une pareille tempête, où la réforme s’opère par la ruine ! Muse, dis-moi quelle monstrueuse et cruelle offense, quels crimes ont pu porter un roi chrétien à un tel excès de rage ? Était-ce le luxe ou la luxure ? Était-il lui-même si sobre, si chaste, si juste ? Étaient-ce là leurs crimes ? Ils étaient bien plus les siens. Mais la richesse est un crime suffisant aux yeux de celui qui n’a rien. »[96]

C’est encore cette richesse qui, dans tous les temp et sous toutes les formes de la politique, a été regardée comme une trahison ou comme un crime de lèse-nation aux yeux d’un despotisme indigent et avide, qui vous a décidés à violer la propriété, la loi et la religion unies dans un seul objet. Mais l’état de la France était-il si déplorable et si perdu, qu’il ne restât d’autre res- source que le pillage pour préserver son existence ? Je souhaite, à cet égard, de recevoir quelques informations. Lorsque les États s’assemblèrent, les finances de la France étaient-elles dans un délâbrement si grand, qu’après avoir fait des économies dans tous les départemens[97], en suivant les principes de la justice et de la commisération, il ne fut pas possible de les rétablir en répartissant également les charges sur tous les ordres ? Si une imposition de cette nature, également répartie, avait pu suffire, vous savez que cela aurait pu s’exécuter aisément. M. Necker, dans le rapport qu’il a fait aux trois Ordres assemblés à Versailles, le 5 mai 1789, a donné un exposé détaillé de l’état de situation de la nation française.

Si nous devons l’en croire, il n’était pas nécessaire d’avoir recours à aucune imposition nouvelle pour mettre les dépenses de la France en équilibre avec ses recettes : il établit les dépenses fixes de toute espèce, y compris l’intérêt d’un nouvel emprunt de 400,000,000, à 531,444,000 l. ; il établit le revenu fixe à 475,294,000 l.; partant, le déficit était de 56,150,000 l. (ou 2,200,000 l. sterling). Pour le remplir, il fit un long énoncé d’épargnes et d’augmentations de revenu (qu’il regardait comme entièrement infaillibles), lesquelles se montaient bien au-delà de ce même déficit ; et il conclut par ces mots emphatiques (p. 39): « Quel pays, messieurs, que celui où, sans impôts, et avec de simples objets inaperçus, on peut faire disparaître un déficit qui a fait tant de bruit en Europe ! » Quant au remboursement et à l’extinction de la dette, et à tous les autres grands objets intéressans pour le crédit public et les arrangemens politiques, indiqués dans le discours de M. Necker, personne ne pouvait douter que, par le moyen d’une cotisation modérée, proportionnelle, et répartie sur tous les citoyens sans distinction, il n’y fût pourvu avec toute l’étendue qui pouvait être désirable.

Si cet exposé de M. Necker était faux, l’Assemblée est coupable au plus haut degré pour avoir forcé le roi à l’accepter pour son ministre[98] ; et, depuis qu’elle a déposé le roi, pour avoir employé comme son ministre un homme qui avait été capable d’abuser d’une manière aussi notoire de la confiance de son maître et de la sienne, sur un sujet de la plus grande importance,

et dans le ressort direct de son emploi particulier ; mais si l’exposé était exact (et, comme j’ai toujours conçu, ainsi que vous, le plus haut degré de respect pour M. Necker, je ne doute pas qu’il ne le fut ), alors, que peut-on dire pour justifier ceux qui, au lieu d’une contribution modérée, raisonnable et générale, ont de sang-froid, et sans y être forcés par aucune nécessité, eu recours à une confiscation cruelle et partiale ?

Le clergé et la noblesse avaient-ils réclamé aucun de leurs priviléges pour se soustraire à cette contribution ! Ils ne l’avaient point fait. Le clergé même avait prévenu les désirs du Tiers-État. Avant la réunion des États-Généraux, il avait, dans toutes ses instructions, chargé expressément ses députés de renoncer à toutes les exemptions qui mettaient les ecclésiastiques sur un pied différent de leurs concitoyens. Le clergé même s’expliqua sur cet article d’une manière plus explicite que ne l’avait fait la noblesse.

Mais supposons que le déficit fût fixé à 56 millions (on 2,2000,000 liv. sterling), comme cela fut d’abord établi par M. Necker. Accordons que toutes les ressources qu’il employait pour le combler fussent des fictions impudentes et sans fondement ; accordons même que l’Assemblée (ou que les Lords des Articles, aux Jacobins)[99], fut par là justifiée d’avoir fait porter toute la charge du déficit sur le clergé. Cependant, en accordant tout cela, un besoin de 2,200,000 liv sterling ne peut pas justifier une confiscation qui se monte à 5,000,000 sterling. Une imposition de 2,200,000 livr. sterling sur le clergé, comme partiale, aurait été oppressive et injuste ; mais elle n’aurait pas été totalement ruineuse pour lui ; et c’est pour cela qu’elle n’aurait pas répondu au véritable dessein des conducteurs de l’entreprise.

Les personnes qui ne sont point familiarisées avec les affaires de France pourront peut-être croire, en entendant dire que le clergé et la noblesse étaient privilégiés à l’égard des impôts, que ces deux corps, avant la révolution, ne contribuaient en rien aux charges de l’État : ce serait une grande erreur[100]. Certainement ils ne contribuaient pas également l’un et l’autre, et aucun des deux ne contribuait également avec le Tiers-État ; mais cependant ils supportaient tous deux beaucoup de charges. Ni le clergé, ni la noblesse, ne jouissaient d’aucune exemption pour les droits prélevés sur les consommations, sur les droits de douane, ni sur une infinité d’autres impôts indirects, qui, en France, ainsi qu’ici, sont pour le public une partie si considérable de tous les paiemens. La noblesse payait la capitation ; elle payait aussi un landtax, appelé vingtième. Ces vingtièmes ont été quelquefois jusqu’à trois, et quelquefois jusqu’à quatre schellings par livre sterling[101] ces deux impositions directes ne sont pas légères de leur nature, et le produit n’en est pas indifférent. Le clergé des pays conquis (dont la proportion avec tout le royaume est d’un huitième pour l’étendue, et plus forte sous le rapport des richesses ) payait la capitation et les vingtièmes au même taux que la noblesse. Le clergé, dans les anciennes provinces, ne payait pas de capitation ; mais il l’avait rachetée par une somme d’environ 24,000,000 ou un peu moins qu’un million sterling. Il était exempt des vingtièmes, mais il faisait des dons gratuits ; il contractait des dettes pour l’État, et il était soumis à quelques autres charges de sorte qu’en réunissant tout, il payait environ un treizième de son revenu net. Il aurait dû payer environ 40,000 liv. sterling.de plus par an, pour se trouver au pair avec les contributions de la noblesse.

Lorsque les terreurs de cette proscription effrayante tombèrent sur le clergé, M. l’archevêque d’Aix offrit en son nom une contribution, qui n’aurait pas dû être acceptée, tant elle paraissait extravagante ; mais elle était évidemment et clairement beaucoup plus avantageuse aux créanciers de l’État, que tout ce que l’on pouvait raisonnablement espérer d’une confiscation. Pourquoi n’a-t-elle pas été acceptée ? La raison en est simple : l’intention n’était pas d’engager l’Église à servir l’État. On a employé le prétexte de l’avantage de l’État pour détruire l’Église. En cherchant à détruire l’Église, ils ne se firent pas de scrupule de détruire leur pays ; et ils l’ont détruit. Ç’aurait été déconcerter le projet dans son but le plus direct, que d’adopter le plan d’une extorsion, au lieu de celui de la confiscation ; ç’aurait été perdre la possibilité de créer un nouveau système de propriété foncière, lié à celui d’une nouvelle république, et nécessaire à son existence. Telle fut une des raisons pour laquelle cette rançon extravagante n’a pas été acceptée.

On s’aperçut promptement de la folie du projet de confiscation, tel qu’on l’avait formé d’abord. Mettre ainsi en vente tout à la fois cette masse énorme de terres, augmentée encore par la confiscation de tous les domaines de la couronne, c’était évidemment détruire les profits que l’on espérait de cette confiscation, en anéantissant la valeur de ces terres et celle de toutes les propriétés territoriales dans toute l’étendue de la France. En outre, ce devait être un autre surcroît de maux, que de retirer si subitement de la circulation nécessaire au commerce tout le numéraire de la France, en faveur de l’acquisition des terres. Quel parti prit-on alors ? L’Assemblée, convaincue de la réalité des mauvais effets que cette vente projetée rendait inévitables, revint-elle sur les offres du clergé ? Aucun malheur ne pouvait l’obliger à prendre une route qui avait à ses yeux la défaveur d’une apparence de justice. Abandonnant toutes les espérances qu’avait d’abord offertes une vente générale et subite, un autre projet succéda ; elle proposa d’échanger les biens ecclésiastiques contre les fonds publics. Dans ce nouveau projet, il s’éleva de grandes difficultés pour régler également les objets à échanger ; il en survint, en outre, quelques autres qui la forcèrent à retourner encore à quelque projet de vente. Les municipalités s’étaient alarmées ; elles ne voulaient pas entendre parler du projet de réunir à Paris, dans les mains des propriétaires de fonds, le produit du pillage de tout le royaume. Beaucoup de ces municipalités avaient été réduites (par système) à l’indigence la plus déplorable. Nulle part on ne pouvait apercevoir d’argent. L’Assemblée fut donc amenée au point où elle désirait si ardemment d’arriver ; elle soupirait après une circulation quelconque qui put revivifier son industrie expirante. Alors les municipalités devaient être admises au partage des dépouilles ; ce qui rendait le premier plan (si jamais il avait sérieusement existé) aussi évidemment impraticable. Les besoins publics se faisaient sentir de tous côtés. Le ministre des finances réitérait sans cesse ses demandes de secours avec la voix la plus pressante, la plus troublée et la plus alarmante. Dans cette situation, pressée de tous les côtés, au lieu de suivre son premier plan de transformer les banquiers en évêques et en abbés ; au lieu de payer l’ancienne dette, elle en contracta une nouvelle à trois pour cent, en créant un nouveau papier-monnaie, hypothéqué sur la vente éventuelle des terres de l’Église ; elle émit ce papier-monnaie principalement pour satisfaire aux demandes de la Caisse d’escompte, cette grande machine, ce grand moulin à papier de leur richesse fictive.

La dépouille de l’Église est devenue maintenant la seule ressource de toutes leurs opérations en finance, le principe vital de toute leur politique, la seule garantie de la durée de son pouvoir. Il était devenu absolument nécessaire d’amener, même par les plus violens moyens, tous les individus au même point, et d’entraîner la nation entière, par l’attrait d’un intérêt coupable, à la nécessité de maintenir cet acte et l’autorité de ceux qui l’avaient fait. Afin de forcer ceux qui répugnaient le plus à participer au pillage, elle a déclaré que, dans tous les paiemens, l’acceptation de son papier-monnaie serait forcée. Ceux qui considèrent que cet objet était le centre vers lequel se dirigeaient toutes ses tentatives, et que de ce centre devaient ensuite diverger toutes ses mesures, ne trouveront pas que je m’arrête trop long-temps sur cette partie des opérations de l’Assemblée Nationale.

Pour détruire toute apparence de rapport entre la couronne et la justice publique, et pour tout amener sous la dépendance implicite des dictateurs de Paris, an a enfin aboli ces corps de judicature antiques et indépendans, les Parlemens, avec tout leur mérite el avec toutes leurs fautes. Tant que les Parlemens auraient existé, il était évident que le peuple aurait pu, dans un temps ou dans un autre, recourir à eux, et se rallier sous l’étendard de ses anciennes lois. Cependant il fallut prendre en considération que les magistrats et les officiers des cours, que l’on abolissait avaient acheté leurs charges à un prix très-haut, et que, soit pour l’intérêt de leur finance, soit pour la valeur de leurs services, ils recevaient en retour de l’un et de l’autre un faible intérêt de leur argent. Une simple confiscation est une faveur pour le clergé, c’était lui faire beaucoup d’honneur. – À l’égard des hommes de loi, il fallait observer quelques formes d’équité, et la compensation qu’on leur destinait devait monter à une somme immense. Cette compensation fait partie de la dette nationale, pour la liquidation de laquelle on a un fonds si inépuisable. Les remboursemens de la magistrature se feront avec ces nouveaux papiers, affectés sur les biens de l’Église, qui doivent marcher avec les nouveaux principes de la justice et de la législature. Les magistrats congédiés auront à choisir entre le martyre avec les ecclésiastiques, ou la nécessité de ne recevoir leur propriété que dans une nature de fonds et dans une forme, qu’eux et tous ceux qui ont été nourris dans les anciens principes de la jurisprudence, et qui étaient, par leur serment, les gardiens de la propriété, ne peuvent envisager qu’avec horreur. Le clergé même ne sera payé de la misérable rétribution qui lui est allouée, qu’avec ce même papier dont l’empreinte offre le caractère indélébile da sacrilége et les symboles de sa propre ruine ; ou bien il faudra qu’il meure de faim. Non certainement, dans aucun temps et dans aucune nation, une telle alliance de la banqueroute et de la tyrannie n’a offert l’exemple d’un outrage aussi violent au crédit, à la propriété et à la liberté, que la circulation de ce papier forcé.

Dans le cours de toutes ces opérations se découvre à la fin le grand secret : c’est que, dans le fait, et dans le sens le plus clair, les terres de l’Église (autant du moins que quelque chose de certain peut être recueilli de toutes ces manoeuvres) ne doivent être nullement vendues. D’après les dernières résolutions de l’Assemblée nationale, elles doivent être abandonnées au plus offrant ; mais il faut observer qu’on accorde la facilité de ne payer qu’une certaine partie du prix de l’acquisition : on donne douze ans pour payer le surplus. Les acquéreurs philosophes, en payant une espèce de denier d’entrée, seront donc immédiatement mis en possession des biens. Cela devient en quelque sorte une espèce de don qu’on leur fait, une investiture féodale, en récompense de leur zèle pour ce nouvel établissement. Ce projet est évidemment pour introduire un corps d’acheteurs sans argent. La conséquence sera que les acheteurs, ou plutôt que les tenanciers payeront non-seulement sur les augmentations faciles de revenu (dont l’État aurait pu tout aussi bien profiter), mais encore sur les débris des matériaux des édifices, sur le dégât qu’ils feront dans les bois, et avec tout l’argent que des mains accoutumées aux rapines de l’usure pourront extorquer au malheureux paysan. Le voilà, le malheureux, livré à la discrétion mercenaire et arbitraire d’hommes qui seront excités aux extorsions de toute espèce, par les demandes qui s’accroîtront à proportion des profits qu’ils feront, sur des biens dont la jouissance pécuniaire dépend de l’existence d’un nouveau système politique.

En même temps que toutes les fraudes, les impostures, les violences, les rapines, les incendies, les meurtres, les confiscations, la circulation de papier forcé, et toutes les espèces de tyrannies et de cruautés employées pour terminer cette révolution et pour la maintenir, produiront tous les effets qui leur sont naturels ; c’est-à-dire tandis qu’elles irriteront tous les sentimens moraux de tous les esprits vertueux et modérés, les fauteurs de ce système philosophique ne manqueront pas en même temps une seule occasion de faire retentir leurs déclamations contre l’ancien gouvernement monarchique de la France. Lorsqu’ils seront parvenus à noircir autant que possible cet ancien pouvoir déposé, leur manière favorite sera d’argumenter contre tous ceux qui n’approuvent pas leur nouveaux abus, comme si, par cela seul, ils étaient partisans des anciens ; afin que ceux qui réprouvent tous leurs plans violens et absurdes de liberté, soient traités comme les avocats de la servitude[102]. Je conviens que leur situation fait pour eux une nécessité de cette vile et méprisable ruse. Rien n’est propre à réconcilier les hommes dans leurs démarches et dans leurs projets, comme cette supposition qu’il n’y a pas de milieu entre ce qu’ils proposent, et une tyrannie aussi odieuse qu’aucune de celles dont les fastes de l’histoire ou les imaginations des poètes nous ont laissé des modèles. Tous ces propos de leur clique méritent à peine le nom de sophismes ; ce n’est rien autre chose qu’une franche impudence. Ces messieurs n’auraient-ils jamais entendu parler, dans tout le cercle de leurs mondes de théorie et de pratique, d’aucune chose mitoyenne entre le despotisme d’un monarque et le despotisme de la multitude ? N’ont-ils jamais entendu parler d’une monarchie gouvernée par les lois, contrôlée par les grandes richesses et par les dignités héréditaires d’une nation ; et soumise en outre l’une et l’autre à une autre opposition judicieuse venant de la raison et de l’âme du peuple, agissant en corps par l’organe d’un représentant permanent et convenable ? Est-il donc impossible de rencontrer un homme qui, sans intentions méchantes et criminelles, ou sans une absurdité pitoyable, préfère un tel gouvernement mixte et tempéré, à l’un ou à l’autre des extrêmes ; et qui puisse aussi regarder comme dénuée de toute sagesse et de toute vertu, une nation qui, n’ayant qu’à vouloir pour obtenir sans peine un semblable gouvernement, ou plutôt pour consolider celui qu’elle avait déjà, aurait pensé qu’il était préférable de commettre des milliers de crimes, et d’attirer sur son territoire des milliers de maux, afin de l’éviter ? Est-ce donc une vérité si généralement reconnue, que la démocratie pure soit la seule forme convenable de gouvernement que la société puisse avoir, pour qu’il ne soit permis à aucun homme d’hésiter sur ses avantages, sans le soupçonner d’être l’ami de la tyrannie, c’est-à-dire d’être l’ennemi du genre humain ?

Je ne sais quel nom donner à l’autorité qui gouverne actuellement en France : elle voudrait ne paraître qu’une démocratie pure, quoique je pense qu’elle précipite sa marche vers une ignoble et funeste oligarchie. Mais j’admets, quant à présent, qu’elle soit en réalité et dans ses effets, ce qu’elle prétend être. Ce n’est pas seulement sur un principe abstrait, que je réprouve aucune forme de gouvernement ; il peut exister telle situation dans laquelle une démocratie pure deviendrait un gouvernement nécessaire. Il y en a quelques-unes (mais bien peu et dans des circonstances très-circonscrites) qui pourraient même rendre cette forme désirable ; je suis loin de croire que ceci puisse être appliqué à la France ou à aucune nation étendue. Jusqu’à présent nous n’avons pas vu d’exemples de démocraties considérables ; les anciens les connaissaient mieux que nous : comme je ne suis pas tout-à-fait sans avoir pris quelque lecture des bons auteurs qui ont le mieux observé ces constitutions, et qui ont écrit sur ce sujet, je ne puis m’empêcher d’adopter leur opinion, qui était qu’une démocratie absolue ne devait, pas plus qu’une monarchie absolue, être classée parmi les formes légitimes de gouvernement. pensent que la démocratie, loin d’avoir quelque ressemblance avec une parfaite république, en est, plutôt la dégénération et la corruption : si je m’en souviens bien, Aristote observe que la démocratie a beaucoup de points de ressemblance frappans avec la tyrannie[103] ; ce dont je suis certain, c’est que, dans une démocratie, la majorité des citoyens est capable d’exercer sur la minorité les oppressions les plus cruelles, lorsque quelque division forte domine, ce qui doit souvent avoir lieu dans un tel ordre de choses ; et que cette oppression sur la minorité sera bien plus multipliée, sera bien plus outrée dans ses fureurs, que ne pourrait jamais l’être celle qui dériverait de la cruauté d’un seul monarque[104]. Ce qui est à remarquer sous une telle persécution populaire, c’est que les victimes y sont dans une situation bien plus déplorable que dans toute autre. Sous un prince cruel, elles ont, pour calmer la douleur cuisante de leurs blessures, ce baume de la compassion que leur offre l’humanité ; elles ont tous les applaudissemens du peuple qui dans leurs maux encourage leur constance ; mais ceux qui ont à gémir des injustices de la multitude, sont privés de toutes consolations extérieures ; le genre humain semble les abandonner ; une conspiration de tous leurs semblables les accable à la fois[105].

Mais en admettant que la démocratie n’ait pas dans chaque parti dominant, cette tendance inévitable à la tyrannie, que je suppose qu’elle y a ; et en admettant qu’elle possède autant d’avantages lorsqu’elle est pure, que je suis sûr qu’elle en a lorsqu’elle entre comme mélange dans une autre forme de gouvernement, n’y a-t-il absolument rien à dire en faveur de la monarchie ? Je ne cite pas souvent Bolingbroke ; et, en général, ses ouvrages n’ont pas laissé des traces bien profondes dans mon esprit. C’était un écrivain présomptueux et superficiel ; mais il a fait une observation qui, à mon avis, n’est dénuée ni de profondeur ni de solidité : il dit qu’il préfère la monarchie aux autres gouvernemens, parce que vous pouvez mieux enter sur une monarchie une forme quelconque de république, que vous ne pouvez enter sur une république rien de monarchique. Je crois qu’il a parfaitement. raison ; l’histoire prouve la vérité du fait, et il est vrai aussi en théorie.

Je sais combien il est aisé, lorsque la grandeur est anéantie, de disserter sur les fautes qu’elle a commises. Qu’il arrive une révolution dans l’État, le vil flatteur de la veille devient le critique le plus sévère du moment[106]. Mais les bons esprits, ceux qui ne changent pas avec les circonstances, lorsqu’ils ont à méditer sur un objet aussi important pour l’humanité, que l’est celui du gouvernement, dédaignent de choisir le rôle de satiriques et de déclamateurs ; ils jugent les institutions humaines, comme ils jugent les caractères des hommes ; ils veulent faire sortir le bien du mal qui est mêlé dans les institutions périssables, comme il l’est dans les hommes sujets à la mort.

Quoique votre gouvernement en France fût communément, et avec justice, regardé comme une des meilleures monarchies non tempérées, ou mal tempérées, il était cependant rempli d’abus. Ces abus s’étaient accumulés avec le temps, et cela devait arriver dans une monarchie qui n’était pas soumise à l’inspection constante des représentans du peuple. Je ne suis pas totalement étranger à la connaissance des fautes et des imperfections qui existaient dans le gouvernement de la France, avant sa destruction, et je crois que je ne suis porté, ni par nature, ni par politique, à faire l’éloge d’une chose qui mérite une juste et légitime censure. Mais il n’est pas question actuellement des vices de cette monarchie ; il est question de son existence. Est-il donc vrai que le gouvernement de la France fut dans une telle situation, qu’il ne fût ni digne ni susceptible d’aucune réforme ? Était-ce une telle situation, qu’il fût d’une nécessité absolue de renverser de fond en comble tout l’édifice et d’en balayer tous les décombres, pour élever à sa place un édifice d’essai ? Toute la France était d’une opinion différente au commencement de l’année 1789. Les instructions données aux représentans des États-Généraux dans tous les bailliages de ce royaume, étaient remplies de projets pour la réforme du gouvernement ; mais on n’y trouve pas l’apparence d’une idée tendant à sa destruction. Il y a mieux, si elle eût été suggérée, il ne se serait formé qu’une seule voix, et cette voix aurait été pour la rejeter avec horreur et mépris. On a quelquefois conduit par degrés les hommes[107]; on les a quelquefois précipités dans des situations telles, que si d’avance ils avaient pu en apercevoir l’ensemble, ils n’auraient jamais voulu en permettre l’approche même la plus éloignée. Lorsque l’on donna ces instructions, il ne fut question d’autre chose que des abus qui existaient, et de la réforme qu’ils exigeaient : il n’en est plus ainsi. Dans l’intervalle qui s’est écoulé entre les instructions et la révolution, les choses ont changé de forme ; et, en conséquence de ce changement, la véritable question aujourd’hui est de savoir si la raison est du côté de ceux qui n’auraient voulu que des réformes, ou de ceux qui ont tout détruit.

À entendre quelques personnes parler de la feue monarchie française, on aurait dit qu’elles parlaient de la Perse encore toute fumante du sang répandu par l’épée féroce de Thamas Kouli-Kan ; ou, au moins, qu’elles faisaient la description du despotisme anarchique et barbare de la Turquie, où les plus belles contrées, dans le climat le plus enchanteur du monde, ont plus à souffrir des langueurs de la paix, que d’autres provinces, ravagées par la guerre, n’ont à gémir de ses désastres ; de ce pays où les arts sont inconnus, où les manufactures sont languissantes, où les sciences sont anéanties, où l’agriculture est en décadence, où là race humaine elle-même se fond et s’anéantit sous les yeux de l’observateur. Était-ce là la situation de la France ? Je n’ai d’autre manière pour décider la question, que de recourir aux faits ; et les faits établissent le contraire. Parmi beaucoup de mal, il y a quelque bien dans la monarchie en elle-même, et la monarchie française devait avoir trouvé bien des correctifs à ce mal, dans la religion, dans les lois, dans les mœurs, et dans les opinions. D’où il résultait (quoiqu’elle ne fût aucunement libre, et, par conséquent, quoiqu’elle ne fût pas sous une bonne constitution) qu’elle avait plutôt les apparences que la réalité du despotisme.

Parmi toutes les règles qui peuvent indiquer quelle est l’influence du gouvernement sur une nation, l’état de sa population ne doit pas être regardé comme une des moins certaines. Tout pays où la population fleurit, et même où elle s’accroît[108], ne peut pas être regardé comme gémissant sous un gouvernement très malfaisant. Il y a environ soixante ans que tous les intendans de la France firent des mémoires détaillés sur chacune de leurs généralités, et la population était un des objets de ces rapports. Je n’ai pas auprès de moi tous ces livres, vraiment volumineux, et je ne sais même où je pourrais me les procurer (je ne parle donc ici que de mémoire, et en conséquence d’une manière peu positive); mais je crois que la population de la France était alors, selon eux, à cette époque, de 22 millions d’âmes. À la fin du dernier siècle, elle avait été généralement calculée à 18 millions. À juger d’après l’une et l’autre de ces estimations, la France n’était pas mal peuplée. M. Necker, qui, pour son temps, est une autorité au moins égale à celle des intendans, a porté la population de la France en 1780, et cela sur des principes qui paraissent sûrs, à 24,670,000 âmes. Mais était-ce là le dernier terme probable de la progression sous l’ancien établissement. Le docteur Price pensait qu’en cette année le progrès de la population en France était parvenu à son acmé, ou plus haut période. Je me soumets bien plus volontiers à l’autorité du docteur Price dans ces spéculations, qu’à sa politique générale. Cet auteur, en parlant des données de M. Necker, est très-convaincu que, depuis l’époque où ce ministre a fait ses calculs, la population de la France s’est augmentée rapidement, si rapidement même, que rien ne pourrait le faire consentir à fixer le taux où était la population de la France en 1789, au-dessous de 30,000,000. En rabattant beaucoup (et je crois qu’on doit le faire ) des calculs exagérés du docteur Price, je ne doute aucunement que la population de la France ne se soit augmentée considérablement pendant la dernière époque. Mais, en supposant que cet accroissement ne soit que la différence de 24,670,000 à 25 millions, et cela dans une progression croissante, sur un sol qui a environ vingt-sept mille lieues carrées, ce n’en est pas moins immense. C’est, par exemple, beaucoup plus en proportion que la population de cette île, ou même que de celle de l’Angleterre, la partie la plus peuplée des trois royaumes unis.

Il n’est pas universellement vrai que la France soit un pays fertile ; elle a des espaces considérables qui sont stériles et qui sont exposés à d’autres désavantages naturels. Dans les parties les plus favorisées de ce territoire, le nombre de la population est en rapport, autant que je puis voir, avec les largesses de la nature[109]. La généralité de l’Ile de France (je conviens, que c’est l’exemple le plus fort), sur une étendue de 404 lieues carrées, renfermait, il y a dix ans, 734,600 âmes, ce qui revient à 1772 habitans par lieue carrée. Le moyen, terme pour le reste de la France, est environ de 900 habitans pour la même superficie.

Je n’attribue pas cette population au gouvernement détruit, parce que je n’aime point à attribuer aux efforts des hommes des succès qu’ils ne devaient en grande partie qu’aux bontés de la Providence ; mais ce gouvernement décrié n’avait pas été un obstacle, il avait même plutôt favorisé les causes (quelles qu’elles soient), ou la nature du sol, ou les ressources de l’industrie dans le peuple, qui ont produit dans toute l’étendue de ce royaume un nombre si considérable d’habitans, et qui, dans quelques parties mêmes, l’ont rendu prodigieux. Je ne supposerai jamais que l’ensemble d’un tel État soit la plus mauvaise de toutes les institutions politiques, lorsque par l’expérience, il se trouvera qu’il renferme un principe favorable à l’accroissement de la population, (quelque caché que ce principe puisse être).

La richesse d’un pays est une autre règle qui n’est point à dédaigner, d’après laquelle nous pouvons juger si, dans tout son ensemble, un gouvernement est oppressif ou protecteur. La France surpasse considérablement l’Angleterre par sa population ; mais je soupçonne que sous le rapport de la richesse, elle nous est inférieure de beaucoup ; qu’elle n’est pas aussi également distribuée, ni si active dans sa circulation. Je crois que la différence dans la forme des deux gouvernemens, est une des causes qui donnent à cet égard de l’avantage à l’Angleterre. Je parle de l’Angleterre, et non pas de toutes les possessions britanniques, ce qui serait alors, à les comparer avec celles de la France, affaiblir à un certain point de notre côté la proportion relative des richesses ; mais cette richesse, qui ne supporte pas la comparaison vis-à-vis de celle de l’Angleterre, suffit encore pour constituer un degré d’opulence fort considérable. Le livre de M. Necker publié en 1785, renferme une collection soignée et intéressante des faits relatifs à l’économie publique et à l’arithmétique politique ; et ses spéculations su ce sujet sont généralement sages et libérales. Dans ce livre, l’idée qu’il donne de la France, n’est pas du tout celle d’un pays dont le gouvernement soit une source de malheurs, un mal en lui-même, et un mal qui ne puisse être réformé que par ce remède violent et si douteux d’une révolution générale. Il affirme que, depuis l’année 1726 jusqu’en 1784, on a frappé en France, tant en espèces d’or que d’argent, la quantité de cent millions sterling[110]. (Deux milliards cinq cent millions).

Il est impossible que M. Necker se soit trompé sur la quantité de lingots qui ont été frappés à la monnaie : c’est l’affaire d’un simple relevé de bureaux. Les raisonnemens de cet habile financier, sur la quantité d’or et d’argent qui restait en circulation, lorsqu’il écrivait en 1785, c’est-à-dire avant l’emprisonnement et la déposition du roi de France, ne sont pas aussi certains ; mais ils sont appuyés sur des bases qui sont si solides en apparence, qu’il est difficile de refuser à ses calculs un grand degré de confiance. Il suppose que le numéraire, ou ce que nous appelons l’espèce, existant réellement alors en France, était de 88 millions de notre monnaie anglaise, (deux milliards deux cent millions), masse énorme de richesses, même pour un pays aussi étendu que celui-là ! M. Necker était si éloigné de regarder cet accroissement de numéraire comme près de s’arrêter, lorsqu’il publia son livre, qu’il comptait sur une augmentation future et annuelle de deux pour cent sur l’argent importé en France pendant les années d’après lesquelles il calculait.

Quelques causes équivalentes doivent avoir introduit dans l’origine toute la monnaie fabriquée dans l’étendue de ce royaume ; et quelques causes particulièrement agissantes doivent avoir contribué à concentrer et à attirer dans son sein les flots d’un trésor aussi immense que celui que M. Necker assigne à la circulation intérieure. Supposez que l’on pût faire quelques déductions raisonnables sur les calculs de M. Necker, le reste se monterait encore à des sommes immenses. Des causes aussi puissantes pour acquérir et pour conserver, ne peuvent pas exister dans une industrie découragée, dans des propriétés incertaines et dans un gouvernement destructif par essence. En vérité, quand je considère tout le royaume de France, la multitude et l’opulence de ses villes, la magnificence utiles de ses routes spacieuses et de ses ponts, l’avantage de ses canaux artificiels de navigation, qui établissent des communications si faciles entre les mers et les points les plus distans d’un continent d’une immense étendue ; lorsque je jette mes regards sur les merveilleux ouvrages de ses ports et de ses bassins, et sur tout l’éclat de sa marine, soit militaire, soit marchande[111] ; lorsque je passe en revue le nombre de ses fortifications construites sur des plans si hardis et si savans, si dispendieuses dans leur construction et dans leur entretien, qui présentent de tous côtés à ses ennemis des points de défense armés et des barrières impénétrables ; quand je me rappelle combien est petite l’étendue de ses terres incultes, proportionnellement à celle du royaume entier, et à quel degré de perfection a été portée la culture d’un grand nombre des meilleures productions de la terre ; lorsque je réfléchis sur l’excellence de ses fabriques et de ses manufactures, qui ne le cèdent qu’aux nôtres, et qui même ne leur cèdent pas sur certains articles ; lorsque je contemple ces grandes fondations de charité, publiques et particulières ; lorsque j’examine l’état des beaux arts, qui adoucissent et embellissent la vie ; lorsque j’énumère les hommes fameux qu’elle a produits, soit pour la gloire de ses armes, soit pour l’honneur de ses conseils, le grand nombre de ses législateurs et de ses théologiens fameux, de ses philosophes, de ses critiques, de ses historiens, de ses antiquaires, de ses poëtes, de ses orateurs sacrés et profanes, j’éprouve, à l’aspect d’un spectacle si imposant, quelque chose qui interdit à l’esprit une censure trop générale et trop inconsidérée, et qui exige que nous entrions, dans une recherche bien sérieuse avant de prononcer sur les vices cachés qui pourraient nous, autoriser à raser tout d’un coup jusqu’à ses fondemens, une composition dont tout l’aspect est si imposant[112]. Rien dans ce tableau brillant ne me rappelle le despotisme de la Turquie. Je n’y découvre rien non plus qui caractérise, un gouvernement qui aurait été en tout si oppressif, si corrompu, ou si négligent, qu’il ne fût absolument susceptible d’aucune espèce de réforme. Ah ! je crois bien plutôt qu’un tel gouvernement méritait que la constitution anglaise relevât ce qu’il y avait déjà d’excellent, qu’elle corrigeât ses fautes, et qu’elle accrût ses facultés naturelles.

Quiconque aura porté ses regards sur la conduite que ce gouvernement a tenue pendant un certain nombre d’années qui ont précédé l’époque de sa ruine, aura certainement observé, au milieu des contradictions et des fluctuations naturelles aux cours, un empressement marqué vers la prospérité et l’amélioration de ce pays. Il ne pourra disconvenir que pendant longtemps il a été occupé, soit à faire disparaître entièrement, soit à corriger considérablement, les pratiques et les usages abusifs qui s’étaient introduits dans l’État, et même que ce pouvoir illimité que le roi avait sur ses sujets, pouvoir si étranger à la liberté et aux lois, s’adoucissait tous les jours, et perdait de sa rigueur. Loin de se refuser aux réformes, le gouvernement était ouvert, même avec une facilité blâmable, à tous les donneurs de projets, et à toutes les propositions possibles à cet égard. On accordait même trop à l’esprit d’innovation, esprit qui a bientôt tourné contre ceux qui l’entretenaient, et qui a causé leur ruine. Ce n’est que justice, et une justice froide et peu flatteuse que de dire, en parlant de cette monarchie anéantie, que depuis bien des années elle avait plutôt échoué par manque de jugement dans ses projets, que par défaut de vigilance ou d’esprit public. Ce n’est point en agir noblement que de choisir les cinquante ou soixante années précédentes du gouvernement de la France, pour le comparer avec les établissemens sages et bien constitués qui existaient dans le même temps, ou dans aucun autre. Mais si on veut le comparer avec quelqu’un des autres règnes précédens, sous le rapport des prodigalités et des profusions d’argent, je crois que des juges impartiaux accorderont bien peu de confiance aux bonnes intentions de ces hommes qui se fondent sans cesse sur les largesses faites aux favoris, ou sur les dépenses de la cour, ou sur les rigueurs de la Bastille sous le règne de Louis XVI[113].

Il est très-douteux, qu’en suivant le système (si toutefois cela mérite d’être appelé ainsi), que l’on établit aujourd’hui sur les ruines de cette ancienne monarchie, on puisse rendre de ses richesses et de sa population un compte plus favorable que celui du passé. Au lieu d’avoir gagné quelque chose à ce changement, je crains bien qu’il ne s’écoule beaucoup d’années avant que la France se récupère des effets de cette révolution philosophique, et qu’elle se remette sur son ancien pied. Si le docteur Price juge à propos, dans quelques années d’ici, de nous favoriser de nouveaux calculs sur la population de la France, il aura de la peine à retrouver encore son compte de trente millions comme en 1789, ou même l’estimation de vingt-six millions faite cette année par l’Assemblée, ou même les vingt-cinq millions de M. Necker en 1790. J’entends dire qu’il s’est fait des émigrations considérables de France ; et qu’un grand nombre de familles, sourdes aux enchantemens de ces Circés de la liberté, abandonnant ces contrées voluptueuses, ont été se réfugier dans les parties du nord, et sous le despotisme britannique du Canada.

Ne dirait-on pas, à cette disparition totale du numéraire, que ce n’est plus le même pays dans lequel le ministre actuel des finances a pu découvrir quatre-vingt millions sterling d’espèces ; à le voir aujourd’hui, qui ne croirait qu’il a été pendant quelque temps sous la direction immédiate des savans académiciens de Laputa et de Balnibardi[114] ? La population de Paris est tellement diminuée, que M. Necker a exposé sous les yeux de l’Assemblée, qu’il fallait déjà compter sur un cinquième de moins pour son approvisionnement[115]. On dit, (et je ne l’ai jamais entendu contredire,) que cent mille personnes sont dépouillées de tout emploi dans cette ville, quoiqu’elle soit devenue le séjour d’une cour prisonnière et de l’Assemblée Nationale. Rien ne peut être comparé au spectacle choquant et dégoûtant de la mendicité qui y règne, et je puis croire à mes informations. Assurément les décrets de l’Assemblée ne laissent pas de doute sur ce fait. Elle a dernièrement établi un comité de mendicité ; elle a établi une police rigoureuse sur cet objet, et elle à imposé pour la première fois une taxe des pauvres, dont les secours actuels composent une somme considérable dans les comptes de cette année[116]. C’est au milieu de tout cela, que les chefs des clubs et des cafés législatifs sont enivrés d’admiration pour leur sagesse et leur habileté. Ils parlent avec le plus souverain mépris du reste du monde. Ils disent au peuple, pour lui donner du courage sous les vêtemens déguenillés auxquels ils l’ont réduit ; qu’il est un peuple philosophe ; et de temps en temps, ils emploient les parades du charlatanisme, l’éclat, le bruit et le tumulte, quelquefois l’alarme des complots et des invasions, pour étouffer les cris de l’indigence, et pour écarter les yeux de l’observateur de dessus la ruine et la misère de l’État. Un, peuple brave préférera certainement la liberté, accompagnée d’une pauvreté vertueuse, aux richesses d’une servitude honteuse ; mais avant de donner en paiement son bien-être et son opulence, il faut être bien sûr que c’est une véritable liberté qu’on achète, et qu’on ne peut pas l’acheter à aucun autre prix. Néanmoins je regarderai toujours cette liberté comme très-équivoque dans son apparence, si elle n’a pas pour compagnes la sagesse et la justice, et si elle ne conduit pas à sa suite l’abondance et la prospérité[117].

Les apologistes de cette révolution, non contens d’exagérer les vices de leur ancien gouvernement, portent leurs coups sur l’honneur même de leur pays, en présentant ce qui avait attiré presque toute l’attention des étrangers, je veux dire la noblesse et le clergé, comme des objets d’horreur. Si ce n’eussent été que des libelles, ç’aurait été peu de chose ; mais les conséquences en sont trop réelles. Si votre noblesse et vos bourgeois distingués qui composaient le corps considérable de vos propriétaires fonciers, et tous les officiers de votre armée, se fussent conduits comme ceux de l’Allemagne à cette époque où les villes Anséatiques furent obligées de se confédérer contre les nobles pour défendre leurs propriétés ; s’ils eussent ressemblé aux Orsini, aux Vitelli qui, en Italie, sortirent de leurs cavernes fortifiées, pour fondre sur les voyageurs et sur les marchands, afin de les voler ; eussent-ils été même tels que les Mamelouchs en Egypte, ou les Nayrs sur la côte du Malabar, j’accorde qu’une critique trop scrupuleuse aurait été déplacée sur les moyens qu’on aurait employés pour purger le monde d’une telle peste. On aurait pu, pour un moment, couvrir d’un voile les statues de la Justice et de la Clémence. Les âmes les plus tendres, amenées à ces extrémités si effrayantes, où la morale elle-même se soumet à la suspension de ses propres règles, en faveur de ses propres principes ; ces âmes, dis-je, auraient pu se tenir à l’écart, à la vue des fraudes et des violences qui auraient été exercées pour parvenir à la destruction d’une prétendue noblesse qui déshonorait le genre humain, en même temps qu’elle le persécutait. Les êtres qui ressentent le plus d’horreur pour le sang, pour les trahisons, et pour les confiscations arbitraires, auraient pu demeurer spectateurs tranquilles de cette guerre civile entre les vices[118].

Mais cette noblesse privilégiée qui se réunit à Versailles en 1789, en vertu des ordres du roi ; où la noblesse ordinaire, qui lui avait communiqué ses pouvoirs, méritait-elle d’être regardée comme les Noyrs ou comme les Mamelouks de ce siècle, ou comme les Orsini et les Vitelli des temps anciens ? On m’aurait regardé comme un fou, si j’en eusse fait alors la question. Quel crime a-t-il donc commis depuis, cet Ordre, pour que ceux qui le composent aient encouru des exils, des poursuites féroces, des supplices, des tortures ; pour que des familles entières aient été dispersées, leurs maisons réduites en cendres, l’Ordre même anéanti ; et, s’il était possible, effacé à jamais de la mémoire, par la nécessité où l’on a réduit les individus qui le composent, de changer les noms sous lesquels ils étaient connus ? Lisez les instructions que cette noblesse avait données à ses représentans : l’esprit de la liberté s’y montre avec autant de chaleur, les injonctions pour les réformes y sont aussi impératives que dans celles de chacun des deux autres Ordres. Les priviléges relatifs aux contributions publiques y sont abandonnés volontairement, de même que le roi, dès l’origine, avait abandonné toute prétention au droit d’imposer ses sujets sans leur consentement. Il n’y avait qu’une seule opinion en France pour obtenir une constitution libre. La monarchie absolue n’existait plus, et son dernier soupir n’avait été accompagné d’aucun gémissement, d’aucune secousse, et d’aucune convulsion. Toutes les secousses et toutes les dissensions ne sont venues qu’après coup, à l’occasion de la préférence qu’il s’agit de donner à une démocratie despotique, sur un gouvernement monarchique tempéré. Le triomphe du parti victorieux a été remporté sur tous les principes de la constitution anglaise.

J’ai observé, depuis un certain nombre d’années, l’affectation presque enfantine avec laquelle vous vous étiez accoutumés à idolâtrer la mémoire de votre Henri IV. Si quelque chose pouvait faire prendre de l’humeur contre cet homme, l’ornement du caractère royal, ce serait ce style outré de ses panégyristes insidieux. Les personnes qui ont manoeuvré avec le plus d’ardeur dans cette oeuvre d’enthousiasme, sont les mêmes qui ont conclu leur panégyrique en détrônant son successeur et son descendant[119], un prince d’un aussi bon naturel au moins qu’Henri IV, aussi attaché à son peuple, et qui a fait infiniment plus pour corriger les anciens vices de l’État, que n’en fit ce grand monarque. Il est heureux pour ses panégyristes que ces messieurs n’aient point eu affaire à lui ; car Henri de Navarre était un prince résolu, actif et politique : il avait certainement beaucoup d’humanité et de douceur ; mais une humanité et une douceur qui ne l’engagèrent jamais à sacrifier aucun de ses intérêts. Avant de songer à se faire aimer, il savait se faire craindre ; il avait un doux langage, et se conduisait en déterminé[120]. S’agissait-il de son autorité, il la maintenait et il l’établissait dans toute sa plénitude : ce n’était que dans le détail qu’il en relâchait quelque chose. Il sut jouir noblement du produit de ses prérogatives ; mais c’était un fonds qu’il eut soin de ne jamais entamer. Jamais il n’abandonna un seul instant aucun de ses droits, qu’il fit valoir sous la protection des fondamentales ; jamais il n’épargna le sang de ceux qui s’opposèrent à lui, souvent dans les combats, quelquefois sur l’échafaud. Parce qu’il a su faire respecter ses vertus par les ingrats, il a mérité les louanges de ceux qu’il aurait fait enfermer à la Bastille ou pendre de compagnie avec tous les régicides, assassins de Henri III, quand la famine et le succès de ses armes lui eurent livré la capitale de son royaume[121].

Si ces panégyristes sont conséquens dans leur admiration pour Henri IV, il faut qu’ils se souviennent qu’ils ne peuvent pas avoir de lui une opinion plus élevée que celle qu’il avait lui-même de la noblesse de France, dont la vertu, l’honneur, le courage, le patriotisme et la loyauté étaient sans cesse l’objet de ses éloges.

Mais la noblesse de France est dégénérée depuis les jours de Henri IV. Cela est possible ; mais il m’est impossible de croire que cela soit vrai, jusqu’à un certain degré. Je ne prétends pas connaître la France aussi parfaitement que d’autres peuvent le faire ; mais j’ai travaillé toute ma vie pour parvenir à la connaissance de la nature humaine ; s’il en était autrement, je me crofrais incapable, quelque faibles que puissent être mes services, de les offrir au genre humain. Dans cette étude, je ne pouvais pas négliger une si vaste portion de notre nature, réunie dans un pays qui n’est distant des bords de notre île que de vingt-quatre milles seulement. D’après les meilleures observations que j’ai pu faire, observations comparées avec le résultat des informations les plus soigneuses, il m’a paru que votre noblesse est composée, pour la plus grande partie, d’hommes d’un esprit élevé, d’un sentiment délicat sur l’honneur, tant pour eux-mêmes, que pour celui du corps entier, sur lequel ils exercent une censure scrupuleuse, allant même, à cet égard, au-delà de ce qui se pratique chez les autres nations. Ils étaient tous passablement bien élevés, très-prévenans, humains, hospitaliers, francs et ouverts dans leurs conversations : ils avaient un bon ton militaire ; et ils étaient aussi versés dans la littérature qu’on le peut désirer, particulièrement dans celle de leur propre langue. Il en était beaucoup qui avaient de justes droits à des prétentions plus relevées ; mais je ne parle que de ceux qu’on rencontrait généralement.

Quant à leur conduite vis-à-vis des classes inférieures de la société, ils m’ont paru agir avec le meilleur naturel, et même avec plus de familiarité que nous n’en remarquons dans ce pays-ci, entre les rangs supérieurs et les rangs inférieurs. Frapper un homme, même dans la condition la plus abjecte, était une chose inconnue, et elle aurait été très mal vue ; rien n’était plus rare que d’entendre parler de mauvais traitemens exercés sur la partie la plus humble de cette grande famille ; et quant aux atteintes portées à la propriété ou à la liberté des communes, ce n’est jamais la noblesse que j’en ai entendu accuser en aucune manière ; et il faut dire aussi, que tandis que les lois étaient en vigueur, sous l’ancien gouvernement, pareille tyrannie sur les sujets n’aurait jamais été permise. Comme grands propriétaires fonciers, je ne sache pas qu’on ait encore eu aucun tort à leur reprocher ; car on ne peut pas appeler ainsi des changemens qui étaient à désirer et à faire dans cet antique régime féodal. Affermaient-ils leurs terres, ils n’exerçaient aucune oppression sur leurs fermiers ; fixaient-ils des taux de partage avec des métayers, je n’ai jamais entendu dire qu’aucun eût pris pour lui la part du lion : tout se faisait d’après l’équité. Il pouvait y avoir des exceptions, mais ce n’étaient seulement que des exceptions. Sous tous ces rapports, je n’ai aucune raison de croire que la noblesse propriétaire en France, ne valût pas autant que autant que celle de notre pays ; et certainement, sous aucun rapport, on ne pouvait pas plus lui reprocher de vexations qu’à aucun autre franc-tenancier, ou à aucun autre non-noble, dans sa propre patrie. Dans les villes, la noblesse n’avait aucune espèce de pouvoir ; dans les terres, elle en avait fort peu. Vous savez, M., que la plus grande partie du gouvernement civil, et que le maintien de la police dans tout ce qu’elle a d’essentiel, n’était pas dans les mains de cette partie de la noblesse qui se présente d’abord à notre considération. L’impôt, cette partie vraiment onéreuse du gouvernement français, soit dans son assiette, soit dans sa recette, ne passait jamais par les mains des hommes d’épée ; et ils n’étaient point responsables du vice de son principe, ni des vexations qui existaient dans sa répartition.

Après avoir disculpé la noblesse de France, autant que les meilleures autorités me conduisent à le faire, des oppressions de la nature de celles dont le peuple pouvait gémir, je suis prêt à avouer qu’elle n’était pas exempte de fautes et d’erreurs considérables. Une imitation insensée de la plus mauvaise partie des manières anglaises, qui altérait son caractère naturel, sans y substituer à la place ce qu’elle espérait peut-être acquérir, l’a certainement fait dégénérer de ce qu’elle était auparavant. Il était plus commun parmi la vôtre que parmi la nôtre, de voir des hommes livrés encore à une vie débauchée, au-delà d’une certaine époque de la vie où cela est le moins pardonnable : on y avait moins l’espérance de pouvoir les en corriger ; mais, du moins, ils en palliaient un peu le scandale par une sorte de réserve extérieure. Votre noblesse affichait beaucoup trop cette philosophie licencieuse, qui a été un des plus grands agens de sa ruine. Une antre erreur, plus fatale encore, régnait parmi elle. Les hommes des Communes, qui, par leurs richesses, l’emportaient sur beaucoup de nobles, ou qui les égalaient, n’étaient pas admis assez entièrement au rang et à la considération que la richesse, en bonne politique et en raison, devrait mériter dans tous les pays ; quoique je pense que jamais cela ne devrait être porté jusqu’au point qui ne peut convenir qu’à la noblesse. Ces deux natures d’aristocratie étaient trop pointilleusement séparées et distantes l’une de l’autre, moins cependant qu’en Allemagne et que dans quelques autres nations.

Cette séparation, j’ai déjà pris la liberté de vous le dire, est une des causes qui me paraissent avoir influé le plus sur la destruction de l’ancienne noblesse. L’état militaire, particulièrement, était trop exclusivement réservé aux hommes de naissance. Mais après tout, c’était une erreur d’opinion, qu’une opinion contraire aurait pu rectifier. Une Assemblée permanente, dans laquelle les Communes auraient été appelées à l’exercice de cette portion du pouvoir, aurait eu bientôt aboli ces distinctions, sources de jalousie et d’insultes, et même les défauts dans le caractère moral de la noblesse auraient été probablement corrigés par la plus grande variété d’occupations et d’affaires à laquelle une constitution par Ordre aurait donné lieu.

Je regarde donc tous ces cris violens contre la noblesse, comme un pur ouvrage de l’artifice. En effet les honneurs et les priviléges que la loi, que l’opinion et que les usages invétérés d’un pays transmettent et ont transmis par les préjugés d’une longue suite de siècles, ne sont pas de nature à provoquer l’horreur et l’indignation dans l’âme d’aucun homme ; et même ce n’est pas absolument un crime que de tenir avec force à de tels préjugés. Ces efforts vigoureux dans chaque individu pour défendre la possession des propriétés et des distinctions qui lui ont été transmises sont un des moyens dont la nature nous a doués pour repousser l’injustice et le despotisme ; c’est comme une espèce d’instinct qui devient la garantie naturelle des propriétés et du maintien des sociétés dans la forme de leur établissement. Qu’y a-t-il en cela de choquant ? La noblesse est un ornement majestueux dans l’ordre civil, c’est le chapiteau corinthien dans me société perfectionnée. Omnes boni nobilitati semper favemus[122], était le propos d’un sage et d’un excellent homme. C’est à coup sûr la preuve d’un esprit généreux et bienveillant, que d’éprouver ce penchant, même avec une sorte de partialité. Il fant n’avoir dans l’âme aucun principe de noblesse, pour souhaiter de réduire au même niveau toutes ces insitutions artificielles qui ont été adoptées pour personnifier l’opinion et pour donner de la stabilité à l’estime fugitive. Il n’y a qu’une disposition aigre, maligne et envieuse, dépourvue de toute espèce de goût pour la réalité, ou pour aucune ressemblance ou idée de la vertu, ou image, qui puisse voir avec joie cette chute, non méritée, de tout ce qui avait si long-temps fleuri au milieu de la splendeur et des honneurs. Je n’aime rien de ce qui donne l’idée de la destruction ; je ne puis supporter l’idée d’aucun vide dans la société, ni d’aucune ruine sur la surface de la terre. Ce ne fut donc ni contre mon attente, ni avec peine, que se découvris par mes recherches et par mes observations qu’il n’y avait aucun vice incorrigible dans votre noblesse de France, ni aucun abus qui fut de nature à être traité si lestement, et par ce procédé si expéditif en fait de réforme, je veux dire par l’abolition : votre noblesse ne méritait point de punition : or, dégrader c’est punir.

Ce fut avec une satisfaction égale que j’arrivai aux mêmes résultats dans mes recherches à l’égard de votre clergé. Mes oreilles ne sont nullement flattées, lorsque j’entends dire que la corruption est incurable dans les corporations nombreuses. Je n’accorde pas non plus une confiance bien particulière aux gens qui disent beaucoup de mal de ceux qu’ils vont piller. Je suis plutôt porté à croire que l’on invente des vices, ou que l’on exagère ceux qui peuvent exister lorsque le résultat de la punition qu’on inflige tourne au profit de celui qui punit. Un ennemi est toujours un mauvais témoin, et un voleur en est un bien pire encore. Il existait donc, sans doute, des abus et des vices dans cet ordre, et cela devait être. C’était un ancien établissement, et il avait été rarement recherché à fond ; mais je n’ai pas vu dans le clergé de crimes qui méritassent la confiscation des biens, ni les insultes, ni les humiliations, ni les persécutions cruelles que l’on a préférées aux procédés réguliers d’une amélioration désirable.

Si le moindre fondement avait pu justifier cette nouvelle persécution religieuse, les libellistes athées, qui font l’office de trompettes pour exciter le peuple au pillage, ne sont pas assez susceptibles de réserve et d’égard, pour n’avoir pas trouvé un délicieux plaisir à gloser sur les vices du clergé existant. Mais ils ne l’ont pas fait : ils ont été réduits à la nécessité de fureter dans l’histoire des siècles passés (et même ne l’ont-ils fait que dans l’esprit le plus méchant et le plus corrompu), pour trouver des exemples de l’oppression et des persécutions exercées par ce corps[123], ou bien en sa faveur, à l’effet de pouvoir appuyer sur quelque principe de représailles, représailles vraiment iniques et absolument contraires à la saine logique, leurs propres persécutions et leurs propres cruautés. Après avoir anéanti pour les familles toutes les distinctions et toutes les généalogies, ils semblent n’avoir voulu en conserver une que pour les crimes. Il n’est pas juste de punir les hommes pour les fautes des ancêtres que la nature leur a donnés ; mais regarder cette descendance, qui n’est qu’une fiction à l’égard des corporations, comme un fondement suffisant pour faire supporter à quelques individus la punition de fautes avec lesquelles ils n’ont aucun rapport, c’est une sorte de raffinement et d’injustice qui n’appartient qu’à la philosophie de ce siècle éclairé. L’Assemblée punit donc des hommes parmi lesquels il en est beaucoup, si ce ne sont pas tous, qui ont pour cette conduite violente des ecclésiastiques des siècles passés, autant d’aversion que peuvent en avoir ceux mêmes qui les persécutent aujourd’hui, et qui exprimeraient leurs sentimens à cet égard, aussi hautement et aussi fortement qu’eux, s’ils n’étaient pas bien avertis du véritable but de toutes ces déclamations.

C’est pour le bien des individus qui les composent, et non pas pour leur châtiment, que les corps collectifs sont immortels. Les nations elles-mêmes sont des corporations de cette nature. Nous pourrions donc aussi bien en Angleterre déclarer une guerre impitoyable à tous les Français, en mémoire des maux qu’ils nous ont faits aux différentes époques de nos hostilités mutuelles. Vous pourriez aussi en France fondre sur tous les Anglais, en souvenir des maux beaucoup plus grands qui ont accablé la nation française, lors des invasions de nos Henri et de nos Edouard. En vérité, nous aurions mutuellement tout autant de motifs de justification, au milieu de ces guerres destructives et réciproques, que vous en avez dans les persécutions toutes gratuites que vos concitoyens actuels exercent aujourd’hui contre une classe d’hommes qui n’a d’autre relation avec les torts dont on les punit, que celle d’un nom semblable qui lui a été conservé, le nom de clergé.

Nous ne puisons pas dans l’histoire toutes les leçons de morale que nous en pourrions retirer. Au contraire, si l’on n’y prend garde, on peut s’en servir pour corrompre nos esprits et pour détruire notre bonheur. L’histoire est un grand livre ouvert pour notre instruction ; c’est dans toutes les erreurs passées, c’est dans tous les maux qui ont accablé le genre humain, qu’elle puise pour l’avenir les leçons de sa sagesse. Mais, dans un sens tout opposé, ne peut-elle pas aussi servir la perversité, fournir des armes offensives et défensives aux différens partis qui se forment dans l’Église et dans l’État, leur procurer des moyens de perpétuer ou ranimer leurs dissensions, leurs animosités, et de nourrir le feu de toutes les fureurs civiles ? L’histoire, pour la plus grande partie, est un composé de tous les malheurs occasionés dans ce monde par l’orgueil, par l’ambition, par l’avarice, par la vengeance, par la concupiscence, par la sédition, par l’hypocrisie, par un zèle inconsidéré, et par toute la suite des passions désordonnées qui ébranlent le public, par « ces tempêtes furieuses, qui secouant l’état privé, et qui privant la vie de toute sa douceur » sont les véritables causes de ces tempêtes. La religion, la morale, les lois, les prérogatives, les priviléges, la liberté, les droits de l’homme, sont les prétextes. Les prétextes sont toujours présentés sous une apparence spécieuse d’un bien réel. Déraciner et arracher de l’esprit des hommes tous les principes auxquels ces prétextes frauduleux s’adressent, ce ne serait pas les mettre à l’abri de la tyrannie et de la sédition. Si vous le faisiez, vous les priveriez de tout ce qui a quelque valeur dans les sentimens humains. Comme ce sont là toutes les choses qui servent de prétexte, de même aussi les acteurs ordinaires et les instrumens dans ces grandes calamités publiques, sont des rois, des prêtres, des magistrats, des sénats, des Parlemens, des Assemblées Nationales, des juges, des chefs militaires. Ce ne serait pas remédier au mal que de décider qu’il n’y aurait plus de monarque, plus de ministres d’État, plus de ministres du saint Évangile, plus d’interprètes des lois, plus d’officiers généraux, plus de conseils publics. Vous pourriez changer toutes ces dénominations[124] ; mais les choses subsisteraient encore sous quelques autres formes. Un certain quantum de pouvoir doit toujours résider dans les États, soit dans de certaines mains, soit sous une dénomination quelconque. Les hommes sages appliqueront leurs remèdes aux vices, et non pas aux noms des choses ; aux causes du mal, qui sont permanentes : et non pas aux organes momentanés par lesquels il s’opère, ni aux organes passagers par lesquels il agit. Faire autrement, c’est être historiquement sage, et insensé dans la pratique : il est rare de trouver dans deux siècles qui se suivent, le même caractère dans les prétextes, et les mêmes formes dans les malheurs. Le germe de la méchanceté est bien autrement inventif. Êtes-vous à discuter sur sa forme ?.... elle en a déjà changé. Le vice a son costume ; et chaque jour il change cette enveloppe extérieure : son esprit seul se transmet sans cesse ; et loin de perdre de son activité par ces métamorphoses perpétuelles, on dirait qu’il se renouvelle, qu’il se rajeunit à chaque changement, et qu’il acquiert des forces plus redoutables. Tandis que vous attachez au gibet son cadavre, ou que vous détruisez son tombeau, il continue ses ravages, et n’est plus où vous croyez le trouver. Des apparitions, des fantômes sont l’objet de toutes vos terreurs, tandis que votre maison est le repaire des voleurs. C’est là ce qui arrive à tous ceux qui, ne pénétrant jamais plus avant que l’écorce et l’enveloppe extérieure de l’histoire, s’imaginent déclarer la guerre à l’intolérance, à l’orgueil et à la cruauté ; tandis que sous le prétexte d’abhorrer tous les principes dangereux des anciennes factions, ils autorisent, renouvellent et nourrissent eux-mêmes les mêmes, vices odieux dans des factions différentes, et peut-être dans de pires encore.

Vos bourgeois de Paris se sont prêtés autrefois à être les instrumens barbares du massacre de tous les sectateurs de Calvin, dans cette nuit infâme de la Saint-Barthélemí. Que dirions-nous à ceux qui pourraient avoir aujourd’hui l’idée de faire éprouver aux Parisiens, par voie de représailles, les abominations et les horreurs de ce temps-là ? Ils sont assurément bien portés à abhorrer ce massacre ; tout féroces qu’ils sont, il n’est pas difficile de le leur faire détester, parce que les endoctrineurs politiques du jour n’ont pas d’intérêt pour donner à leurs passions une direction tout-à-fait semblable. Mais toutefois leur intérêt n’est pas d’éloigner de leur cœur ces dispositions sauvages. Il y a quelque temps qu’ils ont fait représenter au théâtre toutes les scènes de ce même massacre pour le divertissement des descendans de ceux qui l’avaient commis[125]. Dans cette farce tragique, ils ont produit le cardinal de Lorraine, dans tous ses habits pontificaux, ordonnant un carnage général. Ce spectacle était-il fait pour inspirer aux Parisiens de l’horreur pour la persécution, et du dégoût pour l’effusion du sang ? Non c’était pour leur enseigner à persécuter leurs propres pasteurs ; c’était pour les exciter, en inspirant contre le clergé l’aversion et l’horreur, à poursuivre avec plus d’ardeur et d’animosité la destruction de cet Ordre, qui, s’il est nécessaire qu’il existe, ne devrait pas seulement exister avec sûreté, mais être l’objet de la vénération. C’était pour aiguiser leurs cannibales appétits (qu’on aurait dû croire bien suffisamment rassasiés), qu’on leur offrait l’attrait de la variété ; c’était pour les exciter, à la première alerte, aux meurtres et aux massacres, si cela entrait dans les projets des Guises d’aujourd’hui. Une Assemblée dans laquelle siégeait une multitude de prélats et de prêtres a été obligée de supporter une telle indignité à ses portes mêmes ! L’auteur n’a point été envoyé aux galères, ni les acteurs à la maison de correction.! Peu de temps après les comédiens se présentèrent à l’Assemblée pour réclamer les usages de cette même religion qu’ils avaient osé rejeter, et montrer dans le sénat leurs visages prostitués ; tandis que l’archevêque de Paris, M. de Juigné, qui n’était, connu du peuple que par ses prières et par ses bénédictions ; ce prélat, dont on ne pouvait apprécier les revenus que par l’étendue de ses aumônes, était obligé d’abandonner son palais et de fuir loin de son troupeau (troupeau transformé en loups enragés), et cela parce qu’au seizième siècle, le cardinal de Lorraine fut un rebelle et un meurtrier !

Tel est le perfide usage qu’ont fait des leçons de l’histoire travestie certains hommes pour la réussite de leurs projets criminels ; voilà comme ils ont perverti toutes les autres parties des connaissances humaines. Mais ceux qui ont le pouvoir de s’élever jusqu’à ces hauteurs où règne la raison, dont le regard domine sur tous les siècles ; de cette raison qui envisage les choses sous leur véritable point de vue, et ne considère que le caractère moral de toutes les actions humaines ; ceux-là diront à tous ces docteurs du Palais-Royal : « Le cardinal de Lorraine était le meurtrier du seizième siècle ; et vous, vous avez la gloire d’être les meurtriers du dix-huitième : voilà toute la différence ! » Mais l’histoire, dans le dix-neuvième siècle, mieux comprise, mieux dirigée, enseignera, j’en suis sûr, à la postérité civilisée, à abhorrer les iniquités de ces deux siècles barbares[126].

Elle enseignera aux prêtres et aux magistrats futurs, à ne point exercer, par voie de représailles, sur les athées spéculatifs et inactifs des temps futurs, toutes les énormités que commettent aujourd’hui les fanatiques zélateurs de cette funeste erreur. Elle enseignera à la postérité à ne déclarer la guerre ni à la religion, ni à la philosophie, pour les abus que des hypocrites de l’une et de l’autre ont faits des deux plus estimables bienfaits qu’ait jamais pu nous accorder dans sa bonté le Protecteur universel, qui, en toutes choses, favorise et protége éminemment la race humaine.

Si votre clergé, ou un clergé quelconque, outrepassait, dans ses faiblesses, les bornes qui sont accordées à l’infirmité humaine ; si dans ses fautes pratiques il allait au-delà de celles qui sont presque inséparables des vertus pratiques ; quoique leurs vices ne pussent justifier l’exercice de l’oppression, j’admets néanmoins qu’ils diminueraient beaucoup notre indignation contre les tyrans qui s’écarteraient de la modération et de la justice dans leur châtiment ! Quant à moi, j’accorde aux hommes d’Église, dans quelques sectes qu’ils soient, quelque tenacité à leurs propres opinions, quelques écarts de zèle pour leur propagation, quelque prédilection pour leur état et pour leurs fonctions, quelque attachement aux intérêts de leur corps, quelques préférences pour ceux qui suivent avec docilité leur doctrine, au préjudice de ceux qui les méprisent et qui les tournent en dérision. Je leur accorde tout cela parce que je suis homme, et que je n’ai à traiter qu’avec des hommes, et parce que je ne voudrais pas, par l’excès même de la tolérance, devenir le plus intolérant de tous les êtres. Jusqu’à ce que les imperfections dégénèrent en crimes, il faut que j’apprenne à les supporter.

Très-certainement le progrès naturel des passions, et ce passage de la fragilité au vice, devraient être prévenus par une surveillance active, et réprimés par une main sévère. Mais est-il vrai que le corps de votre clergé eût outre-passé les limites de la juste indulgence dont je parle ? Si l’on devait s’en rapporter et à vos dernières brochures de toute espèce, et à leur style en général, on serait induit à penser que votre clergé en France était une sorte de monstre, un composé horrible de superstition, d’ignorance, de fainéantise, de fraude, d’avarice et de tyrannie. Mais cela est-il vrai ? Est-il vrai que le laps des années, que la cessation des intérêts opposés, et que l’expérience malheureuse des maux qui résultent des fureurs de l’esprit de parti, n’eussent eu graduellement aucune espèce d’influence sur l’amélioration de son esprit ? Est-il vrai qu’il renouvelle sans cesse ses invasions sur le pouvoir civil, qu’il trouble sa patrie dans l’intérieur, et qu’il rende faibles et précaires toutes les opérations de son gouvernement ? Est-il vrai que le clergé de nos jours ait appesanti une main de fer sur les laïques, et qu’il ait été allumer en tous lieux les feux d’une persécution barbare ? A-t-il inventé des fraudes pour augmenter ses possessions, et a-t-il jamais exigé plus qu’il ne le devait sur leur produit légitime ? En dénaturant le droit en injustice a-t-il converti une réclamation légitime en une concussion vexatoire ? Lorsqu’il était sans autorité, l’at-on vu séditieux et agité par les vices qui caractérisent la jalouse envie du pouvoir ? Était-il enflammé d’un esprit de controverse, violent et litigieux, aiguillonné par l’ambition d’une souveraineté spirituelle ? Était-il prêt à se soulever contre la magistrature, à incendier les églises, à massacrer les prêtres d’une opinion différente, à renverser les autels, et à se frayer un chemin à l’empire de la doctrine, au travers des ruines d’un gouvernement bouleversé ? Quelquefois flattant, quelquefois forçant les consciences à se soustraire à la juridiction des institutions publiques, pour se soumettre à leur autorité personnelle, et enfin, débutant avec des invocations à la liberté, et finissant par les abus du pouvoir ?....

Je viens de passer en revue tous les vices, ou du une grande partie de tous ceux que l’on reprochait, et non pas sans quelque espèce de fondement, dans les anciens temps, au clergé de toutes les sectes, dont les haines ont divisé et déchiré si long temps toute l’Europe.

S’il y avait lieu à remarquer en France, aussi évidemment qu’on le fait dans les autres contrées, que tous ces vices, bien loin de s’accroître, sont plutôt sur le point d’être oubliés ; au lieu de charger le clergé actuel des crimes de tous les hommes qui ont existé autrefois, et de lui attribuer un caractère qui ne convenait qu’à un temps qui n’existe plus, on devrait en toute équité l’encourager et le seconder dans cet abandon total d’un esprit si défavorable à ses prédécesseurs, et le louer d’avoir adopté un genre d’esprit et de mœurs plus conforme à la sainteté de ses fonctions.

Lorsque j’eus occasion d’aller en France, c’était presque à la fin du dernier règne. Le clergé, sous toutes ses formes, attira une grande partie de ma curiosité. Bien loin de recueillir contre ce corps des plaintes et des mécontentemens, comme j’avais lieu de m’y attendre, d’après quelques ouvrages que j’avais lus, je n’entendis aucune déclamation, ni publique, ni privée, si ce n’est cependant parmi une certaine classe d’hommes, peu nombreuse, mais bien active. Allant plus loin dans mes recherches, je trouvai, en général, le clergé composé d’hommes d’un esprit modéré, et de mœurs décentes ; j’y comprends les réguliers et les séculiers des deux sexes. Je ne fus pas assez heureux pour avoir des relations avec un grand nombre de curés ; mais, en général, je reçus les meilleures informations sur leurs principes de morale, et sur leur zèle à remplir leurs fonctions. J’ai été lié avec quelques personnes du haut clergé ; et j’ai eu sur le reste de cette classe les meilleures sortes de renseignemens. Presque tous ceux qui la composent sont des hommes de naissance ; ils ressemblaient à tous ceux de leur rang ; et lorsque j’y ai remarqué quelques différences, je les ai trouvées en leur faveur ; leur éducation était plus accomplie que celle de la noblesse militaire : en sorte qu’il s’en fallait de beaucoup qu’ils ternissent l’éclat de leur profession par leur ignorance, ou par quelque manque d’aptitude dans l’exercice de leur autorité. J’ai vu en eux, outre le caractère clérical, noblesse et franchise ; ils avaient les sentimens du gentilhomme et de l’homme d’honneur ; rien de servile, rien d’insolent dans leurs manières et dans leur conduite. Je les ai réellement considérés comme composant une classe tout-à-fait supérieure, comme un choix d’hommes parmi lesquels vous n’auriez pas été surpris de trouver un Fénélon. J’ai vu dans le clergé de France (et nulle part on ne peut en rencontrer beaucoup de cette sorte) des hommes d’un grand savoir et d’une parfaite candeur ; j’ai même été fondé à croire que cet avantage n’était pas exclusif à la capitale. Les rencontres que j’ai faites dans d’autres endroits de ce royaume, ayant été un effet du hasard, on peut regarder l’exemple que j’en puis citer, comme une preuve favorable à l’Ordre tout entier. Je demeurai quelques jours dans une ville de province, où, eu l’absence de l’évêque, je passais mes soirées avec trois ecclésiastiques, ses grands-vicaires, hommes dont toute l’Église se serait honorée. Tous les trois étaient fort instruits. Deux d’entre eux possédaient une érudition profonde, générale, soit dans l’antiquité, soit dans les temps modernes, soit dans les sciences orientales, soit dans celles de toutes les contrées occidentales, et plus particulièrement encore dans tout ce qui est relatif à leur profession. Ils avaient une connaissance beaucoup plus étendue de nos théologiens anglais, que je ne m’y étais attendu ; et ils dissertèrent avec beaucoup d’esprit, de sagacité et de discernement critique, sur le génie de ces écrivains. Un de ces messieurs est mort depuis. C’était l’abbé de Morangies. J’offre avec plaisir ce tribut d’hommage à la mémoire de cette noble, savante, respectable et excellente personne ; et j’éprouverais autant de satisfaction à rendre au mérite des deux autres, qui, je crois, existent encore, une semblable justice, si je ne craignais pas de nuire, en les nommant, à des êtres malheureux, auxquels je n’ai pas la consolation de pouvoir être utile.

Quelques-uns de ces ecclésiastiques de haut rang, réunissent toutes sortes de titres à un respect général, Ils ont des droits à ma reconnaissance, et à celle de beaucoup d’Anglais. Si jamais cette lettre tombe dans leurs mains, j’espère qu’ils seront bien persuadés qu’il existe dans notre nation des hommes qui partagent avec une sensibilité peu commune, la douleur que doit inspirer leur destruction injuste, et la confiscation cruelle de leurs fortunes, Ma voix, en ce moment, autant qu’une faible voix peut se faire entendre, rend témoignage à la vérité. Je le renouvellerai toutes les fois que j’entendrai parler de cette persécution monstrueuse. Non, jamais rien ne pourra m’empêcher d’être reconnaissant et juste. Le moment actuel réclame ce devoir ; et c’est alors que ceux qui ont bien mérité du genre humain et de nous, sont en souffrance sous les calomnies du peuple, et sous les persécutions d’un pouvoir oppressif, qu’il nous convient le mieux de faire éclater notre justice et notre gratitude.

Vous aviez, avant votre révolution, cent vingt évêques environ. Un certain nombre parmi eux était remarquable par un savoir éminent, par une charité sans bornes. Tout le monde sait que, lorsqu’on parle d’une vertu héroïque, c’est en même temps parler d’une vertu rare. Je crois que les exemples d’une dépravation excessive étaient plus rares parmi eux, que ceux d’une perfection transcendante. On peut citer des exemples d’avarice et de dérèglement : c’est un point que je ne dispute pas à ceux qui trouvent quelques charmes à ce genre de découverte. Aucun homme de l’âge auquel je suis parvenu ne sera étonné de remarquer que dans chaque classe de la société il existe quelques hommes qui n’ont point cette abnégation des richesses et des plaisirs, que tout le monde souhaiterait qu’ils eussent, que quelques personnes attendent d’eux, mais qu’aucune n’exige avec plus de rigueur, que celles qui sont les plus vigilantes sur leurs propres intérêts, et les plus indulgentes à elles-mêmes. Lorsque j’étais en France, je suis certain que le nombre des prélats répréhensibles n’était pas considérable. Quelques individus parmi eux, s’ils étaient moins réguliers dans leurs mœurs, rachetaient par des qualités nobles, ce qui manquait à la sévérité de leur vertu. Ils avaient ces grands talents qui rendent les hommes utiles à l’Église et à l’État. J’ai entendu dire qu’à bien peu d’exceptions près, Louis XVI avait été plus attentif que son prédécesseur immédiat, à peser le mérite avant de les élever à cette dignité ; et je crois, d’après l’esprit de réforme qui a dominé dans tout ce règne, que cela doit être vrai. Mais le pouvoir qui gouverne aujourd’hui, n’a montré de disposition qu’à piller l’Église. Il a puni tous les prélats ; ce qui, en fait de réputation, est au moins favoriser les vicieux. Il a fait une disposition avilissante de salaires, qui empêchera tout homme d’un esprit élevé, ou d’une condition noble, de destiner ses enfans à cet état. Il est désormais abandonné à la classe inférieure du peuple. Comme votre has clergé n’est pas assez nombreux pour les devoirs qu’il a à remplir ; comme ses devoirs sont excessivement détaillés et pénibles ; comme vous ne laissez aucune aisance à la classe mitoyenne, il en résulte que, pour l’avenir, toute science et toute érudition seront bannies de l’Eglise gallicane. Pour mettre la dernière main à l’exécution du projet, on a, sans aucun égard pour les droits des seigneurs patrons, décidé que dorénavant toutes les nominations seraient faites par des élections ; disposition qui éloignera tous les hommes modérés de l’exercice de la cléricature ; qui en éloignera de même tous ceux qui peuvent prétendre à conserver de l’indépendance dans leurs fonctions et dans leur conduite ; et qui reléguera tout le soin de la direction de l’esprit public dans les mains d’une bande de misérables licencieux, entreprenans, rusés, factieux et adulateurs ; tels par leur condition et par leur genre de vie, qu’ils n’auront aucune honte de se faire un but infâme de l’obtention de ces méprisables salaires qui leur seront accordés ; salaires auprès desquels les gages d’un commis de barrières paraîtront lucratifs et honorables. Ces officiers, qu’ils appellent encore évêques, seront élus par des procédés qui, relativement à eux, sont tous aussi bas. Les mêmes artifices, ceux des élections, seront mis en jeu par des hommes de toutes les croyances connues, ou qui sont encore à inventer. Vos nouveaux législateurs n’ont encore rien statué sur les fonctions qu’ils auront à remplir relativement à la nature de la doctrine ou de la morale ; ils ne l’ont pas fait davantage à l’égard du clergé en sous-ordre : ce qui apparaît seulement à l’égard des deux classes du clergé, c’est que l’une et l’autre peuvent, à discrétion, pratiquer ou prêcher tout ce qui leur plaira en fait de religion ou d’irréligion :[127]. Je ne vois pas encore quelle juridiction les évêques exerceront sur ceux qui leur sont subordonnés, ou s’ils doivent avoir quelque espèce de juridiction.

Enfin, Monsieur, on dirait que cette nouvelle constitution ecclésiastique n’est que momentanée, et qu’elle est seulement préparatoire pour opérer une destruction à venir et totale de la religion chrétienne, de quelque nature qu’elle soit, lorsque, les esprits des hommes étant assez préparés, il sera temps de lui porter ce dernier coup. Et certainement le mépris universel auquel on voue ses ministres, est un gage assuré du succès[128]. Ceux qui se refuseraient à croire que les fanatiques philosophes qui conduisent toutes ces menées, en eussent long-temps d’avance formé le dessein, connaîtraient donc bien peu leur caractère et leur manière d’agir. Ces enthousiastes ne se font point un scrupule d’avouer qu’ils pensent qu’un État peut bien mieux subsister sans aucune religion, qu’avec une seule, et qu’ils sont capables de remplacer le vide de tout le bien qu’elle peut procurer, par un projet de leur invention[129], savoir, par une espèce d’éducation qu’ils ont imaginée, laquelle est fondée sur la connaissance qu’ils ont des besoins physiques des hommes, ces besoins conduisant par degrés à un intérêt personnel, qui, étant bien entendu, s’identifie avec un intérêt plus extensif, avec l’intérêt public, en un mot. Le plan de cette éducation a été connu depuis long-temps ; mais, depuis peu, il a reparu sous un nom nouveau, parce que ces messieurs ont adopté une nomenclature entière de termes techniques, sous le nom d’Éducation civique.

J’espère que leurs partisans en Angleterre, (partisans que j’accuse plutôt d’inconsidération dans leur conduite, que je ne les soupçonne de vouloir les imiter dans leurs desseins détestables), ne réussiront ni dans le pillage de l’Église, ni dans l’idée d’introduire les principes d’une élection populaire pour remplir nos siéges épiscopaux et les chaires de nos paroisses. Ce serait, dans l’état actuel où sont les choses, le dernier terme de la corruption de l’Église, le dernier degré de la ruine du caractère ecclésiastique ; et ce choc serait plus dangereux pour l’État, que ne l’a été aucun de ceux qu’il a reçus jusqu’à présent dans les dissensions occasionées par la religion. Je sais très-bien que, sous le patronage du roi, ou sous celui des seigneurs, tels qu’ils existent l’un et l’autre en Angleterre, et tels qu’ils existaient dernièrement en France, on a vu quelquefois obtenir des évêchés et des cures par des moyens qui n’étaient pas louables ; mais l’autre manière de briguer les emplois de l’Église est infiniment plus sujette à toutes les menées obscures d’une vile ambition, laquelle, tourmentant un bien plus grand nombre d’individus, produit dans la même proportion un bien plus grand nombre de désordres.

Ceux d’entre vous qui ont volé le clergé, s’imaginent que leur conduite sera aisément approuvée de toutes les nations protestantes, parce que le clergé, qu’ils ont ainsi pillé, dégradé, livré au mépris et à la dérision, est Romain Catholique ; c’est-à-dire de leur propre prétendue croyance. Je ne doute pas qu’il ne se rencontre ici, aussi bien qu’ailleurs, quelques misérables bigots qui haïssent les sectes qui diffèrent de la leur, bien plus qu’ils ne chérissent la substance même de la religion, et qui sont bien plus animés contre ceux qui diffèrent d’eux dans leurs plans et dans leurs systèmes particuliers, qu’ils n’ont d’aversion pour ceux qui attaquent la base même de nos espérances communes. De tels hommes écriront et parleront sur ce sujet de la manière dont on doit s’y attendre, d’après leur humeur et d’après leur caractère. Burnet dit que, lorsqu’il était en France, en 1783, « le moyen qui fit ranger du côté du papisme les hommes du plus grand mérite, fut celui-ci : Ils prirent le parti de douter de la totalité de la religion chrétienne : cela une fois fait, rien ne leur paraissait plus indifférent que le côté qu’ils choisiraient, ou le parti qu’ils suivraient dans leur profession extérieure. Si telle était alors la politique de la France, elle n’a aujourd’hui que trop de raison de s’en repentir ; elle a préféré l’athéisme à une forme de religion qui n’agréait pas à ses idées ; elle a réussi à détruire cette forme ; et l’athéisme, à son tour, est venu la détruire. Je suis assez disposé à croire à l’autorité de Burnet, parce que parmi nous-mêmes, j’ai remarqué qu’il existait trop de ce même esprit (car en avoir un peu, c’est en avoir beaucoup trop): cette disposition d’esprit, au surplus, n’est pas générale.

Ceux qui étaient à la tête de la réforme de notre religion, en Angleterre, n’avaient aucune ressemblance avec vos docteurs réformateurs de Paris ; peut-être (et, en cela, ils ressemblaient à ceux qui étaient dans le parti opposé) étaient-ils, plus qu’on ne devait le désirer, soumis à l’influence de l’esprit de parti ; mais ils avaient une croyance sincère. C’était des hommes d’une piété fervente et exaltée ; ils étaient prêts à mourir (et, en effet, plusieurs d’eux moururent) pour défendre avec héroïsme leurs idées particulières sur le christianisme ; et ils l’auraient fait avec un courage égal, et avec plus d’hilarité encore, pour le tronc même de cette vérité universelle, pour les branches de laquelle ils combattaient au prix de leur sang. Ils auraient désavoué avec horreur tous ces gens qui auraient voulu s’associer à eux, sans y apporter d’autres titres que d’avoir pillé les personnes avec lesquelles ils avaient une controverse établie ; que d’avoir méprisé la religion pour la pureté de laquelle tous leurs efforts affichaient un zèle qui faisait connaître, d’une manière non équivoque, avec quel respect ils révéraient le fond même d’un système dont ils ne souhaitaient que la réforme. justice sont des parties intégrantes de la religion. Les impies ne rendent leur cause ni meilleure, ni plus recommandable, par les iniquités et les cruautés qu’ils commettent envers quelque classe de leurs concitoyens que ce puisse être.

Nous entendons ces nouveaux instituteurs se vanter sans cesse de leur esprit de tolérance. Tolérer toutes les opinions n’est assurément pas un mérite à remarquer, lorsqu’on pense qu’il n’en est aucune qui soit digne d’estime. Un mépris égal n’est pas une bonté impartiale ; l’espèce de bienveillance, qui ne vient que du mépris, n’est point une véritable charité. Nous avons, en Angleterre, beaucoup de personnes qui ont le véritable esprit de tolérance ; elles croient que les dogmes de la religion ont tous leur importance, quoique dans des degrés différens ; et que, parmi eux, il en existe, comme parmi toutes les choses estimables, qui ont de justes titres à la préférence : elles supportent donc, et elles tolèrent. Elles tolèrent, non pas d’après un esprit de mépris pour les opinions, mais parce qu’elles respectent la justice ; elles voudraient protéger avec respect et avec affection toutes les religions, parce qu’elles chérissent et qu’elles révèrent le grand principe dans lequel elles s’accordent toutes, et le grand objet vers lequel elles sont toutes dirigées. Elles commencent à découvrir de plus en plus, d’une manière évidente, que nous avons tous une cause commune, puisqu’elle est contre un commun ennemi ; elles ne sont pas assez égarées par l’esprit de faction, pour ne pas discerner ce qui n’est fait qu’en faveur de leur propre croyance, de ces actes d’hostilités qui, ne paraissant dirigés que contre une classe particuliére, le sont cependant en effet contre la totalité du corps de l’Église, dans lequel ils sont compris sous une dénomination quelconque[130]. Il m’est impossible de dire ce que peut être le caractère de chaque espèce d’hommes parmi nous ; mais je parle de la plus grande partie ; et, en leur nom, il faut que je vous dise que le sacrilége ne fait pas partie de la doctrine de leurs bonnes œuvres ; que, bien loin de vous appeler à leur croyance, à un tel titre, si vos professeurs étaient admis dans leur communauté, il faudrait qu’ils cachassent avec soin cette doctrine qui établit comme juste la proscription d’hommes innocens, et qu’ils fissent la restitution des biens de toute espèce qu’ils ont volés. Jusque-là ils ne seront jamais des nôtres.

Vous pouvez supposer que nous n’approuvons pas la confiscation que vous avez faite des revenus de vos évêques, de vos doyens, de vos chapitres et de vos curés, qui possédaient sur le produit des terres des revenus indépendans, parce que nous avons en Angleterre la même nature d’établissemens ; mais vous supposerez aussi que la même objection ne peut pas avoir lieu à l’égard de la confiscation des biens des moines et des religieuses, ainsi que de l’abolition de leurs Ordres. Il est vrai que cette partie de votre confiscation générale n’affecte pas l’Angleterre sous le rapport de l’exemple ; mais le principe est applicable à l’espèce, et il s’étend loin.

Le Long-Parlement confisqua les terres des doyennés et des chapitres en Angleterre, d’après les mêmes idées qui ont fait mettre en vente les biens des Ordres religieux. Mais ici le danger réside principalement dans le principe de l’injustice, et non pas dans la qualité des personnes sur lesquelles on l’exerce. Je vois dans une contrée toute voisine de la nôtre, suivre une marche politique qui attaque en tous points la justice, cet intérêt universel pour tout le genre humain. Aux yeux de l’Assemblée Nationale, la possession n’est rien, la loi et l’usage ne sont rien. Je vois qu’elle réprouve absolument la doctrine de la prescription, que, d’après l’autorité d’un de vos propres jurisconsultes, Domat, nous avons appris à regarder comme une partie de la loi de nature. Cet auteur nous apprend que la fixation certaine de ses limites, et sa sécurité contre l’invasion, étaient une des principales causes pour lesquelles la société civile elle-même avait été établie. Si vous ébranlez une fois la prescription, il n’est plus aucune espèce de propriété qui puisse être assurée, dès qu’elle devient assez considérable pour exciter la cupidité d’un pouvoir indigent. La conduite que l’on tient en France, correspond parfaitement avec le mépris qu’a l’Assemblée pour cette portion intégrante de la loi de nature, Je vois que les confiscations ont commencé par les évêques, par les chapitres, par les monastères, mais je ne les vois pas s’arrêter là. Je vois les princes du sang, qui, par les plus anciens usages de ce royaume, tenaient de grands apanages, privés de leurs possessions (à peine avec les honneurs d’un débat), et réduits, au lieu de jouir de leurs propriétés indépendantes, à l’espérance d’une pension précaire et charitable, sous le bon plaisir d’une Assemblée qui pourrait bien encore ne pas avoir beaucoup d’égards pour les droits de ces pensionnaires, puisqu’elle méprise ceux des propriétaires légaux. Tout échauffés par l’insolence de leur première et humiliante victoire ; excités par les malheurs mêmes occasionés par leur avidité pour un lucre impie ; trompés dans leur attente, mais non pas découragés, vos législateurs se sont, à la fin, entièrement abandonnés à la subversion de toutes les propriétés de tous les genres, dans toute l’étendue d’un grand royaume. Ils ont forcé tous les hommes, dans toutes les opérations de leur commerce, dans la disposition des terres, dans les traités civils et dans toutes les relations de la vie, à accepter, comme un parfait paiement et comme une offre bonne et légale, les symboles[131] de leurs spéculations sur la vente projetée de leur pillage. Quelles traces de liberté ou de propriété ont-ils laissées ? L’ombre même de la propriété, dans les choses les plus viles, est traitée avec plus de cérémonie dans notre Parlement, que vous n’en faites chez vous pour les possessions les plus importantes et les plus anciennes dans les mains des personnages les plus respectables, ou pour tous les intérêts réunis de vos capitalistes et de vos négocians. Nous maintenons une haute opinion de l’autorité législative ; mais nous n’avons jamais rêvé que les Parlemens eussent un droit quelconque de violer la propriété, de détruire la prescription, ou de substituer le cours forcé d’une monnaie de leur invention à celle qui est réelle et reconnue par la loi des nations. Quant à vous, qui commençâtes par refuser de vous soumettre à la contrainte la plus modérée, vous avez fini par établir un despotisme inouï. J’ai découvert la base sur laquelle se fondent tous vos confiscateurs ; il n’est assurément aucune Cour de justice qui puisse approuver leurs procédés, mais ils disent que les règles de la prescription ne peuvent pas enchaîner une Assemblée législative[132]. Ainsi donc, cette Assemblée législative d’une nation libre ne siége pas pour la sûreté, mais pour la destruction des propriétés, et non seulement de la propriété, mais même de toute espèce de règle ou de maxime propre à lui donner de la stabilité, et de cet instrument qui peut seul en maintenir la circulation (l’espèce monnayée, ou le numéraire).

Lorsque les Anabaptistes de Munster, dans le seizième siècle, eurent, par leurs opinions sauvages et par leurs systèmes d’égalité sur les propriétés, porté la confusion dans toute l’Allemagne, quelle contrée de l’Europe ne fut pas justement alarmée par la crainte des progrès de leur fureur systématique ? Il n’existe rien qui inspire à la sagesse une plus grande terreur que le fanatisme épidémique, parce que, de tous les ennemis c’est celui contre lequel elle est le moins capable d’employer aucune espèce de ressources. Nous ne pouvons pas ignorer l’esprit fanatique d’athéisme qui est inspiré par une multitude d’écrits que l’on disperse avec une profusion de dépenses et une assiduité incroyables, même par le moyen des harangues dans toutes les rues et dans toutes les places les plus fréquentées de Paris. Ces écrits et ces discours ont donné à la populace une atrocité d’esprit, noire et farouche qui domine en eux les sentimens inspirés par la nature, aussi bien que tous ceux de la morale et de la religion. C’est au point que l’on a amené ces malheureux à se soumettre, avec une patience opiniâtre, aux infortunes insupportables qu’ont attirées sur eux ces convulsions et ces bouleversemens dans les propriétés[133]. L’esprit de prosélytisme marche toujours à la suite de cet esprit de fanatisme ; aussi ces Messieurs ont-ils des sociétés établies pour cabaler et pour correspondre, tant chez eux qu’à l’étranger, en faveur de la propagation de leurs principes. La république de Berne, une des contrées de la terre les plus heureuses, les plus florissantes et les mieux gouvernées, est un des principaux objets à la destruction desquels ils visent. On m’a dit même qu’ils étaient parvenus, jusqu’à un certain point, à y semer des germes de mécontentement : ils sont fort occupés dans toute l’étendue de l’Allemagne ; on n’en est pas à éprouver l’Espagne et l’Italie[134].

L’Angleterre n’est point mise à l’écart dans les plans d’exécution que forme leur charité maligne et corruptrice ; et en Angleterre, ceux qui étendent les bras vers eux, qui du haut de plus d’une chaire, recommandent leurs exemples, qui ont pour agréable, dans plus d’une de leurs assemblées périodiques, de correspondre publiquement avec eux, de les applaudir et de les exalter, comme des objets dignes d’imitation ; ceux qui reçoivent d’eux des gages de confraternité, et des drapeaux consacrés au milieu de leurs rites et de leurs mystères[135], qui leur suggèrent des lignes d’une perpétuelle amitié ; tous tant qu’ils sont enfin, ils choisissent pour le moment de faire toutes ces choses, celui même où le pouvoir, qui, d’après notre Constitution, jouit exclusivement de l’exercice du droit fédératif de ce royaume, peut trouver qu’il est expédient de leur déclarer la guerre.

L’objet de mes craintes n’est pas la confiscation de la propriété de notre Église, d’après l’exemple de la France, quoique je pense que ce ne fût pas un mal indifférent. Le véritable motif de ma sollicitude, c’est la crainte qu’en Angleterre on vienne jamais à regarder comme la politique d’un État, de trouver des ressources dans des confiscations de quelque espèce que ce soit, ou qu’une classe quelconque de citoyens puisse se croire autorisée à en regarder une autre comme sa proie naturelle[136]. Les nations s’enfoncent tous les jours de plus en plus dans l’océan d’une dette sans bornes. La dette publique, qui, dans l’origine, était une sûreté pour les gouvernemens, parce qu’elle intéres- sait un grand nombre d’individus à la tranquillité de l’État, pourra vraisemblablement, par ses excès, devenir la source de leur ruine. Si les gouvernemens pourvoient au paiement de cette dette par de lourdes impositions, ils périssent en devenant odieux au peuple. S’ils ne trouvent aucun moyen d’y pourvoir, ils seront anéantis par les efforts du plus dangereux de tous les partis ; je veux dire par un mécontentement général parmi les capitalistes créanciers de l’État, lorsqu’on les injurie au lieu de les rembourser[137]. Les hommes qui composent cette classe, commencent par chercher leurs sûretés dans la fidélité du Gouvernement, et en second lien dans sa puissance. S’ils découvrent que l’ancien Gouvernement soit débile, usé, et que tous ses ressorts soient tellement relâchés, qu’ils n’aient plus la vigueur qui leur est nécessaire, c’est alors qu’ils se livrent à l’espérance d’en créer de nouveaux, qui auront une plus grande énergie ; et cette énergie ne dérivera pas d’une acquisition de ressources, mais du mépris de la justice. Les révolutions sont favorables à la confiscation, et il est impossible de prévoir sous quelle dénomination offensive les premières auront lieu. Je suis certain que les principes qui prédominent en France, s’étendent à toutes ces personnes, à toutes ces classes de personnes, dans tous les pays du monde, qui regardent leur indolence paisible comme leur sécurité. Cette sorte d’innocence dans les propriétaires est présentée comme une inutilité[138], et l’inutilité comme une incapacité à posséder leurs biens. Le désordre est manifeste dans une grande partie de l’Europe ; dans les endroits où il n’existe pas encore,

« D’un tonnerre éloigné le bruit s’est fait entendre ».

Un mouvement confus s’est fait sentir et menace d’un tremblement de terre général le monde politique. Il se forme déjà dans plusieurs contrées, des confédérations et des correspondances de la nature la plus extraordinaire[139]. Dans une telle situation de choses, noms devons nous tenir sur nos gardes. Dans tous les changemens (s’il faut qu’il y ait des changemens), la circonstance qui contribuera le plus à atténuer les maux qui les accompagnent, c’est qu’en les admettant, ils rencontrent sans cesse dans nos esprits la même tenacité pour la justice et la même affection pour les propriétés.

Mais on objectera que cette confiscation qui a eu lieu en France, ne doit pas alarmer les autres nations. Ce n’est pas, a-t-on déjà dit, par un esprit inconsidéré de rapacité qu’elle a été dictée : c’est par l’effet d’une grande mesure de politique nationale, qui a été adoptée pour détruire les dangers d’une superstition invétérée et générale. C’est avec la plus grande difficulté que je puis séparer la politique de la justice. La justice est elle-même la grande et permanente politique de la société civile ; et lorsque, dans une circonstance quelconque, on s’en écarte d’une manière trop éclatante, il y a tout lieu de soupçonner que ce n’est nullement par un but politique.

Lorsque les hommes sont encouragés par des lois existantes, à adopter un certain genre de vie ; lorsque les lois les y protégent comme dans une occupation légale ; lorsque toutes leurs idées et toutes leurs habitudes sont calquées d’après elles ; lorsque d’après les mêmes lois, observer long-temps les règles qu’elles prescrivent, est un titre de réputation ; tandis que s’en écarter est un objet de déshonneur et même de châtiment, je suis sûr qu’il est injuste en législation d’offrir, par un acte arbitraire, une violence soudaine à leurs esprits et à leurs coeurs, de les dégrader par force de leur état et de leur genre de vie, et de stigmatiser, par la honte et par l’infamie, ce caractère et ces habitudes. qui avaient été jusque-là la mesure de leur bonheur et de leur honneur. Si vous joignez à cela qu’on les expulse de leur demeure, et que l’on confisque tous leurs biens, j’avoue que je n’ai pas assez de sagacité pour découvrir comment ce despotisme, qui choisit les affections, les consciences, les préjugés et les propriétés. des hommes pour en faire l’objet de son divertissement, peut être distingué de la tyrannie la plus dégoûtante.

Si l’injustice de la conduite que l’on tient en France est si facile à apercevoir, la politique qui préside à ces mesures, c’est-à-dire l’avantage public qui en résultera, devrait être au moins aussi évident, et pour le moins d’une aussi grande importance aux yeux d’un homme qui n’est dirigé par aucune passion, et qui n’envisage que le bien public dans les projets qu’on lui présente. Une différence immense et frappante se présentera d’elle-même, entre le but politique que l’on pouvait avoir, lorsque, dans l’origine, on forma de telles institutions, et la question de leur anéantissement total, après qu’elles ont poussé des racines étendues et profondes, et lorsque, par l’effet d’une longue habitude, des accessoires plus importans qu’elles-mêmes, leur sont tellement adaptés, et tissus en quelque sorte avec elles, que l’on ne peut détruire les unes sans entraîner inévitablement la perte des autres. On pourrait être embarrassé, si le cas était réellement tel qu’il plaît à vos sophistes de le représenter dans le style pitoyable de leurs débats. Mais en ceci, comme dans presque toutes les questions d’État, il y a un milieu. Il existe quelque chose entre l’alternative d’une destruction absolue, et d’une existence sans réforme : Spartam nactus es, hanc exorna. Ceci renferme, à mon avis, un sens bien profond, et ce devrait être toujours une règle présente à l’esprit d’un réformateur bien intentionné. Je ne peux concevoir comment un homme peut parvenir à un degré si élevé de présomption, que son pays ne lui semble plus qu’une carte blanche, sur laquelle il peut griffonner à plaisir. Un homme qu’une bienveillance toute spéculative inspire chaudement, peut désirer que la société dans laquelle il est né, soit autrement constituée qu’il ne l’a trouvée. Mais un bon patriote et un vrai politique considérera toujours quel est le meilleur parti que l’on peut tirer des matériaux existant dans sa patrie. Penchant à conserver, talent d’améliorer, voilà les deux qualités réunies qui me feraient juger de la bonté d’un homme d’État. Toute autre chose est vulgaire dans l’invention, et périlleuse dans l’exécution.

Il y a des instans dans la fortune des États, où de certains hommes sont appelés pour opérer, par les efforts de leur grand génie, toutes les améliorations qu’on désire dans ces circonstances, lors même qu’ils semblent réunir à la confiance du prince celle du pays tout entier ; et lorsque l’autorité la moins bornée leur est abandonnée, ils n’ont pas toujours en main les instrumens suffisans. Un politique qui veut faire de grandes choses, doit s’assurer une puissance (j’entends par là le point d’appui des manœuvres); et si une fois il la trouve, il ne doit pas être plus embarrassé en politique, qu’on ne l’est en mécanique, pour en faire usage. On avait, selon moi, dans les institutions monastiques, une forte puissance pour le mécanisme de la bienveillance politique. Vous aviez là des revenus qui avaient une direction publique ; vous aviez des hommes, tous consacrés à des vues publiques, n’agissant que d’après les principes publics, et ne connaissant d’autres liens que des liens publics ; de ces hommes qui ont renoncé à tout intérêt personnel, et dont l’avarice, ne peut être que dans un esprit de communauté ; de ces hommes, pour qui la pauvreté personnelle est un honneur, et auxquels une obéissance implicite tient lieu de liberté. C’est en vain qu’on cherchera la possibilité de créer de telles choses : quand il en est besoin,

Le vent souffle toujours au gré de ses caprices !

De telles institutions sont les fruits de l’enthousiasme, elles sont aussi les instrumens de la sagesse. Il n’est pas au pouvoir de la sagesse de créer des matériaux ; ils sont les dons de la nature et du hasard ; mais le mérite de la sagesse est de savoir en faire usage ; dans les corporations, la perpétuité de leur existence et de leur fortune est une chose précieuse dans les mains d’un homme qui a de longues vues, qui médite de ces projets que le temps seul peut consommer, et qui, dès qu’ils sont exécutés, n’ont de valeur que par leur durée. Ils ne méritent certainement pas un rang bien élevé, ni même d’être cités au nombre des hommes d’État, ceux qui ayant eu à leur disposition absolue la direction d’un pouvoir de cette nature, si précieux par ses richesses, par sa discipline et par son régime habituel, ainsi que tout cela existait dans les corps que vous avez si témérairement détruits, sont incapables de trouver un moyen de faire tourner toutes ces choses à l’avantage réel et permanent de leur pays. À la vue seule d’un tel moyen, mille usages s’offrent d’eux-mêmes à un esprit inventif. Détruire un espace de pouvoir qui, par sa nature concentrée, procure tant de force à l’esprit humain, c’est agir dans l’ordre moral, comme le ferait dans l’ordre physique, celui qui voudrait détruire les propriétés actives et apparentes des corps. Ce serait comme les efforts que l’on ferait pour détruire (si toutefois détruire est de notre compétence) la force expansive renfermée dans le nitre, ou le pouvoir de l’eau réduite en vapeurs ou celui de l’électricité, ou celui de l’aimant. Ces énergies ont toujours existé dans la nature, et on les y a toujours discernées. Long-temps on avait cru les unes inutiles, les autres nuisibles, d’autres bonnes seulement pour des jeux d’enfans, jusqu’à ce que par le génie de l’observation, le savoir vint s’unir à la pratique, apprivoisa leur nature sauvage, les soumit à nos besoins, les rendit à la fois les agens les plus puissans et les plus obéissans pour les grandes vues et les vastes desseins des hommes. Trouvâtes-vous que cinquante mille personnes, dont vous auriez pu diriger les forces et l’esprit, et qu’un revenu annuel de plusieurs centaines de mille livres, lequel n’était ni paresseux, ni superstitieux, fussent une tâche trop au-dessus de vos talens ? Convertir des moines en pensionnaires, était-il le seul moyen que vous eussiez d’en tirer parti ? La ressource imprudente d’une vente prodigue était-elle aussi le meilleur moyen de rendre tous leurs revenus utiles ? Si vous étiez dépourvus à ce point de ressources d’esprit, il n’y a rien que de naturel dans tout ce qui vous est arrivé. Vos politiques n’entendent rien à leur métier, et c’est pourquoi ils vendent leurs outils.

Mais, dit-on, ces établissemens favorisent la superstition dans son principe même, et ils la nourrissent par une influence ouverte et permanente. — Mon intention n’est pas de contester ce point ; mais cela n’aurait pas dû vous empêcher de tirer de la superstition même les ressources qui pouvaient en résulter pour l’avantage public. Vous en retirez de beaucoup de dispositions d’esprit et des passions humaines qui, aux yeux de la morale, ne sont guère plus recommandables que la superstition elle-même. Votre devoir était de corriger et de mitiger dans cette passion tout ce qui pouvait y être nuisible, aussi bien que dans toutes les autres. Mais la superstition est-elle le plus grand de tous les vices possibles ? Dans ses excès possibles, je la crois un très-grand mal ; cependant la superstition étant dans le ressort de la morale, elle est susceptible de variations dans ses degrés, et de modifications dans ses formes. La superstition est la religion des esprits faibles ; et il faut bien souffrir qu’ils en aient un mélange, soit dans des choses peu importantes, soit dans leur enthousiasme, soit autrement ; sans cela, vous priveriez les esprits faibles d’une ressource qui est reconnue nécessaire même pour les esprits les plus forts. La base de toute véritable religion consiste assurément dans l’obéissance à la volonté du souverain de l’univers, dans notre confiance en ses promesses, et dans l’imitation de ses perfections. Le reste est notre ouvrage : il peut préjudicier à cette grande fin, il peut la seconder. Les hommes sages, ceux qui le sont en effet, ne sont pas admirateurs (pas au moins des munera terrœ[140] ; ils ne sont pas attachés à ces choses avec violence, ils ne les détestent pas avec violence ; la sagesse n’est pas le censeur le plus sévère de la folie. Il n’y a que des folies rivales qui se déclarent une guerre inexorable, et qui fassent un usage cruel des avantages qu’elles remportent, dès qu’elles peuvent décider le vulgaire inconsidéré à se ranger de l’un ou de l’autre côté dans leurs querelles[141]. La prudence serait neutre ; mais si au milieu de tous ces conflits, excités d’un côté par un fol attachement, et de l’autre par une antipathie féroce sur des choses qui par leur nature ne sont pas faites pour exciter tant de chaleur, homme prudent était obligé de faire un choix entre les erreurs et les excès de l’enthousiasme qu’il serait forcé de condamner ou de supporter ; peut-être croirait-il que l’enthousiasme qui bâtit, vaut mieux que celui qui démolit ; peut-être donnerait-il la préférence à celui qui embellit, sur celui qui défigure ; à celui qui dote, sur celui qui pille ; à celui qui peut s’égarer dans sa bienfaisance, sur celui qui ne respire que l’injustice ; à celui qui conduit les hommes à se refuser des plaisirs légitimes, sur celui qui leur arrache la faible subsistance qui suffit à leur désintéressement. Tel est à peu près, je crois, l’état de la question entre les anciens fondateurs de la superstition monastique, et la superstition des prétendus philosophes du jour.

Quant à présent, je mets à l’écart les considérations du profit public que l’on suppose devoir résulter de cette vente, quoique je voie très-distinctement qu’il n’est qu’illusoire[142]. Je ne vais considérer cette question que comme un transport de propriété Voici sous ce rapport quelques reflexions.

Dans toute société qui prospère, il y a un excédant de productions sur la portion nécessaire à l’entretien de celui qui cultive ; cet excédant est le revenu du propriétaire foncier. Il sera dépensé par un homme qui ne travaille pas, mais cette paresse elle-même est la source du travail : ce repos est l’aiguillon de l’industrie. Le seul intérêt de l’État, c’est que le produit de la terre retourne à l’industrie qui l’a procuré, et que le revenu se partage de manière que la morale ne soit point offensée par les dépenses des propriétaires, et que le peuple ne soit pas lésé dans le partage auquel il a droit.

Sous tous les points de vue de recette, de dépenses et d’emplois personnels de revenus, un législateur modéré comparerait avec soin le propriétaire actuel qu’on lui prescrit de renvoyer, avec l’étranger qu’on lui propose de mettre à sa place. Avant de s’exposer à tous les dangers qui accompagnent nécessairement toutes les révolutions violentes de propriétés, occasionées par des confiscations, on aurait dû se procurer une assurance positive que les nouveaux acquéreurs des propriétés confisquées seraient beaucoup plus laborieux, plus vertueux, plus sobres, et moins disposés à arracher des mains du laboureur une portion hors de mesure de ses profits, ou à dépenser pour eux-mêmes plus que le juste nécessaire qui convient à chaque individu ; ou qu’ils seraient bien plus à portée de disposer du surplus d’une manière plus égale et plus utile, de façon enfin à répondre en tout, dans leurs dépenses, aux vues de la politique, bien mieux que ne le faisaient tous les anciens propriétaires ; et vous nommerez ces propriétaires anciens, évêques, chanoines, abbés commendataires, ou moines, ou comme il vous plaira. Les moines sont paresseux : je l’admets. Supposez qu’ils n’aient d’autre emploi que de chanter au chœur, ils sont aussi utilement employés que ceux qui jamais ne chantent ni ne parlent ; aussi utilement même que ceux qui chantent au théâtre ; ils sont employés tout aussi utilement que s’ils travaillaient, depuis l’aube du jour jusqu’à la nuit, aux innombrables occupations serviles, dégradantes, indécentes, indignes de l’homme, et souvent pestilentielles et destructives, existant dans l’économie sociale, auxquelles tant d’êtres malheureux sont obligés de se vouer. S’il n’était pas généralement pernicieux de troubler le cours ordinaire des choses, et d’arrêter, d’une manière quelconque, cette grande roue de circulation, dont tous les travaux étrangers de ce peuple malheureux dirigent le mouvement, je me sentirais bien plus porté à arracher tous ces infortunés à leur misérable industrie, qu’à troubler avec violence le repos tranquille de la paix monastique. L’humanité, et peut-être la politique, me justifierait plutôt de l’un que de l’autre. C’est un sujet sur lequel j’ai souvent réfléchi, et jamais sans en être vivement ému. Je suis sûr qu’aucune considération ne peut justifier, dans un État bien réglé, de tels commerces et de tels emplois, si ce n’est la nécessité de faire porter le joug du luxe, et d’exercer le despotisme de l’imagination par la distribution impérieuse de tout l’excédant des produits de la terre. Mais quant à tous ces moyens de distribution, il me semble que les paresseuses dépenses des moines sont aussi bien dirigées que les inutiles dépenses de nous autres fainéans laïques.

Lorsqu’il y a égalité dans les avantages entre les possesseurs actuels et les possesseurs projetés, il n’y a pas de motif pour changer ; mais dans le cas actuel, peut-être qu’il n’y a, à cet égard, aucune incertitude, et que les avantages se trouvent du côté de la possession actuelle. Dans le fait, je ne vois pas du tout comment les dépenses de ceux que vous allez expulser seraient, par leur direction et par leur emploi, de nature à les rendre si odieux, si indignes de les posséder, et moins avantageuses à la chose publique que ne le seront celles des nouvelles personnes favorisées que vous allez introduire dans leurs maisons. Par quelle raison, vous on moi, trouverions-nous si intolérable cette dépense d’une grande propriété foncière, qui n’est que la dispersion du surplus du produit du sol, lorsqu’elle est employée à former de vastes bibliothèques, qui sont le dépôt de l’histoire, de la faiblesse et de la force de l’esprit humain ; à composer de grandes collections de livres, de médailles et de monnaies, qui attestent et qui expliquent les lois et les usages ; à réunir des tableaux et des statues qui, par leur imitation de la nature, semblent étendre les limites de la création ; à recueillir les fameux monumens des morts, qui prolongent au delà du tombeau les liens et les égards de la vie ; à rapprocher en un seul lieu les échantillons de la nature entière, à en faire une sorte d’assemblée représentative, qui, par la réunion des règnes, des classes et des familles, rend la science plus facile, et qui, en excitant la curiosité, ouvre de nouvelles routes à la science : si, par ces grands établissemens permanens, tous les objets de dépense trouvent un abri contre l’inconstance du goût, contre les caprices et les extravagances des particuliers, cela est-il plus fâcheux que si des individus épars se livraient aux mêmes goûts ? La sueur du maçon et du charpentier, qui travaillent pour partager celle du paysan, découle aussi agréablement et aussi salubrement dans la construction et dans la réparation des édifices majestueux consacrés à la religion, que dans les magasins somptueux et dans les misérables bouges du vice et de la luxure ; aussi honorablement et aussi utilement à réparer ces ouvrages sacrés, que leur grand âge revêt du lustre des siècles, que dans les asiles momentanés d’une volupté passagère, que dans des salles d’opéra, des mauvais lieux, des maisons de jeu, des clubs, et des obélisques au Champ de Mars. Le surplus du produit de l’olive et de la vigne est-il plus mal employé pour la nourriture frugale de ces êtres qui, étant consacrés au service de la Divinité, sont élevés, par la fiction d’une imagination pieuse, à une grande dignité, que pour l’entretien dispendieux de cette multitude de valets qui se dégradent en se vouant au service de l’orgueil d’un seul individu ? La décoration des temples est-elle une dépense moins digne d’un homme sage, que celle que l’on fait pour des rubans, pour des dentelles, pour des cocardes nationales, pour des petites maisons[143], pour des petits soupers, et pour toutes les sottises et les folies innombrables dans lesquelles l’opulence se plaît à dissiper le fardeau de sa superfluité ?

Nous tolérons même toutes ces choses ; mais pourquoi ? Ce n’est pas que nous les aimions, mais nous craignons pire ; c’est par l’effet du respect que nous avons pour les propriétés et pour la liberté, que nous les tolérons jusqu’à un certain point. Par quelle raison veut-on proscrire l’autre usage des biens, usage qui, assurément, sous tous ses points de vue, est plus louable que le dernier dont j’ai parlé ? Par quelle raison violer toute propriété et outrager tout principe de liberté, pour arriver du mieux au pire ?

Ce parallèle entre les nouveaux individus et les anciens corps, est fait dans la supposition que ceux-ci ne seraient susceptibles d’aucune réforme. Mais en matière de réforme, j’ai toujours pensé que les corps politiques, soit qu’ils fussent représentés par un seul individu ou par plusieurs, étaient bien plus susceptibles de recevoir, par la puissance de l’État, une direction publique pour l’usage de leurs propriétés et pour le régime habituel et intérieur des individus qui les composent, que des citoyens isolés ne peuvent et ne doivent peut-être jamais l’être ; et ceci me paraît être une considération fort importante pour ceux qui veulent entreprendre des choses qui méritent le nom d’une entreprise politique. Je n’en dirai pas davantage sur les biens des monastères.

Quant aux biens possédés par des évêques, par des chanoines et par des abbés commendataires, je ne peux comprendre pour quelles raisons certains biens fonds ne peuvent être possédés à un autre titre qu’à celui d’une hérédité par succession. Quelqu’un des destructeurs philosophiques pourrait-il entreprendre de démontrer le danger positif ou comparé, d’avoir une certaine et même une grande portion de propriété fonciere arrivant successivement à des personnes dont le titre de possession est, toujours en théorie, et souvent dans le fait, un degré éminent de piété, de morale et de savoir ; propriété qui, par sa destination, par sa circulation, et par l’attrait qu’elle offre au mérite, donne aux familles les plus nobles du relief et du soutien, et aux familles les plus communes de l’élévation et de la dignité ; propriété dont on ne jouit qu’à la charge de l’accomplissement de certains devoirs (quelle que soit la valeur qu’il vous plaise d’accorder à ces devoirs), et que le caractère de ceux qu’on en pourvoit, astreint à conserver un extérieur décent et de la gravité dans leurs manières, qui les oblige à exercer une hospitalité généreuse, mais tempérée ; à regarder une partie de leur revenu comme un dépôt pour la charité. Et dans le cas même où, par l’oubli de leur caractère, ceux qui en sont pourvus violeraient le dépôt ; dans le cas où ils dégénéreraient en gentilshommes laïques, seraient-ils, à aucun égard, pires que ceux qu’on leur destine pour successeurs dans leurs possessions confisquées ? Vaut-il mieux que ces biens soient possédés par ceux qui n’ont aucun devoir à remplir, que par ceux qui en ont ? Par ceux dont le caractère et la destination les dirigent à la vertu que par ceux qui n’ont d’autre règle ni d’antre direction dans la dépense de leurs revenus, que leurs désirs et leur volonté ? Ces biens, d’ailleurs, par la manière dont ils sont possédés, n’ont pas absolument dans leur caractère, les inconvéniens que l’on suppose inhérens aux biens de main-morte. Cette sorte de biens est celle qui passe le plus rapidement d’une main dans une autre. Aucun excès n’est jamais bon : c’est pourquoi il me semble qu’une trop grande proportion de propriété foncière peut être tenue à vie officiellement. Mais je ne vois pas quel tort essentiel il peut résulter pour la chose publique, qu’il y ait une autre manière d’acquérir des propriétés foncières, que par un déboursé préalable d’argent.

Cette lettre est devenue bien longue, quoiqu’en vérité elle soit bien courte, si l’on considère l’étendue immense du sujet. J’ai été forcé, de temps en temps, de donner mon attention à d’autres affaires. Je n’étais pas fâché d’observer, à loisir, si la marche de l’Assemblée Nationale ne me fournirait pas quelques motifs de changer ou d’adoucir mes premiers sentimens. Tout ce qui est arrivé m’a confirmé plus fortement dans mes premières opinions. Mon premier dessein était de considérer les principes de l’Assemblée Nationale, relativement aux grands établissemens fondamentaux, et de comparer tout l’ensemble de ce que vous avez substitué à toutes vos destructions, avec différentes parties de notre Constitution anglaise ; mais ce plan est d’une plus grande étendue que je ne l’avais estimé d’abord ; et j’ai trouvé que vous étiez peu curieux de tirer parti des exemples. À présent, il faut que je me borne à quelques remarques sur vos nouveaux établissemens ; me réservant de traiter dans un autre temps ce que je m’étais proposé de dire sur l’esprit de notre monarchie, de notre aristocratie et de notre démocratie anglaise, telles qu’elles existent dans la pratique.

J’ai passé en revue tout ce que vient de faire le pouvoir qui gouverne aujourd’hui en France. J’en ai parlé avec liberté. Ceux dont le principe est de mépriser le sentiment permanent et ancien du genre humain, et de former un plan de société d’après de nouveaux principes, doivent naturellement s’attendre que ceux qui, comme nous, attachent au jugement de toute la race humaine plus d’importance qu’au leur, ne prononceront sur eux et sur leurs inventions, que comme on doit prononcer sur des hommes et sur des projets, d’après l’épreuve qui en est faite. Ils doivent prendre pour accordé, que nous nous occuperons beaucoup de leur raison ; mais nullement de leur autorité. Ils n’ont pas en leur faveur un des grands préjugés qui influent sur le genre humain : ils avouent qu’ils déclarent la guerre à l’opinion. Ils ne doivent donc pas espérer aucun appui de cette influence, qu’ils ont, de même que toute autre autorité, déposée du siége de sa juridiction.

Je ne pourrai jamais considérer cette Assemblée autrement que comme une association volontaire d’hommes qui ont profité des circonstances pour s’emparer du pouvoir de l’État. Ils n’ont point l’autorité ni la sanction du caractère primitif, sous lequel ils se sont d’abord rassemblés. Ils en ont pris un autre d’une nature bien différente ; et ils ont totalement altéré et renversé toutes les relations sous lesquelles ils existaient d’abord. Ils ne tiennent l’autorité qu’ils exercent, d’aucune loi constitutionnelle de l’État. Ils se sont écartés des instructions qu’ils avaient reçues du peuple qui les avait envoyés ; instructions qui étaient la seule source de leur autorité, puisque l’Assemblée n’agissait ni en vertu d’aucun ancien usage, ni en vertu d’aucune loi établie. Ses décisions les plus importantes n’ont pas obtenu une grande majorité, en sorte que l’autorité présumable de l’ensemble n’étant déterminée que par une division des votes si voisine du partage, ceux qui y sont étrangers considéreront autant les motifs que les décisions.

S’ils eussent établi ce nouveau gouvernement expérimental , comme le substitut nécessaire d’une tyrannie abattue , le genre humain s’empresserait d’anticiper en leur faveur le temps de la prescription, qui finit par rendre légaux, par une longue existence, les gouvernemens qui étaient violents dans leurs commencemens. Tous ceux que leurs affections dirigent vers la conservation de l’ordre civil, auraient reconnu comme légitime, même dans son berceau, cet enfant né des principes d’une utilité coactive qui a donné naissance à tous les gouvernemens équitables, et qui justifie leur durée ; mais, au contraire, ils mettront autant de répugnance que de lenteur à accorder quelque sorte d’accession aux actes d’un pouvoir qui ne doit sa naissance ni à la loi, ni à la nécessité, mais qui, au contraire, a tiré son origine de ces vices et de ces pratiques sinistres qui troublent souvent et détruisent quelquefois l’union sociale. Cette Assemblée a à peine, en sa faveur, une prescription d’une année. Nous avons son propre aveu qu’elle a fait une révolution. Faire une révolution, est une mesure qui, primâ fronte, demande que l’on se justifie. Faire une révolution, c’est renverser l’ancien état des choses d’un pays ; et il faut des raisons extraordinaires pour justifier un procédé si violent. L’opinion. du genre humain nous autorise à examiner le genre des moyens par lesquels on acquiert un nouveau pouvoir, et à critiquer l’usage que l’on en fait, avec, moins de crainte et de respect que l’on en accorde ordinairement à une autorité établie et reconnue.

L’Assemblée, pour obtenir et assurer son pouvoir, agit d’après les principes les plus opposés à ceux qu’elle paraît suivre lorsqu’elle en fait usage. Une observation sur cette différence nous dirigera vers le véritable esprit de sa conduite ; tout ce qu’elle a fait jusqu’à présent, ou tout ce qu’elle fait encore pour obtenir et pour conserver son pouvoir, est, en fait d’art, tout ce qu’il y a de plus commun. Elle agit exactement comme ont fait avant elle tous ses ancêtres en ambition. Suivez-les attentivement dans toutes leurs fraudes, dans leurs artifices et dans leurs violences, vous ne trouverez rien du tout de neuf : ils suivent les antécédens et les faits avec la pointilleuse exactitude d’un plaideur. Ils ne s’écartent jamais d’un iota des formules antiques de la tyrannie et de l’usurpation ; mais dans leurs opérations relatives au bien public, leur ardeur les porte tout-à-fait à l’opposé ; ils abandonnent le tout à la merci des spéculations les plus nouvelles ; ils livrent les intérêts les plus chers du public à ces théories incertaines, auxquelles pas un seul d’entre eux ne voudrait confier le plus indifférent de ses intérêts privés. La raison de cette difference tient à ce que, dans leur désir d’obtenir et de conserver le pouvoir, c’est tout de bon qu’ils agissent ; ils voyagent sur les chemins battus ; au lieu que, relativement aux intérêts du public, qui ne leur causent pas des sollicitudes bien réelles, ils les abandonnent entièrement au hasard. Je dis au hasard, parce que leurs plans n’ont rien dans l’expérience pour prouver leur but avantageux.

Lorsqu’il s’agit d’erreurs commises par des personnes timides et défiantes dans ce qui tient au bonheur du genre humain, nous devons toujours les considérer avec une pitié mêlée de respect. Mais, parmi ces messieurs, aucun élan de la nature ne développe cette sollicitude paternelle, qui frémit à la vue d’une épreuve cruelle et menaçante pour les jours d’un enfant chéri ; ils surpassent de beaucoup, par la vague de leurs promesses et par l’assurance de leurs prédictions, toute l’emphase des empiriques. L’arrogance de leurs prétentions est, en quelque sorte, un défi qui nous provoque à rechercher sur quoi elles sont fondées.

Je suis convaincu qu’il y a des hommes du plus grand talent parmi les chefs du parti populaire dans l’Assemblée Nationale ; quelques-uns montrent de l’éloquence dans leurs discours et dans leurs écrits. Cela suppose nécessairement des moyens puissans et cultivés ; mais l’éloquence peut exister sans aucun degré proportionnel de sagesse. Lorsque je parle d’habileté, je suis obligé de distinguer. Ce qu’ils ont fait en faveur de leur système indique des hommes au-dessus du commun. Dans le système, en lui-même, considéré comme le plan d’une république, composée de manière à procurer la tranquillité et la prospérité des citoyens, et à étendre la force et la grandeur de l’État, j’avoue qu’il ne m’a pas été possible de rien découvrir qui montrât, sous le moindre rapport, l’ouvrage d’un esprit étendu et bien réglé, ni même les projets de la prudence la plus vulgaire. Partout il semble que leur but ait été d’éviter la difficulté, ou de glisser à côté. La gloire de tous les grands maîtres a toujours été, dans tous les genres, l’opposition et le besoin de vaincre ; et, quand ils ont vaincu la première difficulté, de s’en servir aussitôt comme d’une arme pour triompher de difficultés nouvelles, afin de s’aguérir ainsi dans les moyens d’étendre l’empire de la science, et même de recaler au delà de l’enceinte des premières pensées les bornes de l’entendement humain lui-même. La difficulté est un maître sévère qui nous a été donné par l’ordre suprême d’un père qui veille sur nous, et d’un législateur qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et qui nous aime mieux aussi : Pater ipse colendi haud facilem esse viam voluit. Celui qui lutte avec nous fortifie nos nerfs, et aiguise notre savoir : nous trouvons un aide dans notre antagoniste. Un débat amical sur les difficultés nous familiarise avec notre objet, et nous oblige à le considérer sous tous ses rapports ; il ne nous permet pas d’être superficiels. C’est le défaut de force et d’intelligence pour ces sortes d’exercices ; c’est le goût dépravé de prendre les chemins les plus courts, et des petites facilités trompeuses, qui a créé dans tant de parties du monde des gouvernemens arbitraires ; c’est ce qui avait créé l’ancien gouvernement arbitraire de la France ; e’est ce qui a créé la république arbitraire de Paris. Par leur moyen, on supplée par la plénitude de la force à l’absence de la sagesse ; on n’y gagne rien. En commençant leurs travaux sur un principe de paresse, ils ont le sort commun à tous les hommes paresseux. Les difficultés, qu’ils ont plutôt éludées qu’évitées, se présentent de nouveau à leur rencontre ; elles se multiplient, elles s’amoncèlent autour d’eux ; ils se trouvent égarés au milieu d’un labyrinthe de détails confus ; ils n’en aperçoivent plus les limites, et leur industrie est déroutée ; enfin, tout l’ensemble de leur ouvrage devient faible, vicieux et incertain.

C’est ce défaut de lutte avec les difficultés qui a obligé l’Assemblée arbitraire de France à commencer ses plans de réforme par l’abolition et par la destruction [144] ; mais est-ce en détruisant et en renversant que le savoir se fait connaître ? Votre populace ferait cela au moins aussi bien que vos Assemblées : l’intelligence la plus bornée, la main la plus grossière, sont plus qu’il ne faut pour cette tâche. La rage et la frénésie détruiront plus en une demi-heure, que la prudence, la circonspection et la prévoyance, ne pourront édifier en un siècle. Les erreurs et les défauts des anciens établissemens sont visibles et palpables, il faut peu de talent pour les signaler ; et, dès qu’on a en main le pouvoir absolu, il ne faut qu’un mot pour abolir tout à la fois le vice et l’établissement. Cette même complexion indolente, mais agitée, qui aime la paresse et hait le repos, dirige ces politiques lorsqu’il s’agit de travailler pour remplacer ce qu’ils ont détruit.

Faire le contraire de tout ce qui existait, est presque aussi aisé que de détruire. Il ne se présente aucune difficulté dans ce qu’on n’a jamais essayé. On insulte à la critique, quand ses découvertes ne peuvent porter que sur des choses qui n’ont jamais existé ; et l’ardeur de l’enthousiasme, les illusions de l’espérance, ont devant elles le champ sans bornes de l’imagination, pour s’y donner carrière, sans pen ou point d’opposition[145].

En un mot, conserver et réformer sont deux choses tout-à-fait différentes. Lorsque vous respectez les parties utiles d’un établissement ancien, et que la partie ajoutée s’adapte à celle que vous conservez, c’est alors que vous devez mettre en jeu le nerf de l’esprit, le calme et la persévérance de l’attention, les puissances variées de la comparaison et de la combinaison, et toutes les ressources d’un esprit fécond en expédiens ; elles ont à s’exercer dans une lutte continuelle avec la force combinée des vices les plus opposés, avec l’obstination qui rejette toute amélioration, et la légèreté qui est fatiguée et dégoûtée de tout ce qu’elle possède. Mais, allez-vous m’objecter : « Un procédé de cette nature est lent ; il ne convient pas à une Assemblée qui met sa gloire à faire en peu de mois l’ouvrage des siècles : une telle manière de réformer peut employer plusieurs années. » Oui, sans doute, elle le peut, et elle le doit. Un des grands avantages d’une méthode dans laquelle le temps est un moyen nécessaire, c’est que ses opérations soient lentes, et dans quelques circonstances, presque imperceptibles. Si, lorsque nous travaillons sur des matières inanimées, la circonspection et la prudence sont de sagesse, ne deviennent-elles pas, à plus forte raison, de devoir, lorsque les objets de notre construction et de notre démolition ne sont ni de la brique, ni du bois de charpente, mais des êtres animés, dont on ne peut altérer subitement l’État, la manière d’être et les habitudes, sans en rendre misérable le plus grand nombre ? Mais on dirait que l’opinion dominante, à Paris, est que, pour un parfait législateur, les seules qualités requises sont un cœur insensible et une confiance qui ne doute de rien. Mes idées sont bien différentes sur cette haute dignité. Un vrai législateur devrait avoir un coeur rempli de sensibilité ; il devrait aimer et respecter ses semblables, et se craindre lui-même : il faut que d’un seul coup d’œil il puisse embrasser tout l’ensemble de son objet ; mais qu’il ne l’examine ensuite qu’avec combinaison et réflexion. Un arrangement politique étant un ouvrage qui a la société pour objet, ne doit être exécuté qu’avec des élémens qui conviennent à la société. Là, l’esprit doit conspirer avec l’esprit : il n’y a que le temps qui puisse produire cette union des esprits, d’où résulte tout le bien auquel nous visons notre patience fera plus que notre force. Si je pouvais risquer d’en appeler à ce qui est actuellement si fort hors de mode à Paris, je veux dire à l’expérience, je vous dirais que, dans le cours de ma vie, j’ai connu, et que, selon ma portée et ma position, j’ai eu à coopérer avec de grands hommes, et que je n’ai encore vu adopter aucun plan, sans qu’il n’eût été modifié d’après les observations de ceux qui étaient fort inférieurs en intelligence à ceux qui étaient à la tête du travail. Par un progrès lent, mais bien soutenu, l’effet de chaque pas est surveillé : le bon ou le mauvais succès du premier donne des lumières pour le second ; et ainsi, de lumières en lumières, nous sommes dirigés sûrement dans toutes les parties : nous voyons si les parties du système ne se heurtent point. Les maux, cachés dans les dispositions qui promettaient le plus, sont détruits à mesure qu’ils se présentent : on sacrifie le moins possible un avantage à un autre. Nous compensons, nous faisons accorder, nous balançons, nous devenons capables d’unir en un tout qui a de la consistance, les diverses anomalies et les principes opposés qui se rencontrent dans les esprits et dans les intérêts des hommes. De là se forme, non une simplicité parfaite, mais, ce qui est infiniment supérieur, une composition excellente. Dans toutes les mesures qui doivent intéresser le genre humain pendant une longue succession de générations. Cette succession elle-même devrait être admise à prendre quelque part dans les conseils auxquels elle a un intérêt si profond. Si la justice l’exige ainsi, l’ouvrage, par lui-même, a besoin d’un plus grand nombre d’esprits que le cours d’un siècle n’en peut produire. C’est d’après cette manière de voir, que les meilleurs législateurs ont souvent approuvé, dans les gouvernemens, l’établissement de quelque principe législatif sûr, solide et régulateur ; un pouvoir semblable à celui que quelques philosophes ont appelé une nature créatrice ; et, qu’après en avoir fixé le principe, ils l’ont ensuite abandonné à l’effet de sa propre opération.

Agir de cette manière, c’est-à-dire avec un principe dominant et avec une énergie productrice, c’est selon moi la preuve d’une profonde sagesse. Ce que vos politiques regardent comme la marque d’un génie hardi et entreprenant, n’est que la preuve d’un manque déplorable d’habileté. Leur violente précipitation d’une part, et de l’autre leur aversion pour la marche de la nature, sont cause qu’ils sont aveuglément livrés à tous les faiseurs de projets, aux aventuriers, à tous les alchimistes et à tous les empiriques. Ils désespèrent de tirer aucun parti de rien de ce qui est commun : la diète n’entre pas dans leur système de médecine. Le pire de cela, c’est que leur défaut de confiance dans les méthodes régulières pour guérir les maladies communes, vient, non pas seulement d’un défaut d’intelligence, mais, j’en ai bien peur, de quelque malignité dans leurs dispositions. On dirait que vos législateurs ont puisé toutes leurs opinions sur les professions, sur les rangs et les emplois de la vie, dans les déclamations et dans les bouffonneries des satiriques, qui seraient eux-mêmes bien étonnés s’ils voyaient que leurs peintures sont aujourd’hui prises à la lettre. En n’écoutant que ces satires, vos guides ne considèrent les objets que sous le côté de leurs vices et de leurs défectuosités, et voient ces vices et ces défectuosités sous toutes les couleurs de l’exagération. Cela est indubitablement vrai, quoique cela puisse paraître paradoxal ; mais généralement, ceux qui sont habituellement employés à chercher et à découvrir des fautes, sont incapables de travailler à des réformes, non seulement parce que leurs esprits sont dépourvus des modèles de ce qui est bon et beau, mais parce que, par habitude, ils finissent par ne trouver aucun plaisir à la contemplation de ces choses ; en haïssant trop les vices, ils finissent par aimer trop peu les hommes ; c’est pourquoi il n’est pas étonnant qu’ils deviennent incapables de les servir, et même qu’ils y soient moins disposés. De là vient que beaucoup de vos guides sont portés par leur complexion même, à tout briser. C’est à ce jeu cruel qu’ils déploient tout ce qu’ils ont de moyens[146]. Quant au surplus, tout ce qui est paradoxe dans les plus habiles écrivains, tout ce qu’ils ont produit seulement comme des jeux de leur imagination, et comme des essais de leurs talens, pour éveiller l’attention et pour exciter la surprise, ces messieurs s’en emparent, dans l’esprit original de leurs auteurs, comme des moyens de cultiver leur goût et de perfectionner leur style. Ces paradoxes deviennent pour eux des règles sérieuses de conduite, d’après lesquelles ils règlent les intérêts les plus importans de l’État. Cicéron dépeint plaisamment Caton, comme s’efforçant à agir dans la république, d’après les paradoxes des écoles avec lesquels on exerçait l’esprit des jeunes étudians dans la philosophie stoïque. Si cela fut vrai à l’égard de Caton, ces Messieurs renouvellent d’après lui, dans la manière de quelques personnes qui vivaient dans ce temps-là, le pede nudo Catonem. (Caton aux pieds nus.) M. Hume m’a dit qu’il tenait de Rousseau lui-même le secret de ses principes de composition. Cet observateur fin, quoique bizarre, avait observé que, pour frapper et intéresser le public, il fallait du merveilleux ; que depuis long-temps la mythologie des faux dieux avait perdu son effet ; que les géants, les magiciens, les fées et les héros de romans qui lui avaient succédé, avaient aussi épuisé la portion de crédulité qui appartenait à leur siècle ; que maintenant un écrivain n’avait plus d’autre espèce de merveilleux à employer que celui du paradoxe, et que l’on pourrait en tirer un plus grand parti qu’autrefois, quoique dans une différente manière, c’est-à-dire le merveilleux dans la vie, dans les manières, dans les caractères et dans les situations extraordinaires, d’où l’on pourrait faire naître des effets frappans, imprévus et nouveaux en politique et en morale. Je crois que si Rousseau vivait encore, et que si, dans un de ses momens lucides, il voyait ce qui se passe, il serait effrayé de la frénésie pratique de ses élèves, qui, dans leurs paradoxes, ne sont que des imitateurs serviles, et qui même dans leur incrédulité, montrent implicitement leur foi.

Les hommes qui entreprennent des choses considérables, même d’une manière régulière, devraient nous donner des moyens de présumer leur habileté. Mais le médecin de l’État, qui, non content de guérir ses maux, entreprend de régénérer sa constitution devrait montrer des facultés au-dessus du commun. Ceux qui n’en appellent point à la pratique, et qui travaillent sans modèles, devraient donner à l’extérieur de tous leurs projets, quelques marques caractéristiques d’une sagesse non commune. A-t-on manifesté rien de semblable ? Je vais jeter un coup d’œil (il sera bien court, par rapport à l’étendue du sujet,) sur ce que l’Assemblée a fait, d’abord, relativement à la constitution de la législature ; en second lieu, sur le pouvoir exécutif ; en troisième lieu, sur l’ordre judiciaire ; ensuite sur le plan de l’armée ; et pour conclure, sur son système de finances, pour voir si nous pourrons découvrir dans quelques-uns de ses plans, une habileté assez prodigieuse pour justifier les entrepreneurs hardis qui les ont proposés, et les prétentions à la supériorité qu’ils s’attribuent sur le reste du genre humain.

C’est dans la forme de cette partie souveraine et dominante de cette république nouvelle, que nous devrions espérer de trouver le grand développement de leur savoir. C’est ici qu’ils devaient prouver leur titre à toutes leurs fières demandes. Pour connaitre ce plan dans sa totalité, ainsi que les raisons sur lesquelles il est fondé, je m’en réfère aux journaux de l’Assemblée, du 29 septembre 1789, et à toutes les opérations subséquentes qui ont apporté des changemens à ce plan. Autant que je puis voir clair dans une matière un peu confuse, il me semble que le système subsiste substantiellement, comme il avait été projeté d’abord. Le petit nombre de mes remarques portera donc sur l’esprit, sur la tendance et sur la propriété qu’il peut avoir pour former un gouvernement populaire, tel qu’ils professent que le leur doit être, comme étant le. plus approprié au but de tous les gouvernemens. Je me propose, en même temps, d’examiner ses rapports, avec lui-même, et avec ses principes.

On juge les anciens établissemens par leurs effets. Si le peuple est heureux, uni, riche et puissant, on présume aisément le reste : nous concluons que la chose est bonne, quand il en dérive de bons effets. Dans les vieux établissemens, on a trouvé différens correctifs, pour leurs écarts de la théorie ; ils sont le résultat de différentes nécessités et de différens expédiens. Il arrive souvent qu’ils ne dérivent d’aucune théorie, mais bien plutôt que les théories en dérivent. Ils conduisent quelquefois mieux au but, que les moyens qui paraissent s’accorder davantage avec ce que nous imaginons avoir été le plan primitif. Les ressources fournies par l’expérience, conviennent mieux aux fins politiques que celles que l’on invente dans des projets tout neufs ; elles réagissent sur la constitution primitive, et quelquefois elles perfectionnent le dessein même duquel elles semblent s’être écartées. Je crois que l’on pourrait trouver, dans la constitution anglaise, des exemples curieux de tout ceci. Au pis aller, les erreurs et les déviations de toute espèce sont calculées et estimées, et le vaisseau poursuit sa route. Tel est l’état des choses dans les vieux établissemens ; mais dans un système nouveau et purement théorique, on s’attend que chacun des moyens apparens répondra à sa fin, surtout lorsque les entrepreneurs n’ont nullement à compter an nombre de leurs efforts, le soin d’adapter leur nouvel édifice, soit aux murailles, soit aux fondations d’un ancien.

Les constructeurs français, balayant comme de purs décombres tout ce qu’ils ont trouvé, et semblables aux jardiniers de leurs parterres, nivellant tout avec soin, se proposent de poser toute leur législature générale et locale, sur trois bases de trois différentes espèces : une géométrique, une arithmétique et une financière. Ils appellent la première base territoriale, la seconde, base de la population, et la troisième, base de la contribution. Pour exécuter le premier de leurs desseins, ils partagent tout le territoire de leurs pays en quatre-vingt-trois morceaux ou carrés réguliers de dix-huit lieues sur dix-huit. Ces grandes divisions s’appellent départemens[147]. Tous ces départemens sont sous-divisés, toujours carrément, en dix-sept cent vingt districts, ces districts en cantons, et ceux-ci encore se subdivisent toujours carrément en de plus petits cantons appelés municipalités, ce qui fait en tout soixante-quatre mille.

Au premier aspect, on ne voit rien dans cette base géométrique de leur invention, qui soit fort à admirer, fort à blâmer ; cela n’exige pas de grands talens législatifs. Un arpenteur exact, avec sa chaine et son graphomètre, est très-propte à en faire autant. Dans l’ancienne division du territoire, divers accidens arrivés dans des temps divers, le flux et le reflux des diverses propriétés, réglaient ces limites. Ces limites, ou le sait, n’étaient l’ouvrage d’aucun système établi ; elles étaient sujettes à quelques inconvéniens, mais c’étajent des inconvéniens auxquels l’usage avait trouvé des remèdes, et auxquels l’habitude avait ajouté la convenance et la patience. Dans cette nouvelle marquetterie de carrés dans des carrés, et dans ces organisations et demi-organisations, faites sur le système des Empédocles et des Buffons, et non sur un principe de politique, il se rencontrera nécessairement une multitude d’inconvéniens locaux, auxquels les hommes ne sont pas habitués ; mais je les néglige, parce que, pour les détailler, il faudrait avoir une connaissance locale du pays plus particulière que je ne l’ai.

Lorsque ces arpenteurs de l’État vinrent à examiner les oeuvres de leur symétrie, ils trouvèrent bientôt qu’en politique, la plus trompeuse de toutes les choses était une démonstration géométrique. Ils eurent alors recours à une autre base (ou plutôt étai), pour soutenir ce bâtiment qui chancelait sur cette fondation trompeuse. Il était évident que la bonté du sol, la population, la richesse et la force des contributions, mettaient des différences si infinies entre tous ces carrés, que cette différence devait être une preuve que l’arpentage est de tous les procédés le plus ridicule pour estimer la puissance d’un État ; et que l’égalité, géométrique est la plus inégale de toutes les mesures dans la distribution des hommes. Cependant, ils ne pouvaient pas l’abandonner ; mais, en divisant leur représentation civile et politique en trois parties, ils en accordèrent une à la mesure carrée, sans se mettre aucunement en peine de vérifier si cette proportion territoriale de représentation était convenablement déterminée, et si, d’après quelque principe, elle devait réellement être le tiers. Après avoir cependant accordé à la géométrie cette portion (d’un tiers pour son douaire)[148], et cela, je le suppose, seulement pour rendre hommage à cette sublime science, ils abandonnèrent les deux autres tiers aux deux autres parties, la population et la contribution.

Lorsqu’ils en vinrent à la population, ils ne trouvèrent plus un terrain aussi uni que dans leur géométrie. Ici leur arithmétique eut à s’exercer sur leur métaphysique juridique. S’ils s’en fussent tenus à leurs principes métaphysiques, le procédé arithmétique aurait été bien simple. Les hommes, selon eux, sont strictement égaux, et appelés à des droits égaux dans leur gouvernement. Chaque tête, dans ce système, aurait son vote, et chaque homme voterait directement pour son représentant dans la législature. – « Mais doucement, par degrés réguliers, pas encore »[149]. Ce principe métaphysique auquel la loi la coutume, l’usage, la politique et la raison devaient céder, doit céder lui-même à leur fantaisie ; il doit y avoir plusieurs degrés et quelques relais, avant que le représentant puisse être en contact avec son constituant. Ces deux personnes, comme nous le verrons bientôt, n’auront entre elles aucune sorte de rapports. D’abord les votans, dans chaque municipalité, qui composent ce qu’ils appellent les assemblées primaires, doivent avoir une certaine qualification. - Quoi ! une qualification, malgré les droits imprescriptibles de l’homme ? Oui, mais une très-faible ; notre injustice sera très-peu oppressive ; seulement, évaluation locale de trois journées de travail, payées au Trésor public. Vraiment ceci n’est pas grand’chose, j’en conviens ; mais c’est tout ce qu’il faut pour déroger à votre grand principe d’égalité. Considérée comme qualification, l’on pourrait tout aussi bien s’en passer : car celle-ci ne répond à aucune des fins pour lesquelles les qualifications sont établies ; et dans votre système, elle exclut du droit de voter, l’homme qui, parmi tous les autres dont l’égalité naturelle a le plus besoin de protection et de défense, je veux dire l’homme qui n’est protégé par autre chose que par son égalité naturelle. Vous lui ordonnez d’acheter le droit que peu auparavant vous lui aviez dit que la nature lui avait donné gratuitement à sa naissance, et dont aucune autorité sur la terre ne pouvait légalement le priver. Ainsi donc vous qui vous prétendez les ennemis jurés de l’aristocratie, vous en exercez une tyrannique contre celui qui ne peut pas aller jusqu’à la hauteur de votre marché.

La gradation continue. Ces assemblées primaires de chaque commune élisent des députés pour les cantons, un sur deux cents citoyens actifs. Voilà le premier intermédiaire entre l’électeur primaire et le représentant législatif ; et ici, un second péage est établi pour taxer les droits de l’homme par une seconde qualification car personne ne peut être admis à cette assemblée des cantons, sans payer la valeur de dix journées de travail. Mais ce n’est pas tout, nous avons encore une autre gradation. Ces cantons, choisis par les municipalités, élisent pour le département ; et les députés du département choisissent enfin leurs députés à l’Assemblée Nationale. Ici est une troisième barrière d’une autre qualification tout aussi insensée. Chaque député à l’Assemblée Nationale doit payer, en contributions directes, la valeur d’un marc d’argent. L’opinion qu’il faut avoir de toutes ces barrières qualificatives, c’est qu’elles sont insuffisantes pour assurer l’indépendance, et qu’elles n’ont de force que pour détruire les droits de l’homme.

Dans tous ces procédés, dont les élémens fondamentaux ne doivent porter que sur la population, considérée comme un principe de droit naturel, on accorde une attention manifeste à la propriété, qui, quoique juste et raisonnable dans d’autres plans, est insupportable dans les leurs.

Lorsque nous arrivons à la troisième base, à celle de la contribution, nous trouvons qu’ils ont bien plus complétement encore perdu de vue leurs droits de l’homme. Cette dernière base repose entièrement sur Ja propriété. Voilà donc que l’on admet un principe qui s’écarte totalement de l’égalité des hommes, avec laquelle même il ne peut pas se concilier ; mais ce principe n’a pas été plutôt admis, que (suivant la coutume) il est renversé, et il n’est pas renversé (comme nous allons le voir présentement) pour rapprocher du niveau de la națure l’inégalité des richesses. La part additionnelle, dans la troisième classe de la représentation (classe réservée exclusivement pour les contributions les plus hautes), n’est ajoutée qu’à l’égard du district seulement, et non pas à l’égard des individus qui y fournissent leur quote-part. Il est aisé d’apercevoir, par la suite de leurs raisonnemens, combien ils étaient embarrassés par leurs idées contradictoires entre les droits de l’homme et les priviléges des richesses. Ce que fait le comité de constitution équivaut à un aveu sur l’impossibilité de concilier l’un avec l’autre. « Le rapport, à l’égard des contributions, est, sans aucun doute, nul, disent-ils, lorsqu’il s’agit de balancer les droits politiques d’individu à individu, sans quoi l’égalité personnelle serait détruite, et il s’établirait une aristocratie de richesse ; mais cet inconvénient disparaît entièrement, lorsque l’on considère, dans de grandes masses seulement, le rapport proportionnel de la contribution, et seulement de province à province ; dans ce cas, il sert uniquement à établir une juste et réciproque proportion entre les villes, sans toucher aux droits personnels des citoyens. »

Ici, le principe de contribution, considéré d’homme à homme, est rejeté comme nul et comme destructif de l’égalité, et aussi comme pernicieux, parce qu’il conduirait à introduire une aristocratie de richesse ; cependant ce principe ne peut pas être abandonné, et le moyen de se débarrasser de la difficulté, c’est de fixer l’inégalité de département à département, laissant dans chacun d’eux, à tous les individus, une parité parfaite. Observez que cette parité entre les individus avait déjà été entièrement détruite, lorsqu’on avait déterminé les qualifications de chacun, lorsqu’il s’agissait des départemens. Mais il importe peu, dès qu’on détruit l’égalité des hommes, que ce soit en masse ou individuellement. Un individu n’est pas de la même importance dans une masse composée d’un petit nombre, que dans une autre masse représentée par un grand nombre. Ce serait en vain que l’on voudrait persuader à un homme, jaloux de son égalité, que l’électeur qui vote pour trois membres a la même liberté que celui qui vote pour dix.

Maintenant envisagez ceci sous un autre point de vue, et supposez que leur principe de représentation, d’après la contribution, c’est-à-dire d’après la richesse, soit bien imaginé, et qu’il soit une base nécessaire de leur république. Dans cette troisième base, on voit qu’ils prétendent que les richesses devraient être respectées, et que, par justice et par politique, elles devraient, d’une manière ou d’une autre, procurer aux hon mes une part plus considérable dans l’administration des affaires publiques ; on voit maintenant com ment l’Assemblée pourvoit à la prééminence, ou même à la sécurité des riches, en accordant à leur district, en faveur de leur opulence, cette mesure plus grande de pouvoir, qui leur est refusée personnellement. J’admets, sans hésiter, et je l’établirais comme un principe fondamental, que, dans un gouvernement républicain, qui a une base démocratique, le riche a besoin d’une sécurité plus grande que dans une monarchie ; il y est plus exposé à l’oppression, parce qu’il y est beaucoup plus exposé à l’envie. Dans le plan actuel, il est impossible de deviner quel bénéfice les riches retireront de cet avantage aristocratique, sur lequel est fondée l’inégale représentation ; ils n’y trouveront ni appui pour leur dignité, ni sécurité pour leur fortune ; car la masse aristocratique dérive purement des principes démocratiques ; et la préférence qui lui est donnée dans la représentation générale, n’a aucune espèce de rapport avec les propriétés de ceux en faveur desquels cette supériorité de masse est établie. Si les inventeurs de ce plan entendaient favoriser les riches, à raison de leurs contributions, ils auraient dû accorder ce privilége, soit à des individus riches, soit à une certaine classe composée de personnes riches, comme les historiens nous disent que Servios Tullius l’avait fait dans les premiers temps de Rome ; parce que les altercations qui s’élèvent entre le pauvre et le riche ne sont pas des contestations de corporation à corporation, mais d’homme à homme ; ni des brigues entre des districts, mais entre des classes différentes d’hommes. Si l’on exécutait ce plan en sens contraire, il atteindrait beaucoup mieux son but ; c’est-à-dire si l’on rendait égaux les votes des masses, et si dans chacune ils étaient proportionnés à la propriété.

Supposans qu’un homme, dans un district, paie en contributions autant que cent de ses voisins, il n’a qu’un seul vote contre eux tous. S’il n’y avait qu’un représentant pour la masse entière, ses voisins, pauvres, le sur-voteraient dans la proportion de cent à un. — Ceci est assez mal. — Mais il a des dédommagemens à espérer. — Comment ? — Le district, à cause de sa richesse, au lieu de n’avoir qu’un représentant, en aura dix ; c’est-à-dire que, parce qu’il paie à lui seul une contribution énorme, il aura le bonheur d’être sur-voté, dans la proportion de cent à un, pour la nomination de dix représentans, par le pauvre pour dix représentans, au lieu de l’être exactement dans la même proportion pour un seul membre. Dans la vérité, au lieu de profiter par cette représentation plus nombreuse, l’homme riche y trouve une fatigue de plus. Cette augmentation de représentation dans son district, met en avant neuf personnes de plus, et il peut s’en trouver bien au-delà de neuf en candidats démocratiques, pour cabaler, intriguer et pour flatter le peuple aux dépens et au détriment de ce même riche. Par ce moyen, on offre à la multitude de la classe inférieure l’appât d’obtenir un salaire de 18 fr par jour (ce qui est considérable pour elle), outre le plaisir de demeurer à Paris, et de prendre part au gouvernement du royaume. Plus les objets de l’ambition se multiplient et deviennent démocratiques, et plus proportionnellement le riche court de dangers.

Voilà ce qui aura lieu entre le pauvre et le riche, dans une province réputée aristocrate, qui, dans les rapports intérieurs, est l’opposé de ce caractère. Dans ses rapports extérieurs, c’est-à-dire dans ceux qu’elle a avec les autres provinces, je ne puis voir comment cette représentation inégale, qui est accordée aux masses à raison des richesses, peut devenir un moyen de préserver l’équilibre et la tranquillité de la chose publique car, si l’un de ses objets est de préserver le faible d’être froissé par le fort (ce qui indubitablement est le but de toute société), comment les plus pauvres et les plus petites de ces masses seront-elles mises à l’abri de la tyrannie des plus opulens ? Sera-ce en donnant encore à celles-ci des moyens plus amples et plus systématiques pour les opprimer ? Lorsque nous venons à la balance de la représentation entre des masses de corporation, il est très-vraisemblable que les intérêts des cantons, que les émulations et les rivalités, ne tarderont pas plus à s’élever qu’entre des individus séparés ; et même il est probable que leurs divisions occasioneront un esprit de discorde beaucoup plus échauffé, et quelque chose qui conduira plus rapidement à une guerre civile.

Je vois que ces masses aristocratiques ont été faites sur ce que vous appelez le principe de la contribution directe ; il ne peut y avoir de mesure plus inégale que celle-là. Les contributions indirectes, celles qui dérivent des droits sur les consommations, sont réellement une meilleure base, et elles suivent la richesse, et la dévoilent plus naturellement que ne le peut faire celle des contributions directes. Il est, en vérité, bien difficile de fixer, d’après l’une ou d’après l’autre, ou même d’après toutes les deux, une préférence locale, parce qu’il y a telle province qui peut payer plus que l’une de ces contributions, ou de toutes deux, non pas par l’effet de quelques causes intrinsèques, mais par les relations mêmes qu’elle a avec ces autres districts, sur lesquels elle a obtenu sa supériorité, d’après sa contribution apparente. Si toutes ces masses étaient des corps souverains indépendans, qui eussent simplement à envoyer des fonds à une caisse générale fédérative si le revenu public n’était pas composé (comme il l’est en effet) de beaucoup d’autres impositions qui circulent dans tout l’ensemble, qui portent sur les hommes individuellement et non pas par corporation, et qui, par leur nature, confondent toutes les limites territoriales ; on pourrait dire quelque chose au soutien de cette base de contribution par masses. Mais, dans un pays qui considère tous ses districts comme les membres d’un seul tout, il n’y a rien de plus difficile que d’établir sur des principes d’équité une représentation fondée sur la contribution ; car une grande ville, telle que Bordeaux ou Paris, paraît fournir une contribution énorme d’impôts, contribution qui est presque hors de proportion avec toutes les autres villes, et sa masse est considérée en conséquence ; mais ces villes sont-elles les vrais contribuables dans cette proportion ? Non ; tous les consommateurs des marchandises importées en France par Bordeaux, lesquelles sont éparses dans tout le royaume, acquittent à Bordeaux les droits de l’importation. Le commerce d’exportation, que le produit des vignes du Languedoc et de la Guyenne fournit à cette ville, est pour elle une autre source de ses hautes contributions. Les contributions payées à Paris par les seigneurs des terres, qui y mangent les produits qu’ils en retirent, et sont par conséquent les causes de son existence, sont, en faveur de Paris, tirées des provinces qui les fournissent.

Il est très-remarquable que dans cette règle fondamentale, qui détermine la représentation de la masse pour la contribution directe, ils n’ont pas encore fixé comment cette contribution directe sera établie, et comment elle sera répartie. Peut-être y a-t-il une politique cachée dans cette étrange conduite, relativement à la durée de la présente Assemblée : cependant, jusqu’à ce qu’ils aient fait cette détermination, ils ne peuvent avoir une constitution assurée. Elle doit dépendre enfin du système de taxation, et doit varier à chaque variation de ce système : comme ils ont des matériaux susceptibles de divers plans, leur taxation ne dépend pas autant de leur constitution, que leur constitution dépend de leur taxation. Cela doit introduire une grande confusion parmi les masses, de même que la qualification variable pour les votes dans les districts doit, si jamais réellement il survient des élections contestées, causer à l’infini des disputes intérieures. Les mêmes argumens, à peu près, pourraient s’appliquer à la portion représentative donnée relativement à la contribution directe ; parce que la contribution directe doit être assise sur la richesse réelle ou présumée, et que cette richesse locale proviendra elle-même de causes non locales, et qui, par conséquent, ne peuvent avec justice produire une préférence locale.

Pour comparer ensemble ces trois bases, non pas sous leur rapport politique, mais d’après les idées qui dirigent l’Assemblée, et afin d’essayer de les concilier avec ses propres principes, nous ne pouvons éviter d’observer que le principe que le Comité appelle la base de population, ne part pas du même point que les deux autres principes qu’elle a appelés base territoriale et base de contribution, qui sont toutes deux d’une nature aristocratique. La conséquence qui en dérive, est que lorsque toutes trois commencent à opérer ensemble, il s’établit une inégalité absurde, produite par l’effet de la première sur les deux autres. Chaque municipalité contient quatre lieues carrées, et est estimée contenir l’une dans l’autre 4,000 habitans, ou 680 votans dans les assemblées primaires, lesquelles varient en nombre selon la population de la municipalité, et envoient au canton un député par 200 votans. Neuf municipalités font un canton.

Maintenant, prenons une municipalité dans laquelle il y ait une ville avec un port de commerce, ou une grande ville manufacturière : supposons que la population de cette municipalité soit de 12,700 habitans, ou 2,193 votans, formant trois assemblées primaires, et envoyant dix députés au canton.

Opposons à cette seule munipalité, deux autres, prises parmi les huit qui restent dans le même canton. Nous pouvons supposer que celles-ci aient leur population de 4,000 habitans et de 680 votans chacune, ou pour les deux, 8,000 habitans et 1,360 votans ; elles ne formeront que deux assemblées primaires, et elles n’enverront que six députés au canton.

Lorsque l’assemblée du canton viendra à voter sur la base du territoire, qui est le principe premièrement admis dans cette assemblée, la seule municipalité qui n’a que la moitié du territoire des deux autres, aura dix voix contre six, dans l’élection de trois deputés à rassemblée du département, et cela, d’après la base expresse de la représentation territoriale !

Cette inégalité, toute frappante qu’elle est, sera encore plus marquée, si nous supposons, comme nous pouvons très-justement le faire, que plusieurs des autres municipalités du canton décroîtront autant en population que la municipalité principale les excédera toutes. Venons maintenant à la base de contribution, qui est aussi le principe admis, pour opérer d’abord dans l’assemblée du canton : prenons encore une seule municipalité, comme nous l’avons fait d’abord. Si la totalité des contributions directes payées par une grande ville de commerce ou de manufactures, est divisée également parmi les habitans, on trouvera que chaque individu, en suivant le même procédé, paie beaucoup plus qu’aucun autre individu vivant dans le pays, conformément à la même proportion. La totalité payée par les habitans de la première ville, sera certainement plus considérable que la totalité qui le sera par les habitans de la dernière. Nous pouvons aisément évaluer cette différence à un tiers de plus. Alors les 12,700 habitans, ou les 2,193 votans d’une municipalité, paieront autant que 19,050 habitans ou 3,289 votans des autres municipalités, ce qui est à peu près la proportion évaluée des habitans et des votans de cinq autres municipalités. Maintenant, les 2,193 votans n’enverront, comme nous l’avons dit ci-dessus, que dix députés à l’assemblée de canton ; les 3,289 votans en enverront seize. Ainsi, pour une part égale dans la contribution de la totalité du canton, il y aura une différence de seize voix à dix, en votant pour les députés qui doivent être choisis suivant le principe de représenter la contribution générale de tout le canton.

En suivant la même manière de calculer, nous trouverons que 15,875 habitans, ou 2,741 votans des autres municipalités, qui paient un sixième de moins dans la contribution de tout le canton, auraient trois voix de plus que 12,700 habitans, ou 2,193 votans d’une seule municipalité.

Telle est l’inégalité fantastique et injuste entre les masses, dans cette répartition curieuse des droits de la représentation, prise d’après la base territoriale et la base de contribution. Les droits que cela donne sont dans la vérité des droits négatifs, qui sont dans une proportion inverse à leur possession.

Dans toute l’invention de ces trois bases, sous quelque jour qu’il vous plaise de les considérer, je ne vois pas qu’on ait réuni dans un seul tout une variété d’objets ; je vois, au contraire, différens principes qui se fuient par leur nature, principes que vos philosophes ont réunis et rapprochés, quoiqu’ils soient contradictoires et inconciliables, exactement comme s’ils avaient renfermé des bêtes sauvages dans une même cage, pour se mordre, se déchirer et se détruire mutuellement.

Je crains de m’être trop occupé de leur manière de considérer la formation d’une constitution. Ils ont beaucoup de métaphysique, mais elle est mauvaise ; beaucoup de géométrie, mais elle est mauvaise ; beaucoup d’arithmétique, mais leurs règles de trois ne sont que de fausse position ; et quand toutes ces sciences auraient l’exactitude qu’elles requièrent, et quand leurs plans seraient parfaitement réguliers dans toutes leurs parties, il n’en résulterait qu’une vision plus nette et plus belle. Il est à remarquer que, dans un grand arrangement qui a le genre humain pour objet et pour but, ils n’ont rien fait qui soit appuyé sur quelque base ou sur quelque rapport moral ou politique, rien qui se rapporte aux affaires, aux actions, aux passions et aux intérêts des hommes. Hominem non sapiunt.

Vous croyez que je considère seulement cette constitution sous son rapport électoral, comme conduisant par degrés à l’Assemblée Nationale. Je n’entre pas dans l’examen du gouvernement intérieur des départemens, ni dans leur généalogie de communes et de cantons. Tous ces gouvernemens locaux doivent être, d’après le plan original, composés, autant que cela se pourra, de la même manière et d’après les mêmes principes que les assemblées électives. Ils sont tous, chacun pris séparément, des corps parfaitement compacts et circonscrits en eux-mêmes.

Vous ne pouvez manquer d’apercevoir dans ce plan, que son but direct est de partager la France en une variété de républiques, et de les rendre totalement indépendantes les unes des autres, sans aucun moyen constitutionnel de cohérence, de connexion, ou de subordination ; sauf tout ce qui pourra dériver de l’acquiescement qu’elles feront donner par leurs ambassadeurs, dans le congrès général de toutes ces républiques indépendantes. Telle est en réalité l’Assemblée Nationale ; et il existe dans le monde, j’en conviens, de pareils gouvernemens ; mais leurs formes sont beaucoup mieux adaptées aux circonstances locales et aux habitudes du peuple qu’ils régissent ; mais de telles associations, car on ne peut guère les appeler des corps politiques, ont été généralement l’effet de la nécessité, et non du choix ; et je crois que le pouvoir actuel de la France est de tous les assemblages d’hommes qui ont obtenu une autorité assez illimitée pour faire de leur pays ce qu’il leur plairait, le premier qui ait choisi de le diviser de cette barbare manière.

Il est impossible de ne pas observer qu’avec cet esprit d’une distribution géométrique, et d’un arrangement arithmétique, ces prétendus citoyens traitent la France exactement comme un pays conquis ; agissant en conquérans, ils ont imité la politique des plus barbares de cette race barbare. La politique de ces vainqueurs féroces qui méprisaient le peuple vaincu et insultaient à ses douleurs, a toujours été ce qu’on la voit être aujourd’hui parmi les vôtres, de détruire tous les vestiges de l’ancien pays, dans la religion, dans le gouvernement civil, dans les lois, dans les mœurs ; de confondre toutes les limites du territoire ; de produire une pauvreté générale ; de mettre les propriétés à l’encan ; de soumettre les princes, les nobles, les pontifes ; d’abaisser tout ce qui s’élevait au-dessus du niveau ; on tout ce qui pouvait servir à rallier dans leur détresse, sons le drapeau de l’antique opinion, un peuple à la débandade. Ils ont rendu la France libre, à la manière dont ces amis sincères des droits du genre humain, les Romains, rendirent libres la Grèce, la Macédoine, et tant d’autres pays ; ils ont détruit tous les liens de son union, sous prétexte de pourvoir à l’indépendance de chacune de ses villes.

Lorsque les membres qui composent ces nouvelles corporations de municipalités, de cantons et de départemens ; arrangemens créés exprès au sein de la confusion, commenceront à agir, ils se trouveront presque totalement étrangers les uns aux autres. Tous ces électeurs et ces élus de toutes parts, surtout dans les municipalités rurales, seront souvent dénués de toute espèce d’habitudes, de liaisons et de ce penchant naturel à la discipline, qui est l’âme d’une vraie république. Les magistrats et les collecteurs des revenus publics ne connaissent encore aucunement leurs districts ; les évêques, leurs diocèses ; ni les curés, leurs paroisses. Ces nouvelles colonies des droits de l’homme portent avec elles l’empreinte d’une forte ressemblance avec cette sorte de colonies militaires dont parle Tacite dans la décadence de la politique de Rome. Dans des temps plus heureux et plus sages (laissant à part leur conduite avec les nations étrangères), ils mettaient tous leurs soins à ce que les élémens d’une subordination et d’un ordre de choses méthodique fussent contemporains entre eux ; et même à poser les bases de la discipline civile dans le militaire[150] ; mais lorsque tous les bons principes de gouvernement furent tombés en ruine, ils agirent comme le fait votre Assemblée, d’après l’égalité des hommes, avec aussi peu de jugement, et avec aussi peu d’égards pour toutes les choses qui rendent une république supportable ou durable. Au surplus dans tout ceci, aussi bien que dans tous les exemples qu’on pourrait en citer, votre nouveau gouvernement a pris naissance, a été élevé et nourri au milieu de toutes les corruptions qui annoncent la dégénération et la fin des républiques. Votre enfant vient au monde avec tous les symptômes de la mort, le facies hippocratica forme le caractère de sa physionomie, et le pronostic de sa destinée.

Les législateurs qui constituèrent les anciennes républiques, savaient que leur tachetait trop difficile pour qu’elle pût être bien remplie sans un autre appareil que toutes les idées métaphysiques d’un sous-gradué, et que les mathématiques ou l’arithmétique d’un commis de la Douane. Ils avaient affaire à des hommes, et ils furent obligés d’étudier la nature humaine ; ils avaient affaire à des citoyens, et ils furent obligés d’étudier l’influence que les circonstances de la vie civile ont sur les mœurs. Ils étaient convaincus que l’opération de cette seconde nature sur la première, produisait une nouvelle combinaison ; et de là, cette grande variété de distinctions parmi eux ; la naissance, l’éducation, la profession, l’âge, le lieu de la demeure, soit à la ville, soit à la campagne ; les moyens employés pour acquérir ou pour conserver des propriétés ; la nature même de ces propriétés ; tout entrait dans leurs calculs, comme si chacune de ces choses faisait de tous les hommes des êtres différens entre eux. De là, dérivait cette nécessité de déterminer d’avance la destinée des citoyens en les classant, et de les placer dans l’État, de manière que leurs habitudes personnelles puissent les rendre propres à remplir, dans toute nature de choses, les vues que les circonstances du moment pouvaient faire naître, et qui pussent aussi fournir à toutes les classes de citoyens la force nécessaire pour se défendre au milieu des débats qui naissent de la diversité des intérêts, débats qui doivent exister et être en opposition dans toutes les sociétés complexes. Le législateur, en effet, aurait dû être humilié de voir le grossier laboureur savoir faire l’arrangement de son bétail, savoir comment il devait se servir de ses chevaux, de ses moutons et de ses bœufs ; et qu’il avait assez de sens commun pour ne pas se livrer à des abstractions et en faire tous des animaux semblables, et ne pas leur donner à tous la même nourriture ni les mêmes soins, et pour ne pas en exiger le même service : tandis que lui, l’économe, l’arbitre et le berger de sa propre espèce, s’élevant dans les brouillards d’une sublime métaphysique, s’obstinerait à ne voir autre chose dans son troupeau que des hommes en général. Montesquieu observait avec beaucoup de justesse que, dans l’antiquité, les grands législateurs avaient développé toute l’étendue de leur savoir, qu’ils s’étaient même élevés au-dessus d’eux-mêmes dans le classement des citoyens ; et c’est en cela que vos législateurs modernes se sont le plus enfoncés dans la profondeur de leurs séries négatives, et qu’ils se sont même précipités au-dessous de leur propre néant. Comme les anciens législateurs mettaient un grand prix à partager les hommes en différentes classes, et à combiner ensuite toutes les classes en un seul gouvernement, il était à présumer que les législateurs métaphysiques et chimistes prendraient une route. tout-à-fait opposée. Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour confondre toutes les classes de citoyens, et pour n’en faire qu’une seule masse homogène ; et alors ils ont partagé cet amalgame en un certain nombre de républiques incohérentes. Ils ont réduit les hommes à l’état de jetons isolés ; purement pour l’amour de compter par simples unités, sans même leur accorder la propriété des chiffres, dont la valeur s’accroît selon le rang qu’ils occupent. Les élémens de leur propre métaphysique auraient pu leur donner de meilleures leçons. Leurs courses autour de leur table catégorique aurait pu leur apprendre qu’il y a quelque chose dans le monde intellectuel, outre la substance et la quantité. Ils auraient pu apprendre dans les catéchismes de métaphysique, qu’il y a dans chaque délibération complexe, huit divisions de plus[151], auxquelles ils n’ont jamais pensé, quoique de ces dix, chacune soit le sujet sur lequel le savoir de l’homme peut le plus s’exercer.

Bien loin de se conformer à cette disposition de quelques-uns des anciens législateurs républicains, et de suivre avec un intérêt particulier les dispositions et les situations morales des hommes, ils ont nivelé et abaissé tous les Ordres qu’ils ont trouvés, même sous l’arrangement grossier et maladroit de la monarchie ; (genre de gouvernement pour lequel le classement des citoyens n’est pas d’une si grande importance que dans une république). Il faut avouer cependant qu’un tel classement, bien fait, est bon dans toute espèce de gouvernement, et qu’il établit une forte barrière contre les excès du despotisme, aussi bien qu’il est un des moyens nécessaires dans l’action des républiques, et pour assurer leur durée. Faute d’avoir pourvu à quelque chose de cette espèce, si le projet actuel d’une république venait à s’écrouler, on perdrait avec lui tout ce qui pourrait servir de caution à une liberté modérée[152]. On a détruit tous les obstacles indirects qui servaient à mitiger le despotisme ; en sorte que si jamais la monarchie pouvait reprendre quelqu’ascendant en France, sous cette dynastie, ou sous une autre, elle exercera probablement, à moins que dès son début les sages et vertueux conseils du prince ne la tempèrent volontairement, le pouvoir le plus complétement arbitraire dont il y ait jamais eu d’exemple sur la terre. On ne peut pas jouer un jeu plus désespéré.

Tous vos faiseurs vont même jusqu’à déclarer que la confusion qui accompagne tous leurs procédés, est pour quelque chose dans leurs projets ; et qu’ils fondent leur espérance pour la stabilité de leur constitution, sur la crainte que chacun aura du retour des maux qui ont assisté à son enfantement. « Par là, disent-ils, « sa destruction sera difficile pour l’autorité, qui ne pourra pas la détruire, sans désorganiser tout l’État. » Ils présument que si l’autorité devait jamais parvenir an degré où ils sont montés, elle ferait de son pouvoir un usage plus modéré et plus circonspect qu’eux, et qu’elle aurait une crainte pieuse de désorganiser l’État de la manière sauvage qu’il l’ont fait. Ils attendent, des vertus du despotisme à venir, la sécurité dont doit jouir l’enfant de leurs vices populaires.

Je souhaite que vous, monsieur, et mes autres lecteurs, vous donniez une attention particulière au livre de M. de Calonne sur ce sujet. C’est non-seulement un ouvrage éloquent, mais encore une source de lumières et d’instruction. Je me bornerai à ce qu’il dit de la constitution nouvelle de l’État, et de la nature de son revenu. Quant aux contestations qui existent entre ce ministre et ses rivaux, je ne souhaite nullement de prononcer entre eux. Je ne hasarderai pas davantage mon opinion sur les moyens qu’il propose, soit financiers, soit politiques, pour retirer sa patrie de la situation déplorable de servitude, d’anarchie, de banqueroute et de misère dans laquelle elle se trouve. Je ne peux pas spéculer d’une manière aussi hardie que lui ; mais il est Français ; par ses devoirs, il a été plus rapproché de tous ces objets, et il a de meilleurs moyens que je n’en ai pour en être le juge. Je désire que l’on s’attache principalement à la partie où il parle de l’aveu fait par un des principaux chefs de l’assemblée sur son plan de convertir la France, non-seulement en république, mais même de la faire dégénérer d’une république dans un état fédératif[153]. Il ajoute de nouvelles forces à mes observations ; et en vérité l’ouvrage de M. de Calonne supplée à toute mon insuffisance par beaucoup d’argumens nouveaux et frappans sur presque tous les objets de cette lettre[154].

C’est cette résolution de partager leur pays en républiques séparées, qui les a entraînés dans le plus grand nombre des difficultés qu’ils ont éprouvées. Sans cela, toutes ces questions d’une exacte égalité, toutes ces balances à jamais vacillantes entre les droits individuels, la population et la contribution, seraient totalement inutiles ; sans cela, chaque député à l’Assemblée serait le représentant de la France pour tous ses citoyens quels qu’ils fussent, pour toutes les classes soit nombreuses ou non, pour les pauvres comme pour les riches, pour les grands districts enfin, aussi bien que pour les petits. Tous ces districts eux-mêmes seraient subordonnés à une autorité établie et existante indépendamment d’eux ; autorité dans laquelle la représentation et tout ce qui en dépend, prendrait à la fois sa source et trouverait le point de sa direction. Il n’y a que l’existence d’un tel gouvernement fondamental et inaltérable, qui puisse véritablement et proprement composer un seul tout d’un grand territoire. Parmi nous, lorsque nous élisons les représentans du peuple, nous les envoyons à un conseil dans lequel chaque homme individuellement n’est qu’un sujet, sujet soumis à un gouvernement complet dans toutes ses fonctions ordinaires. Chez vous ; l’Assemblé élective est le souverain et le seul souverain : chaque membre est par conséquent une partie intégrante de cette seule souveraineté ; mais ici, c’est totalement différent. Chez nous le représentant, séparé des autres parties, n’a ni action ni existence[155] ; le gouvernement est le point de rapport des différens membres et des différens districts qui composent notre représentation : c’est le centre de notre unité. Dans ce gouvernement d’une tendance commune, chaque représentant est un curateur commun pour le tout, et non pas pour aucune partie séparée[156]. Telle est encore l’autre branche de notre conseil public, je veux dire la Chambre des Pairs. Chez nous le roi et les lords sont autant de sécurités jointes et réunies, pour assurer l’égalité de chaque district, de chaque province, de chaque ville. Avez-vous jamais entendu parler en Angleterre, d’une province. qui eût à souffrir de l’inégalité de sa représentation, ou de quelque district qui n’en est point du tout ? Non-seulement notre monarchie et notre pairie, sont les garans de l’égalité sur laquelle repose notre unité, mais c’est encore l’esprit de la Chambre des Communes elle-même. C’est peut-être dans cette inégalité de représentation dont on se plaint si inconsidérément, que réside la véritable cause pour laquelle nous n’agissons pas comme les membres d’un district. Le comté de Cornouailles élit autant de membres que toute l’Écosse. Mais prend-on de cette province un soin plus particulier que de l’Écosse ? Bien peu de gens, hors quelques clubs extravagans, se troublent la tête avec toutes vos bases, et quant à ceux qui fondent sur quelques raisons plausibles quelques désirs de changemens, ils le font d’après des idées bien différentes.

Votre nouvelle constitution est, en principe, tout l’opposé de la nôtre, et je suis étonné qu’il puisse exister quelques personnes qui aient rêvé de proposer pour exemple à l’Angleterre quelqu’une des choses que vous avez faites. Chez vous il y a très-peu, et même point du tout de rapport entre le représentant et le représenté ; le membre qui va à l’Assemblée Nationale, n’est pas choisi par le peuple, ni comptable au peuple. Il faut trois élections avant qu’il soit choisi. Il y a deux degrés de magistrature entre lui et l’assemblée primaire, de manière qu’il est, comme je l’ai dit, l’ambassadeur d’an État séparé, et non le représentant d’un même peuple composant un seul État. Ceci change tout l’esprit de l’élection ; et aucun des correctifs, que vos marchands de constitution ont inventés ne peut l’empêcher d’être rien autre chose que ce qu’elle est en effet. L’effort même que l’on ferait pour y changer quelque chose, ne pourrait qu’introduire une confusion encore plus horrible, s’il est possible, que celle qui existe actuellement. Il n’y a d’autre manière pour établir un rapport entre le constituant originel et le représentant, que celle de ces moyens détournés par lesquels un candidat peut être porté à s’adresser en premier lieu aux électeurs primaires, afin que ces électeurs primaires, déterminés par l’autorité de leurs instructions (et peut-être par quelque chose de plus), puissent forcer les deux corps électifs supérieurs à faire un choix conforme à leurs vœux. Mais ce moyen renverserait totalement le plan ; il ramènerait encore ce tumulte et cette confusion des élections populaires qu’on a voulu éviter par l’intervention des élections graduelles ; et ce serait, enfin, risquer toute la fortune de l’État, en la confiant à ceux qui n’en ont pas la moindre notion et qui n’y ont aucun intérêt. C’est là le dilemme perpétuel dans lequel ils sont jetés par les principes vicieux, faibles et contradictoires qu’ils ont adoptés. À moins que le peuple ne détruise et ne nivelle cette gradation, il est clair qu’il n’a substantiellement aucun droit d’élection à l’Assemblée ; et, en vérité, il n’est pas plus électeur en réalité, qu’il ne l’est en apparence.

Quel est le but que nous nous proposons dans une élection ? Pour remplir ses véritables fins, il faut d’abord que vous ayez les moyens de connaître la capacité de votre homme, et ensuite, que vous vous réserviez quelque prise sur lui, soit par l’effet de la reconnaissance, soit par celui d’une dépendance personnelle. Quel but s’est-on proposé, en feignant d’accorder aux électeurs primaires le droit dérisoire de faire un choix ? Ils ne pourront jamais connaître en aucune manière les qualités de ceux qui doivent les servir, et ceux-ci ne leur auront aucune obligation quelconque[157]. Il est une nature de pouvoirs qu’on ne peut pas déléguer à d’autres, et parmi ceux-ci, celui qui est le moins susceptible de l’être, c’est le choix personnel, En cas d’abus de la part du représentant, ce corps d’électeurs primaires ne peut jamais lui demander compte de sa conduite ; il en est trop éloigné dans la chaîne de la représentation. S’il arrive qu’il se conduise mal pendant son bail de deux ans, cela ne le regarde plus pour les deux années suivantes. Dans la nouvelle constitution française, les représentans les meilleurs et les plus sages sont obligés d’aller avec les plus mauvais dans ce limbus patrum. Ce sont des vaisseaux dont on suppose que la carêne est trop endommagée ; on les envoie dans le bassin pour être réparés. Tout homme qui a servi dans une Assemblée ne peut plus être élu pour les deux années suivantes ; c’est précisément au moment où ces officiers publics commencent à être capables de bien exercer leurs fonctions, qu’ils sont mis hors d’exercice, comme des ramoneurs de cheminées.

Ainsi donc, dans cette chaîne toute brisée, le caractère distinctif de tous vos législateurs à venir sera, pour les uns, la pétulence et la superficie de la nouveauté, et, pour les autres, la faiblesse et le refroidissement que l’interruption apporte aux souvenirs. La jalousie entre beaucoup trop dans votre constitution, pour qu’elle renferme Beaucoup de raison. La violation de la confiance est si exclusivement le point qui vous occupe dans vos représentans, que vous ne considérez nullement la question de leur aptitude à la faire naître.

Cet intervalle de purification n’est point défavorable à un mauvais représentant, qui peut être un aussi bon coureur d’élection qu’il était mauvais législateur. Pendant ce temps, il peut cabaler avec avantage pour l’emporter sur le plus vertueux et le plus sage. Comme en définitive, tous les membres de cette constitution élective sont également fugitifs, et n’existent que pour le moment de l’élection, il est très-possible qu’au moment où ce représentant de la législature qui vient d’expirer, sollicite un renouvellement de confiance, ses démarches ne s’adressent plus aux mêmes personnes à qui il devait compte de sa conduite. Rendre responsables tous les électeurs secondaires de la commune, c’est aussi ridicule et injuste qu’impraticable ; ils peuvent avoir eux-mêmes été trompés dans leur choix, de même que le troisième ordre d’électeurs, ceux du département, peuvent l’être dans le leur. Dans vos élections, la responsabilité ne peut donc pas exister.

Ne trouvant aucun principe de cohérence dans la nature, ni dans la constitution de toutes les nouvelles républiques de la France, je cherchai à connaître quelle était la matière étrangère que ces législateurs avaient destinée à les cimenter les unes avec les autres : je ne parle pas de leurs confédérations, de leurs spectacles, de leurs fêtes civiques et de leur enthousiasme ; ce ne sont que de simples tours de leur métier ; mais, en suivant leur politique dans leurs actions, je crois que je puis discerner les moyens par lesquels ils se proposent d’unir ensemble toutes ces républiques. Le premier, c’est la confiscation, avec le papier-monnaie forcé qui y est annexé ; le second, c’est le pouvoir suprême de la ville de Paris ; le troisième, c’est toute la garde nationale du royaume. Je réserve ce que j’ai à dire sur cette dernière pour le moment où je parlerai de l’armée comme un objet à part.

Quant à l’effet du premier moyen (la confiscation et le papier-monnaie), à ne les considérer que comme principes d’union, je ne puis nier qu’ils peuvent l’un et l’autre, tant qu’ils seront unis, procurer pour quelque temps cette sorte de ciment, pourvu que, dans la conduite et dans l’accord de ces deux choses, ils n’agissent pas avec une déraison et une folie qui leur communiquent, au contraire, dès le début, une véritable répulsion mutuelle. Mais, en accordant à ce plan quelque cohérence et quelque durée, il me parait que si, après un certain temps, la confiscation ne se trouve pas assez forte pour soutenir le papier-monnaie (comme je suis moralement sûr que cela arrivera); alors, au lieu de cimenter, il ajoutera infiniment à la dissolution, à la séparation et à la confusion de toutes ces républiques confédérées, et non-seulement les relations mutuelles seront brisées, mais celles même de leur propre intérieur le seront aussi ; mais si la confiscation devait avoir assez de succès pour absorber le papier-monnaie, le ciment disparaîtrait, la circulation cesserait. En même temps, cette force d’union sera très-incertaine, et se ressentira toujours dans ses effets, des variations qui auront lieu dans le crédit de ce papier.

Une seule chose est certaine dans ce plan ; elle ne paraît en être, au premier aperçu, qu’un effet collatéral : mais je ne fais aucun doute que ce ne soit l’objet direct de ceux qui conduisent cette besogne, c’est-à-dire qu’ils veulent introduire une ’’oligarchie’’ dans chacune de ces républiques. Un papier-monnaie, qui n’est fondé sur aucun dépôt réel, ou sur aucun engagement d’argent, un papier dont l’émission se monte déjà à 44,000,000 de notre monnaie d’Angleterre, et dont le cours forcé est substitué à celui des espèces du royaume ; ce qui le rend tout à la fois et la substance de son revenu et le seul moyen de ses relations civiles et commerciales ; un tel papier doit réunir tout ce qu’on a laissé de pouvoir, d’autorité et d’influence, sous quel que forme qu’on puisse le supposer, dans les mains des chefs et des directeurs de cette circulation.

En Angleterre, nous sentons l’influence de la Banque, quoiqu’elle ne soit que le centre fun commerce volontaire. Il faut connaître bien peu l’influence de l’argent sur le genre humain, pour ne pas voir la force de la direction de l’intérêt pécuniaire, qui est si étendue, et qui, par sa nature, dépend bien plus de ceux qui la dirigeront, que cela ne pourra jamais être à l’égard d’aucun des nôtres. Mais ceci n’est pas seulement une affaire d’argent ; il y a dans ce plan une autre partie, qui se lie inséparablement avec cette manoeuvre d’argent : elle consiste à mettre en vente, inconsidérément quelques portions des terres confisquées, et à produire une continuelle transformation de papiers en terres, et de terres en papiers. Si nous suivons ce procédé dans ses effets, nous pourrons avoir une idée de l’intensité de force avec laquelle ce système opèrera. Par ces moyens, l’esprit d’agiotage et de spéculation s’exerce sur la masse même des terres, et s’incorpore avec elles. Cette opération volatilise, en quelque sorte, cette espèce de propriété ; elle lui donne une activité monstrueuse et contraire à la nature ; et, par là, elle réunit dans la main des différens agens de l’entreprise, soit chefs, soit subordonnés, parisiens et provinciaux, toute la représentation de l’argent, et peut-être un grand dixième de toutes les terres de la France, sur lesquelles cette circulation de papier-monnaie a déjà fait sentir la plus funeste de toutes ses influences, celle de la plus grande incertitude de leur valeur. Apollon fixa l’île flottante de Délos ; mais vos législateurs ont fait exactement le contraire à l’égard de leurs terres, et ils les livrent au gré des vents, comme les légers débris d’un naufrage : oras et littora circum[158].

Les nouveaux acquéreurs, étant communément des aventuriers qui ne contractent point d’habitude, et n’accordent de prédilection à aucun lieu, acheteront pour agioter encore, selon l’avantage que leur présenteront les terres, l’argent ou le papier[159] : car, quoiqu’un saint-évêque pense que l’agriculture retirera de grands avantages de ces usuriers éclairés, qui acheteront les confiscations de l’Église, moi, qui ne suis pas un sage, mais un vieux fermier, je demande, en toute humilité, la permission de dire à sa feue seigneurie, que l’usure est un mauvais pédagogue d’agriculture ; et si ce mot éclairé doit être compris d’après le nouveau dictionnaire, comme cela est toujours dans vos nouvelles écoles, je ne peux pas concevoir comment, parce qu’un homme ne croira pas en Dieu (car c’est là ce que vous entendez par éclairé), il en aura plus de science et de zèle pour cultiver la terre. Diis immortalibus sero ; « Je sème pour les dieux immortels, » disait un vieux Romain, tenant une des cornes de sa charrue, tandis que la Mort s’emparait de l’autre. Vous joindriez ensemble tous les directeurs des deux Académies à ceux de la Caisse d’escompte, qu’un paysan expérimenté vaudrait mieux qu’eux tous. J’ai recueilli plus d’informations sur une branche curieuse et intéressante de l’agriculture, dans une courte conversation que j’ai eue avec un Chartreux, que je n’en ai jamais retiré de tous les directeurs de banque avec qui j’ai causé. Malgré cela, il ne faut pas craindre que les marchands d’argent se mêlent jamais de l’économie rurale : ces messieurs sont trop sages dans leurs calculs. Peut-être, d’abord, leur imagination tendre et-sensible sera-t-elle séduite par les délices attachées à l’innocence et au désintéressement d’une vie pastorale ; mais, en peu de temps, ils s’apercevront que l’agriculture est un métier plus pénible et moins lucratif que celui qu’ils auront abandonné. Après en avoir fait de grands éloges, ils s’en éloigneront promptement, comme a fait leur grand précurseur et prototype. — Ils pourront, ainsi que lui, commencer par chanter : Beatus ille[160]. — Mais quelle en sera la fin ?

Hœc ubi locutus fœnerator Alphius,
Jam jam futurus rusticus
Omnem relegit idibus pecuniam,
Quœrit calendis ponere.

Ils cultiveront la caisse de l’Église, sous les auspices sacrés de ce prélat, avec plus de profit que ne leur en donneraient ses vignobles et ses champs de blé ; ils emploieront leurs talens conformément à leurs habitudes ét à leurs intérêts ; ils ne suivront pas la charrue, tandis qu’ils pourront diriger des trésors et gouverner des provinces.

Vos législateurs, neufs en toute chose, sont les premiers qui aient fondé un gouvernement sur le jeu, et qui lui aient infusé cet esprit comme un principe vital. Le grand objet de ces politiques est de métamorphoser la France, d’un grand royaume qu’elle était, en une grande table de jeu ; de convertir tous ses habitans en une nation de joueurs ; d’étendre la spéculation aussi loin que la vie, de la mêler à tous leurs intérêts ; et de détourner toutes les craintes et toutes les espérances du peuple de leurs canaux ordinaires, pour les livrer aux impulsions, aux passions et aux superstitions de ceux qui vivent sur les hasards, Ils proclament hautement l’opinion où ils sont que leur présent système de république ne peut pas exister sans cette sorte de jeu sur les fonds, et que chaque fil de ses jours est tiré de cette quenouille de leurs spéculations. L’ancien jeu sur les fonds était assez funeste, sans doute ; mais il ne l’était que pour des individus. Même lorsqu’il eut sa plus grande étendue, au Mississipi et dans la mer du Sud, il ne porta que sur un petit nombre comparativement ; lorsqu’il s’étend plus loin, comme dans les loteries, il n’a du moins qu’un seul objet. Mais où la loi, qui, dans presque toutes les circonstances, défend, et dans aucune ne favorise le jeu, est elle-même pervertie, au point d’être opposée à sa nature et à sa politique, et de forcer expressément celui qui lui est sujet à se rendre à cette table destructive, en portant l’esprit et, les symboles du jeu dans les objets les plus minutieux, et en y excitant tout le monde, et en toute chose, il règne une maladie épidémique de ce genre, la plus épouvantable qui ait jamais paru dans le monde. Avec vous, un homme ne peut ni gagner, ni acheter son diner sans une spéculation. Ce qu’il recevra le matin n’aura pas la même valeur le soir ; ce qu’il est obligé de prendre comme le paiement d’une vieille dette, ne sera pas reçu pour la même valeur s’il s’agit d’en contracter une nouvelle ; et cela n’aura pas non plus la même valeur, si, par un prompt paiement, l’on voulait éviter de contracter une dette, Il faut donc que l’industrie périsse ; l’économie doit donc être chassée de votre pays. Les soins de la prévoyance n’existeront point. Qui voudra travailler sans connaître le montant de sa paie ? Qui voudra songer à accroître ce qui ne sera plus susceptible d’estimation ? Qui voudra accumuler, lorsqu’il ne connaîtra pas la valeur de ce qu’il épargnera ? Si vous retranchez à vos richesses de papier les seuls avantages qu’elles aient, l’agiotage, tenter de les accumuler, serait non la prévoyance d’un homme mais l’instinct d’un Choucas.

Ce qu’il y a de vraiment affligeant dans un système de politique, qui réduit une nation entière à l’état des joueurs, c’est que, quoique tous soient obligés de jouer, le nombre de ceux qui entendent le jeu est très-petit, et que ceux qui le savent assez bien pour en tirer parti, sont encore en plus petit nombre : le grand nombre sera donc nécessairement la dupe du petit nombre qui conduit toute cette machine à spéculations. L’effet qu’elle doit produire sur le peuple de la campagne est visible : l’habitant des villes peut chaque jour renouveler ses calculs ; mais il n’en est pas de même de l’habitant des campagnes. Lorsque le paysan apportera son blé au marché, le magistrat l’obligera de recevoir des assignats au pair ; lorsqu’ensuite il ira dans une boutique avec ses assignats, il verra qu’en ne faisant que traverser la rue, la valeur en est baissée de sept pour cent : il ne se pressera pas de revenir à ce marché. L’habitant des villes s’enflammera de colère ; il voudra forcer les paysans à apporter leur blé au marché. La résistance commencera ; et l’on finira par renouveler dans toute la France les meurtres de Paris et de Saint-Denis[161].

Que signifie l’avantage illusoire accordé aux campagnes, en leur donnant plus que leur part, dans la théorie de votre représentation ? Où avez-vous placé le véritable pouvoir sur la circulation de l’argent et des terres ? Où avez-vous placé les moyens d’élever ou de faire tomber la valeur des terres de chaque tenancier ? Tout homme au pouvoir duquel il est d’ôter ou d’ajouter dix pour cent à la valeur des possessions des autres, sera toujours le maître de tous les hommes en France. La totalité du pouvoir procuré par cette révolution se fixera dans les villes, parmi les bourgeois et parmi les directeurs qui les mènent. Le gentilhomme propriétaire, le riche paysan et le villageois, n’ont, ni les uns ni les autres, ni les habitudes, ni les penchans, ni l’expérience qui pourraient les conduire à une part dans cette seule source du pouvoir et de l’influence qui restent en France aujourd’hui. La nature de la vie de la campagne, la nature de cette propriété, toutes ses occupations et les plaisirs qui y sont attachés, rendent ; la combinaison et la spéculation (seul moyen de se procurer et d’exercer quelque influence) tout-à-fait impraticables parmi le peuple de la campagne. Combinez-les avec tout l’art possible, ils se résoudront toujours dans l’individualité : tout ce qui exige une sorte d’incorporation, est absolument impraticable parmi eux. L’espérance, la crainte, les alarmes, la jalousie, les contes éphémères qui, chaque jour, naissent, périssent et produisent leur effet, tous ces moyens, qui sont les épérons et les rênes dont se servent les guides pour arrêter ou pour presser les pas de leurs sectateurs, ne sont pas faciles à employer, ou plutôt sont impossibles, vis-à-vis de gens qui sont éparpillés. Ce n’est qu’avec la plus grande difficulté et à grands frais, qu’on les assemble et qu’on les fait agir : leurs efforts, si l’on vient à bout de les réunir, ne peuvent pas se soutenir ; ils ne peuvent pas agir systématiquement. Quand les gentilshommes des campagnes essaieraient d’obtenir quelque influence par le moyen des seules ressources que leur revenu leur procure, qu’est-ce que cela serait en comparaison de ceux qui sont toujours maîtres de vendre une valeur dix fois plus considérable que ce revenu, et qui peuvent détruire la valeur de leurs propriétés, en faisant concourir avec elles sur la place le montant de leur pillage ? Le propriétaire foncier veut-il hypothéquer sa terre ? Il en fait tomber la valeur et élève celle des assignats ; il augmente le pouvoir de son ennemi par tous les moyens qu’il emploie pour le combattre. En conséquence, le gentilhomme de la campagne, le militaire de terre et de mer, l’homme aux vues et aux habitudes libérales, qui n’est attaché à aucune profession, seront aussi complétement exclus du gouvernement de leur pays, que s’ils en avaient été proscrits par les lois. Il est clair que dans les villes, toutes les choses qui conspirent contre l’homme riche de la campagne, concourent en faveur des capitalistes et des directeurs de caisses. Dans les villes, l’esprit de combinaison est naturel : les habitudes des bourgeois, leurs occupations, leurs divertissemens, leurs affaires, leur paresse même, les mettent sans cesse mutuellement en contact. Leurs vertus et leurs vices sont sociables ; ils sont toujours en garnison ; et ceux qui ont besoin d’eux pour des opérations, soit civiles, soit militaires, les trouvent tout incorporés et à moitié disciplinés.

Toutes ces considérations ne laissent aucun doute dans mon esprit, que si ce monstre de constitution peut durer, la France sera totalement gouvernée par des agitateurs dans les corporations ; dans les villes par des sociétés de directeurs d’assignats ; et les préposés aux ventes des biens des églises seront des procureurs, des agens, des agioteurs, des spéculateurs et des aventuriers, composant l’ignoble oligarchie fondée sur la destruction de la couronne, de l’Église, de la noblesse et du peuple. Ici finissent tous les rêves trompeurs et tous les fantômes de l’égalité et des droits de l’homme ; ils sont absorbés, noyés et perdus à jamais dans les marais serboniens de cette vile oligarchie.

Quoiqu’il ne soit pas donné à des yeux humains de l’apercevoir, on serait tenté de croire que la France, par quelque grand crime, a tiré sur elle la vengeance céleste, qui a cru devoir la punir en la soumettant à une domination vile et humiliante, dans laquelle on ne peut trouver ni soulagement ni compensation d’aucune sorte, même par ces fausses splendeurs, qui, environnant les autres espèces de tyrannies, font que du moins le genre humain ne se croit pas déshonoré, même lorsqu’il est opprimé. Il faut que je l’avoue, j’éprouve un chagrin mêlé d’indignation, en voyant la conduite de quelques hommes, jadis d’un rang élevé et toujours d’un grand caractère, qui, trompés par des noms spécieux, se sont engagés dans une entreprise trop profonde pour la portée de leur entendement ; qui ont prêté leur noble réputation et l’autorité de leurs noms éclatans aux desseins des hommes qu’ils ne pouvaient connaître, et qui, par là, ont fait servir leurs vertus mêmes à opérer la destruction de leur patrie.

Je n’en dirai pas davantage sur ce premier principe constitutif.

Le second principe constitutif de leur nouvelle république est la supériorité de la ville de Paris, et ceci, je l’avoue, a une sorte de connexité avec celui de la confiscation et du papier-monnaie. C’est dans cette partie du projet que nous devons chercher la cause de la destruction de toutes les anciennes limites des provinces et des juridictions tant civiles qu’ecclésiastiques, de la dissolution de toutes les anciennes combinaisons, aussi bien que de la formation de tant de petites républiques incohérentes. Le pouvoir de la ville de Paris est évidemment le grand ressort de toute leur politique : c’est par le moyen du pouvoir de Paris, qui est devenu maintenant le centre et le foyer de l’agiotage, que les chefs de cette faction dirigent, ou plutôt commandent à tout le gouvernement, législatif et exécutif. Donc il faut tout faire pour confirmer la suprématie d’autorité de cette ville sur toutes les autres républiques. Paris est compacte ; il a une force énorme, une force tout-à-fait hors de proportion avec celle de toutes les autres républiques carrées, et cette force est réunie et circonscrite dans un très-petit espace. Paris a une liaison naturelle et facile dans toutes ses parties, liaison qu’aucun plan de constitution géométrique ne pourra détruire ; et, au surplus, il importe peu que la proportion de sa représentation soit forte ou faible, puisque l’on peut d’un seul coup de tramail réunir à la fois tous les poissons. Toutes les autres divisions du royaume étant hachées et réduites en pièces, étant même séparées de tous leurs anciens moyens d’union et de leurs habitudes, il est impossible, pour quelque temps du moins, qu’elles puissent se confédérer contre Paris. Rien n’a été laissé à tous les membres subordonnés, que faiblesse, désunion et confusion. Pour maintenir cette partie du plan, l’Assemblée a décrété depuis peu que le même commandant en chef ne pourrait pas commander deux républiques.

Aux yeux de quelqu’un qui considère les choses dans leur ensemble, cette force de Paris ainsi combinée, paraît être un système de faiblesse générale. On s’est vanté d’avoir adopté une disposition géométrique ; que toutes les idées locales seraient éteintes ; que le peuple ne serait plus connu sous le nom de Gascons, de Picards, de Bretons, de Normands ; mais de Français ; avec une seule patrie, un seul coeur et une seule Assemblée. Mais ce qui arrivera vraisemblablement, c’est qu’au lieu d’être tous Français, les habitans de ce pays ne tarderont pas à n’avoir plus de patrie. Aucun homme n’a jamais mis d’amour-propre, de partialité ou d’affection réelle à appartenir à une mesure de terre carrée quelconque ; aucun ne se glorifiera jamais d’appartenir au no 71 de l’Échiquier, ou à tel autre symbole. C’est au sein de nos familles que commencent nos affections publiques ; un froid parent n’est jamais un zélé citoyen. De là nous passons à notre voisinage et à nos liaisons habituelles dans les provinces ; ce sont comme autant d’hôtelleries et de lieux de repos. De telles divisions de notre pays, qui ont été formées par l’habitude, et non par une secousse violente et subite de l’autorité, étaient comme autant de diminutifs du grand pays, dans lequel une grande âme trouve toujours de nouveaux sujets d’émotion. Cette partialité subordonnée n’éteignait pas l’amour de la totalité. Peut-être même était-ce une sorte d’apprentissage élémentaire pour arriver graduellement à des intérêts plus élevés et plus importans ; et sans cela, peut-être, les hommes ne pourraient pas, dans un pays aussi immense que la France, avoir, pour la prospérité de la patrie, un sentiment aussi fort que celui d’un intérêt privé. Dans ce grand territoire lui-même, et dans les anciennes dénominations des provinces, voyez si ce n’est pas à de vieux préjugés et à des habitudes dont on ne sent pas la raison, que tous les citoyens doivent l’intérêt dont ils sont pénétrés ; et non pas aux propriétés géométriques de leur configuration. Il n’est pas douteux qu’autant que le pouvoir et la prééminence de Paris dureront, ils compriet tiendront dans une sorte d’anion toutes les autres républiques ; mais, d’après toutes les raisons que je vous ai déjà données, je pense que cela ne peut pas durer long-temps.

Si nous passons de l’examen des principes créateurs civils, et des principes cimentans civils de cette constitution, à l’Assemblée Nationale, qui paraît être souveraine et agir comme telle, nous voyons un corps qui a dans sa composition toute espèce de pouvoir possible, et qui n’a hors de lui aucun contrôle possible. Nous voyons un corps sans lois fondamentales, dont la conduite n’est guidée par aucune maxime, ni soumise à aucune règle de conduite qu’elle soit forcée de respecter, et que rien ne peut fixer dans un système quelconque. L’idée qu’elle a de son pouvoir, est toujours prise dans les extrêmes de la compétence législative, et les exemples qu’elle choisit pour les cas ordinaires, sont toujours pris dans les exceptions d’une nécessité urgente. L’Assemblée future sera, à beaucoup d’égards, semblable à celle-ci : cependant par le mode des nouvelles élections, et par l’effet de toutes ses manœuvres, elle sera totalement purgée de ce léger degré de contrôle intérieur, qui existait dans une minorité choisie originairement par des intérêts variés, et qui conservait encore quelque chose de cet esprit. L’Assemblée prochaine sera donc, si cela est possible, pire que celle-ci. En détruisant, en altérant toute chose, l’Assemblée présente semble n’avoir rien laissé de populaire à faire à celle qui succédera ; mais celle-ci sera excitée par l’émulation et l’exemple, aux entreprises les plus téméraires et les plus absurdes ; il serait ridicule de supposer qu’une telle Assemblée pût rester tranquille[162].

Vos législateurs universels ont oublié dans leur empressement de tout faire à la fois, une chose qui paraît essentielle, et qui, je crois, n’a jamais été omise en théorie ou en pratique, par aucun faiseur de républiques ; ils ont oublié de constituer un sénat on quelque chose de cette nature et de ce caractère. Jamais, jusqu’à ce jour, on n’avait entendu parler d’un corps politique, composé d’une Assemblée active et législative, et ayant ses officiers exécutifs, qui n’eût pas un semblable conseil d’État ; qui fût sans un conseil auquel les puissances étrangères pussent s’adresser, et auquel le peuple pût recourir pour les détails ordinaires du gouvernement ; un conseil qui put donner à la fois la direction, la stabilité, et procurer à un État l’apparence de quelque idée de suite dans sa manière d’agir. Les rois ont ordinairement un tel corps à titre de conseil. Une monarchie peut s’en passer ; mais il me semble que c’est l’essence d’un gouvernement républicain. Un tel conseil tient une sorte de milieu entre le pouvoir suprême exercé par le peuple, ou dérivant immédiatement de lui, et le pouvoir purement exécutif. Vous n’avez aucune trace de cela dans votre constitution ; et en négligeant de faire quelque chose de ce genre, vos Solon et vos Numa ont, ainsi que dans le reste, montré une souveraine incapacité.

Voyons à présent ce qu’ils ont fait à l’égard de la formation d’un pouvoir exécutif. Ils ont choisi pour ceci un roi dégradé. Leur premier officier exécutif ne sera qu’une machine, qui ne pourra avoir dans aucun acte appartenant à l’exercice de ses fonctions la moindre faculté délibérative. Dans sa meilleure condition, il n’est qu’un canal pour faire parvenir à l’Assemblée ce qu’il importe à ce corps de connaître, S’il eût été le canal exclusif, ce pouvoir n’aurait pas été dépourvu de quelque importance, quoiqu’il eût été très dangereux pour ceux qui auraient été choisis pour l’exercer. Mais l’Assemblée accorde une authenticité toute pareille, pour le moins, à tous les faits et à tous les rapports publics qui lui viennent par toute autre voie : par conséquent, sous le rapport de donner une seule direction à toutes les mesures publiques par l’établissement d’un tel moyen, cet office doit encore être regardé comme nul.

Si nous considérons le plan d’après lequel est formé le pouvoir exécutif, sous ses deux divisions naturelles, civile et politique, dans la première, nous observerons que, d’après la nouvelle constitution, ni l’un ni l’autre des attributs les plus nobles de l’ordre judiciaire ne sont à la disposition du roi. Le roi de France n’est pas la source de la justice ; ni les juges en premier ressort, ni les juges d’appel, ne sont à sa nomination ; il n’a pas le droit de proposer les candidats, ni celui de refuser ceux qui sont choisis ; il n’a pas même la poursuite publique des délits. Sa fonction, comme celle d’un simple notaire, se borne à rendre authentique le choix des juges qui se fait dans les différens districts ; c’est à lui à faire exécuter leurs jugemens par ses officiers. Lorsque nous examinons la véritable nature de son autorité, il ne nous paraît rien de plus que le chef des huissiers, des massiers, des geôliers et des bourreaux. Il est impossible de placer tout ce qu’on appelle royauté sous un point de vue plus dégradé. Il aurait mille fois mieux valu, pour la dignité de ce malheureux prince, qu’il n’eût aucun rapport avec l’administration de la justice, privé comme il l’est de tout ce qu’il y a de respectable et de consolant dans cette fonction ; sans le pouvoir d’aucune évocation ; sans le pouvoir de suspendre, de modifier, ou de faire grâce. Tout ce qu’il y a d’odieux et de vil dans la justice, est rejeté sur lui. Ce n’était pas sans objet que l’Assemblée se donnait tant de peine pour affranchir certains offices de la tache d’infamie qui leur appartenait, puisque leur intention était de placer l’être qui avait été précédemment leur roi, d’un degré seulement au-dessus de l’exécuteur public, et de l’assimiler presque à lui par la qualité de ses fonctions. Il est contre nature que le roi de France, réduit dans une situation semblable, puisse se respecter lui-même, ou prétendre au respect des autres.

Voulez-vous envisager ce nouvel officier exécutif sous le rapport de sa capacité politique, lorsqu’il agit sous les ordres de l’Assemblée Nationale ? Faire exécuter des lois, est un office royal ; mais faire exécuter des ordres, ce n’est pas être roi. Cependant, la partie politique du pouvoir exécutif judiciaire, ne fût-elle réduite qu’à cela, serait encore une grande fonction publique ; c’est une fonction dont l’importance dépend entièrement de la vigilance et de la fidélité de celui qui l’exerce, soit par lui-même, soit par les personnes qui lui sont subordonnées. On devrait donc fixer, par des règlemens, les moyens de remplir ce devoir, et faire des dispositions générales pour toutes les circonstances qui se présentent dans un tel emploi. Ce pouvoir devrait être environné de dignité, de force, de considération, et il devrait conduire à la gloire. À l’office de celui qui exécute appartient la force qui doit agir : ce ne sera pas du défaut de pouvoir que nous devons attendre les obligations imposées au pouvoir. Quelle espèce d’être est un roi, qui, pour commander un service exécutif, n’a à sa disposition aucun moyen de le récompenser ; qui ne peut ni donner la jouissance d’aucun poste permanent, ni faire aucune concession de terres, ni accorder aucun pension, ne fût-elle que de 15 l. st.; ni décorer un sujet même du titre le plus trivial et le plus vain ? Le roi n’est pas plus, en France, la source des honneurs, qu’il n’est celle de la justice. Toutes les récompenses, toutes les distinctions, sont dans d’autres mains. Ceux qui servent le roi n’ont plus d’autre mobile que la crainte, et la crainte de tout, excepté de leur maître. Les fonctions royales, relativerment à la répression intérieure, sont aussi odieuses que celles qu’il a à exercer dans le département de la justice. Y a-t-il quelque secours à accorder à une municipalité ? L’Assemblée le donne. Faut-il envoyer des troupes pour soumettre des rebelles à l’obéissance envers l’Assemblée ? C’est au roi à en exécuter l’ordre ; et, dans toute occasion, c’est toujours lui qui doit être souillé du sang de son peuple. Il n’a aucune négative ; cependant on se sert de son nom et de son autorité pour donner plus de force aux décrets les plus choquans ; et, pour mettre le comble à tout, il faut qu’il concoure à la boucherie de ceux qui voudraient faire quelques efforts pour le sortir de sa captivité, ou qui montreraient le plus faible attachement à sa personne ou à son ancienne autorité.

Le pouvoir exécutif devrait être composé de manière, que tous ceux sur lesquels il porte puissent être disposés à aimer et à respecter ceux auxquels ils sont obligés d’obéir. Une négligence affectée, ou, ce qui est pire encore, une obéissance littérale, mais perverse et mal intentionnée, doit être la source de la ruine des conseils les plus sages. En vain la loi essaiera de prévenir ou de déconcerter de telles négligences volontaires, ou ces attentions malignes. Il n’est pas au pouvoir de la loi de forcer les hommes à agir avec zèle. Les rois, même ceux qui le sont vraiment, peuvent, et même ils doivent endurer que les sujets qui leur déplaisent le plus jouissent de leur liberté ; ils peuvent aussi, sans déroger à leur dignité, supporter même l’autorité de quelques personnes de cette sorte, si cela est utile au bien de leur service. Louis XIII haïssait mortellement le cardinal de Richelieu ; mais ce monarque a dû la gloire de son règne et la stabilité même de son trône au soutien qu’il a accordé à ce ministre contre tous ses rivaux. Louis XIV, lorsqu’il monta sur le trône, n’aimait pas le cardinal Mazarin ; mais, pour ses propres intérêts, il le continua dans son pouvoir : avancé en âge, il détestait Louvois ; mais il endura sa personne pendant bien des années, parce qu’il servait fidèlement à sa grandeur. Lorsque Georges II fit entrer dans son conseil M. Pitt, qui certainement ne lui était point agréable, il ne fit rien qui pût humilier un sage souverain. Mais ces ministres, appelés par les affaires, et non par les affections, agissaient au nom du roi, et comme ses délégués ; ils ne s’affichaient pas ouvertement et constitutionnellement pour les maîtres de leurs rois. Je ne crois pas qu’aucun roi, lorsqu’il est remis de ses premières terreurs, puisse jamais franchement mettre du zèle et de la vigueur dans des mesures qu’il sait lui être dictées par des hommes qu’il soupçonné d’être dans les dispositions les plus funestes contre lui. Quels ministres, servant un tel roi (ou quelque autre nom qu’on lui donne), pourront cordialement obéir aux ordres de celui que, peu de jours auparavant, ils auraient, au nom de ce même roi, envoyé à la Bastille ? Voudront-ils obéir aux ordres de ceux qu’ils auront cru traiter avec beaucoup de douceur, en exerçant sur eux une justice despotique, et auxquels ils croyaient avoir procuré un asile par une prison ? Si, parmi vos innovations et vos régénérations, vous avez compté sur une telle obéissance, vous devriez opérer une révolution dans la nature, et procurer à l’esprit humain une nouvelle constitution. Autrement, votre gouvernement suprême ne peut être en harmonie avec son système exécutif. Il y a des cas où des noms et des abstractions ne suffisent pas pour agir. Vous êtes les maîtres d’appeler LA NATION une demi-douzaine d’individus qui vous guident, et que nous avons raison de craindre et de haïr. Le seul effet que cela produira, c’est que nous les craindrons et que nous les haïrons davantage. Si l’on a pensé qu’il fût justifiable et convenable d’opérer en France une telle révolution par de tels moyens et par de telles personnes, il aurait été plus sage de compléter l’entreprise des 5 et 6 octobre. Alors, le nouvel officier exécutif aurait dû sa situation à ses véritables maîtres ; il aurait pu être lié d’intérêts dans une association de crimes, et (si dans les crimes il pouvait y avoir des vertus) il aurait été lié par la reconnaissance, à servir ceux qui l’auraient promu à une place d’un grand profit et très-favorable à la sensualité, et à quelque chose de plus ; car il aurait reçu certainement de ceux qui n’auraient pas voulu donner de bornes à une existence qu’ils auraient créée, plus qu’ils n’ont voulu accorder à un antagoniste qu’ils ont avili et assujéti.

Un roi, réduit comme il l’est aujourd’hui, s’il se laissait entièrement abattre par ses malheurs au point de ne plus regarder comme la nécessité, mais comme les arrhes et le privilége de la vie, de manger et de dor mir, sans attacher aucun prix à la gloire ; un tel roi, dis-je, ne pourra jamais être propre à un tel office. S’il sent, comme tous les hommes sentent communément, il sera convaincu que, dans une position tellement circonscrite, il ne peut acquérir ni réputation, ni gloire. Aucun intérêt généreux ne peut l’exciter à agir. Ce qu’il a de mieux à faire, c’est de demeurer passif, et de tenir sur la défensive. Pour un homme du peuple un tel emploi pourrait être honorable ; mais il est très-différent d’être élevé à cette hauteur, ou d’y descendre ; et les sentimens que cela suggère sont aussi très-différens. S’il nomme réellement ses ministres, ils sympathiseront avec lui : les lui donne-t-on malgré lui ? tout le travail entre eux et le roi nominal sera une mutuelle contradiction. Dans tous les autres pays, l’emploi de ministre d’État est de la plus haute dignité : en France, il est rempli de dangers, et il ne peut procurer aucune gloire. Malgré sa nullité, il ne cessera pas d’être brigué, tant qu’il existera dans le monde une folle ambition, ou tant que le désir d’un misérable salaire aiguillonnera l’aveugle avarice. Les compétiteurs des ministres ont le droit, par votre nouvelle constitution, de les attaquer dans leurs parties les plus sensibles, tandis qu’ils n’ont de moyens de se défendre que sous le caractère dégradant d’accusés. Les ministres d’État, en France, sont les seules personnes, dans ce pays, qui soient incapables de prendre part aux conseils nationaux. Quels ministres ! quels conseils ! quelle nation ! – Mais ils sont responsables. — C’est un misérable service que celui que l’on peut retirer de la responsabilité ! L’élévation de l’âme, qui dérive de la crainte, ne rendra jamais une nation glorieuse. La responsabilité prévient les crimes ; elle rend dangereuses toutes les atteintes contre les lois ; mais il n’y a que des idiots qui puissent croire qu’elle soit le principe d’un service actif et zélé. Doit-on confier la conduite d’une guerre à un homme qui en abhorrerait le principe ; qui, à chaque démarche qu’il ferait pour assurer son succès, ne ferait que confirmer le pouvoir de ceux par lesquels il serait opprimé ? Les puissances étrangères traiteront-elles sérieusement avec celui qui ne jouit pas de la prérogative de faire la paix ou la guerre ? Non, non ; pas même comme dans up seul vote par lui-même ou par ses ministres, ou par quelqu’un qu’il puisse influencer. Une condition méprisable ne peut pas convenir à un prince ; il vaudrait mieux s’en débarrasser tout d’un coup.

Je sais bien que l’on dira que ces caprices de cour et de gouvernement n’auront lieu que pendant cette génération, et que le roi a été amené à déclarer que le dauphin serait élevé conformément à sa situation. S’il doit se conformer à sa situation, il n’aura aucune éducation à recevoir. Il faudra que ses institutions soient pires encore que celles d’un monarque arbitraire. S’il lit : – qu’il lise ou non, quelque bon ou quelque mauvais génie lui apprendra que ses ancêtres étaient des rois ; et, dès ce moment, il éprouvera l’ambition de reprendre son rang, et de venger ses pères. Ceci, me direz-vous, n’est pas son devoir. Cela peut être, mais c’est la nature ; et ce n’est pas agir sagement, que de faire quelque fond sur le frein du devoir, quand on a contre soi la nature. Dans ce plan futile de politique, l’État nourrit dans son sein, pour le présent, un germe de faiblesse, de perplexité, de réactions, d’insuffisance et de dépérissement ; et il prépare les moyens de sa ruine finale. Enfin, je ne vois rien dans la force exécutive (je ne puis l’appeler autorité) qui ait même l’apparence de la vigueur, ou qui, dans ses relations avec le pouvoir suprême, soit celui qui existe aujourd’hui, soit celui que l’on projette pour le gouvernement à venir, annonce, en aucune manière, le moindre degré d’une juste correspondance, ou symétrie, ou relation amicale.

Vous avez formé, par une économie aussi perverse que l’est votre politique, deux établissemens de gouvernement[163] ; un réel, un fictif ; tous deux entretenus à grands frais ; mais je crois que le fictif est le plus dispendieux. — Une machine telle que cette dernière ne vaut pas la graisse de ses roues. La dépense en est exorbitante ; et, soit par son extérieur, soit par l’usage, elle ne vaut pas la dixième partie de sa dépense. — Oh ! mais, je ne rends pas justice aux talens des législateurs, je n’accorde pas à la nécessité autant que je le devrais. Ce plan de force exécutive n’était pas de leur choix. Cette pompe doit être conservée ; le peuple.ne consentirait pas à s’en défaire. — Très-bien ; je vous entends. Vous savez, en dépit de vos grandes théories, auxquelles vous voudriez soumettre le ciel et la terre, vous savez comment vous conformer à la nature des choses et aux circonstances ; mais, puisque vous étiez obligés de vous conformer à ce point aux circonstances, vous auriez dû porter plus loin votre soumission, et avoir pris ce que vous étiez obligés de prendre ; un instrument convenable et propre à remplir ses fins : cela était en votre pouvoir. Par exemple, parmi beaucoup d’autres, il dépendait de vous de laisser à votre roi le droit de faire la paix ou la guerre. — Quoi ! laisser au pouvoir exécutif la plus dangereuse de toutes les prérogatives ? — Je n’en connais pas une plus dangereuse, ni qui soit plus nécessaire à confier ainsi. — Je ne dis pas que cette prérogative dût être confiée à votre roi, séparément de toutes les autres qui devaient l’accompagner, et dont vous l’avez aussi privé ; mais, s’il les eût possédées ensemble, toutes hasardeuses qu’elles sont, il serait résulté d’une telle constitution, des avantages qui auraient plus que compensé les risques. Il n’y a pas d’autre moyen pour prévenir les intrigues particulières et personnelles que d’autres potentats de l’Europe pourront entretenir avec les membres de votre Assemblée ; de les empêcher de se mêler à vos intérêts, et de fomenter, au cœur même de votre pays, les plus pernicieuses de toutes les factions, celles que les puissances étrangères dirigent et dont elles profitent. Nous sommes jusqu’à présent, grâces à Dieu, exempts de ce malheur, le plus grand de tous. Votre habileté, si vous en avez aucune, aurait été bien employée à trouver des correctifs indirects et des moyens de contrôler cette dangereuse prérogative. Si vous n’aimez pas ceux que nous avons adoptés en Angleterre, vos chefs auraient pu exercer leurs talens à en imaginer de meilleurs. S’il était nécessaire de faire sentir, par un exemple, les conséquences d’un gouvernement exécutif tel que le vôtre dans la conduite des grandes affaires, je vous renverrais aux derniers rapports que M. de Montmorin a faits à l’Assemblée, et à toutes les autres démarches relatives aux différents survenus entre l’Angleterre et l’Espagne. Ce serait trop peu présumer de votre intelligence que de vous les indiquer.

J’entends dire que les personnes qu’on appelle ministres, ont déclaré l’intention de résigner leurs places ; je suis bien étonné qu’ils n’aient pas pris ce parti depuis long-temps : pour rien dans l’univers je ne serais resté dans une position semblable à celle où ils ont été depuis ces douze derniers mois. Je tiens pour sûr qu’ils désiraient vivement la révolution ; qu’il en soit ce qu’il voudra, il était impossible qu’étant placés sur une éminence, quoiqu’une éminence d’humiliation, ils ne fussent pas les premiers à apercevoir collectivement, et à sentir, chacun dans son département, les maux produits par cette révolution. À chaque pas qu’ils ont fait ou refusé de faire, ils ont dû sentir la dégradation progressive de leur propre patrie, et gémir de l’impossibilité où ils étaient de la servir. Ils étaient placés dans un genre de servitude en sous-ordre, dans laquelle jusqu’alors on n’avait vu aucun homme. Privés de la confiance de leur souverain, qui les avait pris malgré lui ; privés même de celle de l’Assemblée Nationale, qui les lui avait donnés par force, ils ont vu toutes les nobles fonctions de leurs places exercées par des comités de l’Assemblée Nationale, sans aucune espèce d’égards, ni pour leurs personnes, ni pour la dignité dont ils étaient revêtus. Ils ont à exécuter, et ils n’ont pas de pouvoir ; ils sont responsables de leurs actions, et leurs actions sont subordonnées ; ils ont à délibérer, et le résultat leur est prescrit d’avance. Dans leur situation embarrassante, soumis à deux souverains, sans influence ni sur l’un, ni sur l’autre, ils sont forcés d’agir de manière (effectivement quelle que soit leur intention) à trahir quelquefois l’une, quelquefois l’autre, et à se trahir toujours eux-mêmes. Telle a été leur situation, telle doit être celle de ceux qui leur succéderont. Je porte un grand respect, et je souhaite beaucoup de prospérité à M. Necker; j’ai reçu de lui des marques d’attention pour lesquelles je lui suis obligé. Lorsque ses ennemis l’eurent chassé de Versailles, je pensai que cet exil était un vrai sujet de félicitation, Sed multœ urbes et publica vota vicerunt ; mais il lui a fallu céder au vau public, et il est assis maintenant sur les ruines de la finance et sur celles de la monarchie française[164].

On pourrait encore faire beaucoup d’autres observations sur la partie du pouvoir exécutif du nouveau gouvernement ; mais la fatigue doit donner des bornes à une discussion sur un sujet qui semble n’en pas avoir par lui-même.

Il ne m’est pas possible de découvrir plus de talent ni plus de génie dans la partie de l’ordre judiciaire créé par l’Assemblée. Selon leur marche ordinaire, vos faiseurs de constitution ont commencé par l’abolition totale des Parlemens. Ces corps respectables, ainsi que le reste de l’ancien gouvernement, avaient besoin de quelques réformes, même quoique l’on ne dût rien changer à la monarchie ; ils exigeaient plusieurs modifications pour les adapter au système d’une constitution libre ; mais ils avaient dans leur constitution des particularités qui méritaient d’être approuvées par les hommes sages. Il en était une fondamentale par excellence : ils étaient indépendans. La circonstance la plus douteuse attachée à leur charge, la vénalité, contribuait cependant à ce caractère d’indépendance : ils étaient magistrats pour toute leur vie, on peut même dire par héritage. Nommés par le monarque, on les regardait presque comme hors de son pouvoir. On pouvait juger de leur indépendance radicale par les efforts les plus éclatans que l’autorité fit contre eux ; ils étaient des corps politiques permanens, constitués pour résister aux innovations arbitraires : en sorte que par leur manière d’être, et par beaucoup de leurs formes, ils étaient parfaitement calculés pour assurer tout à la fois aux lois et leur authenticité et leur inviolabilité. Ils avaient été pour elles un asile sûr dans toutes les révolutions du caprice et de l’opinion ; ils avaient conservé à leur patrie ce dépôt précieux pendant les règnes des princes arbitraires et pendant les orages des factions. Ils entretenaient le souvenir de la constitution et ils en gardaient les archives ; ils étaient la sauve-garde des propriétés privées ; et l’on peut dire (lorsque la liberté personnelle n’existait pas) qu’elles étaient aussi bien protégées en France que dans tout autre pays. Tout ce qui est suprême dans un État, devrait avoir, autant que possible, son autorité judiciaire constituée de manière non-seulement à ce qu’elle ne fut pas totalement dans sa dépendance, mais à ce qu’elle pût en quelque sorte la balancer. Il devrait donner à sa justice une sûreté contre son pouvoir ; il devrait faire que sa judicature fût en quelque sorte extérieure à l’État.

Ces Parlemens avaient opposé, non certainement les meilleurs, du moins un très-grand nombre de correctifs aux excès et aux vices de la monarchie. Une telle judicature indépendante était dix fois plus nécessaire lorsque la démocratie était devenue le pouvoir absolu du royaume. Dans votre constitution, des juges électifs, temporaires et locaux, tels que vous les avez imaginés ; des juges dépendans dans l’exercice de leurs fonctions, et agissant dans un cercle trop étroit, formeront les plus détestables de tous les tribunaux. En vain espérera-t-on d’obtenir d’eux quelque justice en faveur des étrangers, des riches haïs, de la minorité des partis détruits, de ceux qui, aux élections, auraient voté pour des candidats rejetés. Il sera impossible de garantiṛ ces nouveaux tribunaux du plus mauvais esprit de faction. Nous savons par expérience que toutes ces inventions de ballotage ne sont que des moyens vains et puérils pour obvier au danger des préventions. Lorsqu’ils réussissent à produire cet effet mystérieux qu’on en attend, ils font naître la défiance, et c’est une cause encore bien plus fâcheuse de partialité.

Si les Parlemens avaient été conservés, au lieu d’occasioner, par leur dissolution, un changement si funeste dans la nation, ils auraient pu servir dans ce nouveau gouvernement, non pas peut-être exactement de même (je ne prétends pas faire un parallèle exact) mais à peu près comme le faisaient à Athènes la cour et le sénat de l’Aréopage, c’est-à-dire comme un contre-poids et comme un correctif à tous les maux qui accompagnent une démocratie inconsidérée et injuste. Chacun sait que ce tribunal était le grand modérateur de l’État ; chacun sait avec quel soin il était maintenu, par quel respect religieux il était consacré. Les Parlemens n’étaient pas tout-à-fait exempts de factions’: j’en conviens ; mais ce mal était extérieur et accidentel ; il tenait beaucoup moins au vice de leur constitution elle-même, qu’il ne sera inséparable de vos nouvelles inventions de judicature électives pour six années. Différens Anglais sollicitent l’abolition des anciens tribunaux, sur la supposition qu’ils se décidaient en tout par la faveur et l’argent. Mais les Parlemens ont soutenu les recherches de la monarchie et de la république. La cour était bien disposée à prouver la corruption de ces corps, lorsqu’elle les détruisit en 1771. Ceux qui viennent de les détruire l’auraient fait aussi s’ils l’avaient pu ; mais ces deux inquisitions n’y ayant pas réussi, j’en conclus qu’une honteuse corruption pécuniaire devait avoir été infiniment rare parmi eux.

Il aurait été prudent, en conservant les Parlemens, de leur laisser aussi leur ancien pouvoir d’enregistrer, et de faire au moins des remontrances sur tous les décrets de l’Assemblée Nationale, comme ils faisaient sur ceux qui étaient rendus pendant le temps de la monarchie. Ç’aurait été un moyen de faire cadrer les décrets occasionnels d’une démocratie avec quelques principes d’une jurisprudence générale. Le vice des anciennes démocraties, et l’une des causes de leur ruine, a été de faire ce que vous faites ; des décrets de circonstance ; psephismata. Cette pratique ne tarda pas à détruire l’ensemble et la stabilité des lois ; elle anéantit le respect du peuple pour elles, et elle amena leur ruine totale.

Le pouvoir de remontrances, qui appartenait aux Parlemens dans les temps de la monarchie, vous en avez investi, et c’est le comble de l’absurdité, votre premier officier exécutif, que vous vous obstinez, an mépris du bon sens, à appeler roi. Vous ne devriez jamais endurer de remontrances de la part de celui dont le devoir est d’exécuter, d’est n’avoir aucune idée nette, ni sur ce qu’est le conseil, ni sur l’exécution, ni sur l’autorité, ni sur l’obéissance. La per sonne que vous appelez roi, ne devrait point avoir ce pouvoir, ou elle devrait en avoir davantage.

Vos dispositions actuelles sont donc strictement judiciaires. Au lieu d’imiter votre monarchie, et de placer vos juges sur le banc de l’indépendance, votre objet est de les réduire à l’obéissance la plus aveugle. Comme vous avez changé toutes choses, vous avez inventé de nouveaux principes d’ordre : vous commencez par établir des juges, qui, je le suppose, doivent juger d’après la loi ; et ensuite vous leur donnez à entendre que dans un temps on dans un autre ; vous vous proposez de leur donner des lois d’après lesquelles ils auront à se décider. Toutes leurs anciennes études (si toutefois ils en ont fait) leur seront inutiles. Mais pour suppléer à ces études, ils sont obligés de jurer d’obéir à tous les règlemens, à tous les ordres et à toutes les instructions qui leur seront donnés par l’Assemblée Nationale. S’ils s’y soumettent, la loi sera sans base pour son objet. Elles deviendront incomplètes et les instrumens les plus dangereux dans les mains du pouvoir, qui, au milieu d’une cause, ou de ce qu’elle laisse préjuger, pourra totalement changer la règle de la décision. Si ces ordres de l’Assemblée Nationale viennent à déplaire au peuple, qui choisit ses juges dans chaque localité, il en résultera une telle.. confusion, qu’il est affreux d’y penser. En effet, les juges sont redevables de leurs places à une autorité locale, et les commandemens auxquels ils jurent d’obéir, leur sont donnés par ceux qui n’ont aucune part à leur commission. Au surplus, ils auront pour se guider et pour s’encourager dans l’exercice de leurs fonctions, l’exemple du Châtelet.. Ce tribunal est chargé d’examiner les criminels qui lui sont envoyés par l’Assemblée Nationale, ou amenés devant lui par d’autres voies de délation. Ces juges siégent sous la protection d’une garde pour défendre leurs propres vies ; ils ne savent pas d’après quelle loi ils jugent, ni d’après quelle autorité ils agissent, ni de quel titre ils la tiennent. On croit qu’ils sont quelquefois obligés de condamner, au péril de leur vie. Ceci n’est peut-être pas certain, et n’est pas de nature à pouvoir être assuré ; mais nous savons que, lorsqu’ils ont acquitté, ils ont vu les prisonniers qu’ils avaient déchargés de l’accusation, pendus à la porte de leur tribunal, avec une parfaite impunité pour les bourreaux.

L’Assemblée a promis qu’elle formerait un corps de loi qui serait court, simple, clair et ainsi de suite, c’est-à-dire qu’avec ses lois courtes, elle accordera davantage à la liberté des juges, tandis qu’elle a enlevé à l’autorité toutes les lumières qui pouvaient rendre une discrétion judiciaire (chose dangereuse dans ce qu’elle a de meilleur ) une liberté complète.

Il est curieux d’observer les soins que l’on a pris pour soustraire les corps administratifs à la juridiction de ces nouveaux tribunaux ; c’est-à-dire que les personnes qui devaient le plus être sous l’empire de la loi, sont celles que l’on soustrait le plus complétement à son pouvoir. Les hommes qui ont quelque rapport avec le maniement des deniers publics, sont ceux qui devraient être le plus strictement retenus dans leur devoir. On aurait présumé, si votre intention réelle n’eût pas été de faire de ces corps administratifs des états souverains indépendans, que vous auriez placé au rang des choses les plus dignes de vos soins l’établissement d’un tribunal respectable, semblable à ce qu’étaient vos parlemens, ou tel que notre Banc du roi, où ressortissent tous nos officiers publics, soit pour obtenir protection quand ils agissent d’après la loi, soit pour en éprouver la rigueur s’ils s’en écartent. Mais la raison de cette exemption est évidente : ces corps administratifs sont les agens principaux des chefs dans leur course vers la démocratie à l’oligarchie ; il faut par conséquent les mettre au dessus de la loi. On dira que les tribunaux légaux que vous avez établis ne sont pas propres à les tenir en bride : on certainement ; ils ne sont propres à aucun dessein raisonnable. On dira aussi que les corps administratifs seront responsables à l’Assemblée Nationale. Je crains que parler ainsi ne soit montrer peu de considération, ni pour la nature de cette Assemblée, ni pour celle de ses corporations. Au surplus, être soumis au bon plaisir de cette Assemblée, c’est ne pas l’être à l’empire de la loi, pour en être protégé, ou pour en être puni.

Il manque encore quelque chose au complément de cet établissement judiciaire ; il doit être couronné par un nouveau tribunal : celui-ci occupera le plus haut rang de la judicature. Il jugera tous les crimes qui seront commis contre la nation, c’est-à-dire contre le pou voir de l’Assemblée. On pourrait croire que ces mes sieurs ont eu en vue quelque chose de semblable à la hante-cour de justice érigée en Angleterre, pendant le temps de l’usurpation : comme cette partie de leur plan n’est pas encore achevée, il n’est pas possible d’en porter de jugement. Cependant, si l’on ne prend pas le plus grand soin pour le composer dans un esprit tout différent de celui qui a dirigé jusqu’à présent tous leurs procédés relativement aux crimes d’État, ce tribunal, sous la dépendance de leur inquisition (le Comité des Recherches), éteindra en France les dernières étincelles de la liberté, et établira la tyrannie la plus effrayante et la plus arbitraire qu’on ait jamais connue dans aucune nation. S’ils veulent donner à ce tribunal quelque apparence de liberté et de justice, il ne faut pas qu’ils y envoient ou qu’ils en retirent, au gré de leurs caprices, les affaires relatives aux membres mêmes de l’Assemblée. Il faut aussi qu’ils écartent un tel tribunal de l’enceinte de la république de Paris[165].

Avez-vous déployé plus de sagesse dans la constitution de votre armée, que l’on en aperçoit dans votre ordre judiciaire ? Un arrangement convenable dans cette partie était ce qu’il y avait de plus difficile, et demandait le plus d’attention et d’habileté, non-seulement à cause de l’intérêt qui lui est propre, mais en ce que c’est le troisième principe constitutif, dans ce nouveau corps de républiques, que vous nommez la nation française. Il est vraiment très-difficile de deviner ce que cette armée deviendra en définitive. Celle que vous avez décrétée est assurément bien assez nombreuse ; ses appointemens sont assez considérables ; ils sont pour le moins en proportion avec vos moyens apparens de paiement. Mais quel est le principe de sa discipline ? Ou à qui doit-elle obéir ? Vous avez pris le loup par les oreilles ; et je vous félicite sur l’heureuse position que vous avez su vous procurer, et qui vous donne tout avantage pour délibérer librement, soit relativement à cette armée, soit à tout autre chose.

M. de la Tour-du-Pin est ministre et secrétaire d’État au département de la guerre : il est, ainsi que ses collègues en administration, un des plus zélés soutiens de la révolution[166], et un des admirateurs les plus chauds de la nouvelle constitution produite par ce grand événement. Son discours sur l’organisation de l’armée est important, non-seulement à raison de l’autorité de sa place et de sa personne, mais parce qu’il met’ en évidence la situation actuelle de l’armée de la France, et parce qu’il répand un grand jour sur les principes d’après lesquels agit l’Assemblée dans l’administration de cet objet dangereux. Il nous mettra, à portée de décider jusqu’à quel point il peut convenir à notre pays d’imiter la politique militaire de la France.

M. de la Tour-du-Pin se présenta le 4 juin 1790, pour rendre compte de l’état de son département, tel qu’il existe sous les auspices de l’Assemblée Nationale. Personne ne peut le connaître aussi bien ; personne ne pouvait l’exprimer mieux. Il dit, en s’adressant à l’Assemblée Nationale : « Sa majesté m’envoie aujourd’hui pour vous informer des nombreux désordres dont elle apprend chaque jour les affligeantes nouvelles. Le corps militaire menace de tomber dans la plus turbulente anarchie : des régimens entiers ont osé violer à la fois le respect dû aux ordonnances, au roi, à l’ordre établi par vos décrets, et à des sermens prêtés avec la plus imposante solennité. Forcé par les devoirs de ma place de vous faire connaître ces excès, mon cœur se serre ; quand je songe que ceux qui les ont commis, ceux contre qui je ne puis m’empêcher de vous porter les plus amères plaintes, font partie de ces mêmes soldats que je connus jusqu’à ce jour si loyaux, si remplis d’honneur, et dont, pendant cinquante années, j’ai constamment vécu le camarade et l’ami. (Il avait alors soixante-quatre ans.)

Quel inconcevable esprit de vertige et d’erreur les a tout à coup égarés ? Tandis que vous ne cessez de travailler à établir dans tout l’empire l’ensemble et l’uniformité ; quand le Français apprend à la fois de vous, et le respect que les lois doivent aux droits de l’homme, et celui que les citoyens doivent aux lois, l’administration militaire n’offre plus que trouble, que confusion : je vois dans plus d’un corps les liens de la discipline relâchés ou brisés ; les prétentions les plus inouïes affichées sans détour ; les ordonnances sans force, les chefs sans autorité ; la caisse militaire et les drapeaux enlevés, les ordres du roi même bravés hautement[167] ; les officiers méprisés, avilis, menacés, chassés, quelques-uns même captifs au milieu de leur troupe, y traînant une vie précaire, au sein des dégoûts et des humiliations ; et, pour comble d’horreur, des commandans égorgés sous les yeux, el presque dans les bras de leurs propres soldats.

Ces maux sont grands, mais ne sont pas les pires que puissent entraîner ces insurrections militaires ; elles peuvent, tôt ou tard, menacer la nation même....

La nature des choses exige donc que jamais il (le corps militaire) n’agisse que comme instrument : du moment où, se faisant corps délibératif, il se permettra d’agir d’après ses résolutions, le gouvernement, quel qu’il soit, dégénérera bientôt en une démocratie militaire, espèce de monstre politique qui toujours finit par dévorer les empires qui l’ont produit.

Qui peut, d’après cela, ne pas s’alarmer de ces conseils irréguliers, de ces comités turbulens, formés dans quelques régimens par des bas-officiers et soldats, à l’insu ou même au mépris de leurs supérieurs, dont, au reste, la présence n’eût pu légitimer ces monstrueuses assemblées démocratiques ? »

Il n’est pas nécessaire de rien ajouter à cette peinture achevée : achevée autant que l’étendue de sou cadre le comportait ; mais qui, je le crains, bien, ne renferme pas encore dans leur totalité l’énumération des désordres de toute nature qui ont eu lieu dans cette démocratie militaire ; démocratie qui, ainsi que sagement et de bonne foi l’observe le ministre de la guerre, partout où elle existe, finit par devenir la véritable constitution de l’État, quelle que soit sa première dénomination originaire. Car, quoiqu’il informe l’Assemblée que la partie la plus considérable de l’armée n’a pas secoué l’obéissance, et qu’elle est encore attachée à sou devoir, il n’en est pas moins vrai que les voyageurs qui ont vu ces corps, dont la conduite est, dit-on, la meilleure, ont plutôt remarqué en eux l’absence de la révolte que l’existence de la discipline.

Je ne puis m’empêcher de m’arrêter ici un moment, pour réfléchir sur les expressions de surprise qui sont échappées à ce ministre, relativement aux excès dont il rend compte. L’abandon que les troupes ont fait de tous leurs anciens principes, de leur loyauté et de leur honneur, lui paraît tout-à-fait inconcevable. Certainement, ceux à qui il s’adressait n’en connaissaient que trop bien les causes. Ils savent quelle est la doctrine qu’ils ont prêchée, quels sont les décrets qu’ils ont rendus, et quelles manœuvres ils ont favorisées. Les soldats se souviennent dir6 octobre ; ils se souviennent des gardes françaises ; ils n’ont pas oublié la prise des châteaux forts, à Paris et à Marseille ; ils n’ont pas oublié que les gouverneurs des châteaux de ces deux villes ont été massacrés par eux, et qu’ils l’ont fait avec impunité : ce sont des faits qui ne sont pas sortis de leur mémoire ; ils n’abandonnent pas les principes de l’égalité des hommes, qui ont été établis avec tant d’ostentation et après de si grands travaux. Ils ne pen vent s’empêcher de voir la dégradation de tou blesse de France, et la suppression de l’idée même que l’on avait d’un gentilhomme. Ce n’est pas une chose perdue pour eux que l’abolition des titres et des distinctions. Comment M. de la Tour-du-Pin peut-il être étonné de leur déloyauté, après que les docteurs de l’Assemblée leur ont donné des leçons sur la manière de respecter les lois ? Il est aisé de prévoir à laquelle de ces leçons donneront la préférence des hommes qui ont les armes en main. Quant à l’autorité du Roi, nous pouvons apprendre de ce ministre lui-même (si au reste tout n’était pas superflu à cet égard,) qu’elle ne jouit pas d’une plus grande considération parmi ses troupes que partout ailleurs. « Le Roi, dit-il, a sans cesse renouvelé les ordres nécessaires pour arrêter ces excès ; mais dans une crise aussi terrible, votre concurrence (celle de l’Assemblée) est devenue indispensablement nécessaire pour prévenir les maux qui menacent l’État : vous unissez à la force du pouvoir législatif celle de l’opinion, qui est beaucoup plus importante. » Sans contredit, l’armée ne peut avoir aucune opinion du pouvoir ou de l’autorité du Roi. Peut-être que depuis ce temps, le soldat a appris que l’Assemblée elle-même ne jouit pas d’un grand plus degré de liberté que cette image de roi.

Voyons actuellement ce que l’on a proposé de faire, dans une des circonstances les plus urgentes qui puis sent s’offrir dans un État. Le ministre requiert l’Assemblée d’intervenir dans toutes ces terreurs et de dé ployer toute sa majesté. Il la conjure de faire en sorte que les principes graves et sévères qu’elle a annoncés, puissent donner quelque vigueur à la proclamation du roi. Après une telle démarche nous devions nous attendre à voir agir les Cours civiles et militaires ; à voir licencier quelques régimens ; à en voir décimer d’autres ; et à revoir l’appareil terrible que la nécessité a fait employer dans des cas semblables pour arrêter les progrès du plus funeste de tous les maux. On devait particulièrement s’attendre à ce que l’on ferait des recherches exactes sur les meurtriers des chefs, à la vue de leur régiment. Pas un mot de tout cela, ou de rien qui y ressemble. Lorsque l’Assemblée vit que les soldats foulaient aux pieds les décrets rendus par elle et promulgués par le Roi, elle rendit de nouveaux décrets, et elle autorisa le Roi à faire de nouvelles proclamations. Après avoir reçu par le secrétaire d’État de la guerre, la preuve que les régimens n’avaient aucun égard à ce serment qu’ils avaient prêté avec la plus imposante solennité, elle proposa — quoi ? — encore des sermens. Elle renouvela les décrets et les proclamations, à mesure qu’elle en reconnut l’insuffisance, et elle multiplia les sermens, à mesure qu’elle affaiblissait dans les âmes les lois de la religion. J’espère qu’en envoyant aux soldats le modèle de leur serment civique, on n’a pas oublié d’y joindre de bons extraits des excellens discours de Voltaire, de d’Alembert, de Diderot et d’Helvétius, sur l’immortalité de l’âme, sur une providence toute particulière qui préside à nos actions, et sur la nature des récompenses et des châtimens d’une vie future. Je ne doute pas que cela n’ait été fait, quand je sais qu’un certain genre de lectures fait une partie, qui n’est pas peu considérable, de leurs exercices militaires, et qu’ils sont au moins aussi abondamment approvisionnés en pamphlets qu’en cartouches.

Pour prévenir tous les maux qui dérivent des conspirations, des consultations irrégulières, des comités séditieux et des assemblées, monstrueuses démocratiques entre les soldats (« comitia, comices »); et tous les désordres qui dérivent de la paresse, de la luxure, de la dissipation, et de l’insubordination, je crois qu’on a employé les plus étonnans de tous les moyens dont on ait jamais fait usage parmi les hommes, même dans ce siècle si fertile en inventions. Ce n’est pas moins que ceci : — Le roi a proclamé par des lettres, circulaires à tous les régimens, qu’il autorisait formellement et encourageait ; les différens corps à se joindre aux clubs et aux confédérations dans les diverses municipalités, et à se mêler à leurs fêtes et à leurs divertissemens civiques. Cette discipline joyeuse, à ce qu’il semble, doit adoucir la férocité du soldat ; elle a pour but de la rapprocher, par ces repas, de ses autres camarades de tous états,, et de fondre toutes les conspirations, particulières dans des associations, plus générales[168]. Je n’ai pas de peine à croire que ce remède. a dû être agréable aux soldats, d’après la peinture faite par M. de la Tour-du-Pin ; et que, tout rebelles qu’ils sont d’ailleurs, ils se soumettront respectueusement à ces proclamations royales. Mais je demanderais si tous ces sermens, toutes ces associations et toutes ces fêtes civiques les disposeront, plus qu’ils le ne sont actuelle ment, à obéir à leurs officiers, ou s’ils en apprendront mieux à se soumettre aux règles austères de la discipline militaire. Cela en fera d’excellens citoyens à la mode française, mais nullement des soldats parfaits selon toute autre mode. Il est bien permis de douter si les conversations qui s’établissent à ces bonnes tables, conviennent beaucoup plus au caractère de simples instrumens, comme la nature des choses exige que cela soit toujours dans une armée, ainsi que l’observe justement cet ancien officier et cet homme d’État.

Quant aux progrès qu’il était vraisemblable que cette liberté de participer aux fêtes municipales ferait faire à la discipline militaire, nous pouvons en juger par ce qui est dit à ce sujet dans le même discours du même ministre, qui avait fait circuler la permission et la sanction du roi pour les y autoriser. Il se flattait que, pour le moment, ses efforts pourraient ramener l’ordre, d’après les bonnes dispositions de certains régimens. Mais, dans l’avenir, il aperçoit quelques nuages ; il dit, en parlant des moyens propres à empêcher le retour de la confusion : « Mais il s’agit d’en prévenir à jamais le retour (et c’est de quoi cette administration ne saurait vous répondre, tant qu’on verra les municipalités s’arroger sur les troupes un pouvoir que vos institutions ont réservé tout entier au monarque). Vous avez fixé les limites de l’autorité militaire et de l’autorité municipale : l’action que vous avez permise à cette dernière sur l’autre, est bornée au droit de requérir ; mais jamais, ni la lettre, ni l’esprit de vos décrets, n’ont autorisé les communes à déposer, à juger des officiers, à commander aux soldats, à leur enlever les postes confiés à leur garde, à les arrêter dans les marches ordonnées par le roi, à prétendre, en un mot, asservir l’armée de l’Etat aux caprices de chacune des cités, ou même des bourgs qu’elle traversera. »

Tel est le caractère, telles sont les dispositions de ces municipalités qui seront chargées de ramener les soldats aux vrais principes de la subordination militaire, et de les réduire à n’être que de purs instrumens dans les mains du pouvoir suprême ! Telles sont les maladies des troupes ! tels sont leurs remèdes ! Telle est l’armée, telle est la marine. Les municipalités rendent nuls les décrets de l’Assemblée, et les matelots, à leur tour, rendent nuls les ordres des municipalités. Je plains, en vérité, du fond de mon coeur, la situation d’un serviteur respectable du public, tel que ce ministre de la guerre, obligé, au déclin de ses ans, à faire raison à l’Assemblée des santés civiques qu’elle lui porte, et à soumettre sa tête blanchie aux fantaisies bizarres de ces jeunes politiques. De tels plans ne peuvent avoir aucune convenance avec les sentimens d’un homme qui a vieilli dans le monde pendant cinquante ans. Ils sont plutôt ceux qu’on devait attendre de ces grands faiseurs de mélanges en politique, qui raccourcissent les routes, afin de les proportionner à leurs moyens, et ont une certaine assurance intime, fanatique et des lumières en tout ; sur le crédit desquels un de leurs docteurs a jugé convenable, avec de grands applaudissemens, et on succès plus grand, d’avertir l’Assemblée de ne pas écouter les vieillards ;, ou aucun de ceux qui se font un mérite de leur expérience. Je suppose qu’il faut que tous les ministres d’État subissent et adoptent cette épreuve ; qu’ils abjurent les hérésies et les erreurs de l’expérience et de l’observation : chaque homme a son goût ; mais quant à moi, je crois que si je ne pouvais pas atteindre jusqu’à la sagesse, je voudrais du moins conserver quelque chose de la dignité imposante et réelle de la vieillesse. Ces messieurs trafiquent en régénération ; mais, à quelque prix que ce fût, je ne voudrais soumettre mes fibres endurcies à être régénérées par eux ; ni, si loin de mon printemps, recommencer de nouveaux cris d’après leurs nouveaux accens, ou bégayer, dans ma seconde enfance, les sons élémentaires de leur métaphysique barbare[169]. Si isti mihi largiantur ut repueriscam et in eorum cunis vagiam, valdè recusem.

Vous ne pouvez découvrir la faiblesse de quelques parties de ce système puéril et pédantesque, qu’ils appellent une constitution, sans découvrir en outre qu’il n’y a que dangers et insuffisances dans toutes celles qui sont faites pour se correspondre immédiatement, ou dans celles dont les rapports sont éloignés. Vous ne pouvez proposer un remède pour l’incompétence de la couronne, sans mettre en évidence la faiblesse de l’Assemblée ; vous ne pouvez délibérer sur la confusion de l’armée, sans découvrir les désordres, plus fâcheux encore, des municipalités armées. Le militaire favorise l’anarchie civile ; et le civil, l’anarchie militaire. Je souhaite que chaque régiment lise avec soin le discours éloquent (il l’est vraiment) de M. de la Tour-du-Pin. Il attribue le salut des municipalités à la bonne disposition de quelques-unes des troupes : les troupes seront donc chargées de mettre les municipalités bien disposées, et l’on avoue que c’est le petit nombre, à l’abri du pillage dont les menacent celles qui sont mal disposées, et celles-ci forment le plus grand nombre. Mais les municipalités affectent la souveraineté, et veulent commander ces troupes qui sont nécessaires à leur sûreté. Il faut, en vérité, qu’elles les commandent ou qu’elles les flattent : leur situation les y oblige ; car, d’après la nécessité de leur position, et d’après les pouvoirs républicains qu’elles ont obtenus, il faut qu’elles soient ou les maîtres, ou les valets, ou les confédérés du militaire, ou l’un et l’autre successivement, ou qu’elles fassent un mélange du tout, selon les circonstances. Quel autre pouvoir que la municipalité, pourrait contenir l’armée ? Quel autre que l’armée, pourrait contenir les municipalités ? Pour maintenir la concorde, où il n’existe plus d’autorité, au hasard de toutes les conséquences, l’Assemblée essaie de guérir le désordre par le désordre ; et elle espère se mettre à l’abri d’une démocratie purement militaire, en lui donnant une part corrompue dans la municipalité.

Si les soldats contractent une fois l’habitude de se mêler dans les clubs municipaux, dans les cabales et dans les confédérations, une attraction élective les attirera vers la partie la plus basse et la plus désespérée ; ils transporteront avec eux leurs habitudes, leurs affections et leurs sympathies. Les conspirations militaires auxquelles on doit remédier par les confédérations civiques ; les municipalités rebelles, qu’on devait rendre obéissantes en leur fournissant les moyens de séduire les armées mêmes dont on comptait se servir pour les remettre à l’ordre ; toutes ces chimères d’une politique monstrueuse et funeste ne feront qu’aggraver les désordres mêmes dans lesquels elles ont pris leur source. Il faudra du sang ! Toutes les forces, de quelque nature qu’elles soient, sont si mal disposées ; toutes les autorités civiles et militaires sont tellement dénuées du sens le plus commun, qu’elles forceront à en répandre. On pourra venir à bout d’apaiser quelques désordres pour un temps et dans un endroit ; mais ils éclateront dans d’autres, parce que le mal est radical et intrinsèque. Tous ces plans, qui ont pour objet de mêler ensemble des soldats rebelles avec des citoyens séditieux, ne peuvent qu’affaiblir de plus en plus les liens de la subordination du soldat vis-à-vis de ses officiers, et ajouter à la turbulence des ouvriers et des paysans l’audace mutine du soldat. Pour pouvoir compter sur une véritable armée, il faut que l’officier soit tout aux yeux du soldat ; que toute son attention, tout son respect et toute son estime soient concentrés en lui. Les principales vertus des officiers seront dorénavant la douceur et la patience ; il faudra pour qu’ils puissent conduire leurs troupes, qu’ils emploient tous les artifices des élections, et qu’ils se conduisent en candidats plutôt qu’en commandans. Mais comme par de tels moyens le pouvoir peut occasionellement être dans leurs mains, l’autorité, par laquelle ils doivent être nommés, devient d’une haute importance.

On ne voit pas ce que vous pouvez faire en définitive, et cela ne sera pas d’une grande importance, tant que les rapports étrangers et contradictoires qui existent entre votre armée et toutes les parties de votre république, aussi bien que les rapports embarrassés de ces parties entre elles, et de chacune d’elles avec le tout, resteront dans l’état où ils sont. Vous paraissez avoir donné au roi la nomination provisoire des officiers en première instance, sauf l’approbation de l’Assemblée Nationale. Les hommes qui ont un intérêt en vue, savent fort bien, dans leur poursuite, découvrir où est le vrai siége du pouvoir. Les officiers ne tarderont pas à s’apercevoir que c’est celui à qui appartient une négative indéfinie, qui accorde réellement les places. Les officiers seront donc obligés de ne regarder, comme une route certaine de promotion, que les intrigues qu’ils auront dans l’Assemblée. Cependant, par votre nouvelle constitution, il faut qu’ils portent leurs premières demandes à la Cour. Cette double négociation pour parvenir aux grades militaires me semble une invention aussi bien adapté que si l’on s’était étudié à introduire dans l’Assemblée elle-même, une faction relativement à ce vaste patronage militaire ; et pour corrompre ensuite le corps des officiers par des factions d’une nature plus dangereuse encore pour la sureté du gouvernement, sur quelque base qu’il puisse être placé ; et destructive, à la fin, de l’action de l’armée elle-même. Ceux des officiers qui perdront par le refus de l’Assemblée, l’avantage des promotions auxquelles la Cour les destinait, deviendront d’une faction opposée à celle de l’Assemblée ; et ils fomenteront le mécontentement dans le cœur de l’armée contre ces pouvoirs régulateurs. D’un autre côté, les officiers qui, ayant réussi par le moyen de l’Assemblée, reconnaîtront qu’ils n’ont à la Cour qu’une obligation secondaire, et qu’ils doivent tout à l’Assemblée, mépriseront nécessairement une autorité qui ne pourra avancer ni retarder leur promotion. Si pour éviter ces maux vous n’avez d’autre règle de promotion ou de commandement que celle de l’âge, vous aurez une armée pour la forme ; en même temps elle deviendra plus indépendante et sera davantage celle d’une république militaire. Ce serait le roi qui serait l’instrument, et non pas l’armée. Un roi ne peut pas être déposé à moitié. S’il n’est pas tout dans le commandement de son armée, il n’y est rien du tout. Quel peut être l’effet d’un pouvoir placé de nom seulement, à la tête de l’armée, et qui n’est pour cette armée ni un objet de reconnaissance, ni un objet de crainte ? Un tel zéro n’est point propre à l’administration d’un objet, de tous le plus délicat, le commandement suprême de l’armée. Elle doit être contenue ; et son inclination la porte à ce que sa force exige, par une autorité personnelle, réelle, ferme, effective et décidée. L’autorité même de l’Assemblée souffre en passant par le canal affaiblissant qu’elle a choisi. L’armée ne conservera pas de longs égards pour une Assemblée qui n’agit que par l’organe d’une fausse apparence, sous une oppression avide. Elle ne voudra pas accorder sérieusement son obéissance à un prisonnier ; elle finira ou par mépriser un vain appareil, ou par avoir pitié d’un roi captif. Ce dilemme deviendra un dilemme sérieux dans votre politique, ou je serai bien trompé, dans les relations que vous avez établies entre le roi et votre armée.

On doit examiner, en outre, si une Assemblée telle que la vôtre, en supposant même qu’elle eût un autre organe pour transmettre ses ordres, est apte à propager l’obéissance et la discipline d’une armée. Il est reconnu que, jusqu’à présent, les armées ont accordé une autorité bien précaire et bien incertaine à tout sénat ou autorité populaire ; et elles y seront bien moins disposées encore à l’égard d’une Assemblée qui ne doit durer que deux ans, Les officiers perdront totalement le caractère qui convient à des militaires, s’ils supportent avec une soumission parfaite, et s’ils voient avec une admiration convenable la domination des avocats, et surtout s’ils sont obligés de renouveler sans cesse leurs hommages à une succession éternelle de ces avocats, dont les vues militaires, (à supposer même qu’ils en eussent), devront être aussi incertaines que leur durée est passagère. D’après la faiblesse d’un genre d’autorité, et d’après la fluctuation de toutes, les officiers de l’armée demeureront pendant quelque temps séditieux, et très-portés aux factions, jusqu’à ce qu’un général populaire, qui connaisse bien l’art de manier l’esprit du soldat, et qui possède le vrai talent du commandement, attire sur lui seul les regards de tous : l’armée lui obéira en faveur de son mérite personnel. Il n’y a pas d’autre manière de s’assurer de l’obéissance militaire, dans l’état actuel des choses. Mais au moment où cet événement arrivera, la personne qui commandera votre armée sera réellement votre maître, le maître (ce n’est pas dire beaucoup) de votre roi, le maître de votre Assemblée, le maître de toutes vos républiques[170].

Comment l’Assemblée est-elle parvenue à obtenir le pouvoir dont elle jouit actuellement sur l’armée ? Principalement, on n’en doute pas, en débauchant les soldats, et en les soulevant contre leurs officiers. Elle a commencé par la plus terrible opération ; elle a touché le point central autour duquel se réunissent et reposent les plus petites parties qui composent une armée ; elle a détruit le principe de l’obéissance, dans le grand lien essentiel et délicat, entre l’officier et le soldat, justement où commence la chaîne de la subordination militaire, et dont dépend tout ce système. Oa dit au soldat qu’il est citoyen, et qu’il jouit des droits de l’homme et du citoyen. Le droit de l’homme, lui dit-on encore, est de se gouverner soi-même, et de ne se laisser donner de lois que par ceux auxquels il a délégué sa propre part dans le gouvernement. Il est très-naturel qu’il s’imagine qu’il doit plus qu’aucun autre avoir le droit de faire son choix, lui qui sera obligé de se soumettre à une obéissance plus sévère qu’aucun autre. Par conséquent, il voudra probablement faire par système, ce qu’il fait aujourd’hui par circonstance ; c’est-à-dire qu’il voudra exercer au moins une négative dans le choix de ses officiers. Quant à présent, on sait que les officiers ne sont que tolérés, et cela à cause de leur bonne conduite. Dans le fait, il y a déjà eu beaucoup d’occasions où ils ont été rejetés par leurs corps. Ceci est donc une seconde négative sur le choix du roi ; une négative aussi effective, au moins, que celle qu’exercera l’Assemblée. Les soldats savent déjà que l’on n’a pas trop mal accueilli dans l’Assemblée la question qui y a été proposée, de savoir si les soldats ne devraient pas avoir directement le choix de leurs officiers, ou au moins d’un certain nombre d’entre eux. Quand on met en délibération de pareilles matières, il n’y a aucune extravagance à supposer que les soldats pencheront pour l’opinion qui sera la plus favorable à leurs prétentions. Ils ne supporteront pas qu’on puisse les croire l’armée d’un roi prisonnier, tandis qu’il existe dans le même royaume une autre armée, avec laquelle aussi ils ont à se livrer à des fêtes et à des confédérations, et regardée comme l’armée libre d’une constitution libre. Ils jetteront les yeux sur cette autre armée plus permanente : je veux dire sur l’armée municipale. Ils savent que ce corps élit actuellement ses propres officiers. Ils peuvent ne pas être capables de discerner pour quels motifs ils ne pourraient pas élire un marquis de La Fayette ((ou son nouveau nom)[171] comme un des leurs ? Si cette élection d’un commandant en chef fait partie des droits de l’homme, pourquoi cela ne ferait-il pas partie des leurs ? Ils voient des juges de paix électifs, des juges électifs, des curés électifs, des évêques électifs, des municipalités électives, et des commandans de l’armée de Paris électifs. — Pourquoi seraient-ils les seuls exclus ? Les braves troupes de la France seraient - elles les seuls hommes dans cette nation, qui ne fussent pas les juges compétens, du mérite militaire, et des talens nécessaires pour les commander en chef ? Sont-ils payés par l’État pour perdre par cette raison les droits de l’homme ? Ils sont eux-mêmes une partie de la nation, et ils contribuent à cette paie. Et le Roi lui-même, et l’Assemblée Nationale elle-même, et tous ceux qui élisent l’Assemblée Nationale, ne sont-ils pas payés aussi ? Au lieu de voir que toutes ces personnes soient déchues de leurs droits, parce qu’elles reçoivent un salaire, ils voient an contraire que dans tons ces cas un salaire leur est donné pour exercer leurs droits. Toutes vos résolutions, toutes vos manœuvres, tous vos débats, tous les ouvrages de vos docteurs en religion et en politique, ont été industrieusement placés entre leurs mains ; et vous vous attendez qu’ils s’appliqueront à eux-mêmes tout juste autant de vos doctrines et de vos exemples que cela vous plaira ?

Tout dépend de l’armée dans un gouvernement tel que le vôtre. Car vous avez habilement détruit toutes les opinions, tous les préjugés, et autant que vous l’avez. pu, tous les instincts mêmes qui sont le soutien des gouvernemens. C’est pourquoi au premier moment où il s’élèvera quelque différent entre l’Assemblée Nationale et quelque partie de la nation, vous serez obligés d’avoir recours à la force : on ne vous a rien laissé de plus, ou plutôt vous ne vous êtes rien laissé de plus à vous – mêmes. Vous voyez, par le rapport de votre ministre de la guerre, que la distribution de l’armée est faite, en grande mesure, dans la vue d’une répression intérieure[172]. Vous êtes forcés de gouverner par une armée, et vous avez infusé dans cette armée, par laquelle vous gouvernez, aussi bien que dans tout le corps de la nation, des principes qui, en peu de temps, vous priveront du pouvoir d’en faire l’usage auquel vous l’aviez destinée. Le Roi doit appeler les troupes à marcher contre le peuple, lorsque l’univers entier a entendu, et ces mots sonnent encore à nos oreilles, que les troupes ne devaient pas faire, feu sur leurs concitoyens. Les colonies se donnent une constitution indépendante, et un commerce libre : elles doivent être soumises par les troupes. Dans quel chapitre de votre code des droits de l’homme pourront-elles lire que c’est une partie de ces droits de l’homme, d’avoir leur commerce-soumis au monopole et à beaucoup d’entraves, pour le seul profit des autres ? De même que les créoles s’élèvent contre vous, les nègres s’élèvent contre eux. Encore des troupes, encore des massacres, des tortures, des potences ; ce sont vos droits de l’homme ! ce sont les fruits de ces déclarations métaphysiques, faites imprudemment, et honteusement rétractées ! Il n’y a que peu de jours, que des fermiers, dans un de vos carrés ou départemens, refusèrent de payer quelques espèces de rentes au seigneur de la terre. En conséquence de cela, vous avez décrété que tous les habitans des campagnes continueraient à payer rentes et devoirs, excepté ce que vous aviez aboli comme onéreux. Et s’ils refusent, alors vous ordonnerez au Roi de faire marcher des troupes contre eux. Vous établissez des propositions métaphysiques qui font tirer des conséquences universelles, et ensuite vous vous efforcez de limiter la logique par le despotisme. Les chefs du présent système font connaître à tous les individus les droits qu’ils ont, comme hommes, de prendre des forteresses, de massacrer des gardes, de s’emparer de la personne des rois, sans la moindre apparence d’autorisation, même de l’Assemblée, quoique, comme corps législatif souverain elle siégeât au nom de la nation. Et cependant ces chefs prétendraient ordonner à ces troupes qui ont figuré dans ces désordres, de s’opposer à ceux qui jugeront d’après ces principes, et qui suivent les exemples qu’ils ont consacrés par leurs principes.

Ces chefs enseignent au peuple à avoir en horreur et à rejeter toute féodalité comme la barbarie de la tyrannie, et ils veulent déterminer ensuite la portion de cette tyrannie barbare qu’il faut qu’il supporte avec patience. Autant ils sont prodigues de lumières à l’égard des abus, autant ils sont avares sur les moyens de les réparer. Le peuple sait que non seulement certains cens et certains devoirs personnels que vous lui avez permis de racheter, (sans cependant lui fournir de l’argent pour ce rachat,) sont très-peu importans en comparaison des autres charges sur lesquelles vous n’avez pris aucune mesure. Il sait que presque toutes les propriétés foncières tenaient dans leur origine au système féodal ; que c’est le résultat de la distribution des possessions des propriétaires originaires, faite par un conquérant barbare à ses instrumens barbares ; et il sent très-bien que les effets les plus nuisibles de la conquête, sont les rentes de toute espèce, imposées sur les terres, comme en effet cela est sans aucun doute.

Les paysans, en toute probabilité, sont les descendans de ces anciens propriétaires romains ou gaulois.

Mais s’ils ne peuvent pas bien établir la ligne de leur descendance, à la manière des antiquaires et des jurisconsultes, ils se retirent dans la citadelle des droits de l’homme. Là, ils trouvent que les hommes sont égaux, et que la terre, cette bonne et égale mère de tous, ne doit pas être foulée pour nourrir le luxe et l’orgueil de quelques hommes, qui, par la nature, ne sont pas meilleurs qu’eux, et qui, s’ils ne travaillent pas pour gagner leur pain, sont pires. Ils trouvent que, par les lois de la nature, celui qui occupe, ou celui qui s’est emparé du sol, en est le vrai propriétaire ; qu’il n’y a pas de prescription contre la nature ; et que les arrangemens (lorsqu’il y en a d’existans,) qui ont été passés avec leurs seigneurs pendant le temps de l’esclavage, ne sont que l’effet de la cruauté et de la force ; et que lorsque le peuple rentra dans les droits de l’homme, tous ces traités devinrent aussi nuls que tout le reste de ce qui avait été fait sous le règne de l’ancienne tyrannie féodale et aristocratique. Ils vous diront qu’ils ne voient pas de différence entre un fainéant à chapeau à cocarde nationale, et un fainéant en capuchon ou en rochet. Si vous fondez le titre de vos revenus sur l’héritage et sur la prescription, ils vous disent, d’après le discours de M. Camus, publié par l’Assemblée Nationale pour son instruction, que les choses qui ont mal commencé ne peuvent se prévaloir de la prescription ; que le titre de ces seigneurs était vicieux dans son origine, et que la force est an moins aussi mauvaise que la fraude. Quant au titre par héritage, ils vous diront que la succession de ceux qui ont cultivé la terre, est la vraie généalogie de la propriété, et non des parchemins pourris et de sottes substitutions ; que les seigneurs n’ont joui que trop long-temps de leurs usurpations ; et que si on leur accorde quelque pension par charité, comme à des moines laïques, ils devraient être bien reconnaissans de la bonté des vrais propriétaires qui se conduisent si généreusement envers ces faux prétendans à leurs propriétés.

Lorsque les paysans vous paieront avec cette monnaie sophistique frappée à votre coin, vous la décrierez comme étant de mauvais aloi, et vous leur direz qu’à l’avenir vous les paierez avec des gardes françaises, des dragons et des hussards. Vous mettrez en avant, pour les ramener à la raison, cette autorité de la seconde main, de ce roi qui n’est qu’un instrument de destruction, sans aucun pouvoir pour protéger le peuple, ni sa propre personne. Vous vous flattez que, de par le roi, vous les forcerez à l’obéissance ; mais ils vous répondront : « Vous nous avez appris qu’il n’y a point ici de gentilshommes : et quel est celui de vos principes qui nous apprenne à nous prosterner devant des rois que nous n’avons pas élus ? Nous savons, sans avoir besoin de vos leçons, que les terres avaient été concédées pour le soutien des dignités, des titres et des emplois féodaux. Lorsque vous anéantissez la cause comme un grief, pourquoi l’effet qui nous grève le plus subsisterait-il ? Puisqu’il n’y a plus aujourd’hui ni honneurs héréditaires, ni familles distinguées, pourquoi serions-nous condamnés à maintenir des choses que vous avez condamnées à ne plus exister ? Vous avez dégradé nos anciens seigneurs aristocrates, pour nous les renvoyer ensuite avec le seul titre de maltôtiers autorisés par vous. Avez-vous fait quelques efforts pour nous rendre respectables les collecteurs des revenus ? Non, vous nous les avez envoyés avec leurs armes renversées, leurs boucliers brisés, leurs devises effacées ; et ces êtres à deux pieds sans plumes, étaient tellement dégradés et métamorphosés, que nous ne pouvions plus les reconnaître. Ils nous sont étrangers ; ils ne portent même plus les noms de nos anciens seigneurs. Physiquement, ils peuvent être les mêmes hommes, quoique nous n’en soyons pas tout-à-fait assurés, d’après vos nouvelles doctrines philosophiques sur l’identité personnelle : sous tous les autres rapports, ils sont totalement changés. Nous ne voyons pas pourquoi nous n’aurions pas autant de droit de leur refuser leurs revenus, que vous en avez pour abroger tous leurs titres et toutes leurs distinctions honorifiques ? Nous ne vous en avions nullement chargés ; et cet exemple de l’usurpation d’un pouvoir qui ne vous avait point été délégué, est un des mille que l’on pourrait vous citer. Nous voyons les bourgeois de Paris, à l’aide de leurs club de leurs attroupemens, et de leur garde nationale vous conduire à leur gré, et vous dicter les lois que vous nous dictez à votre tour. Par votre entremise, ces messieurs disposent de la vie et de la fortune du reste des Français. Pourquoi ne feriez-vous pas autant d’attention aux désirs des laborieux cultivateurs, en ce qui concerne nos redevances, objet qui nous touche de la manière la plus sérieuse, que vous en faites aux demandes de ces bourgeois insolens, par rapport aux distinctions et aux titres honorifiques, qui ne les intéressent pas plus que nous ? Mais nous trouvons que vous avez plus d’égards pour leurs fantaisies que pour nos besoins. Les droits de l’homme comprennent-ils l’obligation de payer tribut à ses égaux ? Avant que vous nous eussiez fait connaître cette disposition, nous aurions pu croire qu’il ne régnait pas entre tous les hommes une égalité parfaite. Nous aurions pu continuer à entretenir en leur faveur nos vieux préjugés habituels et insignifians ; mais la loi que vous avez faite ne nous présente aucun autre objet que le but de détruire toute espèce de respect à leur égard. Ne nous auriez-vous donc défendu de leur continuer nos vieilles formules respectueuses, que pour nous envoyer ensuite des troupes, et que pour nous soumettre, à coups de sabre et de baïonnettes, au joug de la crainte et de la force, après nous avoir défendu de céder à la douce autorité de l’opinion ? »

Le ridicule et la grossièreté de tous ces raisonnemens sont frappans pour tous les bons esprits ; mais ils doivent paraître très—concluans et très-solides à ces métaphysiciens politiques, qui ont ouvert des écoles de sophisme, et qui n’ont travaillé que pour favoriser l’anarchie. Il est évident que la seule considération du droit n’aurait pas empêché les chefs de l’Assemblée de supprimer toutes les rentes, en même temps qu’ils abolissaient les titres et les armoiries. Ils n’auraient fait en cela que se conduire d’après leurs raisonnemens, et compléter l’analogie de leurs opérations. Mais ils venaient de s’emparer d’une grande masse de propriétés territoriales par la voie de la confiscation. C’était une marchandise dont il fallait se défaire, et ils auraient perdu tout l’avantage de la vente, s’ils avaient permis aux cultivateurs de petites débauches de spéculations dans le genre de celles auxquelles ils venaient de s’abandonner eux-mêmes jusqu’à l’ivresse, Les propriétés, de quelque nature qu’elles soient, n’ont plus d’autres sécurités que les intérêts relatifs de leur rapacité. Leur bon plaisir arbitraire, enfin, est la seule règle qui détermine quelles sont les propriétés qu’il faut protéger ; quelles sont celles qu’il faut bouleverser.

Ils n’ont pas mieux pourvu aux principes qui pourraient soumettre toutes leurs municipalités à l’obéissance, ou même leur faire un devoir de ne point se séparer du tout, pour se joindre à quelque autre puissance. Je crois avoir entendu dire que la ville de Lyon avait dernièrement refusé de payer les impôts. Pourquoi ne le ferait-elle pas ? Quelle autorité légale existe encore pour les contraindre ? Quelques-uns de ces impôts ont été mis par le Roi. Les plus anciens l’avaient été par les États-Généraux, organisés en trois ordres. On peut dire à l’Assemblée : Qui êtes-vous, vous qui n’êtes pas nos rois, ni les États-Généraux que nous avons élus ? Vous, enfin, qui ne siégez pas d’après les principes par lesquels nous vous avions élus ? Et que sommes-nous, nous qui voyons que l’on a supprimé la Gabelle, quoique vous eussiez ordonné le paiement de ses droits ? Nous qui voyons la désobéissance ratifiée par vous-mêmes, que sommes-nous ? Pourquoi ne serions-nous pas juges de ce que nous devons, ou ne devons pas payer ? Pourquoi ne nous aiderions-nous pas des mêmes pouvoirs dont vous avez reconnu la validité ? À cela, l’on répond : Nous enverrons des troupes contre vous. L’ultima ratio regum (c’est-à-dire le canon, la dernière raison des rois,) est toujours la première raison pour votre Assemblée. Elle pourra faire usage de cette force militaire, tant que l’impression de l’augmentation de la paie fera encore son effet sur elle, et autant que pourra durer la petite vanité de paraître l’arbitre de toutes les querelles. Mais cette arme peu sûre crèvera bientôt dans la main qui s’en sert. Comment se fait-il que l’Assemblée, lorsqu’elle tient et soutient partout des écoles, où par système, où avec une persévérance infatigable, on enseigne tous les principes et l’on forme toutes sortes de projets pour la destruction de l’esprit de subordination, ou civile, ou militaire ; comment se fait-il, dis-je, qu’elle puisse se flatter de maintenir dans l’obéissance un peuple anarchique, par le secours d’une armée anarchique ?

L’armée municipale, qui, suivant leur nouvelle politique, doit contrebalancer l’armée nationale, considérée en elle-même, est d’une constitution beaucoup plus simple, et, à tous égards, moins susceptible de reproches. C’est un corps purement démocratique, qui n’a aucune relation avec le pouvoir du Roi ; un corps armé, discipliné, et commandé à la fantaisie des districts auxquels le corps appartient en particulier ; et la direction du service personnel, on des amendes qu’il faut payer quand on se fait remplacer, appartient à la même autorité[173]. Rien n’est plus uniforme. Si cependant vous considérez ces établissemens sous leur rapport avec la couronne, avec l’Assemblée Nationale, avec les tribunaux publics ou avec l’autre armée ; ou bien si vous les considérez sous le rapport de la liaison qu’ils peuvent avoir les uns avec les autres, rien ne vous paraîtra plus monstrueux ; et il est impossible que tous les mouvemens embarrassés de cette machine ne se termiuent par quelque grande calamité nationale. Ce moyen préservatif d’une constitution générale est plus mauvais que le systasis de la Crète, ou la confédération de la Pologne, ou que tous les autres mauvais correctifs qui ont été imaginés dans les révolutions produites par les vices de construction des mauvais gouvernemens.

Ayant terminé le peu de remarques que j’avais à faire sur la constitution du pouvoir suprême, du pouvoir exécutif, judiciaire et militaire, et sur les rapports réciproques de ces établissemens entre eux, je vais dire un mot du talent que ces législateurs ont montré à l’égard du revenu public.

Dans leur conduite à ce sujet, ils ont, s’il est possible, annoncé encore moins de jugement politique et de ressources financières. Lorsqu’on a assemblé les États-Généraux, il semblait que le grand objet était de perfectionner le système du revenu public, d’en étendre la recette, d’en supprimer tout ce qui était vexatoire et oppressif, et de l’établir sur le meilleur pied, L’Europe entière avait conçu les plus grandes espérances à cet égard : de cet arrangement important dépendait la chute ou l’élévation de la France. Quant à moi, je pensai, avec raison, que ce serait l’épreuve qui pourrait nous faire juger du savoir et du patriotisme des chefs de votre Assemblée. Le revenu d’un État est l’État lui-même. Dans le fait, tout en dépend, soit pour son soutien, soit pour sa réforme ; la dignité de chaque fonction dépend totalement de l’étendue ou de la nature de la vertu qu’elle développe. Comme toutes les grandes qualités de l’esprit, qui opèrent dans l’ordre public, et qui ne sont pas purement subordonnées et passives, ont besoin de force pour se déployer, j’allais presque dire pour leur existence non équivoque, le revenu public, qui est la source de toute force, devient aussi, en administration, la sphère d’autorité des vertus publiques. Les vertus publiques étant d’une nature sublime et élevée, destinées à de grandes choses, et occupées de grands intérêts, elles ont besoin d’espace et de liberté, et elles ne peuvent se répandre et grandir sous le poids des entraves, ni dans des positions rétrécies, bornées et avilissantes. Ce n’est donc qu’à l’aide du revenu public seul que le corps politique peut agir dans son véritable génie et dans son véritable caractère ; et, par conséquent, il déploiera autant de sa vertu collective, et autant de cette vertu qui peut caractériser ceux qui le mettent en action, et qui en sont comme la vie et le principe dirigeant ; autant, dis-je, qu’il possédera de ce juste revenu public : car de là, non-seulement la magnanimité, la libéralité, la bienfaisance, la force, la prévoyance et la protection tutélaire pour tous les arts utiles, tirent leur substance et leur développement ; mais la continence, le désintéressement, le travail, la vigilance, la frugalité et toutes les autres vertus dans lesquelles l’esprit se montre supérieur à l’ambition, ne sont nulle part mieux dans l’élément qui leur convient que dans le fonds et la distribution du revenu public. Ce n’est donc pas sans raison que la science de la finance théorique et pratique, qui doit appeler à son aide tant de branches auxiliaires de connaissances, occupe un rang élevé, non-seulement dans l’esprit des hommes ordinaires, mais mème dans celui des meilleurs et des plus sages ; et, comme cette science s’est agrandie dans la proportion de l’accroissement de son objet, la prospérité et la fortune des mations se sont accrues aussi avec l’accroissement de leurs revenus, et l’un et l’autre continueront à s’accroître et à fleurir autant et aussi long-temps que la balance entre ce qui est laissé pour encourager les efforts des individus et ce qui est levé pour les efforts ordinaires de l’État, portera à l’un et à l’autre une proportion convenable et réciproque, et qu’ils seront tenus dans une relation et une communication constantes. Et peut-être n’est-ce qu’à la grandeur des revenus et à l’urgence des besoins de l’État que l’on doit la découverte des vieux abus dans l’administration des finances, et la connaissance plus parfaite que l’on a acquise de leur véritable théorie ; en sorte qu’il serait possible qu’un moindre revenu fût une chose plus fâcheuse à une époque, qu’un plus grand ne l’aurait été à une autre, la richesse proportionnelle de l’État demeurant cependant la même. Dans cet état des choses, l’Assemblée Nationale trouva dans ses revenus des parties à conserver, d’autres à protéger et à administrer avec sagesse ; d’autres aussi qu’il fallait abroger et détruire. Je me bornerai à considérer quels sont les devoirs les plus simples qui se présentent à l’esprit d’un financier ordinaire ; et, dans la recherche que je vais faire de leur habileté financière, je bornerai là mes épreuves : je ne m’élèverai pas jusqu’aux modèles d’une perfection idéale, quoique leur présomption orgueilleuse soit bien propre à justifier des épreuves plus sévères.

Les devoirs d’un financier sont donc de s’assurer no ample revenu, de l’obtenir par des impôts justes et également répartis, d’en faire un emploi économe, et lorsque les besoins publics l’obligent à faire usage du crédit, d’en assurer les bases, dans cette occasion, et pour toutes les autres, sur l’évidence et sur la candeur de ses procédés, sur l’exactitude de ses calculs et sur la solidité de ses engagemens. Nous pouvons, d’après ces points fondamentaux, prendre un aperçu du mérite et du talent de ceux qui, dans l’Assemblée Nationale, se sont emparés de la conduite de ces intérêts épineux. Loin de trouver que le revenu public se soit accru dans leurs mains, nous voyous dans un rapport du Comité des Finances, fait par M. Vernier, le 2 août dernier, que le revenu national, comparé à ce qu’il était avant la révolution, était alors diminué de 200 millions, ou 8 millions sterling ; ce qui est beaucoup plus que le tiers du total.

Si c’est là le résultat d’une grande habileté, il faut convenir que jamais habileté ne s’est manifestée d’une manière plus distinguée, ou n’a eu des effets plus puissans. L’inexpérience la plus grossière, l’incapacité la plus vulgaire, la négligence ministérielle la plus volontaire, le crime même le mieux combiné, ni la corruption, ni le péculat, ni même aucune des hostilités directes que nous avons vues dans le monde moderne, n’auraient pu, dans un espace de temps aussi court, opérer un bouleversement aussi complet dans les finances, ni mieux détruire en même temps la force publique d’un grand royaume. - Cedò, quî vestram rémpublicam tantam amisistis tam citò[174] ?

Dès l’ouverture de l’Assemblée, les sophistes et les déclamateurs commencèrent par décrier l’ancien système du revenu public, dans plusieurs de ses branches les plus importantes, tel que le monopole public du sel ; ils l’accusèrent, avec autant de raison que d’imprudence, d’être mal imaginé, oppressif et partial. Ils ne se bornèrent pas à faire entrer ces observations dans les discours préliminaires de quelque plan de réforme, mais ils consignèrent cette déclaration (comme si elle était un jugement ) dans un décret solennel rendu sur ce sujet, et ils le firent circuler dans tout le royaume. En même temps qu’ils rendaient ce décret, ils ordonnèrent, avec la même gravité, que l’on continuerait de payer cette même taxe qu’ils venaient de déclarer absurde, oppressive et partiale, jusqu’à ce qu’ils pussent en trouver une autre pour la remplacer. La conséquence était inévitable : les provinces qui avaient été jusqu’à ce jour exemptes de la gabelle, dont quelquesunes supportaient d’autres contributions peut-être équivalentes, n’étaient nullement disposées à supporter aucune partie d’une charge qui, par une répartition égale, devait soulager les autres. Quant à l’Assemblée, absorbée comme elle l’était dans la déclaration et la violation des droits de l’homme, et dans tous ses plans pour établir une confusion générale, elle n’eut ni le loisir, ni le talent d’imaginer, ni l’autorité de donner de la force à aucun plan d’aucune espèce, relatif au remplacement de cette taxe et à sa juste répartition, ni d’accorder aux provinces les compensations qu’elles réclamaient, ni de préparer leurs esprits à un plan d’arrangement avec les autres districts qu’il s’agissait de soulager.

Le peuple des provinces sujettes à la gabelle, qui avait gémi long-temps sous le poids de cette taxe, maudite par l’autorité même de ceux qui le condamnaient à la payer encore, sentit bientôt toute sa patience épuisée. Il se crut aussi expert en démolition que l’Assemblée elle-même pouvait l’être : il se soulagea en se débarrassant entièrement du fardeau, et abolit la gabelle. Animé par cet exemple, dans tous les districts ou dans toutes leurs divisions, chacun devenant le juge de ses surcharges d’après ses impressions, et de leur remède d’après son opinion, fit tout ce qui lui plut à l’égard des autres impôts.

Nous sommes parvenus au moment d’examiner comment ils se sont conduits pour déterminer l’égalité des impositions, en proportion des moyens de chaque citoyen, et surtout pour faire ensuite de charger le moins possible cette partie active du capital, qui est destinée et employée à créer la fortune des particuliers, de laquelle doit dériver ensuite la fortune publique. En accordant à tous les districts, et de plus aux individus dans chaque district, la liberté de juger de la partie du revenu public à laquelle il leur plairait de contribuer, ce ne sont pas de meilleurs principes d’égalité qu’on a vu éclore, mais une nouvelle inégalité des plus oppressives : il n’y a plus eu d’autre règle de paiement que la volonté. Les parties du royaume qui étaient les plus soumises, les mieux réglées, les plus attachées à la chose publique, supportaient tout le fardeau de l’État.

Rien ne tourne plus à l’oppression et à l’injustice, qu’un gouvernement faible. Que restait-il à un gouvernement sans autorité, pour suppléer à la fois à la perte des anciennes impositions et à celles de toute nature auxquelles il fallait s’attendre ? L’Assemblée Nationale eut recours à un sacrifice volontaire, à une contribution du quart du revenu de tous les citoyens, en laissant à leur honneur seul le mérite de l’exactitude dans leur estimation.

Elle obtint quelque chose de plus qu’elle ne pouvait raisonnablement l’espérer, mais la recette était loin de répondre à ses besoins réels, et beaucoup moins encore à son attente. Des gens sensés auraient fondé peu d’espérance sur une taxe présentée ainsi sous la forme de la bienveillance ; taxe faible, sans effet, et inégale ; taxe à laquelle peuvent se soustraire le luxe, l’avarice et l’intérêt personnel, pour en jeter tout le fardeau sur les capitaux productifs, sur l’intégrité, sur la générosité, et sur l’esprit public ; taxe réglementaire imposée sur la vertu. Le masque est à la fin tombé, et aujourd’hui ils sont occupés à chercher (avec peu de succès) des moyens d’arracher par la force le produit de ce qu’ils demandaient à titre de bienveillance.

Cette bienveillance patriotique, cet enfant rachitique de leur faiblesse, devait être soutenu par une antre ressource, le frère jumeau de la même imbécillité prolifique. Les dons patriotiques devaient suppléer au défaut de la contribution patriotique. John d’Oe devait servir de caution à Richard Rue[175]. D’après ce plan, ils reçurent des choses qui avaient une grande valeur pour ceux qui les donnaient, et qui n’en avaient qu’une bien faible pour ceux qui les recevaient. Ils ont ruiné plusieurs branches de commerce ; ils ont pillé les ornemens de la couronne, l’argenterie des églises, et enlevé au peuple ses ornemens personnels. Ces inventions de tous ces jeunes prétendans à la liberté n’étaient réellement que des imitations serviles d’une des plus misérables ressources d’un despotisme radoteur ; ils ont pris dans toutes les antiquailles de la fripperie de Louis XIV une de ses plus vieilles perruques à graude chevelure, pour couvrir le front déjà chauve de la jeune Assemblée Nationale ; ils mirent en avant cette extravagante et vieille folie, quoiqu’elle eût été. si complétement développée dans les Mémoires du duc de Saint-Simon[176], et qui n’avait plus besoin d’aucune démonstration aux yeux des gens raisonnables. Je me rappelle que sous le règne de Louis XV on fit une tentative du même genre ; mais, dans aucun temps, elle n’a répondu à son objet. Cependant les besoins occasionés par des guerres ruineuses avaient pu servir de prétexte à ces projets désespérés. Les résolutions prises dans le malheur sont rarement le fruit de la sagesse ; mais maintenant c’était la saison de l’ordre et de la prudence. C’est dans le temps d’une profonde paix dont on jouissait depuis cinq ans, et qui promettait de durer, beaucoup plus ; que leur désespoir les a fait recourir à ces bagatelles ; ils étaient assurés qu’en s’amusant, dans la situation sérieuse où ils étaient, avec tous ces colifichets et ces joujoux de la finance, dont les détails ont rempli plus de la moitié de leurs journaux, il en résulterait pour leur réputation un tort que le produit temporaire de toutes ces bagatelles ne pourrait jamais compenser. Pour adopter de pareilles me sures, il faut ou qu’ils aient méconnu la position dans laquelle ils étaient, on qu’ils fassent bien au-dessous de leurs besoins. Quelle que soit au surplus, la vertu de ces inventions, il est certain qu’on n’aura plus recours aux dons patriotiques, ni aux contributions patriotiques. Les ressources de la folie publique sont bientôt épuisées. Tous leurs plans de revenu public se sont bornés à employer des ruses de toute espèce ; pour présenter l’apparence momentanée d’un grand réservoir bien rempli, tandis qu’en même temps ils détruisaient les sources vives et toutes les fontaines abondantes qui devaient fournir au revenu annuel. Le compte rendu par M. Necker, il n’y a pas long-temps, devait, sans aucun doute, être réputé favorable : il présente un aperçu flatteur des moyens de suffire à l’année courante ; mais il exprime, comme naturellement il devait de faire, quelques craintes pour celle qui devait suivre. Au lieu de prendre en considération ce dernier pronostic de M. Necker, d’en examiner les bases, et de recourir par avance à de sages précautions pour prévenir le danger dont on était menacé M. Necker a reçu, par l’organe du président de l’Assemblée, une sorte de réprimande amicale ?

Quant à leurs autres plans d’imposition, il est impossible d’en parler avec quelque certitude, parce qu’ils n’ont pas encore été mis en action ; mais personne n’imaginera qu’ils puissent jamais remplir d’une manière sensible le vide immense que les revenus éprouvent par le fait de leur incapacité. Quant à présent, les espèces disparaissent chaque jour davantage de leur trésor publie ; et il regorge de valeurs fictives. C’est dans une telle position, lorsque l’on ne peut trouver que du papier, soit au-dehors, soit au-dedans (papier qui n’est pas le représentant de l’opulence, mais de l’indigence ; qui n’est pas le fruit du crédit, mais le produit de la force); c’est alors qu’ils imaginent que nous devons à notre papier de banque, en Angleterre la prospérité dont nous jouissons, et non que illisible papier de banque la doit à l’effet de l’état florissant de notre commerce, à la solidité de notre crédit et à l’absence totale de toute idée de l’intervention du pouvoir dans toutes ses opérations. Ils oublient qu’en Angleterre, ne fût-ce que pour un shelling, l’on n’y recevrait que volontairement du papier-monnaie ; que tout celui que nous avons n’est que la valeur représentative de sommes réelles existantes en argent, et déposées en nature ; qu’on peut le convertir encore en argent, sans la moindre perte, à sa volonté et à la minute. — Notre papier a une valeur dans le commerce, parce qu’il n’en a aucune aux yeux de la loi ; il est tout-puissant à la Bourse, parce qu’il est sans force à la salle de Westminster Un créancier peut refuser d’accepter en paiement, pour une dette de vingt shellings, tout le papier de la Banque d’Angleterre. Jamais, parmi nous, aucune sûreté publique quelconque, et de quelque nature qu’elle soit, ne nous est présentée de force par l’autorité : Dans le fait, il serait aisé de démontrer que l’abondance de notre papier-monnaie, au lieu de diminuer le nombre de nos espèces métalliques, a une tendance à l’augmenter ; qu’au lieu d’être un supplément à l’argent, il-en facilite l’entrée, la sortie et la circulation ; qu’il est le symbole de la prospérité, et non le signal de la détresse. Jamais, dans ce pays, la disette du numéraire, ou l’abondance du papier, n’a été un sujet de plainte. À la bonne heure, me dira-t-on ; mais, du moins, le retranchement des dépenses prodigues, et l’économie qui a été établie par une sage et vertueuse Assemblée procureront des compensations aux pertes éprouvées dans la perception des revenus. Dans ceci, du moins, ils ont rempli les devoirs du financier. Ceux qui parlent ainsi, ont-ils donné quelque attention aux dépenses de l’Assemblée Nationale elle-même, des municipalités, de la ville de Paris, à l’augmentation de la paie des deux armées, de la nouvelle police, des nouveaux tribunaux judiciaires ? Ont-ils même exactement comparé la liste actuelle des pensions avec l’ancienne ? Tous ces politiques ont été cruels, et non pas économes. En comparant les dépenses de cet ancien gouvernement prodigue et leur proportion avec les revenus d’alors, avec les dépenses de ce nouveau système de gouvernement en opposition avec l’état de son nouveau trésor, je crois que le gouvernement actuel est, au-delà de toute comparaison, beaucoup plus coûteux[177].

Je n’ai plus à examiner que les preuves du talent financier que les faiseurs français ont données, lorsqu’ils avaient à suppléer au crédit. Ici, je suis un peu embarrassé ; car de crédit, ils n’en ont point, à proprement parler. Celui de l’ancien gouvernement n’était assurément pas le meilleur ; mais il pouvait toujours, d’une manière ou d’une autre, attirer à lui quelque argent, sinon celui de son propre pays, du moins celui de beaucoup de contrées de l’Europe, où l’on avait des capitaux accumulés ; et le crédit de ce gouvernement avait journellement augmenté. L’on devait supposer que l’établissement d’un système de liberté lui procurerait une nouvelle force ; et cet effet aurait été certain, si l’on eût établi un système de liberté., Quelles offres ce prétendu gouvernement libre a-t-il reçues de la Hollande, de Hambourg, de la Suisse, de Genève et de l’Angleterre, pour acheter de son papier ? Pourquoi ces nations économes et commerçantes entreraient-elles dans un commerce d’argent avec un peuple qui s’efforce de renverser la nature des choses ; chez qui l’on voit le débiteur prescrire à son créancier, la baïonnette sur l’estomac, le moyen dont il veut s’acquitter avec lui ; qui se libère d’un engagement par un autre ; qui se fait une ressource de sa pénurie, et qui solde ses intérêts avec ses chiffons[178] ?

Leur confiance fanatique dans le pillage tout puissant de l’Église, a détourné ces philosophes de tous les autres soins qu’ils auraient pu donner à la chose publique, exactement de même que le rêve de la pierre philosophale entraîne ceux qui se laissent séduire par les illusions de la philosophie hermétique, à négliger tous les moyens raisonnables d’augmenter leur fortune. Ces philosophes financiers ont cru qu’ils guériraient tous les maux de l’État avec leur remède universel, composé avec la momie de l’Église. Ces messieurs, peut-être, ne croient pas beaucoup aux miracles de la piété ; mais on ne peut pas douter qu’ils n’aient une foi imperturbable aux prodiges du sacrilége. Sont-ils pressés par une dette ? émission d’assignats. Ont-ils à rembourser ceux qu’ils ont ou volés on dépouillés de leurs charges ? des assignats. Faut-il armer une flotte ? des assignats. Si seize millions sterling de ces assignats répandus dans le public, ne suffisent pas pour satisfaire aux nécessités de l’État, devenues plus pressantes que jamais : Faites, dit l’un, une émission de trente millions sterling d’assignats ! Faites-en pour quatre-vingt millions de plus, dit un autre ! La seule différence qu’il y a entre ces factions financières, n’est que dans la quantité plus ou moins grande d’assignats dont il faut accabler le public souffrant. Tous sont des prédicateurs d’assignats. Ceux mêmes dont le bon sens naturel et la connaissance du commerce, non égarés par la philosophie, fournissent des argumens décisifs contre cette tromperie, les terminent par proposer une émission d’assignats. Je suppose qu’ils ne parlent d’assignats que parce que, sans cela, leur langage ne serait pas compris. Ils ont beau éprouver l’inefficacité de leur moyen, cela ne les décourage nullement. Les anciens assignats sont-ils tout-à-fait décriés sur la place ? Quel est le remède ? Emission d’assignats tout neufs. Mais, si maladia opiniatra non vult se guarire, quid illi fœcere ? Assignare, postea assignare, ensuita assignare[179]. J’ai un peu altéré mon texte : le latin de vos docteurs actuels peut être meilleur que celui de votre ancienne comédie. Leur sagesse et la variété de leurs ressources sont égales. Ils n’ont pas plus de notes dans le chant que le coucou, quoique loin d’avoir le moëlleux du gosier de ce précurseur de l’été et de l’abondance ; leur voix est aussi rauque, aussi désagréable que celle du corbeau.

Qui, excepté des aventuriers désespérés en philosophie et en finance, pouvait avoir l’idée de détruire le revenu fixe de l’État, la seule sécurité du crédit public, dans l’espérance de le rétablir avec les matériaux de la propriété confisquée ? Si cependant un pieux et vénérable prélat (un saint père de l’Église par anticipation[180]), emporté par un zèle excessif pour l’État, était entraîné à piller son propre Ordre ; et pour le bien de l’Église et du peuple, à se charger de remplir la place de grand financier de la confiscation, et de contrôleur-général du sacrilége ; il faudrait, à mon avis, que lui et ses coadjuteurs montrassent dans leur conduite subséquente, qu’ils connaissent quelque chose aux fonctions dont ils se sont emparés. Après avoir pris la résolution d’approprier au fisc une certaine portion des propriétés territoriales de leur patrie conquise par eux, leur devoir était de procurer à la banque un fonds réel de crédit ; autant du moins qu’une telle banque pouvait être capable d’en avoir un.

On a regardé jusqu’à présent comme au moins très-difficile d’établir sur aucune banque territoriale, dans aucune circonstance quelconque, une grande circulation de crédit. Les efforts faits à cet égard ont-communément fini par une banqueroute. Mais lorsque l’Assemblée, au mépris de la morale, fut conduite à braver ainsi les principes de l’économie politique, on aurait dû s’attendre, au moins, qu’elle ne négligerait rien de tout ce qui dépendrait d’elle pour diminuer les difficultés qu’elle rencontrerait pour empêcher que les effets de la banqueroute ne fussent aussi funestes. On aurait dû s’attendre que pour rendre votre banque territoriale supportable, vous eussiez adopté tous les moyens propres à mettre en évidence votre candeur et votre loyauté dans l’établissement du gage que vous offririez ; tout ce qui eût aidé au recouvrement de la demande. À envisager les choses sous leur meilleur point de vue, votre condition était celle d’un homme qui aurait eu une grande propriété foncière dont il aurait souhaité de se défaire pour acquitter une dette, et pour remplir quelques obligations. Ne trouvant pas à vendre pour le moment, vous désiriez l’hypothéquer. Que ferait, en semblable occasion, un homme dont les intentions seraient pures, et d’une intelligence ordinaire ? Ne devrait-il pas auparavant commencer par fixer en gros la valeur de ses biens ; déterminer les frais de leur administration ; les charges perpétuelles ou momentanées dont ils seraient grevés ; et enfin, déduisant le plus net, calculer la juste valeur de l’hypothèque ? Après avoir ainsi clairement déterminé ce surplus (le seul gage du créancier ), et l’avoir valablement déposé dans les mains de ses gardiens, alors il pourrait indiquer les portions qu’il veut, vendre, le temps et. les conditions du marché ; après cela, il pourrait, si cela lui convenait, admettre le créancier public à engager ses capitaux dans ce nouveau fonds ; ou bien, recevoir des propositions d’un assignat général de la part de ceux qui avanceraient de l’argent pour acheter cette espèce de gage.

Ce serait là procéder comme des hommes du métier, méthodiquement : et raisonnablement, et d’après les seuls principes publics ou privés qui peuvent donner, de l’existence au crédit. L’acquéreur connaîtrait alors exactement ce qu’il achèterait ; et son esprit ne pourrait plus être tourmenté que par un seul doute, la crainte que quelque jour on ne retirât (et peut-être en y ajoutant une punition) des sacriléges mains de tous ces êtres exécrables qui’ osèrent devenir des enchérisseurs à l’encan, les biens de leurs innocens citoyens.

Ce n’aurait été qu’en établissant, d’une manière aussi ouverte et aussi franche, la valeur nette de ces propriétés, le temps ; les circonstances et le lieu de la vente, que l’on aurait pu effacer, autant que faire se peut, les signes d’infamie attachés jusqu’à présent aux banques territoriales de toute espèce. Il devenait nécessaire, d’après un autre principe, c’est-à-dire à raison du gage de la foi déjà contractée à ce sujet, qu’ils fissent juger par la matière dont ils le rempliraient, de la fidélité avec laquelle ils se conduiraient à l’avenir dans un pas si glissant. Lorsqu’ils eurent enfin décidé de faire pour l’État ’une ressource du pillage de l’Église, ils prirent cette résolution solennelle, le 14 avril go ; et s’offrirent comme gages envers leur propre patrie, et il fut arrêté « que dans les charges publiques de chaque année, on passerait en compte une somme suffisante pour défrayer les dépenses du culte de la religion, pour l’entretien des ministres des autels, pour le soulagement du pauvre, pour les pensions des ecclésiastiques, séculiers et réguliers, de l’un on de l’autre sexe, afin que les biens et les richesses qui sont à la disposition de la nation, puissent être libérés de toutes leurs charges, et employées par les représentans du Corps législatif aux grandes et urgentes nécessités de l’État. » Ils décidèrent plus tard, le même jour, que les sommes nécessaires pour l’année 1793 seraient très-incessamment déterminées.

Ils conviennent, dans cette résolution, qu’il est de leur devoir de faire connaître distinctement la dépense des objets ci-dessus ; et dans dés résolutions précédentes, ils s’étaient déjà engagés à les classer au premier rang dans l’ordre des charges publiques. Ils conviennent qu’ils devaient libérer ces biens de toutes leurs charges, et que leur devoir était de le faire immédiatement. Ont-ils immédiatement rempli cet engagement, ou l’ont-ils jamais rempli ? Ont-ils jamais fourni un état des rentes des propriétés foncières, ou remis un inventaire de tous les meubles qu’ils avaient confisqués au profit de leurs assignats ? Je laisse à ceux qui les admirent en Angleterre, le soin d’expliquer comment ils ont pu remplir cet engagement solennel d’offrir au public des biens libérés de toutes charges, sans donner la valeur de ces biens ni celle des charges dont ils étaient grevés. Mais au même instant, sur cette simple assurance, sur le crédit d’une aussi belle déclaration, et préalablement à toute démarche pour la justifier, ils font une émission de seize millions sterling de leur papier-monnaie : cela était courageux. Qui pourrait, après un tel coup de maître, douter de leur habileté en finances ? Mais avant de faire aucune émission de ces indulgences financières, au moins ils auront soin d’acquitter leur promesse originaire ! – Si l’on a fait une estimation de ces biens, ou du montant de leurs charges, cela m’est échappé. Je n’en ai jamais entendu parler.

Ils ont fini par parler hautement, et ont dévoilé entièrement leur abominable fraude, en consacrant les terres de l’Église comme une hypothèque pour toute dette ou service quelconque. Ils ne volent que pour se donner les moyens de tricher ; mais bientôt après, ils détruisent eux-mêmes le double but de leur vol et de leur fraude, en proposant à l’occasion d’autres objets, des calculs qui font évanouir tout l’apparat de la force et de l’erreur. C’est à M. de Calonne que j’ai l’obligation des documens qui prouvent ce fait extraordinaire : il m’était en quelque façon échappé. Je n’avais assurément pas besoin de mettre en avant mon assertion sur la violation de l’engagement qu’ils avaient pris dans leur déclaration du 14 avril 1790. Il paraît aujourd’hui, par un rapport de leur comité, que la dépense du soutien de l’établissement religieux, tout réduit qu’il est ; que celles qui seront relatives à la religion, à l’entretien des religieux des deux sexes, réunis ou pensionnés séparément ; à toutes les autres dépenses de la même nature, qui retombent sur eux par la convulsion violente qu’ils ont excitée dans ces propriétés ; que tout cela enfin excède, de la somme énorme de deux millions sterling par an, les revenus des biens qu’ils ont envahis[181], outre une dette de sept millions et au-delà. Voilà la force des calculs de l’imposture ! voilà la finance de la philosophie ! voilà le résultat de tous les artifices que l’on a mis en avant pour engager un malheureux peuple dans la rébellion dans le sacrilége et le meurtre, et pour le rendre l’instrument prompt et zélé de la ruine de son pays ! Jamais un Elat, dans aucun cas, ne s’est enrichi par la confiscation des biens des citoyens. Cette nouvelle épreuve a réussi comme le reste. Quiconque a l’âme honnête ; tous ceux qui aiment véritablement la liberté et l’humanité, doivent se réjouir de voir que l’injustice n’est pas toujours une bonne politique, ni la rapine, le grand chemin des richesses. Je me fais un plaisir de joindre ici en note les observations judicieuses de M. de Calonne sur ce sujet[182].

Afin de persuader le monde entier de l’insuffisance des ressources qu’elle trouverait dans la confiscation des biens de l’Église, l’Assemblée Nationale procéda à celle d’une autre nature de biens, celle des charges, chose que, sans aucun prétexte, elle ne pouvait faire sans rembourser les propriétaires de ces charges, et cela encore sur la grande confiscation des terres de l’Église Elle rejetta cette nouvelle charge sur le fonds qu’elle devait montrer exempt de charges, et dont elle devait apurer le revenu. Il faut compter en première ligne toutes les charges de la magistrature, et ensuite toutes les charges supprimées. Je ne puis pas assurer positivement quel est le montant de tous ces remboursemens réunis ; mais je suis certain qu’ils se montent à beaucoup de millions, monnaie de France. Une autre nouvelle charge à acquitter, est celle de quatre cent quatre-vingt mille livres sterling d’annuités à payer chaque jour (si elle veut tenir sa parole), pour les intérêts des premiers assignats. L’Assemblée s’est-elle jamais donné la peine d’établir de bonne foi les dépenses de l’administration des biens de l’Église, qu’elle a jugé à propos d’abandonner au savoir et à l’intelligence des municipalités, et à la légion innombrable de tous ces sous-ordres obscurs, malgré tous les inconvéniens si évidemment démontrés par M. l’évêque de Nancy. (M. de La Fare.)

Mais il est inutile de s’arrêter sur tous ces points de surcharges évidentes. L’Assemblée a-t-elle rien fait encore pour mettre au jour la plus grande-de toutes, celle de tous les établissemens municipaux de toutes les sortes ? Et l’a-t-elle comparée avec le montant des revenus ? Pour tous les vides de cette nature que l’on a à remplir, on a recours aux biens de l’Église ; et cela, toujours avant qu’aucun créancier puisse planter ses choux sur un arpent de la propriété de l’Église : elle n’a pas d’autre étai que cette confiscation, pour empêcher tout l’État de tomber en ruines. Dans une telle situation, on a eu soin d’envelopper à dessein, d’un brouillard bien épais, tout ce qu’elle aurait dû éclairer avec soin. C’est alors qu’aveuglés eux-mêmes, comme des taureaux qui ferment les yeux quand ils prennent leur élan, ils forcent, à la pointe des baïonnettes, tous leurs esclaves, aussi aveugles en vérité que leurs maîtres, à prendre leurs fictions pour des réalités, et à avaler de leurs pilules d’assignats, à la dose de trente-quatre millions de livres sterl. C’est après cela qu’ils élèvent leurs prétentions à un crédit futur, sur la violation de tous leurs engagemens passés ; et au moment où il est clair, (si dans une telle matière quelque chose peut être clair,) que le surplus des biens ne répondra jamais même à la première de leurs hypothèques, je veux dire à celle de quatre cent millions (seize millions sterling) d’assignats. Je ne puis remarquer dans aucun de leurs procédés, ni la simplicité de la bonne foi, ni la subtile dextérité d’une fraude ingénieuse. On n’a pas encore répondu au reproche fait dans le sein de l’Assemblée, de lever les écluses de la fraude ; mais il a été réfuté de fond en comble par cent mille financiers dans la rue. Ce sont là les nombres avec lesquels calculent ces métaphysiciens-arithméticiens : ce sont là les grands calculs sur lesquels le crédit public philosophique est établi en France. Oa ne peut plus y lever de subsides ; mais on y lève de la cauaille à volonté. Laissez l’Assemblée se réjouir des applaudissemens du club de Dundée[183], pour la sagesse et le patriotisme d’avoir ainsi employé au profit de l’État, le pillage des biens des citoyens. Je n’ai pas entendu dire que les directeurs de la Banque d’Angleterre lui aient adressé de complimens sur ce sujet, quoique leur approbation put avoir un peu plus de poids dans la balance du crédit, que celle du club de Dundée. Mais, pour rendre justice à ce club, je crois que ceux qui le composent sont plus sages qu’ils ne le paraissent ; qu’ils seront moins prodigues de leur argent que de leurs éloges ; et qu’ils ne donneraient pas grand comme l’oreille d’un chien, de leur plus déchiré et plus chiffonné papier écossais[184], pour vingt de vos plus beaux assignats.

Au commencement de cette année, l’Assemblée a créé pour seize millions sterling d’assignats : en quel état l’Assemblée avait-elle donc réduit vos affaires, pour qu’un secours aussi immense fût cependant presque insensible ? Ce papier ne tarda pas à perdre aussi cinq pour cent, et bientôt après sept[185]. L’effet de ces assignats sur le revenu public est très-remarquable. M. Necker s’aperçut que les receveurs des impositions, qui se faisaient payer en argent, payaient le Trésor royal en assignats. Ils gagnaient sept pour cent à cette opération. Il n’était pas difficile de prévoir que cela serait inévitable : cependant, cela n’en était pas moins embarrassant. M. Necker a été obligé de faire acheter des matières d’or et d’argent (je crois que la plus grande partie a été achetée à Londres); pour la faire frapper à la Monnaie ; et cette opération coûta environ douze mille liv. st. au-delà de la valeur de ces matières. Ce ministre pensait que, quelle que fût la vertu nutritive secrète attachée à ces papiers, l’État ne pouvait pas vivre d’assignats seulement ; que quelque argent sonnant était nécessaire pour la satisfaction de ceux qui, ayant du fer bien tranchant dans leurs mains, ne se feraient vraisemblablement pas remarquer par leur patience, lorsqu’ils verraient que cette augmentation de paie qui leur avait été promise en bonne monnaie, leur serait frauduleusement soustraite par l’effet d’un papier sans valeur. Le ministre, dans cette véritable détresse, s’adressa à l’Assemblée, pour la prier d’ordonner aux receveurs de payer en espèces ce qu’ils auraient reçu en espèces. Il ne pouvait pas échapper à son calcul que si le Trésor payait trois pour cent pour l’intérêt d’un cours qui devait être compensé par sept pour cent, ce qui était au-dessous du taux où il avait été émis par le ministre, un tel marché ne pourrait pas enrichir le public. L’Assemblée n’eut aucun égard à sa représentation. Elle établit ce dilemme : - « Si l’on continue à recevoir des assignats, on ne verra plus paraître d’espèces au Trésor public : si le Trésor public refusait ces papiers-amulettes, ou cessait de les protéger jusqu’à un certain degré, c’était décréditer leur seule ressource. » Dans cette position, il paraît que l'Assemblée a fait son choix, et qu'elle a préféré de soutenir ses assignats, en les prenant elle-même. Alors, dans les discours que l'on y prononça, elle eut soin de débiter quelques rodomontades (surpassant en cela les bornes de la compétence législative), pour établir qu’il n’y a pas de différence entre la valeur des assignats et celle des espèces. C’était là un bon et illustre article de foi mise à l’épreuve, prononcé sous peine d’anathème, par les vénérables pères de ce synode philosophique. Credat qui voudra. Ce ne sera sûrement pas Judœus Appella. (Hor., sat. 5, lib. 1).

Les esprits de vos chefs populaires se soulèvent d’indignation, s’ils entendent que l’on ose comparer leur lanterne magique financière avec toutes les illusions trompeuses de Law. Ils ne peuvent pas supporter que l’on compare les sables de son Mississipi, avec le rocher de l’église sur lequel ils bâtissent leur système. Dites-leur, je vous prie, de contenir cet esprit si fier, jusqu’à ce qu’ils aient montré au monde quelle est cette base si solide pour leurs assignats, dont toutes les parties ne soient pas déjà grevées par d’autres charges. Ce n’est pas rendre justice à cette grand’mère de leurs fraudes, que de la comparer avec ce qui n’en est qu’une imitation dégénérée. Il n’est pas exact de dire que le système de Law ne fût fondé que sur la spéculation du Mississipi. Il y ajouta le commerce d’Afrique ; il y ajouta les fermes de tout le revenu des impôts de la France. Toutes ces choses réunies n’étaient certainement pas capables de supporter la structure énorme que l’enthousiasme public, et non lui, se proposait d’élever sur ces bases ; mais du moins, ces illusions avaient, comparées à celles-ci, quelque chose d’imposant. Elles avaient pour objet, et elles faisaient supposer en effet, une extension considérable du commerce de France ; elles lui ouvraient des communications dans les deux hémisphères. Il ne s’agissait pas d’alimenter la France de sa propre substance. Une grande imagination pouvait être séduite par ce vol étendu que l’on faisait prendre au commerce : il y avait de quoi éblouir le regard d’un aigle. Il n’était pas destiné, comme l’est votre projet, à solliciter l’odorat de la taupe, qui s’ensevelit et se nourrit dans son trou. Les hommes, alors, n’étaient pas totalement rappetissés de leurs dimensions naturelles par une philosophie dégradante et sordide, et propre aux illusions basses et vulgaires. Rappelez-vous, surtout, qu’en s’adressant à l’imagination, ceux qui conduisaient alors ce système, rendirent un hommage à la liberté des hommes : leur fraude n’avait pas la force pour compagne. Il était réservé, de nos jours, d’éteindre les faibles lueurs de la raison qui pourraient percer au travers de l’obscurité opaque de ce siècle éclairé.

Je me rappelle que je n’ai rien dit d’un plan de finance que l’on peut citer en faveur du talent de ces messieurs, et qui a été proposé avec une grande pompe, quoiqu’il n’ait pas encore été définitivement adopté par l’Assemblée Nationale. Il se présente au moins avec quelque chose de solide pour soutenir la circulation du papier-monnaie, et l’on a beaucoup vanté son utilité et la beauté de l’invention : je veux dire le pro jet de fondre toutes les cloches des églises supprimées, pour les envoyer à la Monnaie. Voilà leur alchimie. Il y a des extravagances qui déconcertent tout raisonnement, qui vont au delà du ridicule, et qui n’excitent d’autre sentiment que le dégoût : en conséquence, je n’en parlerai plus.

Toutes les manoeuvres d’une fraude mercantile, tous ces renvois de la Caisse d’Escompte au Trésor public, et du Trésor public à la Caisse d’Escompte, pour reculer autant qu’il se pourra le jour fatal, toutes ces vieilles ruses, enfin, qui sont devenues la politique de l’État, ne méritent pas davantage que j’étende plus loin mes remarques. Toutes ces paroles ne changeront pas la nature du revenu, et l’on ne prendra pas en paiement, pour un biscuit ou pour une livre de poudre à canon, toutes celles que vous pourriez dire sur les droits de l’homme. C’est donc ici que vos métaphysiciens, descendent de leurs spéculations aériennes ; et que de bonne foi ils suivent les exemples. Quels exemples ! Les exemples de banqueroute ! Mais, quoique disgrâciés, bafoués et humiliés, quand leur force, leurs inventions et leurs idées les abandonnent, leur suffisance ne les abandonne pas ; leur faillite même est pour eux le prétexte d’un nouveau crédit de bienveillance. Lorsque le revenu disparaît dans leurs mains, ils ont la présomption, dans quelques-unes de leurs dernières opérations, de s’en faire un mérite, comme d’un soulagement procuré au peuple. Ils n’ont nullement soulagé le peuple ; s’ils en conservaient l’intention, pourquoi ont-ils ordonné que l’on payât des taxes qui lui étaient à charge ? Le peuple s’est procuré lui-même ce soulagement, en dépit de l’Assemblée.

Mais, écartant toute discussion entre les personnes qui peuvent prétendre au mérite de ce soulagement frauduleux, le peuple a-t-il en réalité reçu quelque espèce de soulagement ? M. Bailly, un des grands agens de la circulation du papier, vous met sur la voie de la nature de ce soulagement. Son discours à l’Assemblée Nationale renfermait un panégyrique sublime et académique, consacré à la constance inaltérable avec laquelle les habitans de Paris avaient supporté leur détresse et leur misère. Quelle belle peinture de la félicité publique ! Quoi ! un grand courage et une fermeté invincible pour endurer des bienfaits et pour supporter des réfomes ! À en juger par le discours de ce ’’savant lord-maire’’, on dirait que les Parisiens auraient gémi pendant ces douze derniers mois, dans les horreurs d’un nouveau blocus ; que Henri IV avait arrêté de tous les côtés l’arrivage de leurs vivres, et que Sully tonnait à leurs portes avec son artillerie ; tandis qu’en réalité aucun autre ennemi ne les assiége que leur propre folie, leur propre crédulité et leur propre perversité. Mais M. Bailly fondra plus promptement les glaces éternelles de ses régions atlantiques, qu’il ne pourra rendre à Paris sa chaleur centrale, tant que cette ville sera amourachée des masses glacées, arides et pétrifiées[186] d’une philosophie aussi trompeuse qu’elle est dénuée de sentimens. Quelque temps après ce discours, c’est-à-dire le 13 du mois d’août dernier, dans le compte de son administration, il s’exprima en ces termes : « Dans le mois de juillet 1789 (époque d’un souvenir éternel), les finances de la ville de Paris étaient encore en bon ordre ; la dépense était balancée par la recette, et elle avait alors 1,000,000 (40,000 liv. sterl.) en fonds. Les dépenses qu’elle a été obligée de faire, en conséquence de la révolution, se montent à 2,500,000 liv. De ces dépenses, et du dépérissement énorme des dons gratuits, est résulté, non pas un manque accidentel, mais un manque absolu d’argent. » Voilà ce Paris, en faveur de la nourriture duquel on avait, dans le cours de l’année précédente, sacrifié des sommes si énormes, aux dépens de toutes les provinces du royaume. Aussi longtemps que Paris tiendra la place de l’ancienne Rome, il sera alimenté par les provinces qui lui sont soumises : c’est un mal inévitablement attaché à la domination des républiques démocratiques souveraines. Ce mal, ainsi que Rome en a donné l’exemple, peut survivre à la domination républicaine qui lui a donné naissance : dans ce cas, le despotisme lui-même est obligé de se soumettre aux vices de la popularité. Rome, sous ses empereurs, réunissait les maux attachés aux deux systèmes, et cette combinaison monstrueuse fut une des grandes causes de sa ruine

C’est une imposture cruelle et insolente, que de dire au peuple que la dilapidation du revenu public est un soulagement pour lui. Des hommes d’État devraient, avant de se vanter d’avoir procuré quelque soulagement au peuple par la destruction du revenu public, avoir soigneusement réfléchi à la solution de ce problème : — « Est-il plus avantageux au peuple de payer beaucoup et de gagner en proportion ; ou de gagner peu, même rien, et d’être déchargé de toute contribution ? » Quant à moi, mon parti est pris, et je me décide en faveur de la première proposition. J’ai l’expérience pour moi, et, aussi, je crois les meilleures opinions. La partie fondamentale de la science d’un vrai politique, est de savoir maintenir la balance entre le pouvoir d’acquérir, qui appartient aux sujets, et les besoins de l’État auxquels ils doivent fournir. Les moyens d’acquérir sont les premiers en temps et en arrangement. Le bon ordre est le fondement de toutes les bonnes choses. Pour que le peuple soit capable d’acquérir, il faut que, sans être esclave, il soit, maniable et obéissant ; il faut que les officiers publics jouissent de leur dignité, les lois de leur autorité. Il ne faut pas que par des manœuvres on ait déraciné de l’esprit du peuple les principes naturels de l’obéissance ; il faut qu’il respecte les propriétés au partage desquelles il n’est pas appelé. Il faut qu’il travaille pour acquérir ce que l’on peut obtenir par le travail ; et lorsqu’il trouve, comme cela arrive souvent, que ses succès ne sont pas proportionnés à ses efforts, il faut qu’il apprenne à chercher ses consolations dans les proportions finales de la justice éternelle. Quiconque le prive de cette consolation, anéantit son industrie et frappe sur la racine de toutes ses acquisitions et de toutes ses conservations. Celui qui agit ainsi eșt le cruel oppresseur, l’ennemi le plus impitoyable du pauvre et du malheureux ; en même temps, par ses spéculations perfides, il expose les produits de l’industrie qui prospère, et les accumulations de la fortune, à être pillés par les négligens, par ceux qui se sont ruinés, ou par ceux qui n’ont pu réussir à rien.

Un trop grand nombre de financiers par état ne voient dans le revenu public, qu’argent, circulation, annuités à vie, tontines, rentes perpétuelles, au toutes les menues marchandises de la boutique. Dans un État bien ordonné, toutes ces choses ne doivent pas être méprisées, et l’on ne doit pas regarder avec indifférence la science qui les a pour objet. Elles sont bonnes, mais elles ne sont bonnes qu’autant qu’elles participent aux effets de ce bon ordre établi, et que c’est sur lui qu’elles reposent. Mais lorsque des hommes s’imaginent que ces inventions misérables pourront servir de ressources pour les maux qui résultent de la destruction des fondemens de l’ordre public, et de la subversion de tous les principes de la propriété, ils ne feront autre chose qu’élever sur les ruines de leur propre patrie, un monument affligeant et durable des effets d’une politique inconsidérée, et d’une sa gesse présomptueuse, bornée et peu prévoyante.

Les effets de l’incapacité que vos chefs populaires ont montrée dans les parties les plus importantes du gouvernement, seront tous rachetés par ce grand mot de liberté, ce mot qui remédie à tout. Je connais quelques peuples qui jouissent d’une grande liberté ; il en est plusieurs, si ce n’est le plus grand nombre, qui gémissent sous une servitude avilissante. Mais qu’est-ce que la liberté sans la sagesse et sans la vertu ? C’est le plus grand de tous les maux possibles ; car c’est à la fois la déraison, le vice et la folie, sans limites et sans frein. Ceux qui savent ce qu’est une liberté vertueuse, ne peuvent pas supporter que des têtes extravagantes la privent de ses charmes, en la réduisant aux mots sonores qu’ils ont sans cesse à la bouche. Ja ne méprise nullement, j’en suis sûr, les sentimens sublimes et exaltés de la liberté ; ils échauffent le cœur, ils élèvent et anoblissent nos esprits ; ils raniment notre courage au moment du combat. Tout vieux que je suis, je lis encore avec plaisir les beaux morceaux pleins de verve de Lucain et de Corneille. Je ne condamne pas davantage les petits artifices et certaines tournures de popularité ; ce sont des moyens pour faciliter le développement de beaucoup de points importans ; ils réunissent le peuple ; redonnent des forces à l’esprit ; et répandent quelquefois la gaîté sur le front sévère de la liberté morale. Tout politique devrait sacrifier aux Grâces, et réunir l’aménité à la raison. Mais dans une entreprise telle que celle de la France, tous ces sentimens subsidiaires et ces artifices sont d’un faible secours. Il ne faut pas une grande prudence pour fabriquer un gouvernement : fixez le siége du pouvoir ; enseignez l’obéissance ; et l’ouvrage est fini. Il est encore plus aisé de donner la liberté : il n’est pas nécessaire de conduire, il ne suffit que d’abandonner les rènes. Mais former un gouvernement libre, c’est-à-dire tempérer l’un par l’autre ces élémens opposés de liberté et de contrainte, en un seul ouvrage durable ; voilà ce qui exige la profondeur de la pensée ; de la réflexion, et toutes les combinaisons d’un esprit éclairé. C’est là ce que je ne trouve point dans les chefs de votre Assemblée Nationale. Peut-être n’en sont-ils pas aussi misérablement dénués qu’ils le paraissent : j’aime mieux le croire ; ce serait les placer au-dessous du niveau de l’intelligence la plus commune. Mais lorsque des chefs se plaisent à se rendre à l’envi l’un de l’autre les enchérisseurs de la popularité, leurs talens ne seront d’aucune utilité dans la composition de l’État ; ils deviendront des flatteurs, au lieu d’être des législateurs ; ils seront les instrumens, et non les guides du peuple. S’il arrivait que quelqu’un parmi eux proposât un plan de liberté, raisonnablement limitée, et justement définie, il serait aussitôt surenchéri par un autre de ses compétiteurs, qui produirait quelque chose de plus splendidement populaire[187]. On paraîtra suspect en restant fidèle à sa cause ; la modératton sera signalée comme la vertu des lâches ; et les moyens termes, comme la prudence des traîtres ; jusqu’à ce que, dans l’espoir de conserver le crédit qui peut lui être nécessaire dans certaines occasions, le chef populaire soit forcé de propager avec activité des doctrines et d’établir des pouvoirs qui détruiront, dans la suite, les dispositions modérées vers lesquelles il aurait pu se diriger.

Mais serais-je assez déraisonnable pour ne rien découvrir absolument qui méritât quelques éloges au milieu de tous ces travaux infatigables de l’Assemblée Nationale ? Je ne disconviens pas que, parmi un très grand nombre d’actes de violence et de folie, elle ne puisse avoir fait quelque bien. Ceux qui détruisent tout ne peuvent pas manquer de détruire quelque mal ; ceux qui font tout à neuf ont des chances pour faire quelque chose d’avantageux. Pour louer ces messieurs sur ce qu’ils ont fait en vertu de l’autorité qu’ils ont usurpée, ou pour les justifier des crimes par lesquels ils ont acquis cette autorité, il faudrait qu’il fut bien évident que les mêmes choses n’auraient pu s’exécuter sans produire une telle révolution : très-certainement ils l’auraient pu, parce que toutes les opérations importantes qu’ils ont faites, et ceci est hors de doute, portaient sur des points qui leur avaient été volontairement accordés d’avance par le Roi, lors de la réunion des États-Généraux, ou par l’expression positive des cahiers des différens Ordres. Quelques usages ont été détruits d’après de justes motifs ; mais ces usages, eussent-ils duré jusqu’à l’éternité dans l’état où ils étaient, n’auraient troublé en aucune manière la prospérité, ni le bonheur d’aucun État. Le bien que l’Assemblée Nationale a fait est superficiel, et ses erreurs sont fondamentales.

Je souhaite que mes compatriotes, quels qu’ils soient, aiment mieux recommander à nos voisins l’exemple de la constitution anglaise, que de prendre modèle sur eux pour l’amélioration de la nôtre. Ils possèdent un trésor inappréciable dans l’ancienne : je crois qu’ils ne sont pas tout-à-fait exempts de quelques motifs de crainte et de plainte ; mais c’est à leur conduite, et non pas à leur constitution, qu’il faut s’en prendre. Je crois que nous devons notre heureuse situation à notre constitution ; mais je pense que c’est à son ensemble, et non pas à quelqu’une de ses parties séparément, que nous la devons ; je crois que nous la devons autant à ce que nous avons conservé dans nos diverses recherches et dans nos réformes, qu’à ce que nous avons modifié ou ajouté. — Notre nation trouve que le soin de conserver ce qu’elle possède, et de le mettre à l’abri de la violation, suffit à l’occupation d’un esprit vraiment patriote, libre et indépendant. Je n’en exclurais pas non plus quelques changemens : mais, même en changeant, je voudrais conserver ; je voudrais n’être conduit à nos réformes que par de grandes nécessités. Dans ce que je ferais, je voudrais suivre l’exemple de nos ancêtres ; — je voudrais que la réparation fût, autant que faire se pourrait, dans le style de tout l’édifice. L’esprit de conduite que nos ancêtres ont toujours le plus manifesté, était remarquable par la prudence de leur politique, par la sagesse de leur circonspection et par une timidité qui venait de la réflexion plus que de leur caractère. N’ayant point été illuminés par les lumières dont ces messieurs de France nous assurent qu’ils ont reçu une portion si abondante, ils agirent sous l’impression forte de l’ignorance et de la faillibilité humaine. Celui qui les avait créés ainsi faillibles, tes récompensa pour s’être conduits conformément à leur nature. Imitons leur prudence ; si nous souhaitons de mériter les mêmes succès, ou de conserver leur héritage. Ajoutons, si cela nous plaît ; mais conservons ce qu’ils ont laissé ; et, appuyés sur les bases solides the la constitution anglaise, contentons-nous d’admirer, plutôt que d’essayer de suivre dans leur vol désespéré, les aréonautes de la France.

Je vous ai dit naïvement mes sentimens. Je pense qu’ils ne sont pas de nature à altérer les vôtres ; je ne sais pas s’ils le pourraient. Vous êtes jeune : il faut que vous suiviez le sort de votre patrie, puisque vous ne pouvez pas le diriger ; mais, par la suite, ils pourront vous être de quelque utilité dans la forme que pourra prendre votre gouvernement. Il ne peut rester dans l’état où il est aujourd’hui ; mais, avant qu’il prenne son assiette définitive, il peut être obligé de passer, comme dit un de nos poëtes, « par une grande variété de situations inconnues ; » et, dans toutes ses métamorphoses, être purifié par le feu et par le sang[188].

Mes opinions ne peuvent avoir de valeur que parce qu’elles sont le fruit d’une longue suite d’observations, et qu’elles sont dictées par une grande impartialité ; elles viennent d’un homme qui n’a été ni un instrument du pouvoir, ni un flatteur des grands, et qui ne voudrait pas démentir par ses dernières actions, celles de toute sa vie. Elles viennent d’un homme dont presque toute la carrière a été un combat pour la liberté des autres, d’un homme à qui la tyrannie seule a pu inspirer quelque sentiment d’une colère véhémente ou durable, et qui a dérobé (sans qu’il croie même s’être écarté de ses occupations ordinaires) les heures qu’il a accordées à l’examen de vos affaires, à la part qu’il ne cesse de prendre aux efforts que font tous les bons citoyens pour décréditer l’oppression de l’opulence. Elles viennent d’un homme qui souhaite peu les honneurs, les distinctions et les émolumens, et qui n’en attend aucun ; qui ne méprise pas la renommée, et qui ne craint pas la médisance ; qui évite les contestations, quoiqu’il risque une opinion ; d’un homme qui souhaite d’être toujours conséquent, mais qui voudrait l’être en variant ses moyens, afin d’assurer l’unité de son but ; et qui, lorsque la stabilité du vaisseau sur lequel il navigue peut courir quelques dangers par la surcharge de l’un ou de l’autre de ses côtés, est toujours disposé à porter le faible poids de ses raisons du côté qui peut rétablir l’équilibre.

FIN.
  1. Il y a dans l’original, in the cauldron, « dans le chaudron ». Cette expression rappelle à l’imagination de tous ceux qui sont familiarisés avec le théâtre de Shakespeare, la scène première de l’acte IV de Macbeth : c’est le moment où les trois sorcières arrivent sur la scène pour composer leurs charmes dans leur grand chaudron, dans lequel elles jettent, comme l’on sait, des yeux de lézards, des pattes de grenouilles, des langues de chiens, des ailes de chauve-souris, etc.
  2. C’est ainsi que les Presbytériens se qualifiaient eux-mêmes.
  3. P. 34. Discourse on the love of our Country, by Dr. Price.
  4. Ce sont les expressions mêmes du docteur Price. Le mot qui répond le plus exactement à cashiering qui est dans l’original, n’est pas déposer, mais casser aux gages. Misconduct, mauvaise conduite, est aussi un mot très-vague et très-faible dans le sens où il est employé par le Docteur.
  5. Il est sans doute inutile de placer ici une note particulière, pour faire connaître la différence qui existe entre la loi commune en Angleterre, et la loi établie, on qu’on appelle Common-Law et Statuts-Law.
  6. Loi d’Edouard.
  7. De Charles Ier.
  8. De Charles II.
  9. « Que le roi Jacques second s’étant efforcé de bouleverser la constitution du royaume en rompant le pacte primordial entre le Roi a et le peuple, et qu’ayant, par l’avis des Jésuites et d’autres personnes corrompues, violé les lois fondamentales, que s’étant retiré du royaume, il a abdiqué le gouvernement, et que par-là le trône est devenu vacant. »
  10. On sait que si le Roi ne peut pas empêcher que l’on intente et que l’on poursuive le procès, il a le droit de pardonner, si par événement il y a lieu, lorsque le jugement a été rendu.
  11. Térence. And. act. 1. se. 1.
  12. Lorsque le Roi va au Parlement, il prononce un discours, et l’orateur de la Chambre des Communes, dans la réponse qu’il y fait, reprend très-régulièrement et répète au Roi les mêmes expressions dont S. M. s’est servi. Ces discours sont communiqués d’avance, et c’est de là que vient en Angleterre cette expression plutôt gaie que dérisoire : L’orateur fait écho. Ici M. Burke suppose l’inverse.
  13. Aux mots Chaires babylonniennes, substituons ceux-ci : La Minerve et autres pamphlets dits libéraux, nous retrouverons, en France, la doctrine du docteur Price : seulement le Roi ne sera pas le serviteur, mais le premier fonctionnaire public ; ce qui le place nécessairement dans les rangs de ceux qu’on peut destituer pour inconduite. Cette doctrine n’est pas celle des seuls pamphlets ; et gare qu’elle me retentisse bientôt du haut des tribunes !(Note de l’Éditeur.)
  14. Oui, mais il est trop tard de produire la loi, quand une Convention Nationale, une Chambre des Représentans ou toute autre asserablée factieuse s’est déclarée en permanence, et s’attribue le droit d’abroger toutes les lois anciennes, d’en faire de nouvelles, de leur donner même un effet rétroactif. À quoi servit-il au vertueux Malesherbes, au courageux Desèze de produire la loi qui déclarait le roi (Louis XVI) inviolable ?(Note de l’Éditeur.)
  15. Ce ne sont pas là les principes de nos modernes Solons ; et il ne fant pas remonter bien haut pour trouver des écrivains, des orateurs, des députés, des pairs et même des ministres, qui, à l’occasion d’une simple proposition constitutionnelle, ont fait un appel aux trente millions de citoyens !(Note de l’Éditeur.)
  16. Plût à Dieu que nos législatures successives eussent suivi ces principes, au lieu de nous faire essayer leurs vaines théories ; et plaire à Dieu que ces tristes expériences ne soient pas sans fruit pour un nouvel avenir !(Note de l’Éditeur.)
  17. Voyez Blackstone sur la grande Charte imprimée à Oxford en 1759.
  18. On sait pourtant que la déclaration des droits de l’abbé Syèyes, présentée et soutenue par le marquis de La Fayette, n’en fit pas moins fortune sous la Constituante, et on sait aussi à quel degré de perfection elle fut portée par Robespierre, sous la Convention, en tête de la Constitution de 1793 ; et comment, enfin, en suivant toujours le système de la perfectibilité, le tout fut rajeuni et reproduit, à la fameuse Chambre des cent jours, par Garat, le même La Fayette et autres.(Note de l’Éditeur.)
  19. Il faut bien distinguer de différence qui existe entre la loi déclarative et une loi nouvelle. La première est la déclaration et la reconnaissance des lois fondamentales, à l’observation desquelles le roi lui-même est obligé de se soumettre. C’est pourquoi l’on voit dans la citation ci-dessus, que l’on insiste particulièrement sur ce point.
  20. Cette doctrine est tellement conforme à l’éternelle raison, qu’on la vit soutenir très-fortement, jadis, par ceux mêmes qui l’attaquent le plus vivement aujourd’hui. Il est vrai que c’était avant le 30 mars 1814, et depuis le 30 mars jusqu’au mois de juillet 1815. Comment se fait-il qu’un système qu’ils trouvaient si sage pour la famille de Napoléon, leur paraisse si absurde pour la dynastie de Henri IV ?(Note de l’Éditeur.)
  21. L’Avare de Molière voulait faire graver en lettres d’or, dans sa salle à manger, la fameuse sentence, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger, nous demandons dans quelle salle et en quelles lettres de diamans il faudrait faire graver ces deux phrases du publiciste anglais ?(Note de l’Éditeur.)
  22. N’en est-il pas encore de même aujourd’hui pour certaines gens qui, par exemple, ne font remonter la gloire de nos armes, la valeur de Das guerriers, l’honneur national, enfin, qu’aux campagnes de la révolution ? Pour ces gens-là, le peuple de France n’est toujours né que d’hier.(Note de l’Éditeur.)
  23. Le lecteur n’oubliera pas que Burke écrivait tout cela long-temps avant le 11 janvier.
    (Note de l’Éditeur.)
  24. Burke avait donc prévu que vingt ans après la fameuse révolution faite pour combler une dette de 72 millions, l’État serait obéré de plus de 200 millions de rentes ? Quel heureux résultat des grandes combinaisons de nos régénérateurs !(Note de l’Éditeur.)
  25. Nous invitons les curieux à relire ce qu’écrivait, dans le temps, Bergasse, ennemi des assignats, à M. de Montesquiou, partisan zélé de ce papier-monnaie. Ce Bergasse était aussi un fort bon prophète, sans sortir de son pays.(Note de l’Éditeur.)
  26. Mais en échange, ces terribles niveleurs se sont élevés bien haut sur les débris, et, tel sans-culotte de nom et d’effet, a changé ce titre contre celui de duc, et ses dettes contre un capital de plusieurs millions. Voilà ce qu’ambitionnaient ces ardens défenseurs des droits du peuple, et ce qu’ambitionnent ceux qui marchent aujourd’hui sur leurs traces.(Note de l’Éditeur.)
  27. Ici, l’expérience vient encore confirmer la théorie. Que devinrent les meneurs de l’Assemblée qui succéda à la Constituante ? Ils furent entraînés, et à la fin supplantés par des gens qui, à leur tour, devinrent les meneurs de la Convention. Mais que devinrent eux-mêmes ces nouveaux meneurs ? La Gironde tomba devant la Montagne, et la Montagne, à la fin, s’écroula devans une nouvelle puissance qui s’écroula de même, jusqu’au moment où un despote assembla un Corps Législatif muet et un Sénat vendu ; ce qui était la même chose que s’il n’y eût point eu de Corps Législatif ni de Sénat, et qu’il eût gouverné seul.(Note de l’Éditeur.)
  28. C’est encore ce qui nous arrive tous les jours. Les praticiens beaux parleurs sont partout mis en avant.(Note de l’Éditeur.)
  29. Aujourd’hui, ils ne sont pas même électeurs, s’ils n’ont pas d’autre fortune que leur traitement ; tandis que leur cordonnier va gravement déposer son scrutin chargé des noms de quatre ou cinq individus dont il n’avait jamais oui parler deux jours avant. La perfectibilité !(Note de l’Éditeur.)
  30. On l’a bien eu ! le plupart n’ont fait que prêcher et mettre à exécution ce dicton populaire : Ôte-toi de là que je m’y mette !(Note de l’Éditeur.)
  31. Nous laissons aux politiques le soin de décider si l’état des choses est changé à présent, et si les mêmes causes doivent produire les mêmes résultats.(Note de l’Éditeur.)

  32. À peu près sous le règne de Guillaume on commença à distinguer, dans ce pays, les propriétaires en deux classes, parce qu’alors commença l’usage de mettre la fortune dans les fonds publics. L’on appela l’un landed interest, et l’autre monied interest, comme qui dirait l’intérét foncier, et l’intérêt de l’agiotage.
  33. Aussi en sommes-nous à la sixième constitution, sans compter le gouvernement révolutionnaire, les lois organiques, les articles additionnels, etc., etc.(Note de l’Éditeur.)
  34. Aussi, combien n’en a-t-on pas vu suivre la marche contraire de celui qui d’évêque devient meunier ?(Note de l’Éditeur.)
  35. Oui, nous en avions des nobles qui devaient toute leur fortune à Louis XVI, et qui ont aidé à renverser son trône. Plusieurs ont péri sous les coups de leurs complices ; mais ils ne sont pas tous morts, et comme l’a dit un grand politique en carmagnole : « Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas ».(Note de l’Éditeur.)
  36. On a voulu rétablir ces distinctions qui encouragent l’honneur et la vertu ; mais résisteront-elles aux assauts journaliers des jeunes insensés qui manquent d’expérience, et des vieux foux qui ont perdu la mémoire ?(Note de l’Éditeur.)
  37. Voici ce qu’on lit dans l’Ecclésiastique, chap. 38, v. 25, 26, 28, 57 et 36 :

    « Le docteur de la loi deviendra sage au temps de son repos ; et celui, qui s’agite peu acquerra la sagesse. – Comment pourrait se remplir de sagesse un homme qui mène une charrue, qui prend plaisir à tenir à la main l’aiguillon dont il pique les bœufs, qui les fait travailler sans cesse, et qui ne s’entretient que de jeunes bœufs et de taureaux ? Ainsi le charpentier et l’architecte passent à leur travail les jours et les nuits. – Ils n’entreront pas dans les assemblées ; ils ne seront pas assis sur les siéges des juges ; ils n’auront point l’intelligence des lois sur lesquelles se font les jugemens ; on ne les trouvera point occupés à proposer ou expliquer des paraboles ; mais ils maintiendront seulement l’état de ce monde..... »

    Que ce livre soit canonique ou apocryphe, ce que je ne décide pas, ce passage, j’en suis certain, contient beaucoup de sens et de vérité.

  38. Le tiers du Corps Législatif, c’est-à-dire trois cent trente pairs environ sur neuf cent quatre-vingt-dix membres de la Chambre des Communes. Est-ce là la proportion suivie en France en 1819 ?(Note de l’Éditeur.)
  39. Voilà pourtant ce que nous promettaient tous les praticiens grands politiques de 1789 ; mais à force de diminuer les surcharges, nous succombons sous le fardeau des contributions. Que ne peut-on changer les choses comme on change les noms !(Note de l’Éditeur.)
  40. Discourse on the love of our country. (Discours sur l’amour de notre pays, 5e édit., p. 39 ; par le docteur Price.)
  41. Tout récemment, Pau des coryphées du parti soi-disant libéral, le docteur Price de la Minerve française, a commis la même incongruité dans une brochure impromptue sur les changemens proposés par un pair à la loi des élection. Ce grand ami du peuple et de l’égalité assure hardiment que quiconque ne paie pas cent écus d’impôts, est accessible à la séduction, et ne doit jamais être électeur. Rirons-nous de cette inconséquence démocratique ? Hélas ! non, si le docteur anglais était de bonne foi dans ses sermons politiques, il pouvait avoir un côté ridicule ; mais nos docteurs de la Minerve ne mériteront jamais ce reproche ; et l’on se souvient encore combien ils étaient démocrates quand ils servaient aux gages de l’usurpateur !(Note de l’Éditeur.)
  42. « Qu’importe la mort de six mille hommes, disait Robespierre, quand il s’agit de sauver un principe. »
    (Note de l’Éditeur.)
  43. C’est faute d’avoir senti la nécessité de cette division pleine de sagesse, que nos novateurs ont tout bouleversé, tout confondu. En proclamant, sans restriction, que tout membre de la société a le droit de prétendre au pouvoir, on jette dans cette société le germe d’éternelles révolutions, sans avantage pour personne. En effet, le citoyen sans ambition sera bientôt insensible à un droit dont il est décidé à n’user jamais; l’ambitieux, au contraire, ne se contentera pas d’avoir ce droit stérile, et voudra en user, mais il ne pourra en user qu’en disant : Ôte-toi de là, que je m’y mette, en attendant qu’un autre ambitieux vienne lui en dire autant.(Note de l’Éditeur.)
  44. Témoins nos sociétés populaires qu’on qualifiait, dans le principe, de douces réunions de la grande famille, et où les honnêtes gens rougirent bientôt d’être entrés, quand leurs portiers et les portefaix en devinrent les présidens et les orateurs exclusifs ; le tout au nom de l’égalité des droits.(Note de l’Éditeur.)
  45. N’otons pas au poëte le droit de périr. Empédocle (d’Agrigente, en Sicile,) voulant passer pour un dieu, monta de sang-froid dans l’Etna tout en feu, »(Horace, Art poét. trad. de M. Binet.)
  46. Cet ouvrage parut à Londres le 1er novembre 1790, il était imprimé, en partie, quelques mois avant sa distribution. Chacun sait aujourd’hui que quatre jours après, un grand événement justifia cette sorte de prédiction ; que lord Stanhope et d’autres personnes de marque rayèrent leurs noms de la liste des souscripteurs ; que le docteur Rees, qui avait été désigné pour faire le discours, refusa, au dernier moment, de remplir son engagement, en sorte qu’il fallut s’en passer, et qu’à la taverne de Londres, le sort de cette assemblée sembla avoir reçu le coup le plus funeste ; le docteur Price était seul à en faire les honneurs (il était le toast-master, le maître des santés, ou roi du festin) ; le vacarme était si grand, que des papiers anglais dirent qu’à force de communiquer avec leurs correspondans, ces gentlemen en avaient pris les manières. C’est à peu près ce qui arrive aujourd’hui au successeur du docteur Price, à l’orateur de Spafield, M. Hunt.
  47. N’était-ce pas aussi quand la France gémissait sous le joug odieux du terrorisme, que tous les édifices publics ou particuliers portaient, au dedans et au dehors, ces libérales inscriptions : liberté, égalité, fraternité ou la mort ! Les prisons mêmes en étaient décorées !(Note de l’Éditeur.)
  48. C’est un terrible homme que ce M. Burke qui va faire ainsi, dix ans d’avance, le procès à nos républicains les plus outrés, que nous avons vus changer si lestement leur carmagnole et leur bonnet rouge contre les manteaux chamarrés de rubans, et les armoiries de toutes couleurs que prodiguait un empereur, un roi ; voir même un tyran, à des hommes qui avaient fait vingt fois le serment d’exterminer les empereurs, les rois et les tyrans ?(Note de l’Éditeur.)

  49. Les Torys et les Whigs sont des fauteurs de deux partis qui divisent les Anglais depuis environ deux cents ans. Ils naquirent sous Jacques Ier, successeur d’Elisabeth ; ils exercèrent leurs fureurs sous les règnes suivans, pendant les révolutions qui conduisirent un roi à l’échafaud, placèrent un usurpateur sur le trône, ramenèrent les Stuarts ; les expulsèrent, etc. Le nom de Tory et celui de Whig sont, dit-on, deux mots écossais qui signifient coquins, brigand, dénominations que l’esprit de parti ne manque jamais d’appliquer à ceux du parti contraire. Les honnêtes gens ne sont, de leur aveu, ni Torys ni Whigs, mais ces deux termes sont restés plans le langage populaire, à peu près comme ceux d’Aristocrates et de Jacobins en France. On appelle Torys ceux qui sont soupçonnés de favoriser la cour, le roi, la prérogative royale et la haute Église ; on appelle Whigs ceux qu’on soupçonne de désirer, une république, de favoriser la démocratie, et ce qu’on appelle petite Église, dont la morale est plus relâchée.(Note de l’Éditeur.)
  50. Un autre de ces révérends messieurs, qui avait été témoin des scènes qui furent représentées aux 5 et 6 octobre 1789, s’exprimait ainsi : « Un roi soumis, trainé en triomphe par ses sujets victorieux ! C’est là une de ces marques de grandeur que l’on rencontre rarement dans le cours des affaires humaines, et qui, pendant a la durée de ma vie, ne cessera d’exciter mon étonnement, et de me gratifier ». On voit par là que les sentimens de ces messieurs étaient dans un accord parfait ; mais on sait comment se terminèrent ces beaux triomphes ! Ce roi qui s’étant livré à ses sujets, fut bientôt traîné à l’échafaud, et dans sa tombe furent successivement ensevelis des milliers d’innocentes victimes.(Note de l’Éditeur.)
  51. N’est-ce pas encore là un des points de contact des révolutionnaires d’alors avec ceux de nos jours ? À en croire ces derniers, les lumières ne font que de naître en France, et le siècle de Louis XIV était un siècle de ténèbres.(Note de l’Éditeur.)
  52. Il choisissait précisément, pour son triomphe, White-Hall, palais où Charles I reçut sa sentence de mort, et dans la cour duquel il eut la tête tranchée.(Note de l’Éditeur.)
  53. Le nombre de ceux qui avaient eu part à la mort du roi, en qualité de juges, officiers de la cour et autres acteurs immédiats, était de quatre-vingt-dix ; vingt-cinq étaient morts à l’époque de la restauration vingt-neuf prirent la fuite et moururent misérablement ; sept eurent leur grâce, et vingt-neuf furent condamnés à mort ; op en exécuta dix seulement, entre lesquels se trouvait le docteur dont il s’agit ici, Peters. Les autres furent bannis ou emprisonnés à perpétuité.(Note de l’Éditeur.)
  54. En février 1819, un professeur lecteur royal, au collège royal de France, s’écriait en chaire : « Brutus immola ses fils mêmes à la liberté : les anciens avaient des idées de la gloire bien plus justes que nous, et le règne de Louis XIV a surtout contribué à nous donner ces vaines susceptibilités (c’est-à-dire la sensibilité que les individus font naître) qu’on a prises long-temps pour de beaux sentimens ; mais heureusement aujourd’hui le caractère du siècle est bien autre..., ». Il est vrai que la révolution nous a bien guéris de cette susceptibilité à laquelle le lecteur royal craint de nous voir revenir. Ce lecteur, dit royal, était naguère lecteur impérial, et auparavant ultra-républicain de 93, 94, 95.(Note de l’Éditeur.)
  55. Paroles de Barnave, jeune énergumène de l’Assemblée Constituante, et qui paya de tout son sang cet horrible blasphème quelques années après, condamné par le tribunal révolutionnaire, aux acclamations de la même canaille dont il s’était fait l’orateur ; tant il est vrai que ceux qui déchaînent la bête féroce sont presque toujours dévorés les premiers.(Note de l’Éditeur.)
  56. Prison des condamnés, à Londres.(Note de l’Éditeur.)
  57. Ce garde-du-corps était M. Miomandre de Sainte-Marie. Il venait de remplacer M. Durepaire, qui avait été percé de coups un instant avant.(Note de l’Éditeur.)
  58. MM. Deshuttes et de Varicourt.(Note de l’Éditeur.)
  59. Plût à Dieu qu’elle y manquât ! Mais si le massacre n’eut pas lieu au 6 octobre, il ne fut que différé, Le 2 septembre 1792 vit égorger tous les ÉVÊQUES et tous les prêtres qu’on avait pu rassembler dans les prisons, et le 21 janvier suivant acheva l’oeuvre d’iniquité.(Note de l’Éditeur.)
  60. Il est à propos de rapporter ici le passage d’une lettre qui fut écrite sur ce sujet par un témoin oculaire. Ce témoin était un des membres les plus honnêtes, les plus éclairés et les plus éloquens de l’Assemblée ; c’était un des plus actifs parmi ceux qui désiraient avec zèle la réforme de l’État. Il a été obligé de se retirer de l’Assemblée, et de finir par s’exiler lui-même du royaume, à l’occasion de ce pieux triomphe et des dispo- sitions de certains hommes qui, s’ils ne sont pas eux-mêmes coupables des crimes, en retirent le profit, et qui se sont mis à la tête des affaires publiques.

    Extrait de la seconde Lettre de M. de Lalli Tolendal (aujourd’hui Pair de France), à un ami, sur son émigration à la suite des 5 et 6 octobre.

    « Parlons du parti que j’ai pris ; il est bien justifié dans ma conscience. – Ni cette ville coupable, ni cette Assemblée plus coupable encore, ne méritent que je me que je me justifie ; mais j’ai à cœur que vous, et les personnes qui pensent comme vous, ne me condamnent pas. – Ma santé ; je vous jure, me rendait mes fonctions impossibles ; mais, même en les mettant de côté, il a été an-dessus de mes forces de rapporter plus long-temps l’horreur que me causaient ce sang, ces têtes, cette reine presque égorgée, ce roi, amené esclave, entrant à Pari, au milieu de ses assassins, et précédé dés têtes de ses malheureux gardes. Ces perfides janissaires, ces assassins, ces femmes cannibales, ce cri de tous les évêques à la lanterne ! dans le moment où le roi entre dans sa capitale avec deux évêques de son conseil dans sa voiture ; un coup de fusil, que j’ai vu tirer dans un des carrosses de la reine, M. Bailly appelant cela un beau jour ; l’Assemblée ayant déclaré froidement, la matin, qu’il n’était pas de sa dignité d’aller, tout entière, environner le roi ; M. Mirabeau disant impunément dans cette Assemblée que le vaisseau de l’État, loin d’être arrêté dans sa course, s’élancerait avec plus de rapidité que jamais vers sa régénération ; M. Barnave, riant avec lui, quand des flots de sang coulaient autour de nous ; le vertueux Mounier échappant par miracle à vingt assassins, qui avaient voulu faire de sa tête un trophée de plus.

    Voilà ce qui me fit jurer de ne plus mettre le pied dans cette caverne d’anthropophages (l’Assemblée Nationale) où je n’avais plus la force d’élever la voix ; où, depuis six semaines, nous l’avions élevée en vain, moi, Mounier, et tous les honnêtes gens. Le dernier effort à faire pour

    le bien était d’en sortir. Aucune idée de crainte ne s’est approchée de moi ; je rougirais de m’en défendre. J’avais encore reçu, sur la route, de la part de ce peuple, moins coupable que ceux qui l’ont enivré de foreur, des acclamations et des applaudissemens dont d’autres auraient été flattés, et qui m’ont fait frémir. C’est à l’indignation, c’est à l’horreur, c’est aux convulsions physiques, que le seul aspect du sang me fait éprouver, que j’ai cédé. On brave une seule mort, on la brave plusieurs fois quand elle peut être utile ; mais aucune puissance sous le ciel, mais aucune opinion publique ou privée n’out le droit de me con damner à souffrir inutilement mille supplices par minute, et à périr de désespoir, de rage, au milieu des triomphes du crime, que je n’ai pu arrêter. Ils me proscriront, ils confisqueront mes biens ; je labourerai la terre, et je ne les verrai plus. – Voilà ma justification. Vous pourrez la lire la montrer, la laisser copier ; tant pis pour ceux qui ne la comprendront pas ; ce sera alors moi qui aurai eu tort de la leur donner. »

    Ce militaire n’a pas les nerfs aussi bons que les pacifiques membres du club de Old Jewry. – Voyez encore les récits de M., Mounier sur le même sujet. — Il est homme d’honneur,.de probité et de talent, et par conséquent il est fugitif (Toute cette note est de M. Burke). On pourrait demander à l’auteur de cette lettre s’il ne reste plus autour de lui aucun de ces anthropophages ; et, dans le cas où il en resterait, s’il les croit bien corrigés.

  61. Il n’avait pas tenu à elle que, attaquée une seconde fois jusque dans son palais, elle ne justifiât la haute idée que Burke avait de son courage ; mais elle ne trouva point la même résolution autour d’elle, et elle suivit le roi à l’Assemblée Législative, d’où elle fut conduite au Temple, et de là à l’échafaud, Elle eût défendu sa vie contre des assassins, mais la religion retint son bras, quand il lui fallut succomber sous une main abjecte.(Note de l’Éditeur.)
  62. Où n’en fait-on point ? Et quoique les horreurs que l’auteur ne fait que supposer ici, aient en une épouvantable réalité, on ne voit de coupable nulle part. Trop heureux, notre pays, si des homicides si pardonnables ne sont pas récompensés !(Note de l’Éditeur.)
  63. La terreur est à l’ordre du jour, écrivaient les Carrier, les Fouché, les Joseph Le Bon ! La guillotine est en permanence, écrivaient tous les proconsuls de la Convention en mission à Lyon, Nantes, Marseille Bordeaux, Toulon, etc., etc.(Note de l’Éditeur.)
  64. Voilà ce que ne devraient jamais oublier ceux qui ne cessent de prêcher que l’insurrection est le plus saint des devoirs.(Note de l’Éditeur.)
  65. Ne croirait-on pas que ces pages ont été écrites pendant les sanglantes journées où un tribunal révolutionnaire envoyait dans une même charrette ; au même échafaud, prêtres, nobles, savans, négocians, ouvriers ? Si illisible de ses prophéties, en rira-t-on depuis qu’on a vu illisible ?(Note de l’Éditeur.)
  66. Qui ne reconnaît à ces traits, prophétiquement tracés, les effrontés accusateurs de Louis, ses juges aussi impudens que criminels, rebelles sous un prince débonnaire ; soumis, valets et plats flatteurs sous un Napoléon ; enfin, redevenus insolens, libéraux, et bientôt... mais ne prophétisons pas ; écrions-nous plutôt avec Joad :

    Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,
    Peuple ingrat ? .....

    (Note de l’Éditeur.)

  67. Elles n’étaient que trop fondées, hélas ! Louis fut précipité du trône, comme coupable d’attentat contre le peuple ; on ne l’en fit par moins Roi des Français par la grâce de la Constitution, et un an plus tard, il monta à l’échafaud.(Note de l’Éditeur.)
  68. Allusion à un ouvrage du docteur Price.
  69. À vous, Messieurs les publicistes, les écoliers politiques qui fatiguez la presse de vos discussions, de vos dissertations ; qui croyez découvrir du nouveau, parce que vous découvrez chaque jour de l’inconnu pour vous, qu’aurez-vous appris à votre siècle quand la terre aura couvert votre présomption ? Hélas ! nos descendans discuteront comme nous, et ne s’entendront pas mieux !(Note de l’Éditeur.)
  70. N’est-ce pas là, en effet, le système actuel de nos partisans du gouvernement de fait ? Rien de nouveau sous le soleil !(Note de l’Éditeur.)
  71. Eh ! ne voyons-nous pas des patriotes déserter la terre de leurs pères pour aller volontairement chercher des Champs-d’asile ; c’est-à-dire quitter un pays où l’on n’a plus l’espoir du pillage, pour aller chercher fortune sous un meilleur ciel !(Note de l’Éditeur.)
  72. Voyez Romeo et Juliette.
  73. Sit igitur hoc ab initio persuasum civibus, dominos esse omnium rerum ac moderatores Deos ; eaque, que gerantur, eorum geri vi, ditione, ac numine ; eosdemque optimè de genere hominum mereri, et qualis quisque sit, quid agat, quid in se admittat, quâ mente, quâ pietate colat religiones intueri : piorum et impiorum habere rationem. His enim rebus imbatré mentes haud sané abhorrebunt ab utili et à verâ sententid. (Cic. de legibus, L. 2.)

    « Premièrement donc que les citoyens soient pleinement convaincus que les dieux sont les maitres et les souverains de toutes choses ; que tout se fait par leur puissance et sous leur bon plaisir ; qu’ils comblent le genre humain de leurs bienfaits ; que leurs regards perçans pénètrent dans l’intérieur de chacun de nous, démêlent nos intentions bonnes ou mauvaises, et les dispositions que nous apportons à leur e culte, et qu’ils tiennent un compte exact de ceux qui les honorent sincèrement, et des impies, pour récompenser les uns et unir les autres, selon leurs mérites... Quand une fois les esprits seront imbus de ces principes, il ne sera pas difficile de leur inspirer des sentimens vrais et utiles. » (Traduction de Morabin.)

    Tel était le langage de Cicéron , qui s’appuyait de l’autorité de

    Théophraste : mais nos philosophes qui, au lieu de voir dans la liberté des cultes, le droit d’exercer librement celui qu’on a choisi, ne veulent voir que le droit de n’avoir aucun culte, se riront de ces vieux philosophes païens qui n’entendaient rien en morale publique. On n’est pas aussi avancé que cela en Angleterre ; chacun a le droit d’avoir un culte, et de prouver qu’il l’exerce.(Note de l’Éditeur.)
  74. Quicquid multis peccatur, inultum. (Le grand nombre des coupables assure l’impunité.)(Note de l’Éditeur.)
  75. N’est-ce pas encore ce que l’événement a justifié sept ou huit fois chez nous, par la naissance de nos sept ou huit Constitutions successives ?(Note de l’Éditeur.)
  76. Car, de toutes les choses qui se font sur la terre, il n’y en a point de plus agréable au souverain être qui gouverne le monde, que les assemblées d’hommes qui, par leur union et la sagesse des lois, forment ces sociétés que l’on nomme cités... (Cic. Son e de Scip.)
  77. C’est une expression généralement usitée en Angleterre, et toutes les fois qu’il y a lieu de parler de l’État, ou dit : Church and State.
  78. Il est juste d’observer qu’en Angleterre les ecclésiastiques sont presque tous pères de famille, et ne forment pas un corps séparé, un ordre religieux. Dès lors, les inconvéniens qu’on a reprochés à nos anciens corps enseignans ecclésiastiques, n’existent point pour les Anglais.(Note de l’Éditeur.)
  79. Oui ; une nation qui compte des Bacon, des Locke, des Milton, de Newton, des Pope, des Dryden, des Hume, des Shakespeare, des Charam, des Pitt, des Fox ; etc, etc., n’est point une nation de barbares ignorans.(Note de l’Éditeur.)
  80. Détroit de l’Archipel, fameux par l’irrégularité de son flux et reflux.(Note de l’Éditeur.)
  81. Que nous sommes loin, en France, de voir les ecclésiastiques dans cette position ! Aussi, de quelle considération jouissent-ils, et quel bien peuvent-ils opérer ?(Note de l’Éditeur.)
  82. À vous, Messieurs les libéraux, qui nous vantez l’égalité en amassant nos millions, en nous éclaboussant avec vos équipages, et en commandant très durement à vingt serviteurs, vos égaux.... d’autrefois,(Note de l’Éditeur.)
  83. Passage très connu ; près de la Bourse, à Londres, où trafiquent les usuriers.(Note de l’Éditeur.)
  84. Nous ne prétendons point prononcer un jugement dans ce grand procés ; mais nous nous souvenons que la confiscation des biens du clergé devait payer les dettes de l’État, et nous demandons si les dettes de l’État sont payées ?(Note de l’Éditeur.)
  85. Si ce pillage n’a pas enrichi l’état, ni mène payé ses dettes, nous sommes sûrs au moins que des particuliers très-sans-culottes, de nom et d’effet, eu 1791, 92, 93, et 94, sont riches aujourd’hui de plusieurs millions.(Note de l’Éditeur.)
  86. L’auteur ne devinait pas encore les massacres des 2 et 3 septembre 1792, et les déportations subséquentes qui délivrèrent le trésor public de la modique pension même que l’on avait faite aux ecclésiastiques dépouillés. C’est qu’il ignorait l’esprit de perfectibilité.(Note de l’Éditeur.)
  87. Nos Solons modernes des coteries philosophiques se récrient conte les ecclésiastiques qui font de leur ministère un moyen d’existence ; comme si un ecclésiastique n’avait pas, comme un juge, un avocat, un notaire, un médecin, consacré douze à quinze ans de sa vie à des études préliminaires pour se faire un état !(Note de l’Éditeur.)
  88. Et ne voyons-nous pas encore la même source de division aujourd’hui, et nos hommes à argent ont-ils une autre raison pour frapper sur la noblesse ? Ils devraient pourtant se souvenir que, sous le niveau révolutionnaire, les riches n’étaient pas moins abaissés que les nobles ; ils devraient se ressouvenir que dans les catégories d’hommes suspects, les riches étaient souvent placés avant les prêtres et les nobles : « C’est avec de l’or, disait Fouché de Nantes (en mission dans le département de la Nièvre), que les égoïstes, les traîtres et les fripons conduisent nos braves armées sous le couteau des assassins... Hé bien ! il faut leur enlever ce métal puissant, etc., etc. » Fouché a aujourd’hui une fortune de 14 millions.(Note de l’Éditeur.)
  89. Voilà une réponse péremptoire à ceux qui nous présentent toujours les grandes richesses de certains banquiers et autres propriétaires, en porte-feuille, comme un garant de leur amour de la paix !… Non ; leur argent ne profite que dans le désordre commun ; leurs fonds ne s’accroissent que par le mouvement ; ils ne s’engraissent, pour ainsi dire, que de l’amaigrissement des autres ; il n’y a que les riches propriétaires fonciers qui craignent de voir le sol trembler.(Note de l’Éditeur.)
  90. Rousseau (J. J.), que la secte philosophique révère si fart aujourd’hui, connaissait l’intolérance révoltante de ces pères tolérants ; il en fit plus d’un essai à ses dépens, et il s’en plaint en mille endroits de ses ouvrages.(Note de l’Éditeur.)
  91. Ils l’ont eu enfin ce pouvoir ; ile en ont usé et abusé ; mais pendant combien de temps ! Les économistes, encyclopédistes, aussi bien que les royalistes, égoïstes et fédéralistes, ont été trainés par charretées à l’échafaud révolutionnaire.(Note de l’Éditeur.)
  92. Cette alliance est aujourd’hui plus étroite que jamais ; et l’on sait avec quelle profusion certains capitalistes fournissent à certaines coalitions d’écrivains, responsables ou non, qui agissent en corps, et dans une seule et même direction. Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que l’autorité, au lieu de favoriser des coalitions contraires qui porteraient l’antidote partout où les autres colportent le poison, semble prendre à tâche de les décrier, de les étouffer. Si nos hommes d’État ne sont pas les plus ineptes des hommes, que sont-ils donc ?(Note de l’Éditeur.)
  93. Qu’on parcoure l’échelle des ouvrages périodiques ou semi-périodiques des écrivains de la faction révolutionnaire, depuis la Minerve jusqu’à l’Homme Gris, et qu’on nous dise si le même système que Bucke dévoilait si clairement en 1791, n’est pas suivi aujourd’hui avec plus de constance, plus de fureur et de succès que jamais ! Du même arbre attendons les mêmes fruits ; mais gare les catégories de suspects ! Si ou veut en avoir un échantillon, qu’on lise, dans le 5me no de la Bibliothèque Royaliste, les catégories établies le 29 juillet 1793, par la société régénérée de Toulouse, à laquelle assistaient les représentans du peuple en mission, et celles qu’établissait la Commune de Paris dans le même temps.(Note de l’Éditeur.)
  94. La confiscation des biens pour crime de haute trahison existe encore dans beaucoup de pays civilisés ; et nous doutons que ce soit par simple amour de l’humanité que cette peine a été proscrite si rigoureusement pour les trahisons de 1815. Les biens des traîtres auraient épargné à l’État la création de tant de millions de rente ; et l’on ne craindrait plus de voir encore servir ces richesses à de nouvelles trahisons. La Charte défend, dit-on ; oui, à présent, cela ne serait ai juste, ni possible ; mais alors la Charte avait été suspendue par la force et la violence : vingt-quatre heures de suspension de plus, et l’État ne serait pas si obéré qu’il l’est maintenant.(Note de l’Éditeur.)
  95. Auxquels nous avons ajouté si élégamment : égalité, fraternité ou la mort, grâce à la perfectibilité.(Note de l’Éditeur.)
  96. Voici le reste de ce passage :


    « Who having spent the treasures of his crown,
    Condemns their luxury to feed his own.
    And yet this act, to varnish o’er the share
    Of sacrilege, must bear devotion’s name.
    No crime so buld, but would be understood
    A real, or at least a seeming good,
    Who fears not to do ill, yet fears the name ;
    And, free from councience, is a slave to fame.



    « Thus he the church at once protects, and spoils:
    But Princes swords are sharper than their stiles.
    And thus to th'ages past he makes amends,
    Their Charity destroys, their faith defends.
    Then did religion in a lazy cell,
    In empty, airy contemplations dwell;
    And like the block, unmoved lay: but ours,
    As much too active, like the stork devours.
    Is there no temperate region can be known,
    Betwixt their frigid, and our torrid zone ?
    Could we not wake from that lethargick dream,
    But to be restless in a worse extream ?
    And for that lethargy was there no cure,
    But to be cast into a calenture?
    Can knowledge have no bound, but must advance
    So far, to make us wish for ignorance?
    And rather in the dark to grope our way,
    Than led by a false guide to erre by day ?
    Who sees these dismal heaps, but would demand
    What barbarous invader sackt the land ?
    But when he hears, no Goth, no Turk did bring
    This desolation, but a Christian King ;
    When nothing, but the name of zeal, appears
    'Twixt our best actions and the worst of theirs,
    What does he think our sacriledge would spare,
    When such th'effects of our devotions are ?
     »
                        « Cooper’s Hill, by Sir John Denham. »

  97. On demandait à Sully par quel enchantement, avec trente-cinq millions de revenus, il avait payé, en dix ans, deux cents millions de dettes arriérées et satisfait aux dépenses courantes : Par l’économie, répondit-il.(Note de l’Éditeur.)
  98. Pour comprendre ce passage, il faut se rappeler que le 11 juillet 1789, le roi congédia le ministre des finances, M. Necker, soupçonné de favoriser les factieux qui voulaient un changement de dynastie. Le dimanche, 12 du même mois, la populace promena dans Paris les bustes de Necker et du duc d’Orléans ; la nuit suivante, elle incendia les barrières de Paris. Lc 13, les désordres continuaient à Paris. À Versailles, l’Assemblée Nationale déclara que le ministre renvoyé emportait son estime et ses regrets. Cette déclaration eut lieu sur la proposition de Mounier, appuyée par Lally de Tolendal, Barnave, La Fayettte, etc. Le 14 juillet, la Bastille fut prise à Paris. Le 15 et le 16, l’Assemblée Nationale agita la question du renvoi des ministres, et du rappel de M. Necker: « Oui, Messieurs, disait Lally de Tolendal, qui avait été envoyé en députation auprès des insurgés de Paris, nous l’avons entendu, nous l’avons vu hier à Paris : dans les rues, dans les carrefours, sur les quais, dans les places, il n’y avait qu’un cri : Le rappel de M. Necker ! Tout ce peuple immense nous priait de redemander M. Necker au roi , et les prières d’un peuple sont des ordres. » C’était la première fois qu’on présentait ainsi, pour le vœu du peuple, les crie d’une populace ameutée (car qui voudrait se vanter aujourd’hui d’avoir pillé le cabinet de figures de Curtius, pour promener le buste de Necker et de …). Cela choqua quelques bons esprits, et M. de Tolendal écrivit quelques jours après au journaliste que les prières du peuple n’étaient un ordre que pour lui et ses collègues de la députation. Il prévoyait dès lors l’étrange abus qu’on ferait de cette doctrine, mais le mot était Haché, et le mal était fait. Il faut donc que nous demandions le rappel de M. Necker (Journal de Paris, du 18 juillet, séance du samedi 16, page 896). Le rappel du ministre chéri et le renvoi des troupes du roi furent donc demandés pour obéir aux prières ou ordres du peuple, et un peu au canon qui avait foudroyé la Bastille ; et, séance tenante, le roi renvoya ses ministres, écrivit à M. Necker pour l’engager à reprendre le portefeuille, et envoya sa lettre au président de l’Assemblée, pour la transmettre à M, Necker. —Qui ne prévoyait dès lors que de telles luttes n’étaient que le prélude de la terrible tragédie politique qui allait bientôt ensanglanter la France, et coûter la couronne et la vie à son roi ? Hélas ! deux mois et demi plus tard, les 5 et 6 octobre, le peuple souverain priait ou ordonnait tout autrement à Versailles, et alors M. de Lally-Tolendal avait bien changé de langage ! Nous avons donné, à la page. 129 de cet Ouvrage, la lettre où il rend compte de ces scènes d’horreur, et où il déclare qu’il ne peut plus rester avec ces anthropophages, ses collègues de l’Assemblée Nationale. Il se repentit alors, assez tôt pour son honneur ; car il n’y a pas moins de gloire à réparer ses erreurs qu’à n’en jamais commettre, mais trop tard pour son pays qui ne put pas émigrer, lui. La France resta en proie à ces anthropophages, tandis que M. de Lally-Tolendal et ses amis nous abandonnèrent pour chercher un asile en Angleterre. Il put comprendre alors ce que valent cea prétendne prières ou ordres d’un peuple ameuté, et ce que valent aujourd’hui les pétitions collectives en masse, au nom du peuple !(Note de l’Éditeur.)
  99. Dans la Constitution de l’Ecosse, pendant le règne des Stuard, un comité se forma pour préparer tous les bills, et aucun ne passait qu’il n’eût d’avance été approuvé par lui. Ce comité était appelé Lords of articles.
  100. Erreur qui dure pourtant encore, et que ne cesse de fortifier la secte révolutionnaire auprès des générations nouvelles qui n’ont aucune idée de notre ancien, gouvernement.(Note de l’Éditeur.)
  101. C’est-à-dire un véritable cinquième, au lieu d’un vingtième.(Note de l’Éditeur.)
  102. Il semble que Burke prévit le future invention de l’ultra-royalisme, dénomination inventée pour qualifier des hommes qu’on veut faire passer pour des avocats de l’ancienne servitude, parce qu’ils réprouvent la servitude du fameux régime de l’égalité, qui nous a fait tant de mal depuis trente ans.(Note de l’Éditeur.)
  103. « Un peuple, en tant que monarque, à tous les caractères du tyran. Dans une démocratie absolue et dans la tyrannie, vous retrouvez mêmes mœurs, même despotisme à l’égard de la classe distinguée, même arbitraire dans les décrets du peuple et dans les ordonnances du tyran. Le démagogue et le courtisan out également les mêmes rapports de ressemblance ; la même analogie ; tous deux jouissent du plus grand crédit, le courtisan auprès du tyran, le démagogue auprès du peuple, » (Aristote, Polit. liv. 4. chap. 4.)(Note de l’Éditeur.)
  104. Nous savons maintenant si les quarante-quatre mille sociétés populaires et comités révolutionnaires ont assez justifié l’assertion de Burke ; mais pour combien de gens l’histoire de ces tyrannies démagogiques n’est elle déjà que de l’histoire ancienne ?(Note de l’Éditeur.)
  105. On sait, ou plutôt on a oublié dans quel abandon universel, et au milieu de quelles huées, de quelles vociférations, les charretées de victimes étaient traînées de la Conciergerie à la place de la Révolution ou à la barière du Trône, en 1794 !(Note de l’Éditeur.)
  106. Hé, bon Dieu ! manquerions-nous d’exemples, si nous en voulions, parmi les plus vils flatteurs de Napoléon ? Qui est-ce qui l’a, le premier, appelé le Scapin couronné, si ce n’est un archevêque, son aumônier et son ambassadeur ?(Note de l’Éditeur.)
  107. C’est qu’en général le vaisseau de l’État est, comme le vaisseau de mer, chargé de passagers qui boivent, mangent, jouent et dorment sur la foi du pilote, sans s’apercevoir que le navire fait route : heureux il arrive au port sans toucher !(Note de l’Éditeur.)
  108. Peut-être faudrait-il dire où elle s’accroît légitimement ; car il y a de certains accroissemens de population, dont les suites ne sont pas moins dangereuses pour la tranquillité et la sûreté publique que pour la morale.(Note de l’Éditeur.)
  109. De l’Administration des finances de la France, par M. Necker, volume Ier, page 288.
  110. vol. 5, chap. 8 et 9.
  111. Les soins les plus empressés de Louis XVI étaient pour la prospérité de sa marine ; et, sans la révolution, la France n’eût bientôt plus eu de rivale à redouter sur mer.(Note de l’Éditeur.)
  112. Faut-il qu’un étranger, un citoyen d’une nation, rivale, et qu’on accuse d’injuste jalousie, donne ainsi des leçons à des Français ! Qu’ils doivent rougir nos soi-disant patriotes, exclusivement, éminemment Français, pour parler leur langage, en voyant l’état où leurs théories ont réduit la belle France, comparé à l’état où elle était sous le despotisme de ses rois, et qui faisait l’admiration de nos voisins les moins admirateurs !(Note de l’Éditeur.)
  113. On doit être bien reconnaissant des peines que M. de Calonne s’est données pour réfuter les exagérations scandaleuses relatives à quelques dépenses :royales, et pour dévoiler les faussetés introduites dans le port des pensions, dans le dessein pervers de provoquer la populace à toutes sortes de crimes.(Note de l’Éditeur.)
  114. Voyez les Voyages de Gulliver, pour avoir l’idée d’un pays gouverné par des philosophes.
  115. M. de Calonne porte beaucoup plus loin le décroissement de la population dans Paris ; et cela peut être vrai depuis l’époque des calculs de M. Necker.
  116. Travaux de charité pour subvenir au manque de travail, à Paris et dans les provinces
     3,866,920 fr.
    Destruction du vagabondage et de la mendicité
      1,671,417
    Primes pour l’importation des grains
      5,671,906
    Dépenses relatives aux subsistances, déduction faite des recouvremens qui ont eu lieu
    39,871,790
    Total
    51,082,033 fr.

    Lorsque je fis imprimer ce livre, j’avais quelques doutes sur la nature et sur l’étendue du dernier article porté dans les hommes ci-dessus, lequel n’a qu’une énonciation générale, et ne présente aucun détail. J’ai vu depuis l’ouvrage de M. de Calonne. J’ai perdu beaucoup à ne pas avoir plutôt l’avantage de le connaître. M. de Calonne pense que la dépensa de cet article est pour les subsistances générales ; mais comme. il ne peut pas concevoir comment une perte aussi énorme de plus de 39 millions de fr. peut avoir été faite sur la différence seule entre le prix de la vente et celui de l’achat des grains, il semble attribuer ce chapitre énorme des charges, aux dépenses secrètes de la révolution. Je ne pais rien dire de positif sur ce sujet ; mais le lecteur est en état de juger, par la réunion de ces charges immenses, de l’état et de la situation de la France, et de son système d’économie publique. Ces articles, au surplus, n’ont été dans l’Assemblée l’objet d’aucune recherche ni d’aucune discussion.(Note de l’Éditeur.)

  117. Cela rappelle un couplet (car sur quoi les Français n’en font-ils pan), où les représentans du peuple qui ne voulaient que notre bien, nous promettaient la liberté, l’égalité, l’unité, l’indivisibilité, la fraternité, dont le refrain était :

    Mais pour la paix et l’abondance,
    Ça n’se peut pas, ça n’se peut pas.

    (Note de l’Éditeur.)

  118. Que pouvons-nous dire de plus, aujourd’hui, aux successeurs des Marat, des Danton, des Robespierre, qui crient à bas les prêtres, à bas les nobles ! comme ou le criait en 1789 et en 1793 ? Nos discours seraient-ils plus écoutés que ceux du mage étranger qui parlait là sans autun intérêt personnel, et qu’on n’accusera pas d’être un fauteur de la féodalité, si on a lu attentivement son livre ?(Note de l’Éditeur.)
  119. Oui, les mêmes, et précisément les mêmes. Un abbé, des plus chauds patriotes de l’Assemblée Constituante, depuis évêque de Blois, depuis membre de la Convention, depuis républicain sans-culotte, de son propre aveu ; depuis aussi comte de l’empire et sénateur impérial ; et enfin redevenu libéral renforcé, avec une pension de 12,000 francs, a dit, dans un rapport à la Convention, que Henri IV était un tyran entre lequel il n’y avait de différence avec les autres, que celle de la méchanceté à la scélératesse.(Note de l’Éditeur.)

  120. Sa maitresse lui reprochait un jour d’avoir parlé avec trop de soumission devant le Parlement de Rouen : Oui, dit-il, mais j’avais mon épée au côté.(Note de l’Éditeur.)
  121. Henri IV accorda une amnistie générale, mais il ne consentit jamais qu’elle s’appliquât aux assassins de son prédécesseur. Quant aux autres coupables, il leur accorda la vie, et sa contenta d’en bannir cent treize des plus factieux.(Note de l’Éditeur.)
  122. Gens de bien, tous et toujours nous favorisons la noblesse.(Note de l’Éditeur.)
  123. On a vu, en mars 1819, un de ces libellistes athées citer une prétendue ordonnance du 15e siècle, émanée du clergé, contre les masques. Le système des factieux est et sera toujours le même.(Note de l’Éditeur.)
  124. Eh ! n’était-ce pas à ces seuls changemens de dénomination que se réduisait la science de nos réformateurs modernes ? Assemblée Constituante, Convention Nationale, Directoire Exécutif, Départemens, Trésorerie, etc., etc.(Note de l’Éditeur.)
  125. Charles IX ou la Saint-Barthélemi, titre d’une tragédie de M. J. Chénier représentée au Théâtre Français.(Note de l’Éditeur.)
  126. Il n’est pas jusqu’à la Minerve, pamphlet des prétendus libéraux qui, dans sa 60e livraison, ne demande : Qui ose aujourd’hui (en 1819), se charger des crimes de la première terreur ? Mais cela n’empêche pas la Minerve de demander le rappel des terroristes, des régicides de 1793, bannis en 1815 ; et, tout en traitant de féroce le conventionnel Collotd’Herbois, elle n’en gémit pas moins sur l’exil des Fouché, des Carnot et autres collègues de ce monstre.(Note de l’Éditeur.)
  127. C’est précisément ce qui est arrivé ; et tandis que quelques-uns prêchaient encore l’Evangile en chaire, les autres allaient à la tribune des sociétés populaires, déclarer qu’il n’y avait pas de bon Dieu, et qu’ils avaient été des imposteurs toute leur vie.(Note de l’Éditeur.)

  128. Le 22 brumaire an 2 (mardi 12 nov, 1793), l’orateur de la commune d’Yères, près de Paris, disait au sein de la Convention Nationale « Nous sommes guéris du mal fanatique et religieux ; nous ne reconnaissons plus d’autre Évangile que la Constitution, d’autre culte que celui de la raison, du républicanisme et de l’égalité ; et nous déposons les ornemens de notre Église sur l’autel de la patrie ». Le même jour, la section des Champs-Elysées, à Paris, déclara, à l’Hôtel-de-Ville, qu’elle avait, à l’unanimité, renoncé au culte catholique ; les quarante-sept autres firent des déclarations semblables ; et chaque jour on voyait des processions de sans-culottes revêtus des ornemens d’église, traverser la salle de la Convention, au milieu des applaudissemene universels, des chansons les plus obscènes, etc., etc. Le mercredi, 13 novembre 1793, la section des Gravilliers défila dans la Convention en chappes, en surplis, chasubles, etc., commençant ses chants par l’Alleluia, et finissant par la Carmagnole.(Note de l’Éditeur.)

  129. Le 20 brumaire, (dimanche 10 novembre 1793), la Convention Nationale abjura la religion des prêtres, pour aller en masse avec le peuple, consacrer le temple de la Raison, figurée par l’actrice de l’opéra, Maillard, portée en costume de déesse sur un char de triomphe, à la cathédrale de Paris. Ce même jour, 10 novembre, jour où les représentans du peuple français substituaient le culte de la Raison au culte de l’Évangile, fut dignement terminé par le long et douloureux supplice de Silvain Bailly, l’un des premiers auteurs de cette heureuse révolution qui devait tout régénérer. Aveugles agitateurs, souvenez-vous-en !(Note de l’Éditeur.)
  130. On peut relire, dans le Moniteur et dans le Journal de Paris, du 14 novembre 1793, les sacriléges déclamations des impies représentans du peuple, qui disaient : « Les scélérats Druides chrétiens faisaient brûler les Français et s’emparaient de leurs biens au nom d’un Homme-Dieu, auquel la sainte Église elle-même ne croyait pas. »(Note de l’Éditeur.)
  131. Les assignats. On sait aujourd’hui comment les porteurs de ce papier-monnaie ont été remboursés sur la vente des biens du clergé !(Note de l’Éditeur.)
  132. Discours de M. Camus, imprimé par ordre de l’Assemblée.
  133. Je ne sais si le récit suivant est vrai ou non ; mais ceux qui l’ont publié désirent qu’on le croie tel, afin d’exciter tout le monde aux mêmes sentimens. Ou voit dans une lettre de Toul, publiée dans les papiers, le passage suivant, relatif à ce district. « Dans la révolution actuelle ils ont résisté à toutes les séductions du bigotisme, aux persécutions et aux tracasseries des ennemis de la révolution. Oubliant leurs plus grands intérêts pour rendre hommage aux vues d’ordre général qui ont déterminé l’Assemblée Nationale, ils voient sans se plaindre, supprimer cette foule d’établissemens ecclésiastiques par lesquels ils subsistaient ; et même en perdant leur siége épiscopal, la seule de toutes ces ressources qui pouvait, ou plutôt qui devait en toute équité leur être conservée ; condamnés à la plus effrayante misère, sans avoir été, ni pu être entendus, ils ne murmurent point, ils restent fidèles aux principes du plus par patriotisme : ils sont encore prêts à verser leur sang pour le maintien de la Constitution, qui va réduire leur ville à la plus déplorable nullité. » Ce peuple n’est pas supposé avoir eu à supporter ces souffrances et ces injustices pour la défense de la liberté ; car, dans la même lettre, on établit qu’il avait toujours été véritablement libre. Sa patience dans la mendicité et dans la ruine, et son silence au milieu de l’injustice la plus évidente et la plus avérée, si tout cela est exact, ne peuvent être que l’effet de ce fanatisme inhumain. La France entière est couverte de malheureux aussi à plaindre et aussi séduits.(Note de l’Éditeur.)
  134. Oui, nous avons vu l’accomplissement de ces prédictions dans la création des républiques cisalpine, transalpine, ligurienne, romaine, parthénopienne, et dans les nouveaux royaumes de Naples, d’Étrurie, d’Espagne, de Westphalie, de Hollande, etc.(Note de l’Éditeur.)
  135. Voyez les procédés de la Confédération à Nantes.
  136. L’auteur anglais cite, à ce sujet, quelques passages latins du Traité des Devoirs de Cicéron. Ces morceaux ont tant de apports avec ce qui c’est passé et ce qui se passe encore parmi nous, que nous croyons devoir en donner ici la traduction en faveur ds ceux qui n’entendent pas la langue des Romains :

    « Quant à ceux qui, pour plaire au peuple, proposent des lois dont le but est de dépouiller les propriétaires ou d’abolir les dettes, ils sappent les deux plus solides fondemens d’un État. La concorde d’abord, qui ne saurait subsister quand on ravit aux uns pour donner aux autres ; ensuite la justice, qui est absolument anéantie, si le droit de propriété n’existe plus... Je l’ai déjà dit, il n’existe de cité qu’autant qu’il y a garantie et inviolabilité pour la propriété ; c’est en vain que les auteurs de ces calamités espèrent acquérir de la popularité ; leurs extorsions les font haïr, et leurs dons ne sont avoués de personne..... Quand même la tyrannie enrichirait plus d’hommes qu’elle n’en ruine, la position des premiers n’en serait pas plus avantageuse : en pareille matière, on ne compte pas, on pèse. Est-il juste, en effet, que tel champ qui depuis tant d’années, et peut-être depuis tant de siècles, appartient aux mêmes propriétaires, devienne la proie de celui qui n’avait rien, et que le premier possesseur en soit dépouillé ? Ce fut pour une injustice de cette nature que les Lacédémoniens chassèrent Lysandre, Péphore, et mirent à mort le roi Agis IV, exécution inouïe jusqu’alors parmi eux. Le mal était fait ; et, depuis cette époque, ce ne fut plus que désordre et confusion ; les tyrans se multiplièrent ; les plus nobles têtes tombèrent, et cet état, si merveilleusement constitué, marcha rapidement à sa dissolution ; mais il ne périt pas seul, et les funestes principes qu’on y avait proclamés, se propageant dans tout le reste de la Grèce, amenèrent son bouleversement (Leçon pour l’Europe)... Aratus, qui certes fut le modèle des vrais patriotes, n’agit pas ainsi ! En homme aussi sage que supérieur, il crut devoir ménager les intérêts de tous dans la révolution qu’il opéra à Sycione sa patrie. Il rappela six cents citoyens qui, depuis cinquante ans, gémissaient, exilés par la tyrannie ; il ne leur rendit pas immédiatement leurs biens, parce qu’il comprenait que s’il n’était pas juste de laisser dans l’indigence les citoyens dépossédés qu’il venait de réhabiliter, il ne le serait pas non plus de renverser un ordre de choses établi depuis cinquante ans, parce que la plupart des nouveaux propriétaires avaient acquis et possédaient de bonne foi, à titre de dot, d’achat ou d’héritage : il chercha donc un expédient ; il crut qu’il fallait laisser jouir les uns et dédommager les autres..... Ayant rassemblé les quinze principaux citoyens, ils examinèrent ensemble la situation et de ceux qui possédaient et de ceux qui avaient été dépouillés ; après une exacte evaluation, ces sages conseils déterminèrent, par la persuasion, les uns à renoncer à leurs possessions, et à recevoir de l’argent, les autres à accepter une juste indemnité, et à renoncer à leurs anciens titres de propriété. Par ce moyen, il contenta tout le monde, et empêcha que personne ne se plaignit..... Voilà comme il faut agir avec des citoyens, et non établir des encans, comme nous l’avons vu deux fois, et vendre les biens des citoyens à la criée » !

    Tels étaient les principes d’un des premiers moralistes de l’antiquité, qui fut tout à la fois grand orateur, général et homme d’État. Dans ces dernières années, un de nos généraux, tout à la fois aussi guerrier et homme d’État, avait essayé de faire mettre en pratique ces principes de l’éternelle justice ; le premier administrateur d’un Ordre qui a l’honneur pour devise, avait senti que l’honneur ne permet pas de laisser à la mendicité les victimes d’une tyrannie de vingt-cinq ans. Sans vouloir déposséder les acquéreurs de domaines nationaux, il voulait que l’État donnât du pain aux anciens propriétaires : il voulait que l’État créât des rentes perpétuelles destinées à la subsistance des familles dont l’État avait recueilli les dépouilles. Oui, Macdonald avait retrouvé l’expédient du sage Aratus, le moyen de contenter les un sans mécontenter les autres ! Mais on ne l’écouta point : les dépouillés restèrent sans pain, les acquéreurs ne furent point rassurés, et le 20 mars 1815 arriva à la grande satisfaction des derniers qui craignaient d’être dépouillés à leur tour, et au grand regret des premiers qui n’y pouvaient pourtant rien perdre, puisqu’ils n’ont rien, mais qui songeaient au roi et à la patrie. Hélas ! un capital de quelques millions consacrés à cette œuvre d’équité, nous aurait peut-être épargné des milliards !

    C’est à peu-près l’état où nous en sommes aujourd’hui, si toutesfois nous ne sommes pas plus injustes encore ; car non seulement aucune indemnité n’a été accordée aux anciens possesseurs, mais on leur dispute même les modiques emplois qu’ils sont capables de remplir, et qui fourniraient du moins à leur subsistance ! Quand comprendra-t-on que le moyen de rassurer les nouveaux acquéreurs n’est pas de se berner à des déclarations sur le papier, déclarations si souveut répétées, et toujour méconnues ou violécs ? Non, ils ne seront sans inquiétude, comme leurs adversaires ne seront sans prétention, que quand on aura senti ; « qu’il faut concilier les intérêts de tous, et que la vraie politique et la sagesse suprème consistent à n’exproprier personne injustement, et à n’avoir qu’une même balance pour tout le monde. Omnibus est consulendum, eaque est summa ratio et sapientia boni civis commoda civium non divellere, atque omnes æquitate eadem continere ». (Cic. de OB. lib. 2, cap. 22 et 23.)(Note de l’Éditeur.)

  137. On a trouvé un moyen, en divisant la rente, de fournir aux gros capitalistes l’écoulement de leurs inscriptions en échange des écus du cultivateur ; ces capitakstes achèteront les terres à vil prix mais qu’y gagnera l’État ? Ses créanciers seront moins gros, mais ils seront plus nombreux, et voilà tout,(Note de l’Éditeur.)
  138. Ne voilà-t-il pas les riches égoïstes, si criminels aux yeux des révolutionnaires, si décriés à toutes les tribunes, et traînés comme des scélérats aux tribunaux de 1793 et 1794 ? Ce Burke était sorcier !
  139. V. deux livres intitulés : Einige Originalschriften des Illuminaten ordens. - System und Folgen des Illuminatenordens. Munchen, 1787.

    Ces deux livres sont comme le Cathéchisme des sociétés d’illuminés, ou sociétés secrètes qui infestent l’Allemagne, et dont l’un des adeptes vient de pratiquer la terrible doctrine, en assassinant Kotzebue.(Note de l’Éditeur.)

  140. Allusion à l’Épitre VI d’Horace, Liv. I.

    Nil admirari.......

    De quel œil, dites-moi, devons-nous regarder
    Les plus riches trésors de la terre et de l’onde ?

  141. Sans doute ce sont les folies rivales qui se font une guerre à mort ; mais que sert-il aux sages d’être restés neutres, s’ils sont, de toute nécessité, les ministres ou les victimes des vengeances du parti qui finit par avoir le dessus ? Solon voulait que tout citoyen prît parti dans une dissension civile.(Note de l’Éditeur.)
  142. Au fait, ces confiscations devaient payer les dettes de l’État ; l’État est-il libéré ?(Note de l’Éditeur.)
  143. Avant la révolution, la mode était, parmi les riches, d’avoir une petite maison, c’est-à-dire, une maison de débauche dans un faubourg illisible u dans les environs de la capitale.(Note de l’Éditeur.)
  144. Un des principaux membres de l’Assemblée, M. Raband de Saint-Étienne a exprimé le principe de tous leurs procédés de la manière la plus claire ; on ne peut rien de plus simple. — « Tous les établissemens en France couronnent le malheur du peuple : pour le rendre heureux, il faut le renouveler ; changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs…, changer les hommes, changer les choses, changer les mots…, tout détruire ; oui, tout détruire ; puisque tout est à recréer ». Ce monsieur a été choisi pour président, dans une Assemblée qui ne siégeait pas aux Quinze-Vingts on aux Petites-Maisons, dans une Assemblée qui se donne pour être composée de très-raisonnables membres. Ses idées, au surplus, son langage ou sa conduite, ne diffèrent en rien des opinions, des discours et des actions de ceux qui, tant au dehors qu’au dedans de l’Assemblée, dirigent les opérations de la grande machine qui travaille maintenant en France.
    (Note de l’Auteur.)
    (*) M. Rabaud de Saint-Étienne, dans l’énumération de tout ce qu’il fallait changer, avait oublié sa tête ; mais ses disciples ne l’oublièrent pas deux ans après ; et il fut décapité par son peuple régénéré, au nom de la liberté et de l’égalité, avec un grand nombre de ses collègues régénérateurs universels.
    (Note de l’Éditeur.)
  145. On sait avec quelle facilité l’Assemblée Constituante se transforma en machine à décrets ; mais on sait aussi ce que sont devenus ses décrets, sa Constitution.(Note de l’Éditeur.)
  146. Dans Buffon, il est remarqué que la nature a donné quatre mains aux animaux dont l’instinct semble les porter à tout détruire, tels que les singes et les makis.(Note de l’Éditeur.)
  147. L’auteur anglais se sert des dénominations adoptées par l’Assemblée Constituante ; nous devons donc les laisser subsister telles qu’elles étaient alors.(Note de l’Éditeur.)
  148. Allusion au droit coutumier anglais, qui accorde aux veuves le tiers des biens de leur mari, lorsque leur douaire n’a pas été fixé préalablement.
  149. Allusion à un passage de Pope, où il est question du luxe de certains personnages vains et bouffis d’orgueil, parmi lesquels il en était un près de qui l’on ne pouvait être admis qu’après avoir traversé une longue suite d’appartemens, et s’être arrêté dans chacun.(Note de l’Auteur.)
  150. Non enim, ut olim, etc. (Voy. Tac. Ann. lib. 14, no . 27.)

    « Les légions ne marchaient plus en corps avec leurs tribuns, leurs centurions, et les soldats de même grade ; combinaison heureuse qui tendait

    « à nourrir, dans une douce harmonie, les tendres affections pour la patrie ! Non rassemblés comme des troupeaux, inconnus entre eux, sans affections mutuelles, ce n’était point un corps homogène, c’était un ramas d’élémens incohérens.

    Tout ceci peut s’appliquer encore plus directement aux Assemblécs nationales, biennales, incohérentes et roulantes de cette Constitution absurde et dépourvue de sens.(Note de l’Auteur.)

  151. Qualitas, relatia, actio, passio, ubi, quandò, situs, habitus.
  152. Celui qui avait si bien prévu, ai savamment prédit le règne atroca des Jacobins et de l’anarchie, ne pouvait manquer de prévoir l’adieux despotisme qui lui a succédé : mais, pour nous, il prêchait dans le désert ; il a fallu que la Convention Nationale et le régime impérial vinssent nous en donner une leçon pratique ! Encore cette leçon paraît-elle presque oubliés ! O cœcas hominum mentes, aveuglement des aveuglemens !(Note de l’Éditeur.)
  153. Ce rêve d’une république fédérative avait agité quelques cerveaux de l’Assemblée Constituante ; et Barrère s’en souvint, en 1793, pour ajouter un mot à son dictionnaire des proscriptions ; le fédéralisme et les fédéralistes vinrent grossir les catégories de suspects, remplir les prisons et alimenter les échafauds. Qu’on dise, après cela, que les abstractions politiques, les simples théories sont sans danger ! Si les rêveurs eussent péri seuls, victimes de leurs rêveries, on pourrait les plaindre ; mais n’a-t-on pas droit de les maudire depuis qu’on a va mettre à mort tant de prétendus fédéralistes qui ne savaient pas même ce que c’est qu’un État fédératif ?(Note de l’Éditeur.)
  154. Voyez l’état de la France, page 363.
  155. On a voulu enfin établir en France la même système de représentation collective, mais à entendre chaque candidat écrire aujourd’hui aux électeurs : nommez-moi, j’aurai soin des intérêts de votre département, on peut, à bon droit, crier au fédéralisme.(Note de l’Éditeur.)
  156. Et chez nous, on veut non-seulement des députés qui représentent chaque département, mais on en veut qui représentent, les uns le commerce, d’autres les capitalistes, d’autres les manufactures, d’autres les propriétaires, enfin, des représentans pour chaque espèce l’industrie, chaque branche de commerce ; pour tous les intérêts, en un mot ; mais comme de tout temps ces intérêts sont divers, et souvent opposés et contraires, n’est-il pas à craindre qu’au milieu de ce conflit des intérêts particuliers, personne ne songe à l’intérêt général, et que notre édifice politique ne devienne une vraie tour de Babel, où les maçons, parlant tous un langage différent, finissent par ne plus s’entendre. Alors la confusion des choses suivrait de près la confusion des langues.(Note de l’Éditeur.)
  157. Que serait-ce donc si les représentans étaient nommés parmi des hommes étrangers et inconnue aux départemens, parmi les agens d’une faction qui tiendrait un bureau d’élection à Paris, qui enverrait ses listes tout imprimées, et finirait ainsi, au bout de quelques années, par comparer la Chambre des Communes tout entière de ses suppôts les plus affidés ?(Note de l’Éditeur.)
  158. Si l’expérience a démontré le danger de ces transformations des terres en papiers, et des papiers en terres, devons-nous être bien rassurés sur les petits-grands-livres qui, en établissant des espèces de coupons de rentes, doivent, en quelque façon, remplacer les assignats pour de pareilles transformations ?(Note de l’Éditeur.)
  159. Rien de nouveau sous le soleil ! Que font aujourd’hui nos agioteurs qui se qualifient fastueusement de capitalistes, sinon des ventes et reventes, des reviremens perpétuels de la propriété réelle contre leurs valeurs fictives ?(Note de l’Éditeur.)
  160. Ils commenceraient par chanter :

    « Heureux qui, dégagé d’intérêts et d’affaires,
    Et tel que l’univers vit les premiers humains,
    Laboure avec ses boeufs, cultive avec ses mains
    Les fertiles guérets qu’il reçut de ses pères !

    Mais ils finiraient comme le bonhomme d’Horace :

    « L’usurier Alphius, après ces beaux discours,
    Veut s’aller confiner dans un champêtre asile ;
    Il ramasse ses fonds..... mais, au bout de huit jours,
    Pour les placer encore, il court toute la ville. »

    (Hor. Ode 2 des Epod., traduction de Bertaud)
  161. C’est précisément ce qui est arrivé, malgré la loi du maximum et les arrêtés des proconsuls, sur l’approvisionnement des balles et marchés.(Note de l’Éditeur.)
  162. On sait, en effet, ce que fit l’Assemblés Législative qui, par exemple, déclara qu’il y avait urgence pour brocher une loi qui autorisât le divorce ! Elle craignait que les sages délais exigés entre la proposition, l’adoption et la mise à exécution d’une loi, ne fussent d’une conséquence funeste pour le salut public, si elle ne déclarait pas l’urgence, la nécessité absolue de ne par différer d’un instant d’accorder… quoi ? Le droit de faire divorce ! Ex uno disce omnes !(Note de l’Éditeur.)
  163. On peut dire trois, en comptant celui des républiques des provinces.
  164. Quoique cette lettre soit datée du ier novembre 1790, à la tête de la traduction, il est aisé de voir qu’elle était imprimée long-temps auparavant, et que cette date n’est que celle du jour de sa publication à Londres.
  165. Voyez le livre de M. de Calonne, pour avoir de plus amples développemens sur l’ordre judiciaire, et sur le Comité des Recherches.
  166. Il n’en fut pas moins guillotiné par les révolutionnaires ses successeurs, en 1794.(Note de l’Éditeur.)
  167. Ici, l’Auteur s’écrie : Risum tensais, empêchez-vous de rire, si vous pouvez.
  168. De peur que l’on ne puisse pas m’en croire, voici les propres paroles de cette lettre : « Comme sa majesté, y a reconnu, non un système d’associations, particulières, mais, une réunion de volonté de tous les Français, pour la liberté et la prospérité des communes, ainsi que pour le maintien de l’ordre public, elle a pensé qu’il convenait que chaque régiment prit part à ces fêtes civiques ; pour multiplier, les rapports et resserer, les liens d’union entre les citoyens et les troupes. »(Note de l’Éditeur.)
  169. Ce ministre de la guerre a, depuis peu, quitté cette école , et donné la démission de sa place.
  170. Nous ne croyons pas qu’il soit besoin d’une note ici ; il n’est pas un lecteur qui n’ait déjà fait l’application, et nommé Buonaparte.(Note de l’Éditeur.)
  171. Burke supposait, en 1790, que M. de La Fayette avait quitté son nom féodal ; mais il se trompait ; et vingt-neuf ans après, monsieur Le Marquis a été réélu député au milieu des applaudissemens et des cris : à bas les nobles ! à bas les prêtres ! Monsieur le marquis, au reste, D’a point changé d’opinion, malgré sa captivité en Autriche, à la suite de za proscription en France ; il est vrai qu’il n’a vu que de loin les horribles barbaries de ses disciples en révolution, et qu’il sait comment on fuit en laissant dans l’embarras ceux qu’on y a mis.(Note de l’Éditeur.)
  172. Courrier Français , 30 juillet 1790, Assemblée Nationale , no  210.
  173. On voit, dans le compte donné par M. Necker, que la garde nationale de Paris a reçu, indépendamment des sommes d’argent qui ont été levées sur les particuliers de cette ville, environ 145,000 liv. sterling, prises sur le trésor public. Je n’ai pas pu discerner s’il annonçait que cette dépense serait {{{2}}} la même, ou s’il reudait compte de ce qu’il en avait d’abord coûté pour les neuf mois seulement qui s’étaieut écoulés. Au aarplus, cela importe peu, puisqu’elle est maîtresse de prendre ce qu’il lui plaira.(Note de l’Auteur.)
  174. Dites-moi, comment avez-vous perdu si promptement un État si florissant ? Telle est la question que le poëte Nævius faisait faire à l’un des personnages de ses dialogues ; et la réponse était : Proveniebant oratores novi, stulti,adolescentuli.On voyait en vogue des orateurs d’un jour, tout neufs dans les affaires ; les plus jeunes et les plus jolis sots du monde ! » Cicéron, en rapportant ces passages, dans son Traité de la Vieillesse, ch. VI, prévoyait-il qu’en 1789, les Barnave, les Lam … et tant d’autres orateurs de 36 à 30 ans perdraient la France ?(Note de l’Éditeur.)
  175. Manière de parler assez plaisante en Angleterre, lorsque l’on veut faire allusion au peu de confiance que méritent les cautions fictives, dont on emploie seulement les noms dans les procès de trop peu de valeur mériter des cautions réelles. Les noms ci-dessus sont, comme pour ceux de Titius et de Mœvius, employés dans les écoles de droit, st dans les espèces sur lesquelles on s’exerce.
  176. Paris, A. Egron, nouv. édit, en 6 vol. in-8o.(Note de l’Éditeur.)
  177. Le lecteur s’apercevra que je n’ai fait que toucher légèrement (mon plan n’en exigeant pas davantage ) l’état des finances de la France, sous le rapport de tous les avantages qui en dépendent. Quand j’aurais voulu pénétrer ce sujet plus avant, j’aurais manqué des matériaux nécessaires. Je renvoie le lecteur sur ce sujet au livre de M. de Calonne et au tableau effrayant qu’il a fait du pillage et de la dévastation que les présomptueuses et bonnes intentions de l’ignorance et de l’incapacité ont occasionnés dans les revenus publics et dans toutes les autres affaires de la France. Confiez la plénitude du pouvoir à de telles causes, et elles, produiront toujours de tels effets. Après avoir parcouru ce détail avec assez d’exactitude, peut-être même avec trop de rigueur, et mis à l’écart tout ce qui pourrait n’être attribué qu’au ministre des finances hors de place ; tout ce que ses ennemis pourraient u’attribuer aussi qu’au désir de tirer avantage dans sa propre cause, des circonstances actuelles, je crois que l’on trouvera, comme moi, que la France ne pouvait pas fournir, à ses dépens, une plus importante leçon à tout le genre humain, pour l’avertir d’être dorénavant en garde contre l’esprit entreprenant de tous les novateurs.(Note de l’Auteur.)
  178. Hélas ! il ne faut pas remonter si haut pour retrouver des financiers qui croient se libérer d’un engagement par un autre ! Paiera qui pourra ; distribuons nos papiers en grandes masse ou en coupons, et après nous, le déluge … Voilà les profonds calculs de nos modernes Sully.(Note de l’Éditeur.)
  179. Allusion à la paredie burlesque qui termine le Malade Imaginaire de notre inmortel Molière.(Note de l’Éditeur.)
  180. La Bruyère, en parlant de Bossuet, l’appelait ainsi ; mais c’est par ironie que Burke applique ces beaux titres au prélat de l’Assemblée Constituante, ligué avec les novateurs pour dépouiller le clergé.(Note de l’Éditeur.)
  181. Oui, sans doute, les financiers d’alors savaient qu’en établissant des pensions, etc., ils chargeaient le trésor publie pour l’avenir, en le soulageant pour le moment actuel ; mais ne comptaient-ils pas sur des morts subites, des deux septembre, des déportations, et sur mille autres ressources aussi honnêtes qu’on a vu se développer en 1792, 1793, 1794 ? L’État massacrait, guillotinait ou déportait ses créanciers, et cela s’appelait battre monnaie sur la place de la Révolution, dans le langage des Barrère, des Cambon, et autres financiers qui avaient succédé aux avocats et aux évêques financiers de 1790.(Note de l’Éditeur.)
  182. Ce n’est point, à l’Assemblée entière que ja m’adresse ici, je ne parle qu’à ceux qui l’égarent, en lui cachant, sous des gazes séduisantes, le but où ils l’entraînent. C’est à eux que je dis : Votre objet, vous n’en disconviendrez pas, c’est d’ôter tout espoir au clergé, et de consommer sa ruine : c’est là, en ne vous soupçonnant d’aucune combinaison de cupidité, d’aucun regard sur le jeu des effets publics, c’est là ce qu’on doit croire que vous avez eu en vue dans la terrible opération que vous proposez ; c’est ce qui doit en être le fruit ; Mais le peuple que vous y intéressez, quel avantage peut-il y trouver ? En vous servant sans cesse de lui, que faites-vous pour lui ? Rien, absolument rien ; et, au contraire, vous faites ce qui ne conduit qu’à l’accabler de nouvelles charges. Vous avez rejeté, à son préjudice, une offre de 400 millions, dont l’acceptation pouvait devenir un moyen de soulagement, en sa faveur ; et à cette ressource, aussi profitable que légitime, vous avez substitué une injustice ruineuse, qui, de votre propre aveu, charge le trésor public, et par conséquent le peuple, d’un surcroît de dépense annuelle de 50 millions au moins, et d’un remboursement de 150 millions()

    Malheureux peuple ! voilà ce que vaut, en dernier résultat, l’expropriation de l’Église, et la dureté des décrets taxateurs du traitement des ministres d’une religion bienfaisante ; et désormais ils seront à votre charge : leurs charités soulageaient les pauvres ; et vous allez être imposés pour subvenir à leur entretien ! » De l’État de la France p. 81. Voyez aussi p. 92 et suiv.(Note de l’Auteur.)

    (*) Sans doute c’eût été un surcroit pour le trésor, si, comme M. de Calomme avait la bonhomie de le croire, les financiers d’alors avaient eu l’intention de payer ; mais on y mit bon ordre. (Voyez la note précédente.)(Note de l’Éditeur.)
    .

  183. En Écosse, présidé par le docteur Price, grand admirateur de la révolution française.(Note de l’Éditeur.)
  184. Il y a deux Banques en Écosse.
  185. Et enfin, quatre-vingt-seize pour cent !(Note de l’Éditeur.)
  186. Allusion au système physique de Bailly. On sait, au reste, que Bailly paya cher ses erreurs, qui pouvaient bien être celles d’un honnête homme ; son bon peuple se fit valet du Bourreau, quand il fut conduit et guillotiné au Champ-de-Mars.(Note de l’Éditeur.)
  187. C’est ce que nous avons vu à toutes les époques de la révolution ; c’est ce que nous voyons aujourd’hui, où les indépendans enchérissent aur les libéraux, et où les hommes gris laissent bien loin derrière eux, les timides indépendans. Chargez les noms des coryphées, et nous retrouverons les enchérisseurs depuis Bailly jusqu’à Marat !(Note de l’Éditeur.)
  188. Terrible prophétie ! trop justifiée par vingt ans de meurtres, de massacres, d’incendies !(Note de l’Éditeur.)