Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Réflexions sur la formation et la distribution des richesses


RÉFLEXIONS
SUR LA FORMATION ET LA DISTRIBUTION
DES RICHESSES


§ I. — Impossibilité du commerce dans la supposition d’un partage égal des terres, où chaque homme n’aurait que ce qu’il lui faudrait pour se nourrir.

Si la terre était tellement distribuée entre tous les habitants d’un pays, que chacun en eût précisément la quantité nécessaire pour le nourrir, et rien de plus, il est évident que, tous étant égaux, aucun ne voudrait travailler pour autrui ; personne aussi n’aurait de quoi payer le travail d’un autre, car chacun n’ayant de terre que ce qu’il en faudrait pour produire sa subsistance, consommerait tout ce qu’il aurait recueilli, et n’aurait rien qu’il pût échanger contre le travail des autres.

§ II. — L’hypothèse ci-dessus n’a jamais existé, et n’aurait pu subsister. La diversité des terrains et la multiplicité des besoins amènent l’échange des productions de la terre contre d’autres productions.

Cette hypothèse n’a jamais pu exister, parce que les terres ont été cultivées avant d’être partagées, la culture même ayant été le seul motif du partage et de la loi qui assure à chacun sa propriété. Or, les premiers qui ont cultivé ont probablement cultivé autant de terrain que leurs forces le permettaient, et par conséquent plus qu’il n’en fallait pour les nourrir.

Quand cet état aurait pu exister, il n’aurait pu être durable : chacun ne tirant de son champ que sa subsistance, et n’ayant pas de quoi payer le travail des autres, ne pourrait subvenir à ses autres besoins, du logement, du vêtement, etc., que par son propre travail ; ce qui serait à peu près impossible, toute terre ne produisant pas tout à beaucoup près.

Celui dont la terre ne serait propre qu’au grain, et ne produirait ni coton ni chanvre, manquerait de toile pour s’habiller ; l’autre aurait une terre propre au coton qui ne produirait point de grains ; tel autre manquerait de bois pour se chauffer, tandis que tel autre manquerait de grain pour se nourrir. Bientôt l’expérience apprendrait à chacun quelle est l’espèce de production à laquelle sa terre serait le plus propre, et il se bornerait à la cultiver, afin de se procurer les choses dont il manquerait par la voie des échanges avec ses voisins, qui, ayant fait de leur côté les mêmes réflexions, auraient cultivé la denrée la plus propre à leur champ et abandonné la culture de toutes les autres.

§ III. — Les productions de la terre exigent des préparations longues et difficiles pour être rendues propres aux besoins de l’homme.

Les denrées que la terre produit pour satisfaire aux différents besoins de l’homme ne peuvent y servir, pour la plus grande partie, dans l’état où la nature les donne ; elles ont besoin de subir différents changements et d’être préparées par l’art : il faut convertir le froment en farine et en pain ; tanner ou passer les cuirs ; filer les laines, les cotons ; tirer la soie des cocons ; rouir, tiller les chanvres et les lins, en former ensuite différents tissus, et puis les tailler, les coudre pour en faire des vêtements, des chaussures, etc. Si le même homme qui fait produire à sa terre ces différentes choses, et qui les emploie à ses besoins, était obligé de leur faire subir toutes ces préparations intermédiaires, il est certain qu’il réussirait fort mal. La plus grande partie de ces préparations exige des soins, une attention, une longue expérience, qui ne s’acquiert qu’en travaillant de suite et sur une grande quantité de matières. Prenons pour exemple la préparation des cuirs. Quel laboureur pourrait suivre tous les détails nécessaires pour cette opération, qui dure plusieurs mois et quelquefois plusieurs années ? S’il le pouvait, le pourrait-il sur un seul cuir ? Quelle perte de temps, de place, de matières qui auraient pu servir en même temps ou successivement à tanner une grande quantité de cuirs ! Mais quand il réussirait à tanner un cuir tout seul ; il ne lui faut qu’une paire de souliers : que ferait-il du reste ? Tuera-t-il un bœuf pour avoir une paire de souliers ? coupera-t-il un arbre pour se faire une paire de sabots ? On peut dire la même chose de tous les autres besoins de chaque homme, qui, s’il était réduit à son champ et à son travail, consumerait beaucoup de temps et de peines pour être très-mal équipé à tous égards et cultiverait très-mal son terrain.

§ IV. — La nécessité des préparations amène l’échange des productions contre le travail.

Le même motif qui a établi l’échange de denrée à denrée entre les cultivateurs de terrains de diverse nature a donc dû amener aussi l’échange de la denrée contre le travail entre les cultivateurs et une autre partie de la société, qui aura préféré l’occupation de préparer et de mettre en œuvre les productions de la terre à celle de les faire naître.

Tout le monde gagnait à cet arrangement, car chacun en se livrant à un seul genre de travail y réussissait beaucoup mieux. Le laboureur tirait de son champ la plus grande quantité de productions possible, et se procurait bien plus facilement tous ses autres besoins par l’échange de son superflu qu’il ne l’eut fait par son travail ; le cordonnier, en faisant des souliers pour le laboureur, s’appropriait une partie de la récolte de celui-ci. Chaque ouvrier travaillait pour les besoins des ouvriers de tous les autres genres, qui de leur côté travaillaient tous pour lui.

§ V. — Prééminence du laboureur qui produit sur l’artisan qui prépare. Le laboureur est le premier mobile de la circulation des travaux ; c’est lui qui fait produire à la terre le salaire de tous les artisans.

Il faut cependant observer que le laboureur, fournissant à tous l’objet le plus important et le plus considérable de leur consommation (je veux dire leurs aliments, et de plus la matière de presque tous les ouvrages), a l’avantage d’une plus grande indépendance. Son travail, dans l’ordre des travaux partagés entre les différents membres de la société, conserve la même primauté, la même prééminence qu’avait, entre les différents travaux qu’il était obligé dans l’état solitaire de consacrer à ses besoins de toute espèce, le travail qui subvenait à sa nourriture. Ce n’est pas ici une primauté d’honneur ou de dignité ; elle est de nécessité physique. Le laboureur peut, absolument parlant, se passer du travail des autres ouvriers ; mais aucun ouvrier ne peut travailler si le laboureur ne le fait vivre. Dans cette circulation, qui, par l’échange des objets de besoin, rend les hommes nécessaires les uns aux autres et forme le lien de la société, c’est donc le travail du laboureur qui donne le premier mouvement. Ce que son travail fait produire à la terre au delà de ses besoins personnels est l’unique fonds des salaires que reçoivent tous les autres membres de la société en échange de leur travail. Ceux-ci, en se servant du prix, de cet échange pour acheter à leur tour les denrées du laboureur, ne lui rendent exactement que ce qu’ils en ont reçu. C’est une différence essentielle entre ces deux genres de travaux, sur laquelle il est nécessaire d’appuyer pour en bien sentir l’évidence avant de se livrer aux conséquences sans nombre qui en découlent.

§ VI. — Le salaire de l’ouvrier est borné, par la concurrence entre les ouvriers, à sa subsistance. Il ne gagne que sa vie[1].

Le simple ouvrier, qui n’a que ses bras et son industrie, n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher ; mais ce prix plus ou moins haut ne dépend pas de lui seul : il résulte de l’accord qu’il fait avec celui qui paye son travail. Celui-ci le paye le moins cher qu’il peut ; comme il a le choix entre un grand nombre d’ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur marché. Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance.

§ VII. — Le laboureur est le seul dont le travail produise au delà du salaire du travail.
Il est donc l’unique source de toute richesse[2].

La position du laboureur est bien différente. La terre, indépendamment de tout autre homme et de toute convention, lui paye immédiatement le prix de son travail. La nature ne marchande point avec lui pour l’obliger à se contenter du nécessaire absolu. Ce qu’elle donne n’est proportionné ni à ses besoins ni à une évaluation conventionnelle du prix de ses journées ; c’est le résultat physique de la fertilité du sol et de la justesse bien plus que de la difficulté des moyens qu’il a employés pour le rendre fécond. Dès que le travail du laboureur produit au delà de ses besoins, il peut, avec ce superflu que la nature lui accorde en pur don au delà du salaire de ses peines, acheter le travail des autres membres de la société. Ceux-ci en le lui vendant ne gagnent que leur vie ; mais le laboureur recueille, outre sa subsistance, une richesse indépendante et disponible, qu’il n’a point achetée et qu’il vend. Il est donc l’unique source des richesses qui par leur circulation animent tous les travaux de la société, parce qu’il est le seul dont le travail produise au delà du salaire du travail.

§ VIII. — Première division de la société en deux classes : l’une productrice, ou classe des cultivateurs, l’autre stipendiée, ou classe des artisans[3].

Voilà donc toute la société partagée, par une nécessité fondée sur la nature des choses, en deux classes, toutes deux laborieuses, mais dont l’une par son travail produit ou plutôt tire de la terre des richesses continuellement renaissantes qui fournissent à toute la société la subsistance et la matière de tous les besoins ; l’autre, occupée à donner aux matières produites les préparations et les formes qui les rendent propres à l’usage des hommes, vend à la première son travail, et en reçoit en échange la subsistance. La première peut s’appeler classe productrice, et la seconde classe stipendiée.

§ IX. — Dans les premiers temps le propriétaire n’a pas dû être distingué du cultivateur.

Jusqu’ici nous n’avons point encore distingué le laboureur du propriétaire des terres, et dans la première origine ils n’étaient point en effet distingués. C’est par le travail de ceux qui ont les premiers labouré des champs et qui les ont enclos pour s’en assurer la récolte que toutes les terres ont cessé d’être communes à tous et que les propriétés foncières se sont établies. Jusqu’à ce que les sociétés aient été affermies et que la force publique, ou la loi devenue supérieure à la force particulière, ait pu garantir à chacun la possession tranquille de sa propriété contre toute invasion étrangère, on ne pouvait conserver la propriété d’un champ que comme on l’avait acquise et en continuant de le cultiver. Il n’aurait point été sûr de faire labourer son champ par un autre, qui, ayant pris toute la peine, n’aurait pas facilement compris que toute la récolte ne lui appartenait pas. D’ailleurs, dans ce premier temps, tout homme laborieux, trouvant autant de terre qu’il en voulait, ne pouvait être tenté de labourer pour autrui ; il fallait que tout propriétaire cultivât son champ, ou l’abandonnât entièrement.

§ X. — Progrès de la société ; toutes les terres ont un maître.

La terre se peuplait, et on la défrichait de plus en plus. Les meilleures terres se trouvèrent à la longue toutes occupées ; il ne resta plus pour les derniers venus que des terrains stériles, rebutés par les premiers. Mais à la fin toute terre trouva son maître, et ceux qui ne purent avoir des propriétés n’eurent d’abord d’autre ressource que celle d’échanger le travail de leurs bras dans les emplois de la classe stipendiée contre le superflu des denrées du propriétaire cultivateur.

§ XI. — Les propriétaires commencent à pouvoir se décharger du travail de la culture sur des cultivateurs salariés.

Cependant puisque la terre rendait au maître qui la cultivait non-seulement sa subsistance, non-seulement de quoi se procurer par la voie de l’échange le moyen de satisfaire à ses autres besoins, mais encore un superflu considérable, il put avec ce superflu payer des hommes pour cultiver sa terre, et pour des hommes qui vivent de salaires, autant valait les gagner à ce métier qu’à tout autre. La propriété dut donc être séparée du travail de la culture, et bientôt elle le fut.

§ XII. — Inégalité dans le partage des propriétés : causes qui la rendent inévitable.

Les premiers propriétaires occupèrent d’abord, comme on l’a déjà dit, autant de terrain que leurs forces leur permettaient d’en cultiver avec leur famille. Un homme plus fort, plus laborieux, plus inquiet de l’avenir, en prit davantage qu’un homme d’un caractère opposé ; celui dont la famille était plus nombreuse, ayant plus de bras, étendit davantage ses possessions : c’était déjà une première inégalité.

Tous les terrains ne sont pas également fertiles ; deux hommes avec la même étendue de terrain et le même travail peuvent en tirer un produit fort différent : seconde source d’inégalité.

Les propriétés, en passant des pères aux enfants, se partagent en portions plus ou moins petites, suivant que les familles sont plus ou moins nombreuses ; à mesure que les générations se succèdent, tantôt les héritages se subdivisent encore, tantôt ils se réunissent de nouveau par l’extinction des branches : troisième source d’inégalité.

Le contraste de l’intelligence, de l’activité et surtout de l’économie des uns avec l’indolence, l’inaction et la dissipation des autres, fut un quatrième principe d’inégalité et le plus puissant de tous.

Le propriétaire négligent et sans prévoyance, qui cultive mal, qui dans les années abondantes consume en choses frivoles la totalité de son superflu, se trouve réduit, au moindre accident, à demander du secours à son voisin plus sage et à vivre d’emprunt. Si par de nouveaux accidents, ou par la continuation de sa négligence, il se trouve hors d’état de rendre, s’il est obligé de faire de nouveaux emprunts, il n’aura enfin d’autre ressource que d’abandonner une partie ou même la totalité de son fonds à son créancier, qui la prendra en équivalent, ou de la céder à un autre en échange d’autres valeurs avec lesquelles il s’acquittera vis-à-vis de son créancier.

§ XIII. — Suite de l’inégalité. Le cultivateur distingué du propriétaire.

Voilà les fonds de terre dans le commerce, achetés, vendus. La portion du propriétaire dissipateur ou malheureux tourne à l’accroissement de celle du propriétaire plus heureux ou plus sage, et dans cette inégalité de possessions variées à l’infini, il est impossible qu’un grand nombre de propriétaires n’en aient plus qu’ils n’en peuvent cultiver. D’ailleurs il est assez naturel qu’un homme désire de jouir tranquillement de sa richesse, et qu’au lieu d’employer tout son temps à des travaux pénibles, il préfère de donner une partie de son superflu à des gens qui travaillent pour lui.

§ XIV. — Partage des produits entre le cultivateur et le propriétaire. Produit net, ou revenu.

Par cet arrangement, le produit de la terre se divise en deux parts : l’une comprend la subsistance et les profits du laboureur, qui sont la récompense de son travail et la condition sous laquelle il se charge de cultiver le champ du propriétaire ; ce qui reste est cette partie indépendante et disponible que la terre donne en pur don à celui qui la cultive au delà de ses avances et du salaire de ses peines, et c’est la part du propriétaire ou le revenu avec lequel celui-ci peut vivre sans travail et qu’il porte où il veut[4].

§ XV. — Nouvelle division de la société en trois classes : des cultivateurs, des artisans et des propriétaires, ou classe productrice, classe stipendiée, et classe disponible.

Voilà maintenant la société partagée en trois classes : la classe des laboureurs, à laquelle on peut conserver le nom de classe productrice ; la classe des artisans et autres stipendiés des produits de la terre, et la classe des propriétaires, la seule qui, n’étant point attachée par le besoin de la subsistance à un travail particulier, puisse être employée aux besoins généraux de la société, comme la guerre et l’administration de la justice, soit par un service personnel, soit par le payement d’une partie de ses revenus avec laquelle l’État ou la société soudoie des hommes pour remplir ces fonctions. Le nom qui lui convient le mieux par cette raison est celui de classe disponible.

§ XVI. — Ressemblance entre les deux classes laborieuses ou non disponibles.

Les deux classes des cultivateurs et des artisans se ressemblent par bien des rapports, et surtout en ce que ceux qui les composent ne possèdent aucun revenu et vivent également de salaires qui leur sont payés sur les produits de la terre ? Les uns et les autres ont encore cela de commun qu’ils ne gagnent que le prix de leur travail et de leurs avances, et ce prix est à peu près le même dans les deux classes. Le propriétaire marchande avec ceux qui cultivent la terre pour leur abandonner la moindre part possible des produits, de la même manière qu’il dispute avec son cordonnier pour acheter ses souliers le moins cher qu’il est possible. En un mot le cultivateur et l’artisan n’ont tous deux que la rétribution de leur travail.

§ XVII. — Différence essentielle entre les deux classes laborieuses.

Mais il y a cette différence entre les deux genres de travaux, que le cultivateur produit son propre salaire, et en outre le revenu qui sert à salarier toute la classe des artisans et autres stipendiés ; au lieu que les artisans reçoivent simplement leur salaire, c’est-à-dire leur part de la production des terres en échange de leur travail, et ne produisent aucun revenu. Le propriétaire n’a rien que par le travail du cultivateur ; il reçoit de lui sa subsistance et ce avec quoi il paye les travaux des autres stipendiés. Il a besoin du cultivateur par la nécessité de l’ordre physique, en vertu duquel la terre ne produit point sans travail ; mais le cultivateur n’a besoin du propriétaire qu’en vertu des conventions et des lois qui ont du garantir aux premiers cultivateurs et à leurs héritiers la propriété des terrains qu’ils avaient occupés, lors même qu’ils cesseraient de les cultiver, et cela pour prix des avances foncières par lesquelles ils ont mis ces terrains en état d’être cultivés, et qui se sont pour ainsi dire incorporées au sol même. Mais ces lois n’ont pu garantir à l’homme oisif que la partie de la production que la terre donne au delà de la rétribution due aux cultivateurs. Le propriétaire est forcé d’abandonner celle-ci, à peine de tout perdre.

Le cultivateur, tout borné qu’il est à la rétribution de son travail, conserve donc cette primauté naturelle et physique qui le rend le premier moteur de toute la machine de la société, qui fait dépendre de son travail seul et sa subsistance, et la richesse du propriétaire, et le salaire de tous les autres travaux.

L’artisan, au contraire, reçoit son salaire soit du propriétaire, soit du cultivateur, et ne leur donne, pour l’échange de son travail, que l’équivalent de ce salaire, rien de plus.

Ainsi, quoique le cultivateur et l’artisan ne gagnent l’un et l’autre que la rétribution de leur travail, le cultivateur fait naître, au delà de cette rétribution, le revenu du propriétaire ; et l’artisan ne fait naître aucun revenu, ni pour lui, ni pour d’autres[5].

§ XVIII. — Cette différence autorise leur distinction en classe productrice
et classe stérile.

On peut donc distinguer les deux classes non disponibles en classe productrice qui est celle des cultivateurs, et classe stérile qui comprend tous les autres membres stipendiés de la société.

§ XIX. — Comment les propriétaires peuvent tirer le revenu de leurs terres[6].

Les propriétaires qui ne travaillent pas eux-mêmes leurs terres peuvent s’y prendre de différentes manières pour les faire cultiver, ou faire différents arrangements avec ceux qui les cultivent.

§ XX. — Première manière : culture par des hommes salariés.

Ils peuvent premièrement payer des hommes à la journée, ou à l’année, pour labourer leur champ, et se réserver la totalité des produits, ce qui suppose que le propriétaire fasse l’avance et des semences et du salaire des ouvriers jusqu’après la récolte.

Mais cette première manière a l’inconvénient d’exiger beaucoup de travail et d’assiduité de la part du propriétaire, qui seul peut conduire les ouvriers dans leurs travaux, veiller sur l’emploi de leur temps et sur leur fidélité à ne rien détourner des produits.

Il est vrai qu’il peut aussi salarier un homme plus intelligent et dont il connaisse la fidélité, qui en qualité de régisseur ou de conducteur dirige les ouvriers et fasse le compte des produits ; mais il sera toujours exposé à être trompé.

D’ailleurs cette méthode est extrêmement dispendieuse, à moins qu’une grande population et le défaut d’emploi dans les autres genres de travail ne force les ouvriers à se contenter de salaires très-bas.

§ XXI. — Seconde manière : culture par esclaves.

Dans les temps voisins de l’origine des sociétés, il était à peu près impossible de trouver des hommes qui voulussent travailler le terrain d’autrui, parce que tous les terrains n’étant pas encore occupés, ceux qui veulent travailler préfèrent de défricher de nouvelles terres et de les cultiver pour leur propre compte. — Aussi n’est-ce pas dans l’origine des sociétés que les propriétaires peuvent cesser d’être cultivateurs ; c’est, comme nous l’avons fait voir plus haut (§ XI et suivants), seulement lorsque les progrès de la société et de la culture ont fait naître et bien distinguer la classe stipendiée.

Mais lors des premiers temps d’ignorance et de férocité, il y a eu beaucoup d’occasions de querelles entre les hommes mal armés, timides, éprouvant des besoins, n’ayant pas de subsistance bien assurée, et par conséquent très-susceptibles d’appréhension et de haine réciproque ; car il est d’expérience qu’on ne se bat presque jamais que par faiblesse, par inquiétude, par la crainte bien ou mal fondée d’une privation ou d’un malheur qu’on regarde comme certains, et auxquels on préfère le hasard du combat. — On a longtemps massacré les vaincus sans pitié, comme font encore quelques sauvages d’Amérique.

L’introduction de la culture adoucit un peu les mœurs sans les corriger entièrement, et d’une manière qui rendit la dépravation moins cruelle, mais plus universelle, et ainsi plus réellement dangereuse pour l’humanité en général. — Les plus forts pensèrent qu’au lieu de tuer les plus faibles, on trouverait du profit à se les approprier et à leur faire travailler la terre comme esclaves.

Dès que cette abominable coutume a été établie, les guerres sont devenues encore plus fréquentes. Avant cette époque, elles n’arrivaient que par accident ; depuis, on les a entreprises précisément dans la vue de faire des esclaves, que les vainqueurs forçaient de travailler pour leur compte ou qu’ils vendaient à d’autres. Tel a été le principal objet des guerres que les anciens peuples se faisaient, et ce brigandage et ce commerce règnent encore dans toute leur horreur sur les côtes de Guinée, où les Européens le fomentent en allant acheter des noirs pour la culture des colonies d’Amérique.

§ XXII. — Portion que la nature assure aux cultivateurs, même esclaves, sur le produit de leurs travaux.

Les esclaves n’ont aucune justice à réclamer utilement vis-à-vis de gens qui n’ont pu les réduire en esclavage sans violer toutes les lois de l’ordre et de la morale, et tous les droits de l’humanité.

Cependant, la loi physique de la nature leur assure encore une part aux productions qu’ils font naître, car il faut bien que le maître les nourrisse pour profiter de leur travail. Mais cette espèce de salaire est bornée au plus étroit nécessaire et à leur subsistance.

§ XXIII. — Combien la culture exécutée par les esclaves est peu profitable et chère pour le maître et pour l’humanité.

Les esclaves n’ont aucun motif pour s’acquitter des travaux auxquels on les contraint, avec l’intelligence et les soins qui pourraient en assurer le succès ; d’où suit que ces travaux produisent très-peu.

Les maîtres avides ne savent autre chose, pour suppléer à ce défaut de production qui résulte nécessairement de la culture par esclaves, que de forcer ceux-ci à des travaux encore plus rudes, plus continus et plus violents. Ces travaux excessifs en font périr beaucoup, et il faut, pour entretenir toujours le nombre nécessaire à la culture, que le commerce en fournisse chaque année une très-grande quantité, que les maîtres sont obligés de racheter, Ainsi ils ne donnent point de salaires à leurs esclaves, mais ils payent un capital considérable pour se procurer ces mauvais ouvriers, et comme c’est toujours la guerre qui fait les premiers fonds de ce commerce, il est évident qu’il ne peut subsister que par une énorme destruction d’hommes, et qu’autant qu’ils sont divisés en nations très-petites, qui se déchirent sans cesse, et que chaque bourgade fait la guerre à sa voisine. Que l’Angleterre, la France et l’Espagne se fassent la guerre la plus acharnée, les frontières seules de chaque État seront entamées, et cela par un petit nombre de points seulement ; tout le reste du pays sera tranquille, et le peu de prisonniers qu’on pourrait faire de part et d’autre serait une bien faible ressource pour la culture de chacune des trois nations.

§ XXIV. — La culture par esclaves ne peut subsister dans les grandes sociétés.

Lorsque les hommes se rassemblent en grandes sociétés, les recrues d’esclaves cessent d’être assez abondantes pour subvenir à la consommation qui s’en fait par la culture. Et quoique on supplée au travail des hommes par celui des bestiaux, il vient un temps où les terres ne peuvent plus être travaillées par des esclaves. L’usage ne s’en conserve que pour le service de l’intérieur des maisons, et à la longue il s’anéantit, parce qu’à mesure que les nations se policent, elles font entre elles des conventions pour l’échange des prisonniers de guerre. Ces conventions se font d’autant plus facilement, que chaque particulier est très-intéressé à écarter de lui le danger de tomber dans l’esclavage.

§ XXV. — L’esclavage de la glèbe succède à l’esclavage proprement dit.

Les descendants des premiers esclaves, attachés d’abord à la culture des terres, changent eux-mêmes de condition. La paix entre les nations ne laissant plus au commerce de quoi fournir à une très-grande consommation d’esclaves, les maîtres sont obligés de les ménager davantage.

Ceux qui sont nés dans la maison, accoutumés dès l’enfance à leur état, en sont moins révoltés, et les maîtres ont moins besoin d’employer la rigueur pour les contenir. Peu à peu, la glèbe qu’ils cultivent devient leur patrie ; ils n’ont d’autre langue que celle de leurs maîtres ; ils deviennent partie de la nation ; la familiarité s’établit, et à sa suite la confiance et l’humanité de la part des maîtres.

§ XXVI. — Le vasselage succède à l’esclavage de la glèbe, et l’esclave devient propriétaire. Troisième manière : aliénation du fonds à la charge d’une redevance.

L’administration d’un bien cultivé par des esclaves exige des soins pénibles et une résidence gênante. Le maître s’assure une jouissance plus libre, plus facile et plus sûre en intéressant les esclaves à la culture, et en leur abandonnant à chacun une certaine étendue de terrain, à condition de lui rendre une portion des fruits. Les uns ont fait ce marché pour un temps, et n’ont laissé à leurs serfs qu’une possession précaire et révocable ; d’autres ont abandonné le fonds à perpétuité, en se réservant une rente annuelle, payable en denrées ou en argent, et exigeant des possesseurs certains devoirs. Ceux qui recevaient ces terres sous la condition prescrite devenaient propriétaires et libres, sous le nom de tenanciers ou de vassaux, et les anciens propriétaires, sous le nom de seigneurs, conservaient seulement le droit d’exiger le payement de la rente et les autres devoirs convenus : c’est ainsi que les choses se sont passées dans la plus grande partie de l’Europe.

§ XXVII. — Quatrième manière : colonage partiaire.

Ces fonds devenus libres à la charge de la rente, peuvent encore changer de propriétaires, se diviser et se réunir par la voie des successions et des ventes ; et tel vassal peut à son tour avoir plus de terre qu’il ne peut en cultiver lui-même. Le plus souvent la rente à laquelle les fonds sont assujettis n’est pas assez forte pour qu’en cultivant bien l’on ne puisse encore se procurer, au delà des avances des frais et de la subsistance du cultivateur, une surabondance de productions qui forme un revenu : dès lors le vassal propriétaire doit aussi désirer de jouir sans peine de ce revenu, et de faire cultiver son fonds par d’autres. D’un autre côté, le plus grand nombre des seigneurs n’aliènent que les parties de leurs possessions les moins à leur portée, et gardent celles qu’ils peuvent faire cultiver à moins de frais. La culture par esclaves n’étant plus praticable, le premier moyen qui s’offrit, et le plus simple pour engager les hommes libres à cultiver des fonds qui ne leur appartenaient pas, fut de leur abandonner une portion des fruits, ce qui les engageait à mieux cultiver que ne le feraient des ouvriers auxquels on donnerait un salaire fixe. Le partage le plus commun a été de faire deux parts égales, dont l’une appartenait au colon, et l’autre au propriétaire ; c’est ce qui a donné lieu au nom de métayer [medietarius), ou colon à moitié fruits. Selon les arrangements de ce genre qui ont lieu dans la plus grande partie de la France, le propriétaire fait toutes les avances de la culture, c’est-à-dire qu’il fournit à ses dépens les bestiaux de labour, les charrues et autres outils aratoires, la semence et la nourriture du colon et de sa famille, depuis l’instant où celui-ci entre dans la métairie jusqu’à la première récolte.

§ XXVIII. — Cinquième manière : fermage ou louage des terres.

Des cultivateurs intelligents et riches, qui savaient à quel point une culture active et bien dirigée, pour laquelle on n’épargnerait ni travaux ni dépenses, pourrait porter la fécondité des terres, jugèrent avec raison qu’ils gagneraient davantage si le propriétaire consentait à leur abandonner pendant un certain nombre d’années la totalité des récoltes, à la charge de lui payer chaque année un revenu constant, et de faire toutes les avances de la culture. Par là ils s’assuraient que l’accroissement de productions que feraient naître leurs dépenses et leur travail leur appartiendrait en entier. Le propriétaire, de son côté, y gagnait une jouissance plus tranquille de son revenu, puisqu’il était débarrassé du soin de faire des avances et de compter des produits ; plus égale, puisqu’il recevait chaque année le même prix de sa ferme ; et plus certaine, parce qu’il ne courait jamais le risque de perdre ses avances, et que les bestiaux et autres effets dont les fermiers avaient meublé sa ferme devenaient un gage qui l’assurait du payement. D’ailleurs, le bail n’étant que pour un petit nombre d’années, si son fermier avait donné de ses terres un prix trop bas, il pouvait l’augmenter à la fin du bail.

§ XXIX. — Cette dernière méthode est la plus avantageuse de toutes, mais elle suppose un pays déjà riche.

Cette méthode d’affermer les terres est de toutes la plus avantageuse aux propriétaires et aux cultivateurs ; elle s’établit partout où il y a des cultivateurs riches en état de faire les avances de la culture ; et comme des cultivateurs riches peuvent donner bien plus de labours et d’engrais à la terre, il en résulte une prodigieuse augmentation dans les productions et dans le revenu des biens-fonds.

Dans la Picardie, la Normandie, les environs de Paris, et dans la plupart des provinces du nord de la France, les terres sont cultivées par des fermiers. Dans les provinces du midi, elles le sont par des métayers ; aussi les provinces du nord de la France sont-elles incomparablement plus riches et mieux cultivées que celles du midi.

§ XXX. — Récapitulation des différentes manières de faire valoir les terres.

Je viens de compter cinq manières différentes dont les propriétaires ont pu, en s’exemptant du travail de la culture, faire valoir leurs fonds par les mains d’autrui ; — la première, par des ouvriers payés à salaire fixe ; — la seconde, par des esclaves ; — la troisième, en abandonnant le fonds moyennant une rente ; — la quatrième, en abandonnant au cultivateur une portion déterminée et le plus communément la moitié des fruits, le propriétaire se chargeant de faire les avances de la culture ; — la cinquième, en louant la terre à des fermiers qui se chargent de faire toutes les avances de la culture, et qui s’engagent à donner au propriétaire, pendant le nombre d’années convenu, un revenu toujours égal.

De ces cinq manières, la première, trop dispendieuse, est très-rarement mise en usage ; la seconde ne peut avoir lieu que dans des pays encore ignorants et barbares ; la troisième est moins une manière de faire valoir sa propriété qu’un abandon de la propriété pour une créance sur le fonds. L’ancien propriétaire n’est plus, à proprement parler, qu’un créancier du nouveau.

Les deux dernières méthodes de culture sont le plus généralement en usage, savoir : la culture des métayers dans les pays pauvres, et la culture des fermiers dans les pays les plus riches.

§ XXXI. — Des capitaux en général, et du revenu de l’argent[7].

Il y a un autre moyen d’être riche sans travailler et sans posséder des terres, dont je n’ai pas encore parlé. Il est nécessaire d’en expliquer l’origine et la liaison avec le reste du système de la distribution des richesses dans la société, dont je viens de crayonner l’ébauche. Ce moyen consiste à vivre de son capital, ou plutôt de l’intérêt qu’on en tire en le prêtant. — C’est une chose à laquelle l’usage de l’or et de l’argent aide beaucoup, en facilitant les petites économies.

§ XXXII. — De l’usage de l’or et de l’argent dans le commerce.

L’argent et l’or sont deux marchandises comme les autres, et moins précieuses que beaucoup d’autres, puisqu’elles ne sont d’aucun usage pour les véritables besoins de la vie. Afin d’expliquer comment ces deux métaux sont devenus le gage représentatif de toute espèce de richesses, comment ils influent dans la marche du commerce, et comment ils entrent dans la composition des fortunes, il faut remonter un peu haut et revenir sur nos pas.

§ XXXIII. — Naissance du commerce. Principe de l’évaluation des choses commerciales.

Le besoin réciproque a introduit l’échange de ce qu’on avait contre ce qu’on n’avait pas. On échangea une denrée contre une autre, les denrées contre le travail. — Pour ces échanges, il fallait que les deux parties convinssent de la qualité et de la quantité de chacune des choses échangées. — Dans cette convention, il est naturel que chacun désire recevoir le plus et donner le moins qu’il peut. — Et tous deux étant également maîtres de ce qu’ils ont à livrer en échange, c’est à chacun d’eux à balancer l’attachement qu’il a pour la denrée qu’il offre avec son désir de la denrée qu’il veut acquérir, et à fixer en conséquence la quantité des choses échangées. — S’ils ne sont pas d’accord, il faudra qu’ils se rapprochent en cédant un peu de part et d’autre, en offrant plus et se contentant de moins. — Je suppose que l’un ait besoin de blé et l’autre de vin, et qu’ils s’accordent à échanger un boisseau de blé contre six pintes de vin : il est évident que pour chacun d’eux un boisseau de blé et six pintes de vin sont regardés comme exactement équivalents, et que dans cet échange particulier le prix d’un boisseau de blé est six pintes de vin, et le prix de six pintes de vin est un boisseau de blé. Mais dans un autre échange entre d’autres hommes, le prix sera différent suivant que l’un d’eux aura un besoin plus ou moins pressant de la denrée de l’autre, et un boisseau de blé pourra être échangé contre huit pintes de vin, tandis qu’un autre boisseau sera échangé contre quatre pintes seulement. Or, il est évident qu’aucun de ces trois prix ne saurait être regardé plutôt que l’autre comme le véritable prix du boisseau de blé, car pour chacun des contractants le vin qu’il a reçu était l’équivalent du blé qu’il a donné ; en un mot, tant que l’on considère chaque échange comme isolé et en particulier, la valeur de chacune des choses échangées n’a d’autre mesure que le besoin ou le désir et les moyens des contractants balancés de part et d’autre, et n’est fixée que par l’accord de leur volonté.

§ XXXIV. — Comment s’établit la valeur courante dans l’échange des marchandises.

Cependant il se trouve que plusieurs particuliers ont du vin à offrir à celui qui a du blé. Si l’un n’a voulu donner que quatre pintes pour un boisseau, le propriétaire du blé ne lui donnera pas son blé lorsqu’il saura qu’un autre lui donnera six pintes ou huit pour le même boisseau. Si le premier veut avoir du blé, il sera obligé de hausser le prix au niveau de celui qui offre davantage. Les vendeurs de vin profitent de leur côté de la concurrence entre les vendeurs de blé. Chacun ne se détermine à céder sa denrée qu’après avoir comparé les différentes offres qu’on lui fait de la denrée dont il a besoin, et donne la préférence à l’offre la plus forte. La valeur du blé et du vin n’est plus débattue entre deux seuls particuliers relativement à leurs besoins et à leurs facultés réciproques, elle se fixe par la balance des besoins et des facultés de la totalité des vendeurs de blé avec ceux de la totalité des vendeurs de vin. Car tel qui donnerait volontiers huit pintes de vin pour un boisseau de blé, n’en donnera que quatre lorsqu’il saura qu’un propriétaire de blé consent à donner deux boisseaux de blé pour huit pintes. Le prix mitoyen entre les différentes offres et les différentes demandes deviendra le prix courant auquel tous les acheteurs et les vendeurs se conformeront dans leurs échanges, et il sera vrai de dire que six pintes de vin seront pour tout le monde l’équivalent d’un boisseau de blé, si c’est là le prix mitoyen, jusqu’à ce que la diminution de l’offre d’un côté ou de la demande de l’autre fasse changer cette évaluation.

§ XXXV. — Le commerce donne à chaque marchandise une valeur courante relativement à chaque autre marchandise ; d’où il suit que toute marchandise est l’équivalent d’une certaine quantité de toute autre marchandise, et peut être regardée comme un gage qui la représente.

Le blé ce s’échange pas seulement contre le vin, mais contre tous les autres objets dont peuvent avoir besoin les propriétaires de blé, contre le bois, le cuir, la laine, le coton, etc. ; il en est de même du vin et de chaque denrée en particulier. Si un boisseau de blé est l’équivalent de six pintes de vin et qu’un mouton soit l’équivalent de trois boisseaux de blé, ce mouton sera l’équivalent de dix-huit pintes de vin. Celui qui, ayant du blé, aurait besoin de vin, pourrait sans inconvénient échanger son blé contre un mouton, afin de pouvoir ensuite échanger ce mouton contre le vin dont il a besoin.

§ XXXVI. — Chaque marchandise peut servir d’échelle ou de mesure commune pour y comparer la valeur de toutes les autres.

Il suit de là que dans un pays où le commerce est fort animé, où il y a beaucoup de productions et beaucoup de consommation, où il y a beaucoup d’offres et de demandes de toutes sortes de denrées, chaque espèce aura un prix courant relativement à chaque autre espèce, c’est-à-dire qu’une certaine quantité de l’une équivaudra à une certaine quantité de chacune des autres. Ainsi la même quantité de blé qui vaudra dix-huit pintes de vin, vaudra aussi un mouton, une pièce de cuir préparé, une certaine quantité de fer, et toutes ces choses auront dans le commerce une valeur égale.

Pour exprimer et faire connaître la valeur d’une chose en particulier, il est évident qu’il suffit d’énoncer la quantité d’une autre denrée connue qui en serait regardée comme l’équivalent. Ainsi, pour faire connaître ce que vaut la pièce de cuir d’une certaine grandeur, on peut dire indifféremment qu’elle vaut trois boisseaux de blé ou dix-huit pintes de vin. On peut de même exprimer la valeur d’une certaine quantité de vin par le nombre des moutons ou des boisseaux de blé qu’elle vaut dans le commerce.

On voit par là que toutes les espèces de denrées qui peuvent être l’objet du commerce se mesurent pour ainsi dire les unes les autres, que chacune peut servir de mesure commune ou d’échelle de comparaison pour y rapporter les valeurs de toutes les autres. Et pareillement chaque marchandise devient entre les mains de celui qui la possède un moyen de se procurer toutes les autres, une espèce de gage universel.

§ XXXVII. — Toute marchandise ne présente pas une échelle des valeurs également commode. On a dû préférer dans l’usage celles qui, n’étant pas susceptibles d’une grande différence dans la qualité, ont une valeur principalement relative au nombre ou à la quantité.

Mais quoique toutes les marchandises aient essentiellement cette propriété de représenter toutes les autres, de pouvoir servir de commune mesure pour exprimer leur valeur et de gage universel pour se les procurer toutes par la voie de l’échange, toutes ne peuvent pas être employées avec la même facilité à ces deux usages.

Plus une marchandise est susceptible de changer de valeur à raison de sa qualité, plus il est difficile de la faire servir d’échelle pour y rapporter la valeur des autres marchandises.

Par exemple, si dix-huit pintes de vin d’Anjou sont l’équivalent d’un mouton, dix-huit pintes de vin du Cap seront l’équivalent de dix-huit moutons. Ainsi celui qui, pour faire connaître la valeur d’un mouton, dirait qu’il vaut dix-huit pintes de vin, emploierait un langage équivoque et qui ne donnerait aucune idée précise, à moins qu’il n’ajoutât beaucoup d’explications, ce qui serait très-incommode.

On a donc dû choisir par préférence, pour échelle de comparaison, des denrées qui, étant d’un usage plus commun et par là d’une valeur plus connue, étaient plus semblables les unes aux autres et dont par conséquent la valeur était plus relative au nombre ou à la quantité qu’à la qualité.

§ XXXVIII. — Au défaut de l’exacte correspondance entre la valeur et le nombre ou la quantité, on y supplée par une évaluation moyenne qui devient une espèce de monnaie idéale.

Dans un pays où il n’y a qu’une race de moutons, on peut facilement prendre la valeur d’une toison ou celle d’un mouton pour la mesure commune des valeurs, et l’on dira qu’une barrique de vin ou une pièce d’étoffe valent un certain nombre de toisons ou de moutons. — À la vérité il y a entre les moutons quelque inégalité ; mais quand il s’agit de vendre des moutons, on a soin d’évaluer cette inégalité et de compter par exemple deux agneaux pour un mouton. Lorsqu’il s’agit d’évaluer toute autre marchandise, on prend pour unité la valeur commune d’un mouton d’un âge moyen et d’une force moyenne.

De cette sorte, l’énonciation des valeurs en moutons devient comme un langage de convention, et ce mot un mouton, dans les habitudes du commerce, ne signifie plus qu’une certaine valeur qui, dans l’esprit de ceux qui l’entendent, porte l’idée non-seulement d’un mouton, mais d’une certaine quantité de chacune des denrées les plus communes, qui sont regardées comme l’équivalent de cette valeur ; et cette expression finira si bien par s’appliquer à une valeur fictive et abstraite plutôt qu’à un mouton réel, que si par hasard il arrive une mortalité sur les moutons, et que pour en avoir un il faille donner le double de blé ou de vin qu’on donnait auparavant, on dira qu’un mouton vaut deux moutons, plutôt que de changer l’expression à laquelle on est accoutumé pour toutes les autres valeurs.

§ XXXIX. — Exemples de ces évaluations moyennes qui deviennent une expression idéale des valeurs.

On connaît dans le commerce de toutes les nations plusieurs exemples de ces évaluations fictives en marchandises, qui ne sont pour ainsi dire qu’un langage de convention pour exprimer leur valeur.

Ainsi les rôtisseurs de Paris, les marchands de poisson, qui fournissent de grandes maisons, font ordinairement leurs marchés à la pièce. Une poularde grasse est comptée pour une pièce, un poulet pour une demi-pièce, plus ou moins suivant la saison, et ainsi du reste. — Dans le commerce des nègres vendus aux colonies d’Amérique, on vend une cargaison de nègres à raison de tant par tête de nègre pièce d’Inde. Les femmes et les enfants s’évaluent, en sorte, par exemple, que trois enfants ou bien une femme et un enfant sont comptés pour une tête de nègre. On augmente ou on diminue l’évaluation à raison de la vigueur ou des autres qualités des esclaves, en sorte que tel esclave peut être compté pour deux têtes de nègre.

Les nègres Mandigos, qui font le commerce de la poudre d’or avec les marchands arabes, rapportent toutes les denrées à une échelle fictive dont les parties s’appellent macutes, en sorte qu’ils disent aux marchands qu’ils leur donnent tant de macutes en or. Ils évaluent aussi en macutes les marchandises qu’ils reçoivent, et se débattent avec les marchands sur cette évaluation.

C’est ainsi qu’on compte en Hollande par florins de banque, qui ne sont qu’une monnaie fictive et qui dans le commerce s’évaluent tantôt plus, tantôt moins que la monnaie qu’on appelle florins.

§ XL. — Toute marchandise est un gage représentatif de tous les objets de commerce ; mais plus ou moins commode dans l’usage, suivant qu’elle est plus ou moins facile à transporter et à conserver sans altération.

La variation dans la qualité des marchandises et dans leur prix à raison de cette qualité, qui les rend plus ou moins propres que d’autres à servir de commune mesure, s’oppose aussi plus ou moins à ce qu’elles soient un gage représentatif de toute autre marchandise de pareille valeur.

Cependant il y a, quant à cette dernière propriété, une très-grande différence entre les différentes espèces de marchandises.

Il est évident par exemple qu’un homme qui a chez lui une pièce de toile est bien plus sûr de se procurer quand il voudra une certaine quantité de blé de pareille valeur qu’un autre homme qui a une pièce de vin, le vin étant sujet à une infinité d’accidents qui peuvent en un instant lui faire perdre tout son prix.

§ XLI. — Toute marchandise a les deux propriétés essentielles de la monnaie, de mesurer et de représenter toute valeur ; et, dans ce sens, toute marchandise est monnaie.

Ces deux propriétés de servir de commune mesure de toutes les valeurs, et d’être un gage représentatif de toute marchandise de pareille valeur, renferment tout ce qui constitue l’essence et l’utilité de ce qu’on appelle monnaie, et il suit des détails dans lesquels je viens d’entrer que toutes les marchandises sont à quelques égards monnaie et participent à ces deux propriétés essentielles plus ou moins à raison de leur nature particulière. — Toutes sont plus ou moins propres à servir de commune mesure à raison de ce qu’elles sont d’un usage plus général, d’une qualité plus semblable, et plus faciles à se diviser en parties d’une valeur égale. — Toutes sont plus ou moins propres à être un gage universel des échanges, à raison de ce qu’elles sont moins susceptibles de déchet et d’altération dans leur quantité ou dans leur qualité.

§ XLII. — Réciproquement, toute monnaie est essentiellement marchandise.

On ne peut prendre pour commune mesure des valeurs que ce qui a une valeur, ce qui est reçu dans le commerce en échange des autres valeurs, et il n’y a de gage universellement représentatif d’une valeur qu’une autre valeur égale. — Une monnaie de pure convention est donc une chose impossible.

§ XLIII. — Différentes matières ont pu servir ou ont servi de monnaie usuelle.

Plusieurs nations ont adopté dans leur langage et dans leur commerce, pour commune mesure de valeurs, différentes matières plus moins précieuses ; il y a encore aujourd’hui quelques peuples barbares qui se servent d’une espèce de petits coquillages appelés cauris, qui servent à faire des bracelets et des colliers pour la parure de leurs femmes. Je me souviens d’avoir vu au collège des noyaux d’abricots échangés et troqués comme une espèce de monnaie entre les écoliers, qui s’en servaient pour jouer à différents jeux. — J’ai déjà parlé de l’évaluation par tête de bétail. On en trouve des vestiges dans les lois des anciennes nations germaniques qui détruisirent l’empire romain. Les premiers Romains, ou du moins les Latins leurs ancêtres, s’en étaient aussi servis. On prétend que les premières monnaies qu’on frappa en cuivre représentaient la valeur d’un mouton et portaient l’empreinte de cet animal, et que c’est de là qu’est venu le mot pecunia, de pecus. Cette conjecture a beaucoup de vraisemblance.

§ XLIV. — Les métaux, et surtout l’or et l’argent, y sont plus propres qu’aucune autre substance, et pourquoi.

Nous voici arrivés à l’introduction des métaux précieux dans le commerce. Tous les métaux, à mesure qu’ils ont été découverts, ont été admis dans les échanges à raison de leur utilité réelle : leur brillant les a fait rechercher pour servir de parure ; leur ductilité et leur solidité les ont rendus propres à faire des vases plus durables et plus légers que ceux d’argile. Mais ces substances ne purent entrer dans le commerce sans devenir presque aussitôt la monnaie universelle. Un morceau de quelque métal que ce soit a exactement les mêmes qualités qu’un autre morceau du même métal, pourvu qu’il soit également pur. Or, la facilité qu’on a de séparer, par différentes opérations de chimie, un métal des autres métaux avec lesquels il serait allié, fait qu’on peut toujours les réduire au degré de pureté ou, comme on s’exprime, au titre qu’on veut ; alors la valeur du métal ne peut plus différer que par son poids. En exprimant la valeur de chaque marchandise par le poids du métal qu’on donne en échange, on aura donc l’expression de toutes les valeurs la plus claire, la plus commode et la plus susceptible de précision, et dès lors il est impossible que dans l’usage on ne la préfère pas à toute autre. Les métaux ne sont pas moins propres à devenir le gage universel de toutes les valeurs qu’ils peuvent mesurer ; comme ils sont susceptibles de toutes les divisions imaginables, il n’y a aucun objet dans le commerce dont la valeur, petite ou grande, ne puisse être exactement payée par une certaine quantité de métal. À cet avantage de se prêter à toutes sortes de divisions, ils joignent celui d’être inaltérables, et ceux qui sont rares, comme l’argent et l’or, ont une très-grande valeur sous un poids et un volume très-peu considérable.

Ces deux métaux sont donc de toutes les marchandises les plus faciles à vérifier pour leur qualité, à diviser pour leur quantité, à conserver éternellement sans altération, et à transporter en tous lieux aux moindres frais. Tout homme qui a une denrée superflue, et qui n’a pas dans le moment besoin d’une autre denrée d’usage, s’empressera donc de l’échanger contre de l’argent, avec lequel il est plus sûr qu’avec toute autre chose de se procurer la denrée qu’il voudra au moment du besoin.

§ XLV. — L’or et l’argent sont constitués, par la nature des choses, monnaie et monnaie universelle, indépendamment de toute convention et de toute loi.

Voilà donc l’or et l’argent constitués monnaie et monnaie universelle, et cela sans aucune convention arbitraire des hommes, sans l’intervention d’aucune loi, mais par la nature des choses. Ils ne sont point, comme bien des gens l’ont imaginé, des signes de valeurs ; ils ont eux-mêmes une valeur. S’ils sont susceptibles d’être la mesure et le gage des autres valeurs, cette propriété leur est commune avec tous les autres objets qui ont une valeur dans le commerce.

Ils n’en diffèrent que parce qu’étant à la fois plus divisibles, plus inaltérables et plus faciles à transporter que les autres marchandises, il est plus commode de les employer à mesurer et à représenter les valeurs.

§ XLVI. — Les autres métaux ne sont employés à ces usages que subsidiairement.

Tous les métaux seraient susceptibles d’être employés comme monnaie.

Mais ceux qui sont fort communs ont trop peu de valeur sous un trop grand volume pour être employés dans les échanges courants du commerce. Le cuivre, l’argent et l’or sont les seuls dont on ait fait un usage habituel.

Et même à l’exception de quelques peuples auxquels ni les mines, ni le commerce n’avaient point encore pu fournir une quantité suffisante d’or et d’argent, le cuivre n’a jamais servi que dans les échanges des plus petites valeurs.

§ XLVII — L’usage de l’or et de l’argent comme monnaie en a augmenté la valeur comme matière.

Il est impossible que l’empressement avec lequel chacun a cherché à échanger ses denrées superflues contre l’or ou l’argent, plutôt que contre aucune autre marchandise, n’ait pas beaucoup augmenté la valeur de ces deux métaux dans le commerce. Ils n’en sont devenus que plus commodes pour l’emploi de gage et de commune mesure.

§ XLVIII. — Variations dans la valeur de l’or et de l’argent comparés avec les autres objets du commerce, et entre eux.

Cette valeur est susceptible de changement et change en effet continuellement, en sorte que la même quantité de métal qui répondait à une certaine quantité de telle ou telle denrée cesse d’y répondre, et qu’il faut plus ou moins d’argent pour représenter la même denrée. Lorsqu’il en faut plus, on dit que la denrée est plus chère, et lorsqu’il en faut moins, on dit qu’elle est à meilleur marché ; mais on pourrait dire tout aussi bien que c’est l’argent qui est à meilleur marché dans le premier cas, et plus cher dans le second.

Non-seulement l’argent et l’or varient de prix, comparés avec toutes les denrées, mais ils varient de prix entre eux à raison de ce qu’ils sont plus ou moins abondants. Il est notoire qu’on donne aujourd’hui, en Europe, de quatorze à quinze onces d’argent pour une once d’or, et que dans des temps plus anciens on ne donnait que dix à onze onces d’argent pour une once d’or.

Encore aujourd’hui, à la Chine, on ne donne guère qu’environ douze onces d’argent pour avoir une once d’or, en sorte qu’il y a un très-grand avantage à porter de l’argent à la Chine pour l’échanger contre de l’or que l’on rapporte en Europe. Il est visible qu’à la longue ce commerce doit rendre l’or plus commun en Europe et plus rare à la Chine, et que la valeur de ces deux métaux doit enfin se ramener partout à la même proportion.

Mille causes différentes concourent à fixer dans chaque moment et à faire varier sans cesse la valeur des denrées comparées, soit les unes avec les autres, soit avec l’argent. Les mêmes causes fixent et font varier la valeur de l’argent, comparé soit à la valeur de chaque denrée en particulier, soit à la totalité des autres valeurs qui sont actuellement dans le commerce. Il ne serait pas possible de démêler ces différentes causes et de développer leurs effets sans se livrer à des détails très-étendus et très-difficiles, et je m’abstiendrai d’entrer dans cette discussion.

§ XLIX. — L’usage des payements en argent a donné lieu à la distinction entre le vendeur et l’acheteur.

À mesure que les hommes se sont familiarisés avec l’habitude de tout évaluer en argent, d’échanger tout leur superflu contre de l’argent et de n’échanger l’argent que contre les choses qui leur étaient utiles ou agréables pour le moment, ils se sont accoutumés à considérer les échanges du commerce sous un nouveau point de vue. Ils y ont distingué deux personnes, le vendeur et l’acheteur. — Le vendeur était celui qui donnait la denrée pour de l’argent, et l’acheteur celui qui donnait l’argent pour avoir la denrée.

§ L. — L’usage de l’argent a beaucoup facilité la séparation des divers travaux entre les différents membres de la société.

Plus l’argent tenait lieu de tout, plus chacun pouvait, en se livrant uniquement à l’espèce de culture ou d’industrie qu’il avait choisie, se débarrasser de tout soin pour subvenir à ses autres besoins, et ne penser qu’à se procurer le plus d’argent qu’il pourrait par la vente de ses fruits ou de son travail, bien sûr, avec cet argent, d’avoir tout le reste : c’est ainsi que l’usage de l’argent a prodigieusement hâté les progrès de la société.

§ LI. — De la réserve des produits annuels, accumulés pour former des capitaux.

Aussitôt qu’il s’est trouvé des hommes à qui la propriété des terres assurait un revenu annuel plus que suffisant pour satisfaire à tous leurs besoins, il dut se trouver des hommes ou inquiets de l’avenir, ou simplement prudents, qui mirent en réserve une partie de ce qu’ils recueillaient chaque année, soit pour subvenir aux accidents possibles, soit pour augmenter leur aisance. Lorsque les denrées qu’ils recueillaient étaient difficiles à conserver, ils durent chercher à se procurer en échange des objets d’une nature plus durable et auxquels le temps ne ferait pas perdre leur valeur, ou qui pouvaient être employés de façon à procurer des profits qui en répareraient avec avantage le dépérissement.

§ LII. — Richesses mobiliaires. Amas d’argent.

Ce genre de possessions résultantes de l’accumulation des produits annuels non consommés, est connu sous le nom de richesses mobiliaires. Les meubles, la vaisselle, les marchandises emmagasinées, les outils de chaque métier, les bestiaux, appartiennent à ce genre de richesses. Il est évident que l’on s’était fortement appliqué à se procurer le plus qu’on avait pu de ces richesses avant de connaître l’argent ; mais il n’est pas moins sensible que dès qu’il fut connu, dès qu’il fut constaté que c’était le plus inaltérable de tous les objets de commerce et le plus facile à conserver sans embarras, il dut être principalement recherché par quiconque voulut amasser. Ce ne furent pas seulement les propriétaires des terres qui accumulèrent ainsi de leur superflu. Quoique les profits de l’industrie ne soient pas, comme les revenus de la terre, un don de la nature[8], et que l’homme industrieux ne retire de son travail que le prix que lui en donne celui qui lui paye son salaire ; quoique ce dernier économise le plus qu’il peut sur ce salaire, et que la concurrence oblige l’homme industrieux à se contenter d’un prix moindre qu’il ne voudrait, il est certain cependant que cette concurrence n’a jamais été assez nombreuse, assez animée dans tous les genres de travaux pour qu’un homme plus adroit, plus actif, et surtout plus économe que les autres pour sa consommation personnelle, n’ait pu, dans tous les temps, gagner un peu plus qu’il ne faut pour le faire subsister lui et sa famille, et réserver ce surplus pour s’en faire un petit pécule[9].

§ LIII. — Les richesses mobiliaires sont un préalable indispensable pour tous les travaux lucratifs.

Il est même nécessaire que, dans chaque métier, les ouvriers ou les entrepreneurs qui les font travailler aient un certain fonds de richesses mobiliaires amassées d’avance. Nous sommes encore ici obligés de revenir sur nos pas pour rappeler plusieurs choses qui n’ont été d’abord qu’indiquées en passant, quand on a parlé du partage des différentes professions et des différents moyens par lesquels les propriétaires peuvent faire valoir leurs fonds, parce qu’alors on n’aurait pu les bien expliquer sans interrompre le fil des idées.

§ LIV. — Nécessité des avances pour la culture.

Tous les genres de travaux de la culture, de l’industrie, du commerce, exigent des avances. Quand on labourerait la terre avec les mains, il faudrait semer avant de recueillir ; il faudrait vivre jusqu’après la récolte. Plus la culture se perfectionne et s’anime, plus les avances sont fortes. Il faut des bestiaux, des outils aratoires, des bâtiments pour loger les bestiaux, pour serrer les récoltes ; il faut payer et faire subsister jusqu’à la récolte un nombre de personnes proportionné à l’étendue de l’exploitation. Ce n’est que par de fortes avances qu’on obtient de riches produits, et que les terres donnent beaucoup de revenu. Dans quelque métier que ce soit, il faut d’avance que l’ouvrier ait des outils, qu’il ait une suffisante quantité des matières qui sont l’objet de son travail ; il faut qu’il subsiste en attendant la vente de ses ouvrages[10].

§ LV. — Premières avances fournies par la terre encore inculte.

C’est toujours la terre qui est la première et l’unique source de toute richesse ; c’est elle qui, par la culture, produit tout le revenu ; c’est elle aussi qui a donné le premier fonds des avances antérieures à toute culture. Le premier cultivateur a pris les graines qu’il a semées sur des plantes que la terre avait produites d’elle-même ; en attendant la récolte, il a vécu de chasse, de pêche, de fruits sauvages ; ses outils ont été des branches d’arbres arrachées dans les forêts, taillées avec des pierres tranchantes aiguisées contre d’autres pierres ; il a pris lui-même à la course, ou fait tomber dans ses pièges, les animaux errants dans les bois ; il les a soumis, apprivoisés ; il s’en est servi d’abord pour sa nourriture, ensuite pour l’aider dans son travail. Ce premier fonds s’est accru peu à peu ; les bestiaux surtout furent, de toutes les richesses mobiliaires, la plus recherchée dans ces premiers temps, et celle qu’il fut le plus facile d’accumuler : ils périssent, mais ils se reproduisent, et la richesse en est en quelque sorte impérissable : elle s’augmente par la seule voie de la génération, et les bestiaux donnent de plus un produit annuel, soit en laitages, soit en laines, en cuirs et autres matières qui, avec le bois pris dans les forêts, ont été le premier fonds des ouvrages d’industrie.

§ LVI. — Bestiaux, richesse mobiliaire antérieure même à la culture des terres.

Dans un temps où il y avait encore une grande quantité de terres incultes et qui n’appartenaient à personne, on put avoir des bestiaux sans être propriétaire de terres. Il est même probable que les hommes ont presque partout commencé à rassembler des troupeaux et à vivre de leur produit avant de se livrer au travail plus pénible de la culture.

Il paraît que les nations qui ont le plus anciennement cultivé la terre sont celles qui ont trouvé dans leur pays des espèces d’animaux plus susceptibles d’être apprivoisés, et qui par là ont été conduits de la vie errante et agitée des peuples qui vivent de chasse et de pêche, à la vie plus tranquille des peuples pasteurs.

La vie pastorale fait séjourner plus longtemps dans un même lieu ; elle donne plus de loisir, plus d’occasions d’étudier la différence des terrains, d’observer la marche de la nature dans la production des plantes qui servent à la nourriture des bestiaux. Peut-être est-ce par cette raison que les nations asiatiques ont cultivé la terre les premières, et que les peuples de l’Amérique sont restés si longtemps dans l’état de sauvages.

§ LVII. — Les richesses mobiliaires ont une valeur échangeable contre la terre elle-même.

Ceux qui avaient beaucoup de richesses mobiliaires pouvaient les employer non-seulement à la culture des terres, mais encore aux différents travaux de l’industrie. La facilité d’accumuler ces richesses et d’en faire usage même indépendamment des terres fit qu’on put évaluer les terres elles-mêmes, et comparer leur valeur à celle des richesses mobiliaires.

Un homme qui aurait eu une grande quantité de terres sans bestiaux ni instruments, ou sans une quantité suffisante de bestiaux et d’instruments, aurait certainement fait un marché avantageux en cédant une partie de ses terres à un homme qui lui aurait donné en échange des bestiaux et des instruments pour cultiver le reste[11]. C’est par là principalement que les fonds de terre eux-mêmes entrèrent dans le commerce et eurent une valeur comparable à celle de toutes les autres denrées. Si quatre boisseaux de blé, produit net d’un arpent de terre, valaient six moutons, l’arpent lui-même qui les produisait aurait pu être donné pour une certaine valeur, plus grande à la vérité, mais toujours facile à déterminer de la même manière que le prix de toutes les autres marchandises, c’est-à-dire, d’abord par le débat entre les deux contractants, et ensuite d’après le prix courant établi par le concours de ceux qui veulent échanger des terres contre des bestiaux, et de ceux qui veulent donner des bestiaux pour avoir des terres. C’est d’après ce prix courant qu’on évalue les terres lorsqu’un débiteur, poursuivi par son créancier, est obligé de lui céder son fonds.

§ LVIII. — Évaluation des terres par la proportion du revenu avec la somme des richesses mobiliaires, ou la valeur contre laquelle elles sont échangées : cette proportion est ce qu’on appelle le denier du prix des terres.

Il est évident que si une terre qui produit un revenu équivalent à six moutons peut être vendue pour une certaine valeur qu’on peut toujours exprimer par un nombre de moutons équivalant à cette valeur, ce nombre aura une proportion déterminée avec celui de six, et le contiendra un certain nombre de fois. Le prix d’un fonds ne sera donc qu’un certain nombre de fois son revenu ; vingt fois si le prix est cent vingt moutons, trente fois si c’est cent quatre-vingts moutons. Le prix courant des terres se règle ainsi par la proportion de la valeur du fonds avec la valeur du revenu, et le nombre de fois que le prix du fonds contient le revenu s’appelle le denier du prix des terres. Elles se vendent le denier vingt, le denier trente, quarante, etc., lorsque l’on paye, pour les avoir, vingt, trente ou quarante fois leur revenu. Il est encore évident que ce prix ou ce denier doit varier suivant qu’il y a plus ou moins de gens qui veulent vendre ou acheter des terres, ainsi que le prix de toutes les autres marchandises varie à raison de la différente proportion entre l’offre et la demande.

§ LIX. — Tout capital en argent, ou toute somme de valeur quelconque, est l’équivalent d’une terre produisant un revenu égal à une portion déterminée de celle somme. Premier emploi des capitaux. Achat d’un fonds de terre.

Replaçons-nous maintenant à l’époque postérieure à l’introduction de l’argent : la facilité de l’accumuler en a bientôt fait la plus recherchée des richesses mobiliaires, et a donné les moyens d’en augmenter sans cesse la quantité par la simple voie de l’économie. Quiconque, soit par le revenu de sa terre, soit par les salaires de son travail ou de son industrie, reçoit chaque année plus de valeurs qu’il n’a besoin d’en dépenser, peut mettre en réserve ce superflu et l’accumuler : ces valeurs accumulées sont ce qu’on appelle un capital. L’avare pusillanime qui n’amasse l’argent que pour rassurer son imagination contre la crainte de manquer des choses nécessaires à la vie dans un avenir incertain, garde son argent en masse. Si les dangers qu’il a prévus se réalisaient, et s’il était réduit par la pauvreté à vivre chaque année sur son trésor, ou s’il arrivait qu’un héritier prodigue le dépensât en détail, ce trésor serait bientôt épuisé, et le capital entièrement perdu pour le possesseur : celui-ci peut en tirer un parti plus avantageux. Puisqu’un fonds de terre d’un certain revenu n’est que l’équivalent d’une somme de valeur égale à ce revenu répété un certain nombre de fois, il s’ensuit qu’une somme quelconque de valeurs est l’équivalent d’un fonds de terre produisant un revenu égal à une portion déterminée de cette somme : il est absolument indifférent que cette somme de valeurs ou ce capital consiste en une masse de métal ou en toute autre chose, puisque l’argent représente toute espèce de valeur, comme toute espèce de valeur représente l’argent. Le possesseur d’un capital peut donc d’abord l’employer à acheter des terres ; mais il a encore d’autres ressources.

§ LX. — Autre emploi de l’argent en avances pour des entreprises de fabrication et d’industrie.

J’ai déjà remarqué que tous les travaux, soit de la culture, soit de l’industrie, exigent des avances, et j’ai montré comment la terre, par les fruits et les herbes qu’elle produit d’elle-même pour la nourriture des hommes et des bestiaux, et les arbres dont les hommes ont formé leurs premiers outils, avait fourni les premières avances de la culture, et même des premiers ouvrages manuels que chaque homme peut faire pour son usage. Par exemple, c’est la terre qui a fourni la pierre, l’argile et le bois dont on a construit les premières maisons, et avant la séparation des professions, lorsque le même homme qui cultivait la terre pourvoyait à ses autres besoins par son travail, il ne fallait pas d’autres avances : mais lorsqu’une grande partie de la société n’eut que ses bras pour vivre, il fallut que ceux qui vivaient ainsi de salaires commençassent par avoir quelque chose d’avance, soit pour se procurer les matières sur lesquelles ils travaillaient, soit pour vivre en attendant le payement de leur salaire.

§ LXI. — Développements sur l’usage des avances de capitaux dans les entreprises d’industrie, sur leur rentrée, et sur le profit qu’elles doivent donner.

Dans les premiers temps, celui qui faisait travailler fournissait lui-même la matière, et payait jour par jour le salaire de l’ouvrier. Le cultivateur ou le propriétaire remettait lui-même à la fileuse le chanvre qu’il avait recueilli, et la nourrissait pendant qu’elle travaillait ; il passait ensuite le fil au tisserand, auquel il donnait chaque jour le salaire convenu ; mais ces avances légères et journalières ne peuvent suffire que pour des travaux d’une manœuvre grossière. Un grand nombre d’arts, et même des arts à l’usage des membres les plus pauvres de la société, exigent que la même matière soit ouvrée par une foule de mains différentes, et subisse très-longtemps des préparations aussi difficiles que variées. — J’ai cité déjà la préparation des cuirs dont on fait des souliers : quiconque a vu l’atelier d’un tanneur, sent l’impossibilité absolue qu’un homme, ou même plusieurs hommes pauvres s’approvisionnent de cuirs, de chaux, de tan, d’outils, etc., fassent élever les bâtiments nécessaires pour monter une tannerie, et vivent pendant plusieurs mois jusqu’à ce que les cuirs soient vendus. Dans cet art et dans beaucoup d’autres, ne faut-il pas que ceux qui travaillent aient appris le métier avant d’oser toucher la matière, qu’ils gâteraient dans leurs premiers essais ? Voilà encore une nouvelle avance indispensable. Qui donc rassemblera les matières du travail, les ingrédients et les outils nécessaires à la préparation ? Qui fera construire des canaux, des halles, des bâtiments de toute espèce ? Qui fera vivre jusqu’à la vente des cuirs ce grand nombre d’ouvriers dont aucun ne pourrait seul préparer un seul cuir, et dont le profit sur la vente d’un seul cuir ne pourrait faire subsister un seul ? Qui subviendra aux frais des élèves et des apprentis ? Qui leur procurera de quoi subsister jusqu’à ce qu’ils soient instruits en les faisant passer par degrés d’un travail facile et proportionné à leur âge, jusqu’aux travaux qui demandent le plus de force et d’habileté ? Ce sera un de ces possesseurs de capitaux ou de valeurs mobiliaires accumulées qui les emploiera, partie aux avances de la construction et des achats de matières, partie aux salaires des ouvriers qui travaillent à leur préparation. C’est lui qui attendra que la vente des cuirs lui rende non-seulement toutes ses avances, mais encore un profit suffisant pour le dédommager de ce que lui aurait valu son argent s’il l’avait employé en acquisition de fonds ; et, de plus, du salaire du à ses travaux, à ses soins, à ses risques, à son habileté même ; car sans doute, à profit égal, il aurait préféré vivre, sans aucune peine, du revenu d’une terre qu’il aurait pu acquérir avec le même capital. À mesure que ce capital lui rentre par la vente des ouvrages, il l’emploie à de nouveaux achats pour alimenter et soutenir sa fabrique par cette circulation continuelle : sur ses profits il vit, et met en réserve ce qu’il peut épargner pour accroître son capital et le verser dans son entreprise en augmentant la masse de ses avances, afin d’augmenter encore ses profits.

§ LXII. — Subdivision de la classe stipendiée industrieuse, en entrepreneurs capitalistes et simples ouvriers.

Toute la classe occupée à fournir aux différents besoins de la société l’immense variété des ouvrages de l’industrie se trouve donc, pour ainsi dire, subdivisée en deux ordres : le premier, celui des entrepreneurs manufacturiers, maîtres fabricants, tous possesseurs de gros capitaux, qu’ils font valoir en faisant travailler par le moyen de leurs avances ; et le second qui est composé de simples artisans, lesquels n’ont d’autre bien que leurs bras, qui n’avancent que leur travail journalier et n’ont de profit que leurs salaires.

§ LXIII. — Autre emploi des capitaux en avances des entreprises d’agriculture. Développements sur l’usage, la rentrée et les profits indispensables des capitaux dans les entreprises d’agriculture.

En parlant d’abord de l’emploi des capitaux dans les entreprises de fabrique, j’ai eu pour but de présenter un exemple plus sensible de la nécessité et de l’effet des grosses avances et de la marche de leur circulation ; mais j’ai un peu renversé l’ordre naturel, qui aurait demandé que j’eusse commencé par parler des entreprises de culture, qui ne se font aussi, ne s’étendent et ne deviennent profitables que par de grandes avances. — Ce sont des possesseurs de capitaux considérables qui, pour les faire valoir dans des entreprises d’agriculture, afferment les terres et en payent aux propriétaires de gros loyers, en se chargeant de faire toutes les avances de la culture. — Leur sort doit être le même que celui des entrepreneurs de fabriques : comme eux, ils doivent faire les premières avances de l’entreprise, se fournir de bestiaux, de chevaux, d’outils aratoires, acheter les premières semences ; comme eux ils doivent entretenir et nourrir des ouvriers de toute espèce, charretiers, moissonneurs, batteurs, domestiques, qui n’ont que leurs bras, n’avancent que leur travail et ne gagnent que leurs salaires : comme eux ils doivent recueillir, outre la rentrée de leurs capitaux, c’est-à-dire de toutes leurs avances, 1o un profit égal au revenu qu’ils pourraient acquérir avec leur capital sans aucun travail ; 2o le salaire et le prix de leur travail, de leurs risques, de leur industrie ; 3o de quoi entretenir leur capital ou le fonds de leurs avances primitives, en remplaçant annuellement le dépérissement des effets employés dans leur entreprise, les bestiaux qui meurent, les outils qui s’usent, etc. Tout cela doit être prélevé sur le prix des productions de la terre ; le surplus sert au cultivateur à payer au propriétaire la permission que celui-ci lui a donnée de se servir de son champ pour y établir son entreprise. C’est le prix du fermage, le revenu du propriétaire, le produit net, car tout ce que la terre produit jusqu’à la concurrence de la rentrée des avances de toute espèce et des profits de celui qui les fait, ne peut être regardé comme un revenu, mais seulement comme rentrée des frais de culture, attendu que si le cultivateur ne les retirait pas, il se garderait bien d’employer ses richesses et sa peine à cultiver le champ d’autrui.

§ LXIV. — La concurrence des capitalistes entrepreneurs de culture établit le prix courant des fermages et la grande culture.

La concurrence des riches entrepreneurs de culture établit le prix courant des fermages à raison de la fertilité de la terre et du prix auquel se vendent ses productions, toujours d’après le calcul que les fermiers font de leurs frais et des profits qu’ils doivent retirer de leurs avances : ils ne peuvent rendre au propriétaire que le surplus. Mais lorsque la concurrence entre eux est fort animée, ils lui rendent tout ce surplus, le propriétaire ne donnant sa terre qu’à celui qui lui offre un loyer plus fort.

§ LXV. — Le défaut de capitalistes entrepreneurs de culture borne l’exploitation des terres à la petite culture.

Lorsqu’au contraire il n’y a point d’hommes riches qui aient de gros capitaux à mettre dans les entreprises d’agriculture ; lorsque, par le bas prix des productions de la terre ou par toute autre cause, les récoltes ne suffisent pas pour assurer aux entrepreneurs, outre la rentrée de leurs fonds, des profits égaux au moins à ceux qu’ils tireraient de leur argent en l’employant de toute autre manière, on ne trouve point de fermiers qui veuillent louer les terres.

Les propriétaires sont forcés de les cultiver par des colons ou métayers hors d’état de faire aucunes avances et de bien cultiver.

Les propriétaire alors fait lui-même des avances médiocres qui lui produisent un très-médiocre revenu : si la terre appartient à un propriétaire pauvre ou négligent, à une veuve, à un mineur, elle reste inculte.

Tel est le vrai principe de la différence que j’ai déjà remarquée entre les provinces où la terre est cultivée par des fermiers riches, comme la Normandie et l’Île de France, et celles où elle n’est cultivée que par de pauvres métayers, comme le Limousin, l’Angoumois, le Bourbonnais et beaucoup d’autres.

§ LXVI. — Subdivision de la classe des cultivateurs en entrepreneurs ou fermiers, et simples salariés, valets ou journaliers.

Il suit de là que la classe des cultivateurs se partage comme celle des fabricants en deux ordres d’hommes, celui des entrepreneurs ou capitalistes qui font toutes les avances, et celui des simples ouvriers salariés. On voit encore que ce sont les capitaux seuls qui forment et soutiennent les grandes entreprises d’agriculture ; qui donnent aux terres une valeur locative constante, si j’ose ainsi parler ; qui assurent aux propriétaires un revenu toujours égal et le plus grand qu’il soit possible.

§ LXVII. — Quatrième emploi des capitaux en avances pour des entreprises de commerce. Nécessité de l’interposition des marchands proprement dits entre les producteurs de la denrée et les consommateurs.

Les entrepreneurs, soit de culture, soit de manufactures, ne retirent leurs avances et leurs profits que par la vente des fruits de la terre ou des ouvrages fabriqués.

Ce sont toujours les besoins et les facultés du consommateur qui mettent le prix à la vente ; mais le consommateur n’a pas toujours besoin de la chose fabriquée ou produite au moment de la récolte ou de l’achèvement des ouvrages.

Cependant les entrepreneurs ont besoin que leurs fonds leur rentrent immédiatement et régulièrement pour les reverser dans leurs entreprises. Il faut que les labours et la semence succèdent immédiatement à la récolte. Il faut occuper sans cesse les ouvriers d’une manufacture, commencer de nouveaux ouvrages à mesure que les premiers finissent, remplacer les matières à mesure qu’elles sont consommées. On n’interromprait pas impunément les travaux d’une entreprise montée, et on ne les reprendrait pas quand on le voudrait.

L’entrepreneur a donc le plus grand intérêt de faire rentrer très-promptement ses fonds, par la vente de ses récoltes ou de ses ouvrages. D’un autre côté, le consommateur a intérêt de trouver quand il veut, et où il veut, les choses dont il a besoin ; il lui serait fort incommode d’être obligé d’acheter, au moment de la récolte, sa provision de toute une année.

Parmi les objets de la consommation habituelle, il y en a beaucoup qui exigent des travaux longs et dispendieux, des travaux qui ne peuvent être entrepris avec profit que sur une très-grande quantité de matière, et telle que la consommation d’un petit nombre d’hommes, ou d’un canton borné, ne peut suffire au débit des ouvrages d’une seule manufacture.

Les entreprises de ce genre d’ouvrages sont donc nécessairement en petit nombre, à une distance considérable les unes des autres, et par conséquent fort loin du domicile du plus grand nombre des consommateurs ; il n’y a point d’homme au-dessus de l’extrême misère qui ne soit dans le cas de consommer plusieurs choses qui ne se recueillent ainsi ou ne se fabriquent que dans des lieux très-éloignés de chez lui, et non moins éloignés les uns des autres. Un homme qui ne pourrait se procurer les objets de sa consommation qu’en les achetant immédiatement de la main de celui qui les recueille ou qui les fabrique, se passerait de bien des choses, ou emploierait sa vie à voyager.

Ce double intérêt qu’ont le producteur et le consommateur, le premier de trouver à vendre, et l’autre de trouver à acheter, et cependant de ne pas perdre un temps précieux à attendre l’acheteur ou à chercher le vendeur, a du faire imaginer à des tiers de s’entremettre entre l’un et l’autre. — C’est l’objet de la profession des marchands, qui achètent la denrée de la main du producteur pour en faire des amas ou des magasins, dans lesquels le consommateur vient se pourvoir.

Par ce moyen, l’entrepreneur, assuré de la vente et de la rentrée de ses fonds, s’occupe sans inquiétude et sans relâche à de nouvelles productions, et le consommateur trouve à sa portée et dans tous les moments les choses dont il a besoin.

§ LXVIII. — Différents ordres de marchands. Tous ont cela de commun, qu’ils achètent pour revendre, et que leur trafic roule sur des avances qui doivent rentrer avec profit pour être de nouveau versées dans l’entreprise.

Depuis la revendeuse qui étale des herbes au marché, jusqu’à l’armateur de Nantes ou de Cadix, qui étend ses ventes et ses achats dans l’Inde et dans l’Amérique, la profession de marchand, ou le commerce proprement dit, se divise en une infinité de branches, et pour ainsi dire de degrés. Tel marchand se borne à s’approvisionner d’une ou de plusieurs sortes de denrées qu’il vend dans sa boutique à tous ceux qui se présentent. Tel autre va vendre certaines denrées dans le lieu où elles manquent, pour en rapporter les denrées qui y croissent et qui manquent dans le lieu d’où il est parti. L’un fait ses échanges de proche en proche, et par lui-même ; l’autre par le moyen de ses correspondants, et par le ministère des voituriers qu’il paye, envoie et fait venir d’une province dans une autre, d’un royaume dans un autre royaume, d’Europe en Asie, d’Asie en Europe. L’un vend ses marchandises par petites parties à chacun de ceux qui les consomment ; l’autre ne vend que de grosses quantités à la fois à d’autres marchands qui les revendent en détail aux consommateurs ; mais tous ont cela de commun qu’ils achètent pour revendre, et que leurs premiers achats sont une avance qui ne leur rentre qu’avec le temps. Elle doit leur rentrer comme celle des entrepreneurs de culture et de fabrique, non-seulement tout entière dans un certain terme pour être reversée dans de nouveaux achats, mais encore 1o avec un profit égal au revenu qu’ils pourraient acquérir avec leur capital sans aucun travail ; 2o avec le salaire et le prix de leur travail, de leurs risques, de leur industrie. Sans l’extrême vraisemblance de cette rentrée et de ces profits indispensables, aucun marchand n’entreprendrait le commerce ; sans sa réalisation, aucun ne pourrait le continuer : c’est d’après ce point de vue qu’il se règle dans ses achats, sur le calcul et la quantité du prix des choses qu’il peut espérer de vendre dans un certain temps. Le détailleur apprend par l’expérience, par l’événement d’essais bornés faits avec précaution, quelle est à peu près la quantité des besoins des consommateurs qu’il est à portée de fournir. Le négociant s’instruit par ses correspondants de l’abondance ou de la rareté et du prix des marchandises dans les différentes contrées où il étend son commerce ; il dirige ses spéculations en conséquence ; il envoie les marchandises du lieu où elles sont à bas prix dans ceux où elles se vendent plus cher, bien entendu que les frais de la voiture entrent dans le calcul des avances qui doivent lui rentrer[12].

Puisque le commerce est nécessaire, et qu’il est impossible d’entreprendre aucun commerce sans des avances proportionnées à son étendue, voilà encore un emploi de richesses mobiliaires, un nouvel usage que le possesseur d’une masse de valeurs mises en réserve et accumulées, d’une somme d’argent, d’un capital en un mot, peut en faire pour en tirer avantage, pour se procurer la subsistance, pour augmenter, s’il le peut, ses richesses.

§ LXIX. — Véritable notion de la circulation de l’argent.

On voit, par ce qui vient d’être dit, comment la culture des terres, les fabriques de tout genre, et toutes les branches de commerce roulent sur une masse de capitaux ou de richesses mobiliaires accumulées qui, ayant été d’abord avancées par les entrepreneurs dans chacune de ces différentes classes de travaux, doivent leur rentrer chaque année avec un profit constant ; savoir, le capital pour être reversé et avancé de nouveau dans la continuation des mêmes entreprises, et le profit pour la subsistance plus ou moins aisée des entrepreneurs. C’est cette avance et cette rentrée continuelle des capitaux qui constituent ce qu’on doit appeler la circulation de l’argent, cette circulation utile et féconde qui anime tous les travaux de la société, qui entretient le mouvement et la vie dans le corps politique, et qu’on a grande raison de comparer à la circulation du sang dans le corps animal. Car si, par un dérangement quelconque dans l’ordre des dépenses des différentes classes de la société, les entrepreneurs cessent de retirer leurs avances avec le profit qu’ils ont droit d’en attendre, il est évident qu’ils seront obligés de diminuer leurs entreprises ; que la somme du travail, celle des consommations des fruits de la terre, celle des productions et du revenu, seront d’autant diminuées ; que la pauvreté prendra la place de la richesse, et que les simples ouvriers, cessant de trouver de l’emploi, tomberont dans la plus profonde misère.

§ LXX. — Toutes les entreprises de travaux, surtout celles de fabrique et de commerce, n’ont pu être que très-bornées avant l’introduction de l’or et de l’argent dans le commerce.

Il n’est presque pas nécessaire de remarquer que les entreprises de tout genre, mais surtout celles des fabriques, et encore plus celles de commerce, n’ont pu être que très-bornées avant l’introduction de l’or et de l’argent dans le commerce, puisqu’il était presque impossible d’accumuler des capitaux considérables, et encore plus difficile de multiplier et de diviser les payements autant qu’il est nécessaire pour faciliter et multiplier les échanges au point où l’exigent un commerce et une circulation animée. La seule culture des terres pouvait se soutenir un peu, parce que les bestiaux sont le principal objet des avances qu’elle exige ; encore est-il probable qu’il n’y avait alors d’autre entrepreneur de culture que le propriétaire. Quant aux arts de toute espèce, ils n’ont pu être que dans la plus extrême langueur avant l’introduction de l’argent. Ils se bornaient aux ouvrages les plus grossiers, dont les propriétaires faisaient les avances en nourrissant les ouvriers et leur fournissant les matières, ou qu’ils faisaient faire chez eux par leurs domestiques.

§ LXXI. — Les capitaux étant aussi nécessaires à toutes les entreprises que le travail et l’industrie, l’homme industrieux partage volontiers les profits de son entreprise avec le capitaliste qui lui fournit les fonds dont il a besoin.

Puisque les capitaux sont la base indispensable de toute entreprise, puisque l’argent est un moyen principal pour économiser de petits gains, amasser des profits et s’enrichir, ceux qui avec l’industrie et l’ardeur du travail n’ont point de capitaux, ou n’en ont point assez pour les entreprises qu’ils veulent former, n’ont pas de peine à se résoudre à céder aux possesseurs de capitaux ou d’argent qui veulent le leur confier une portion des profits qu’ils espèrent recueillir outre la rentrée de leurs avances.

§ LXXII. — Cinquième emploi des capitaux : le prêt à intérêt. Nature du prêt.

Les possesseurs d’argent balancent le risque que leur capital peut courir, si l’entreprise ne réussit pas, avec l’avantage de jouir sans travail d’un profit certain, et se règlent là-dessus pour exiger plus ou moins de profit ou d’intérêt de leur argent, ou pour consentir à le prêter moyennant l’intérêt que leur offre l’emprunteur. Voilà encore un débouché ouvert au possesseur d’argent : car il ne faut pas s’y méprendre, le prêt à intérêt n’est exactement qu’un commerce dans lequel le prêteur est un homme qui vend l’usage de son argent, et l’emprunteur un homme qui l’achète, précisément comme le propriétaire d’une terre et son fermier vendent et achètent respectivement l’usage du fonds de terre affermé.

C’est ce qu’exprimait parfaitement le nom que les Latins donnaient à l’intérêt de l’argent prêté, usura pecumœ mot dont la traduction française est devenue odieuse par les suites des fausses idées qu’on s’est faites sur l’intérêt de l’argent.

§ LXXIII. — Fausses idées sur le prêt à intérêt.

Le prix du prêt n’est point du tout fondé, comme on pourrait l’imaginer, sur le profit que l’emprunteur espère qu’il pourra faire avec le capital dont il achète l’usage. Ce prix se fixe, comme le prix de toutes les marchandises, par le débat entre le vendeur et l’acheteur, par la balance de l’offre avec la demande. On emprunte dans toutes sortes de vues et pour toutes sortes de motifs.

Tel emprunte pour former une entreprise qui fera sa fortune, tel autre pour acheter une terre, tel pour payer une dette de jeu, tel pour suppléer à la perte de son revenu dont un accident l’a privé, tel pour vivre en attendant qu’il ait pu gagner par son travail. Mais tous ces motifs qui déterminent l’emprunteur sont fort indifférents au prêteur. Celui-ci n’est occupé que de deux choses, de l’intérêt qu’il recevra et de la sûreté de son capital. Il ne s’inquiète pas plus de l’usage qu’en fera l’emprunteur qu’un marchand ne s’embarrasse de l’usage que fera l’acheteur des denrées qu’il lui vend.

§ LXXIV. — Vrai fondement de l’intérêt de l’argent.

On peut donc louer son argent aussi légitimement qu’on peut le vendre ; et le possesseur de l’argent peut faire l’un et l’autre, non-seulement parce que l’argent est l’équivalent d’un revenu et un moyen de se procurer un revenu, non-seulement parce que le prêteur perd pendant le temps du prêt le revenu qu’il aurait pu se procurer, non-seulement parce qu’il risque son capital, non-seulement parce que l’emprunteur peut l’employer à des acquisitions avantageuses ou dans des entreprises dont il tirera de gros profits : le propriétaire peut légitimement en tirer l’intérêt par un motif plus général et plus décisif. Quand tout cela n’aurait pas lieu, il n’en serait pas moins en droit d’exiger l’intérêt du prêt par la seule raison que son argent est à lui. Puisqu’il est à lui, il est libre de le garder ; rien ne lui fait un devoir de le prêter : si donc il le prête, il peut mettre à son prêt telle condition qu’il veut. Il ne fait en cela aucun tort à l’emprunteur, puisque celui-ci se soumet à la condition et n’a aucune espèce de droit à la somme prêtée. Le profit qu’on peut se procurer avec de l’argent est sans doute un des motifs les plus fréquents qui déterminent l’emprunteur à emprunter moyennant un intérêt ; c’est une des sources de la facilité qu’il trouve à payer cet intérêt ; mais ce n’est point du tout ce qui donne droit au prêteur de l’exiger : il suffit pour cela que son argent soit à lui, et ce droit est inséparable de la propriété. Celui qui achète du pain a pour motif de se nourrir ; mais le droit qu’a le boulanger d’en exiger un prix est très-indépendant de cet usage du pain : c’est le même droit qu’il aurait de lui vendre des pierres ; droit fondé uniquement sur ce que le pain étant à lui, personne n’a droit de l’obliger à le donner pour rien.

§ LXXV. — Le taux de l’intérêt ne doit être fixé que comme celui de toutes les marchandises, par le seul cours du commerce.

J’ai déjà dit que l’intérêt de l’argent prêté se réglait, comme celui de toutes les autres marchandises, par la balance de l’offre à la demande. Ainsi, quand il y a beaucoup d’emprunteurs qui ont besoin d’argent, l’intérêt de l’argent devient plus haut ; quand il y a beaucoup de possesseurs d’argent qui en offrent à prêter, l’intérêt baisse. C’est donc encore une erreur de croire que l’intérêt de l’argent dans le commerce doive être fixé par les lois des princes : c’est un prix courant qui se règle de lui-même comme celui de toutes les autres marchandises. Ce prix est un peu différent suivant le plus ou le moins de sûreté qu’a le prêteur de ne pas perdre son capital ; mais, à sûreté égale, il doit hausser ou baisser à raison de l’abondance et du besoin, et la loi ne doit pas plus fixer le taux de l’intérêt de l’argent qu’elle ne doit taxer toutes les autres marchandises qui ont cours dans le commerce.

§ LXXVI. — L’argent a dans le commerce deux évaluations distinctes : l’une exprime la quantité d’argent qu’on donne pour se procurer les différentes espèces de denrées ; l’autre exprime le rapport d’une somme d’argent à l’intérêt qu’elle procure suivant le cours du commerce.

Il paraît, par ce développement de la manière dont l’argent se vend, ou se loue moyennant un intérêt annuel, qu’il y a deux manières d’évaluer l’argent dans le commerce.

Pour les achats et les ventes, un certain poids d’argent représente une certaine quantité de valeurs ou de marchandises de chaque espèce ; par exemple, une once d’argent équivaut à une certaine quantité de blé ou à un certain nombre de journées d’homme. Dans le prêt et dans le commerce d’argent, un capital est l’équivalent d’une rente égale à une portion déterminée de ce capital, et réciproquement une rente annuelle représente un capital égal au montant de cette rente répété un certain nombre de fois, suivant que l’intérêt est à un denier plus ou moins haut.

§ LXXVII. — Ces deux évaluations sont indépendantes l’une de l’autre, et sont réglées par des principes tout différents.

Ces deux différentes appréciations ont moins de rapport et dépendent beaucoup moins l’une de l’autre qu’on ne serait tenté de le croire au premier coup d’œil.

L’argent pourrait être très-commun dans le commerce ordinaire, y avoir très-peu de valeur, répondre à une très-petite quantité de denrées, et l’intérêt de l’argent pourrait être en même temps très-haut.

Je suppose que, un million d’onces d’argent roulant dans le commerce, une once d’argent se donne au marché pour une mesure de blé ; je suppose qu’il survienne, de quelque manière que ce soit, dans l’État un second million d’onces d’argent, et que cette augmentation soit distribuée dans toutes les bourses suivant la même proportion que le premier million, en sorte que celui qui avait précédemment deux onces d’argent en ait maintenant quatre : l’argent, considéré comme masse de métal, diminuera certainement de prix, ou, ce qui est la même chose, les denrées seront payées plus cher, et il faudra, pour avoir la mesure de blé qu’on avait avec une once d’argent, beaucoup plus d’argent, et peut-être deux onces au lieu d’une.

Mais il ne s’ensuivra nullement de là que l’intérêt de l’argent baisse si tout cet argent est porté au marché et employé aux dépenses courantes de ceux qui le possèdent, comme l’était par supposition le premier million d’onces d’argent, car l’intérêt de l’argent ne baisse qu’autant qu’il y a plus d’argent à prêter, à proportion des besoins des emprunteurs, qu’il n’y en avait auparavant.

Or l’argent qu’on porte au marché n’est point à prêter : c’est l’argent mis en réserve, ce sont les capitaux accumulés qu’on prête, et bien loin que l’augmentation au marché, ou l’abaissement de son prix vis-à-vis des denrées dans le commerce ordinaire, entraîne infailliblement et par une liaison immédiate l’abaissement de l’intérêt de l’argent, il peut arriver au contraire que la cause même qui augmente la quantité de l’argent au marché et qui augmente le prix des autres denrées en baissant le prix de l’argent soit précisément celle qui augmente le loyer de l’argent ou le taux de l’intérêt.

En effet, je suppose pour un moment que tous les riches d’une nation, au lieu d’épargner sur leurs revenus ou sur leurs profits annuels, en dépensent la totalité[13] ; que non contents de dépenser tout leur revenu, ils dépensent leur capital ; qu’un homme qui a cent mille francs en argent, au lieu de les employer d’une manière profitable ou de les prêter, les consume en détail en folles dépenses : il est visible que d’un côté il y aura plus d’argent employé aux achats courants, à la satisfaction des besoins ou des fantaisies de chaque particulier, et que par conséquent il baissera de prix ; de l’autre côté il y aura certainement beaucoup moins d’argent à prêter, et comme beaucoup de gens se ruineront, il y aura aussi plus d’emprunteurs. L’intérêt de l’argent augmentera donc, tandis que l’argent deviendra plus commun au marché et y baissera de prix, et précisément par la même cause.

On cessera d’être surpris de cette apparente bizarrerie si l’on considère que l’argent qu’on offre au marché, pour avoir du blé ou d’autres choses, est celui qu’on dépense journellement pour satisfaire à ses besoins, et que celui qu’on offre à prêter est précisément celui qu’on a retranché de ses dépenses journalières pour le mettre en réserve et former des capitaux.

§ LXXVIII. — Dans l’évaluation de l’argent comparé aux denrées, c’est l’argent considéré comme métal qui est l’objet de l’appréciation. Dans l’évaluation du denier de l’argent, c’est l’usage de l’argent pendant un temps déterminé qui est l’objet de l’appréciation.

Au marché, une mesure de blé se balance avec un certain poids d’argent ; c’est une quantité d’argent qu’on achète avec la denrée ; c’est cette quantité qu’on apprécie et qu’on compare avec d’autres valeurs étrangères. — Dans le prêt à intérêt, l’objet de l’appréciation est l’usage d’une certaine quantité de valeurs pendant un certain temps. Ce n’est plus une masse d’argent qu’on compare à une masse de blé ; c’est une masse de valeurs qu’on compare avec une portion déterminée d’elle-même, qui devient le prix de l’usage de cette masse pendant un certain temps. Que vingt mille onces d’argent soient au marché l’équivalent de vingt mille mesures de blé, ou seulement de dix mille ; l’usage de ces vingt mille onces d’argent pendant un an ne vaudra pas moins dans le commerce du prêt la vingtième partie de la somme principale, ou mille onces d’argent si l’intérêt est au denier vingt.

§ LXXIX. — Le prix de l’intérêt dépend immédiatement du rapport de la demande des emprunteurs avec l’offre des prêteurs ; et ce rapport dépend principalement de la quantité de richesses mobiliaires accumulées par l’épargne des revenus et des produits annuels pour en former des capitaux, soit que ces capitaux existent en argent ou en tout autre genre d’effets ayant une valeur dans le commerce.

Le prix de l’argent au marché n’est relatif qu’à la quantité de ce métal employée dans les échanges courants ; mais le taux de l’intérêt est relatif à la quantité de valeurs accumulées et mises en réserve pour former des capitaux. Il est indifférent que ces valeurs soient en métal ou en autres effets, pourvu que ces effets soient faciles à convertir en argent.

Il s’en faut bien que la masse du métal qui existe dans un État soit aussi forte que la somme des valeurs qui se prêtent à intérêt dans le cours d’une année ; mais tous les capitaux en meubles, en marchandises, en outils, en bestiaux, tiennent lieu de cet argent et le représentent. Un papier signé d’un homme qui a pour cent mille francs d’effets bien connus, et qui promet de payer cent mille francs à tel terme, se donne jusqu’à ce terme pour cent mille francs. Tous les capitaux de celui qui a signé ce billet répondent du payement, quelle que soit la nature des effets qu’il a en sa possession, pourvu qu’il ait une valeur de cent mille francs.

Ce n’est donc pas la quantité d’argent existant comme métal qui fait hausser ou baisser l’intérêt de l’argent, ou qui met dans le commerce plus d’argent offert à prêter ; c’est uniquement la somme de capitaux existante dans le commerce, c’est-à-dire la somme actuelle des valeurs mobiliaires de toute espèce, accumulées, épargnées successivement sur les revenus et les profits pour être employées à procurer au possesseur de nouveaux revenus et de nouveaux profits. Ce sont ces épargnes accumulées[14] qui sont offertes aux emprunteurs, et plus il y en a, plus l’intérêt de l’argent est bas, à moins que le nombre des emprunteurs ne soit augmenté à proportion.

§ LXXX. — L’esprit d’économie dans une nation augmente sans cesse la somme des capitaux ; le luxe tend sans cesse à les détruire.

L’esprit d’économie[15] dans une nation tend à augmenter sans cesse la somme de ses capitaux, à accroître le nombre des prêteurs, à diminuer celui des emprunteurs. L’habitude du luxe fait précisément le contraire, et par ce qui a déjà été remarqué sur l’usage des capitaux dans toutes les entreprises de culture, d’industrie et de commerce, on peut juger si le luxe enrichit une nation ou s’il l’appauvrit.

§ LXXXI. — L’abaissement de l’intérêt prouve qu’en général l’économie a prévalu, dans l’Europe, sur le luxe.

Puisque l’intérêt de l’argent a sans cesse diminué en Europe depuis quelques siècles, il faut en conclure que l’esprit d’économie a été plus général que le luxe. Il n’y a que les gens riches qui se livrent au luxe, et parmi les riches, tous ceux qui sont raisonnables se bornent à dépenser leur revenu et sont très-attentifs à ne point entamer leurs capitaux. Ceux qui veulent s’enrichir sont en bien plus grand nombre dans une nation que les riches ; or, dans l’état actuel des choses, où toutes les terres sont occupées, il n’y a qu’un seul moyen de devenir riche : c’est d’avoir ou de se procurer, de quelque manière que ce soit, un revenu ou un profit annuel au delà du nécessaire absolu pour la subsistance, et de mettre, chaque année, ce superflu en réserve pour en former un capital par le moyen duquel on puisse se procurer un accroissement de revenu ou de profit annuel, qu’on puisse encore épargner et convertir en capital. Il y a donc un grand nombre d’hommes intéressés et occupés à amasser des capitaux.

§ LXXXII. — Récapitulation des cinq différentes manières d’employer les capitaux.

J’ai compté cinq manières différentes d’employer les capitaux ou de les placer d’une manière profitable.

La première est d’acheter un fonds de terre qui rapporte un certain revenu.

La seconde est de placer son argent dans des entreprises de culture en affermant des terres dont les fruits doivent rendre, outre le prix du fermage, l’intérêt des avances et le prix du travail de celui qui consacre à leur culture ses richesses et sa peine.

La troisième est de placer son capital dans des entreprises d’industrie et de fabriques.

La quatrième est de le placer dans des entreprises de commerce.

Et la cinquième, de le prêter à ceux qui en ont besoin, moyennant un intérêt.

§ LXXXIII. — Influence des différents emplois de l’argent les uns sur les autres.

Il est évident que les produits annuels qu’on peut retirer des capitaux placés dans ces différents emplois sont bornés les uns par les autres, et tous relatifs au taux actuel de l’intérêt de l’argent.

§ LXXXIV. — L’argent placé en terre doit rapporter moins.

Celui qui place son argent en achetant une terre affermée à un fermier bien solvable se procure un revenu qui ne lui donne que très-peu de peine à recevoir, et qu’il peut dépenser de la manière la plus agréable en donnant carrière à tous ses goûts. Il a de plus l’avantage que la terre est de tous les biens celui dont la possession est le plus assurée contre toute sorte d’accidents.

§ LXXXV. — L’argent prêté doit rapporter un peu plus que le revenu des terres acquises avec un capital égal.

Celui qui prête son argent à intérêt jouit encore plus paisiblement et plus librement que le possesseur de terre ; mais l’insolvabilité de son débiteur peut lui faire perdre son capital.

Il ne se contentera donc pas d’un intérêt égal au revenu de la terre qu’il achèterait avec le même capital.

L’intérêt de l’argent prêté doit donc être plus fort que le revenu d’une terre achetée pour le même capital, car si le prêteur trouvait à acheter une terre d’un revenu égal, il préférerait cet emploi[16]

§ LXXXVI. — L’argent placé dans les entreprises de culture, de fabrique et de commerce, doit rapporter plus que l’intérêt de l’argent prêté.

Par une raison semblable, l’argent employé dans l’industrie ou dans le commerce doit rapporter un profit plus considérable que le revenu du même capital employé en terres ou l’intérêt du même argent prêté ; car ces emplois exigeant, outre le capital avancé, beaucoup de soins et de travail, s’ils n’étaient pas lucratifs, il vaudrait bien mieux se procurer un revenu égal dont on pourrait jouir sans rien faire. Il faut donc que, outre l’intérêt de son capital, l’entrepreneur retire chaque année un profit qui le récompense de ses soins, de son travail, de ses talents, de ses risques, et qui de plus lui fournisse de quoi remplacer le dépérissement annuel des avances qu’il est obligé de faire dès le premier moment en effets susceptibles d’altération et qui sont exposés à toutes sortes d’accidents.

§ LXXXVII. — Cependant les produits de ces différents emplois se limitent les uns par les autres, et se maintiennent malgré leur inégalité dans une espèce d’équilibre.

Les différents emplois des capitaux rapportent donc des produits très-inégaux ; mais cette inégalité n’empêche pas qu’ils n’influent réciproquement les uns sur les autres, et qu’il ne s’établisse entre eux une espèce d’équilibre, comme entre deux liqueurs inégalement pesantes, et qui communiqueraient ensemble par le bas d’un siphon renversé, dont elles occuperaient les deux branches ; elles ne seraient pas de niveau, mais la hauteur de l’une ne pourrait augmenter sans que l’autre montât aussi dans la branche opposée.

Je suppose que tout à coup un très-grand nombre de propriétaires de terres veuillent les vendre : il est évident que le prix des terres baissera, et qu’avec une somme moindre on acquerra un plus grand revenu. Cela ne peut arriver sans que l’intérêt de l’argent devienne plus haut ; car les possesseurs d’argent aimeront mieux acheter des terres que de le prêter à un intérêt qui ne serait pas plus fort que le revenu des terres qu’ils achèteraient. Si donc les emprunteurs veulent avoir de l’argent, ils seront obligés d’en payer un loyer plus fort. Si l’intérêt de l’argent devient plus haut, on aimera mieux le prêter que de le faire valoir, d’une manière plus pénible et plus risquable, dans les entreprises de culture, d’industrie et de commerce, et l’on ne fera d’entreprises que celles qui rapporteront, outre les salaires du travail, un profit beaucoup plus grand que le taux de l’argent prêté. En un mot, dès que les profits résultant d’un emploi quelconque augmentent ou diminuent, les capitaux s’y versent en se retirant des autres emplois, ou s’en retirent en se versant sur les autres emplois ; ce qui change nécessairement dans chacun de ces emplois le rapport du capital au produit annuel. En général, l’argent converti en fonds de terre rapporte moins que l’argent prêté, et l’argent prêté rapporte moins que l’argent employé dans les entreprises laborieuses ; mais le produit de l’argent employé de quelque manière que ce soit, ne peut augmenter ou diminuer sans que tous les autres emplois éprouvent une augmentation ou une diminution proportionnée.

§ LXXXVIII. — L’intérêt courant de l’argent est le thermomètre de l’abondance ou de la rareté des capitaux ; il mesure l’étendue qu’une nation peut donner à ses entreprises de culture, de fabrique et de commerce.

L’intérêt courant de l’argent prêté peut donc être regardé comme une espèce de thermomètre de l’abondance ou de la rareté des capitaux chez une nation, et de l’étendue des entreprises de toute espèce auxquelles elle peut se livrer ; il est évident que plus l’intérêt de l’argent est bas, plus les terres ont de valeur. Un homme qui a cinquante mille livres de rentes, si les terres ne se vendent qu’au denier vingt, n’a qu’une richesse d’un million ; il a deux millions si les terres se vendent au denier quarante.

Si l’intérêt est à cinq pour cent, toute terre à défricher, dont les produits ne rapporteront pas cinq pour cent, outre le remplacement des avances et la récompense des soins du cultivateur, restera en friche ; toute fabrique, tout commerce qui ne rapporteront pas cinq pour cent, outre le salaire des peines et les risques de l’entrepreneur, n’existeront pas.

S’il y a une nation voisine chez laquelle l’intérêt de l’argent ne soit qu’à deux pour cent, non-seulement elle fera tous les commerces dont la nation où l’intérêt est à cinq pour cent se trouve exclue, mais encore ses fabricants et ses négociants, pouvant se contenter d’un profit moindre, établiront leurs denrées à plus bas prix dans tous les marchés, et s’attireront le commerce presque exclusif de toutes les choses dont des circonstances particulières ou la trop grande cherté des frais de voitures ne conserveront pas le commerce à la nation où l’argent vaut cinq pour cent[17].

§ LXXXIX. — Influence du taux de l’intérêt de l’argent sur toutes les entreprises lucratives.

On peut regarder le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux, et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons, paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. — C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises, et le bas intérêt de l’argent est tout à la fois l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux.

§ XC. — La richesse totale d’une nation est composée 1o du revenu net de tous les biens-fonds multiplié par le taux du prix des terres ; 2o de la somme de toutes les richesses mobiliaires existantes dans la nation.

Les biens fonds équivalent à un capital égal à leur revenu annuel multiplié par le denier courant auquel les terres se vendent. Si donc on additionnait le revenu de toutes les terres, c’est-à-dire le revenu net qu’elles rendent aux propriétaires, et à tous ceux qui en partagent la propriété, comme le seigneur qui perçoit la rente, le curé qui perçoit la dîme, le souverain qui perçoit l’impôt ; si, dis-je, on additionnait toutes ces sommes, et si on les multipliait par le taux auquel se vendent les terres, on aurait la somme des richesses d’une nation en biens-fonds.

Pour avoir la totalité des richesses d’une nation, il faut y joindre les richesses mobiliaires, savoir : 1o  la somme des capitaux employés à toutes les entreprises de culture, d’industrie et de commerce, et qui n’en doivent jamais sortir ; 2o  toutes les avances en tout genre d’entreprise devant sans cesse rentrer aux entrepreneurs, pour être sans cesse reversées dans l’entreprise ; 3o  tous les meubles, vêtements, bijoux, etc., à l’usage des particuliers. — Ce serait une erreur bien grossière de confondre la masse immense de ces richesses mobiliaires avec la masse d’argent qui existe dans un État ; celle-ci n’est qu’un très-petit objet en comparaison. Il suffit, pour s’en convaincre, de se représenter l’immense quantité de bestiaux, d’outils, de semences qui constituent les avances de l’agriculture ; de matières, d’instruments, de meubles de toute espèce qui font le fonds des manufacturiers, les magasins de tous les marchands et de tous les commerçants ; et l’on sentira que, dans la totalité des richesses, soit foncières, soit mobiliaires, d’une nation, l’argent en nature ne fait qu’une très-petite partie. Mais toutes ces richesses et l’argent étant continuellement échangeables, toutes représentent l’argent, et l’argent les représente toutes.

§ XCI. — La somme des capitaux prêtés ne pourrait y être comprise sans double emploi.

Il ne faut pas comprendre dans le calcul des richesses de la nation la somme des capitaux prêtés ; car ces capitaux n’ont pu être prêtés qu’à des propriétaires de terres, ou à des entrepreneurs pour les faire valoir dans leurs entreprises, puisqu’il n’y a que ces deux sortes de personnes qui puissent répondre du capital et payer l’intérêt : un argent prêté à des gens qui n’auraient ni fonds, ni industrie, serait un capital éteint, et non un capital employé. Si le propriétaire d’une terre de quatre cent mille francs en emprunte cent, son bien est chargé d’une rente qui diminue d’autant son revenu ; et s’il vendait son bien, sur les quatre cent mille francs qu’il recevrait, il en appartiendrait cent au prêteur. Le capital du prêteur formerait donc, dans le calcul des richesses existantes, un double emploi avec une partie égale de la valeur de la terre. La terre vaut toujours quatre cent mille francs : quand le propriétaire a emprunté cent mille francs, cela ne fait pas cinq cent mille francs ; cela fait seulement que, sur les quatre cent mille francs, il en appartient cent au préteur, et qu’il n’en appartient plus que trois cents à l’emprunteur.

Le même double emploi aurait lieu si l’on faisait entrer dans le calcul total des capitaux l’argent prêté à un entrepreneur pour être employé aux avances de son entreprise ; car ce prêt n’augmente pas la somme totale des avances nécessaires à l’entreprise ; il en résulte seulement que cette somme, et la partie des profits qui en représente l’intérêt, appartiennent au prêteur. Qu’un commerçant emploie dix mille francs de son bien dans son commerce et en tire tout le profit, ou qu’il ait emprunté ces dix mille francs à un autre auquel il en paye l’intérêt, en se contentant dû surplus du profit et du salaire de son industrie, ce n’est jamais que dix mille francs.

Mais si l’on ne peut comprendre, sans faire un double emploi, dans le calcul des richesses d’une nation, le capital des intérêts de l’argent prêté, l’on doit y faire entrer tous les autres biens-meubles, qui, quoique formant originairement un objet de dépense, et ne portant aucun profit, deviennent cependant par leur durée un vrai capital qui s’accumule sans cesse, et qui, pouvant au besoin être échangé contre de l’argent, fait comme un fonds en réserve qui peut rentrer dans le commerce, et suppléer, quand on voudra, à la perte d’autres capitaux. Tels sont les meubles de toute espèce, les bijoux, la vaisselle, les tableaux, les statues, l’argent comptant enfermé dans le coffre des avares : toutes ces choses ont une valeur, et la somme de toutes ces valeurs peut être un objet considérable chez les nations riches ; mais, considérable ou non, toujours est-il vrai qu’il doit être ajouté à la somme du prix des biens-fonds, et à celle des avances circulantes dans les entreprises de tout genre, pour former la somme totale des richesses d’une nation. Au reste il n’est pas besoin de dire que, quoiqu’on puisse très-bien définir, comme on vient de le faire, en quoi consiste la totalité des richesses d’une nation, il est vraisemblablement impossible de découvrir à combien elles se montent ; à moins que l’on ne trouve quelque règle pour fixer la proportion du commerce total d’une nation avec le revenu de ses terres : chose faisable peut-être, mais qui n’a pas encore été exécutée d’une manière à lever tous les doutes.

§ XCII. — Dans laquelle des trois classes de la société doit-on ranger les capitalistes ;
prêteurs d’argent.

Voyons maintenant comment ce que nous venons de développer sur les différentes manières d’employer les capitaux s’accorde avec ce que nous avons précédemment établi sur le partage de tous les membres de la société en trois classes, la classe productrice ou des agriculteurs, la classe industrieuse ou commerçante, et la classe disponible ou des propriétaires.

§ XCIII. — Le capitaliste prêteur d’argent appartient, quant à sa personne,
à la classe disponible.

Nous avons vu que tout homme riche est nécessairement possesseur ou d’un capital en richesses mobiliaires, ou d’un fonds équivalent à un capital. Tout fonds de terre équivaut à un capital ; ainsi tout propriétaire est capitaliste, mais tout capitaliste n’est pas propriétaire de biens-fonds ; et le possesseur d’un capital mobilier a le choix, ou de l’employer à acquérir des fonds, ou de le faire valoir dans des entreprises de la classe cultivatrice ou de la classe industrieuse. Le capitaliste devenu entrepreneur de culture ou d’industrie n’est pas plus disponible, ni lui, ni ses profits, que le simple ouvrier de ces deux classes ; tous deux sont affectés à la continuation de leurs entreprises. Le capitaliste qui se réduit à n’être que prêteur d’argent, prête à un propriétaire ou à un entrepreneur. S’il prête à un propriétaire, il paraît appartenir à la classe des propriétaires ; il devient copartageant de la propriété ; le revenu de la terre est affecté au payement de l’intérêt de sa créance ; la valeur du fonds est affectée à la sûreté de son capital jusqu’à due concurrence. Si le prêteur d’argent a prêté à un entrepreneur, il est certain que sa personne appartient à la classe disponible ; mais son capital reste affecté aux avances de l’entreprise, et ne peut en être retiré sans nuire à l’entreprise, ou sans être remplacé par un capital d’égale valeur.

§ XCIV. — L’intérêt que retire le prêteur d’argent est disponible, quant à l’usage
qu’il en peut faire.

À la vérité, l’intérêt qu’il tire de ce capital semble être disponible, puisque l’entrepreneur et l’entreprise peuvent s’en passer ; et il semble aussi qu’on puisse en conclure que dans les profits des deux classes laborieuses employées soit à la culture, soit à l’industrie, il y en a une portion disponible, savoir, celle qui répond à l’intérêt des avances, calculé sur le pied de l’intérêt de l’argent prêté ; et il semble encore que cette conclusion donne atteinte à ce que nous avons dit, que la seule classe des propriétaires avait un revenu proprement dit, un revenu disponible, et que tous les membres des deux autres classes n’avaient que des salaires ou des profits. — Ceci mérite quelque éclaircissement.

Si l’on considère les mille écus que retire chaque année un homme qui a prêté soixante mille francs à un commerçant par rapport à l’usage qu’il en peut faire, nul doute qu’ils ne soient parfaitement disponibles, puisque l’entreprise peut s’en passer.

§ XCV. — L’intérêt de l’argent n’est pas disponible dans ce sens, que l’État puisse, sans inconvénient, s’en approprier une partie dans ses besoins.

Mais il ne suit pas qu’ils soient disponibles dans le sens que l’État puisse s’en approprier impunément une portion pour les besoins publics. Ces mille écus ne sont point une rétribution que la culture ou le commerce rendent gratuitement à celui qui a fait les avances ; c’est le prix et la condition de cette avance, sans laquelle l’entreprise ne pourrait subsister. — Si cette rétribution est diminuée, le capitaliste retirera son argent, et l’entreprise cessera. Cette rétribution doit donc être sacrée et jouir d’une immunité entière, parce qu’elle est le prix d’une avance faite à l’entreprise, sans laquelle l’entreprise ne pourrait subsister. Y toucher, ce serait augmenter le prix des avances de toutes les entreprises, et par conséquent diminuer les entreprises elles-mêmes, c’est-à-dire la culture, l’industrie et le commerce.

Ceci doit faire comprendre ce que nous avons dit, que le capitaliste qui aurait prêté à un propriétaire paraissait appartenir à la classe propriétaire, mais que cette apparence avait quelque chose d’équivoque qui avait besoin d’être démêlé.

En effet, il est exactement vrai que l’intérêt de son argent n’est pas plus disponible, c’est-à-dire n’est pas plus susceptible de retranchement que celui de l’argent prêté aux entrepreneurs de culture et de commerce. Cet intérêt est également le prix de la convention libre, et l’on ne peut pas plus en retrancher sans altérer ou changer le prix du prêt : or, il importe peu à qui le prêt a été fait ; si le prix du prêt change et augmente pour le propriétaire, il changera et augmentera pour le cultivateur, le manufacturier et le commerçant. En un mot, le capitaliste préteur d’argent doit être considéré comme marchand d’une denrée absolument nécessaire à la production des richesses, et qui ne saurait être à trop bas prix. Il est aussi déraisonnable de charger son commerce d’un impôt, que de mettre un impôt sur le fumier qui sert à engraisser les terres. Concluons de là que le prêteur d’argent appartient bien à la classe disponible, quant à sa personne, parce qu’il n’a rien à faire, mais non quant à la nature de sa richesse, soit que l’intérêt de son argent soit payé par le propriétaire des terres sur une portion de son revenu, ou qu’il soit payé par un entrepreneur sur la partie de ses profits affectée à l’intérêt des avances.

§ XCVI. — Objection.

On me dira sans doute que le capitaliste a pu indifféremment ou prêter son argent, ou l’employer en acquisition de terres ; que dans l’un et l’autre cas il ne tire qu’un prix équivalent de son argent, et que, de quelque façon qu’il l’ait employé, il ne doit pas moins contribuer aux dépenses publiques.

§ XCVII. — Réponse à l’objection.

Je réponds premièrement qu’à la vérité, lorsque le capitaliste a acheté une terre, le revenu équivaut pour lui à ce qu’il aurait retiré de son argent en le prêtant, mais il y a cette différence essentielle pour l’État, que le prix qu’il donne pour sa terre ne contribue en rien au revenu qu’elle produit ; elle n’en aurait pas donné moins de revenu quand il ne l’aurait pas achetée : ce revenu est, comme nous l’avons expliqué, ce que la terre donne au delà du salaire des cultivateurs, de leurs profits et de l’intérêt de leurs avances. Il n’en est pas de même de l’intérêt du prêt ; il est la condition même du prêt, le prix de l’avance, sans lequel le revenu ou les profits qui servent à les payer n’existeraient pas.

Je réponds en second lieu que, si les terres étaient chargées seules de la contribution aux dépenses publiques, dès qu’une fois cette contribution serait réglée, le capitaliste qui les achèterait ne compterait pas dans l’intérêt de son argent la partie du revenu affectée à cette contribution : de même qu’un homme qui achète aujourd’hui une terre n’achète pas la dîme que reçoit le curé, ni même l’impôt connu, mais le revenu qui reste, déduction faite de cette dîme et de cet impôt[18].

§ XCVIII. — Il ne reste de revenu vraiment disponible dans un État
que le produit net des terres.

On voit par ce qui a été dit que l’intérêt de l’argent prêté est pris sur le revenu des terres, ou sur le profit des entreprises de culture, d’industrie ou de commerce.

Mais ces profits eux-mêmes, nous avons déjà démontré qu’ils sont seulement une part de la production des terres ; que le produit des terres se partage en deux portions ; que l’une est affectée aux salaires du cultivateur, à ses profits, à la rentrée de ses avances ; que l’autre est la part du propriétaire, ou le revenu que le propriétaire peut dépenser à son gré, et dont il contribue aux dépenses générales de l’État.

Nous avons démontré que tout ce que reçoivent les autres classes de la société n’est que les salaires et les profits payés soit par le propriétaire sur son revenu, soit par les agents de la classe productrice sur la partie affectée à leurs besoins, qu’ils sont obligés d’acheter de la classe industrieuse. Que ces profits soient distribués en salaires d’ouvriers, en profits d’entrepreneurs, en intérêts d’avances, ils ne changent pas de nature et n’augmentent point la somme du revenu produit par la classe productrice en sus du prix de son travail, à laquelle la classe industrieuse ne participe que jusqu’à concurrence du prix de son travail.

Il reste donc constant qu’il n’y a de revenu que le produit net des terres, et que tout autre profit annuel, ou est payé par le revenu, ou fait partie des frais qui servent à produire le revenu.

§ XCIX. — La terre a aussi fourni la totalité des richesses mobiliaires ou capitaux existants, et qui ne sont formés que par une portion de ses productions réservées chaque année.

Non-seulement il n’existe ni ne peut exister d’autre revenu que le produit net des terres, mais c’est encore la terre qui a fourni tous les capitaux qui forment la masse de toutes les avances de la culture et du commerce. Elle a offert sans culture les premières avances grossières et indispensables des premiers travaux ; tout le reste est le fruit accumulé de l’économie des siècles qui se sont succédé depuis qu’on commence à cultiver la terre. Cette économie a lieu sans doute, non-seulement sur les revenus des propriétaires, mais encore sur les profits de tous les membres des classes laborieuses. Il est même généralement vrai que, quoique les propriétaires aient plus de superflu, ils épargnent moins, parce qu’ayant plus de loisir, ils ont plus de désirs, plus de passions ; ils se regardent comme plus assurés de leur fortune, ils songent plus à en jouir agréablement qu’à l’augmenter : le luxe est leur partage. Les salariés, et surtout les entrepreneurs des autres classes, recevant des profits proportionnés à leurs avances, à leurs talents, à leur activité, ont, quoiqu’ils n’aient point de revenu proprement dit, un superflu au delà de leur subsistance, et presque tous, livrés à leurs entreprises, occupés à accroître leur fortune, détournés par leur travail des amusements et des passions dispendieuses, épargnent tout leur superflu pour le reverser dans leur entreprise et l’augmenter. La plupart des entrepreneurs de culture empruntent peu, et presque tous ne font valoir que leurs propres fonds. Les entrepreneurs des autres travaux qui veulent rendre leur fortune solide s’efforcent aussi d’en venir là, et à moins d’une grande habileté, ceux qui font leurs entreprises sur des fonds d’emprunt risquent beaucoup d’échouer. Mais, quoique les capitaux se forment en partie de l’épargne des profits des classes laborieuses, cependant, comme ces profits viennent toujours de la terre, puisque tous sont payés ou sur le revenu, ou sur les frais qui servent à produire le revenu, il est évident que les capitaux viennent de la terre tout comme le revenu, ou plutôt qu’ils ne sont que l’accumulation de la partie des valeurs produites par la terre que les propriétaires du revenu ou ceux qui le partagent peuvent mettre en réserve chaque année, sans l’employer à leurs besoins.

§ C. Quoique l’argent soit l’objet direct de l’épargne, et qu’il soit, pour ainsi dire, la matière première des capitaux dans leur formation, l’argent en nature ne forme qu’une partie presque insensible de la somme totale des capitaux.

Nous avons vu que l’argent n’entre presque pour rien dans la somme totale des capitaux existants ; mais, il entre pour beaucoup dans la formation des capitaux. En effet, presque toutes les épargnes ne se font qu’en argent ; c’est en argent que les revenus sont payés aux propriétaires, que les avances et les profits rentrent aux entrepreneurs en tout genre, c’est donc de l’argent qu’ils épargnent, et l’accroissement annuel des capitaux se fait en argent ; mais tous les entrepreneurs n’en font d’autre usage que de le convertir sur-le-champ dans différentes natures d’effets sur lesquels roule leur entreprise : ainsi, cet argent rentre dans la circulation, et la plus grande partie des capitaux n’existent qu’en effets de différentes natures, comme nous l’avons déjà expliqué plus haut.


Observations sur les points dans lesquels Adam Smith est d’accord avec la théorie
de M. Turgot, et sur ceux dans lesquels il s’en est écarté,
par dupont de nemours.

On voit par cet ouvrage, qui sera éternellement classique, qui est antérieur de neuf ans à celui du célèbre Adam Smith, et publié cinq ans avant l’époque où il travaillait encore au sien, que-les deux auteurs sont complétement d’accord sur les principes de l’agriculture et du commerce ; sur les progrès de la société qui ont amené la division du travail, et les avantages qui sont résultés et qui résulteront encore de cette division ; sur les éléments du prix des productions et des marchandises, tant à leur fabrication qu’au marché ; sur l’introduction et l’utilité de la monnaie ; sur la formation des capitaux, leur distribution et leur emploi ; sur l’effet des promesses de payement données par des hommes solvables ; sur l’intérêt de l’argent ; sur la nécessité de laisser aux conventions et au commerce une entière liberté.

Ils ne diffèrent essentiellement qu’en ce que Smith étend la dénomination de productifs des richesses aux travaux qui n’en sont que simplement conservateurs, et qui contribuent à en opérer l’accumulation.

Mais l’accumulation ne devait pas être confondue avec la production par un esprit aussi juste que celui de Smith.

Il fait une distinction très-peu fondée, quant à la production des richesses, entre les travaux qui s’appliquent à des objets dont la jouissance est durable, et qu’il regarde comme étant seuls productifs, parce qu’ils stabilisent la valeur des consommations faites par l’ouvrier, et ceux dont les jouissances qu’ils procurent ne laissent que peu ou point de trace, ou que des traces passagères.

En admettant sa nomenclature et pressant son idée, on l’amènerait à conclure que le travail d’un compositeur de musique, dont on grave, dont on conserve, dont on vend les partitions, est productif ; et que celui d’un jardinier, dont on a mangé les fruits sur-le-champ, ou d’un laboureur dont on a consommé la récolte dans l’année, n’étaient pas productifs, ou l’étaient moins.

Il n’aurait pas été nécessaire de lui en dire davantage sur ce point.

Il ne l’est pas d’y rien ajouter pour les philosophes et les hommes d’État dignes de lire ses écrits, et qui savent les admirer autant qu’ils le méritent.

Après cette méprise, qui n’est que dans l’expression, et n’ôte rien à la beauté générale de la doctrine de Smith, puisqu’elle ne change rien à ses principes sur la liberté du commerce et du travail, on ne peut lui reprocher que la faiblesse ou la complaisance de s’être prêté, dans la seconde section du second chapitre de son cinquième livre, à pallier les vices du système de


  1. Turgot, quelques pages plus loin, sépare le cultivateur du propriétaire, et finit par déclarer que le premier, pas plus que l’ouvrier manufacturier, ne perçoit autre chose que le salaire nécessaire à sa subsistance.

    Ce n’est pas dans une note qu’il est possible de développer la théorie du salaire. Il suffira de dire que ce que Turgot semble annoncer dans cette sixième proposition comme une vérité économique, n’a nullement ce caractère.

    Le salaire, c’est-à-dire la rétribution donnée pour le travail utile, devient d’autant plus abondant, que les capitaux sont aussi plus abondants. Et par capital ce n’est pas l’argent qu’il faut entendre, c’est l’accumulation de tous les excédants de production, ou leurs résultats, c’est le véritable produit net tel qu’il doit être aujourd’hui compris. Les machines sont aujourd’hui une part importante de cette accumulation, aussi les machines tendent-elles à rendre le salaire de plus en plus abondant. (Hte D.)

  2. On voit par l’énoncé de cette proposition que Turgot prend le mot de salaire comme le simple équivalent de la subsistance. — Alors il eût été plus simple de dire : La terre est la seule force qui permette à un seul homme de créer plus de nourriture qu’il ne lui est nécessaire. C’eût été sans doute une trivialité, mais, énoncée ainsi, la pensée de Turgot eût été comprise à l’instant.

    Mais si ce fait est vrai, ce n’est pas une raison pour en tirer la conséquence qu’en tire l’auteur, à savoir, que le laboureur seul profite de cet excédant — L’appropriation même du sol ne détermine ce résultat que lorsque le propriétaire est privilégié par des lois dites de protection. Dans le régime de liberté, le commerce est un remède efficace à cette distribution inégale, et lorsque le laboureur à lui seul obtient par son travail la subsistance de deux, de trois ou de dix travailleurs, il se trouve que la répartition s’égalise entre eux. — Ce résultat n’a pas toujours lieu, nous le savons ; le propriétaire aujourd’hui prélève la part de plusieurs, mais ce n’est pas parce qu’il est propriétaire, c’est parce qu’il a abusé de son pouvoir pour faire des lois de monopole, que l’économie politique condamne, mais que l’économiste ne peut changer. (Hte D.)

    l’admet pas. Est-il donc bien logique de classer le boulanger, le meunier parmi les travailleurs qui produisent, et le cuisinier parmi les travailleurs qui ne produisent pas ? (Hte D.)
  3. Nous avons déjà démontré la vanité de cette distinction entre les travailleurs. — La classe appelée par Turgot stipendiée, est productrice de richesse aussi bien que la classe des laboureurs. — N’est-il pas étrange, en effet, d’affirmer que l’homme qui donne au laboureur ses vêtements, qui façonne ses instruments, ne l’aide pas à tirer de la terre une plus grande somme de produits ?

    Nous allons plus loin, nous croyons que le domestique, que les économistes ont presque tous classé parmi les travailleurs improductifs, est à tort ainsi dénommé. — Le domestique aide le travailleur à consacrer son temps à sa besogne. Il est donc utile, et le travail qu’il accomplit est productif, car il augmente la somme des produits d’un autre travailleur. Cette classification entre les travailleurs producteurs et non producteurs est tout à fait arbitraire. La création des richesses ne

  4. Turgot a dit, proposit. VI, que le salaire n’est rien autre chose que la subsistance. — Il dit, proposit. XI, que le laboureur au service du propriétaire rentre dans la position de ceux qui vivent de salaires ; n’est-il pas surprenant qu’il maintienne à présent que le cultivateur tire de son travail sa subsistance et une part de profits ? Encore un léger effort, et l’auteur aurait vu que cette part de profits du laboureur est la part de l’excédant de production sur la consommation, représentée ici, comme partout, sous le nom de profits du capital accumulé, part aussi légitime pour tous les autres travailleurs placés dans le même cas que pour lui. — Cette part est une partie du véritable produit net, qui n’a pas la signification restreinte que lui ont assignée les inventeurs de la théorie des produits du sol. (Hte D.)
  5. Ici encore se trouve la contradiction que nous avons déjà signalée plusieurs fois. Il est inutile d’insister plus longtemps sur cette erreur de fait. (Hte D.)
  6. Cette leçon sur la manière dont les propriétaires peuvent tirer le revenu de leurs terres est sans reproche. Elle prouve une intelligence parfaite de l’économie rurale, et a été consultée et analysée avec fruit par tous les écrivains. — Ce que Turgot dit de la culture par les esclaves pourrait être reproduit textuellement aujourd’hui, et se trouver à propos. Il est affligeant que l’intérêt sordide des hommes ait pu leur faire méconnaître des vérités aussi clairement énoncées.

    Ici, Turgot l’annonce en termes positifs, les esclaves n’ont rien à espérer que leur subsistance. Or, comme la terre produit un excédant, il n’est pas surprenant que les maîtres du sol aient autrefois donné tant d’encouragements à l’accroissement de la population. Les hommes étaient pour les maîtres des machines à produire ; les multiplier, c’était multiplier les richesses au profit des maîtres ; aussi entendait-on

    partout encourager la production des hommes ; le clergé, grand propriétaire, en avait fait une vertu chrétienne. — Croissez et multipliez, disait-il ; car multiplier les bras, c’est multiplier notre richesse. (Hte D.)
  7. Cette portion du Mémoire de Turgot est bien supérieure à la première. Turgot est l’un des hommes de son temps qui ont le mieux compris les fonctions de la monnaie. Il y aurait peu de chose à ajouter à sa théorie pour la rendre aussi complète que la science le comporte aujourd’hui. (Hte D.)
  8. Il est clair que Turgot ne veut pas dire que tous les revenus de la terre soient un don de la nature. La terre donne naturellement très-peu ; il faut la forcer à produire. Il y a longtemps que les dons de la terre ne sont plus gratuits. Cela remonte à l’expulsion d’Adam du paradis terrestre. — M. Rossi a parfaitement expliqué ce qu’il faut entendre par don naturel de la terre, comparé au produit du travail. C’est sur cette différence qu’est basée la théorie de Ricardo, dont on trouve les bases dans les physiocrates. (Hte D.)
  9. L’avantage principal de l’or et de l’argent pour la formation des capitaux a été de favoriser les plus petites économies, et de les capitaliser de façon qu’elles devinssent au bout d’un certain temps applicables à des acquisitions de meubles et de vêtements d’un usage durable, ou même à solder des travaux utiles. — Avant l’introduction de ces métaux dans le commerce, un homme ne pouvait se former de capital que par la multiplication de ses bestiaux, ou l’emploi de son travail qui n’était pas absolument nécessaire à sa subsistance, à se fabriquer des choses durables qui fussent à son usage, ou qui pussent être vendues. (Note de Dupont de Nemours.)
  10. Dans cette dernière phrase se trouve implicitement la raison qui fait que l’ouvrier peut prétendre, outre sa subsistance, à une part de profits : c’est l’intérêt du capital dépensé en achat d’outils, en acquisition de talent, en subsistance même avant le travail, etc. (Hte D.)
  11. C’est parce qu’en France il y a encore des gens qui ne savent pas faire ce simple raisonnement, qu’il se trouve de grandes propriétés mal soignées, de grands propriétaires mal à l’aise. Ils n’ont pas assez d’argent pour cultiver ou améliorer tous leurs domaines. Ilss n’ont pas assez de jugement pour en vendre une portion afin de cultiver le reste. (Hte D.)
  12. M. Turgot a peint dans ce paragraphe et dans le précédent, avec une extrême justesse, la manière dont le commerce des marchands et des négociants s’est établi, et l’impossibilité où l’on était alors qu’il eût lieu sans que les négociants et les marchands fissent l’avance de très-gros capitaux qui leur étaient nécessaires pour acheter au comptant les denrées des cultivateurs ou les ouvrages des manufacturiers.

    Mais quand les profits même de ces entreprises les ont mis à portée d’avoir des richesses ostensibles qui ont répondu de leurs engagements, et une renommée qui a étendu la confiance en leurs promesses, ils ont pu acheter à la première main, en ne donnant que de faibles à-comptes, et ne remettant aux vendeurs pour le surplus que leurs promesses de payer, leurs billets exigibles à terme convenu. — Ils ont même quelquefois acheté, sans débourser d’argent, sur de simples promesses emportant un délai suffisant pour qu’ils pussent y satisfaire, après le débit définitif, avec l’argent du consommateur. (Voyez ci-après le § LXXIX.)

    Alors les négociants et les marchands n’ont plus eu besoin de capitaux que pour acquitter les frais de voiture et de magasinage, ainsi que leur dépense personnelle et celle de leurs agents, durant l’espace de temps qui doit s’écouler entre le premier achat et la dernière vente.

    Les autres capitaux, dont les négociants n’avaient d’abord pu se passer, sont devenus libres. Ils ont pu être employés directement par leurs possesseurs, ou prêtés pour d’autres usages. Ils ont fait baisser l’intérêt de l’argent, ce qui a facilité toutes les entreprises de culture, de manufactures, et beaucoup étendu celles de commerce. Ils se sont répandus sur ces entreprises intéressantes. Ils ont multiplié les travaux productifs, et les travaux conservateurs ou accumulateurs de richesses et formateurs de nouveaux capitaux.

    Ainsi l’introduction des billets de commerce, au moyen desquels il arrive en dernier résultat que ce sont les fabricants et les producteurs qui font aux consommateurs, ou plutôt à la consommation, de grands et longs crédits sous la caution intermédiaire des négociants, a naturellement imprimé à tous les travaux utiles une activité, à la progression de l’accroissement des richesses une rapidité dont on n’aurait pas pu dans les premiers temps concevoir l’espérance, ni même l’idée.

    Cet usage a fait naître divers autres emplois de capitaux ; celui de l’escompte des billets de commerce, qui donne aux vendeurs la facilité de réaliser avant l’échéance la valeur des promesses qu’on leur a faites ; celui des banques, qui fournissent aux négociants les moyens de soutenir, d’étendre, de prolonger leurs crédits ; celui des assurances, qui diminuent les dangers en les appréciant, et en y donnant garantie.

    Ce n’est pas que les crédits n’entraînent toujours quelques risques. Mais on les évalue, et l’intérêt que chacun a d’examiner et de calculer la solvabilité de ceux auxquels il confie sa propriété, fait que les accidents qui résultent de cet ordre de choses sont toujours, et en masse, beaucoup moins nuisibles, que le versement des capitaux sur l’agriculture, sur les manufactures et sur de nouvelles branches de commerce n’est avantageux au genre humain. (Note de Dupont de Nemours.)

  13. Ce paragraphe me paraît exiger quelques observations, qui ne contredisent point la doctrine du respectable auteur, mais qui peuvent empêcher de se méprendre sur le sens de quelques-unes de ses expressions.

    En général, c’est beaucoup moins par l’épargne sur la dépense des revenus, que par le bon emploi de cette dépense, que l’on parvient à la formation des capitaux. M. Turgot distingue dans la phrase suivante, avec très-grande raison, une manière profitable de dépenser, et une manière de dépenser folle. On pourrait étendre cette division : appeler dépense folle, la dépense extraordinaire des capitaux sans nécessité ; dépense stérile, la dépense de consommation journalière, qui ne diminuerait ni n’accroîtrait la somme des capitaux : dépense conservatrice, celle qui se ferait pour les travaux qui ne produisent point de richesses, mais qui les approprient à des usages durables, moyennant lesquels on peut jouir à la fois, et pendant un assez long espace de temps, du fruit de son travail et des récoltes de plusieurs années ; telles sont les dépenses en construction de maisons, en fabrication de machines, de meubles, etc., etc. ; et enfin dépense productive, celle qui paye les travaux par lesquels on accroît réellement la masse des productions que l’on consomme pour les besoins journaliers, et celle des matières premières dont on peut, au moyen des dépenses conservatrices, faire des richesses de jouissance durable.

    Ceci posé, je crois évident que le meilleur moyen pour augmenter les capitaux est la dépense productive, et après elle, la dépense conservatrice. Or, l’épargne n’est pas productive ; elle n’est même, en général, que très-imparfaitement conservatrice. Elle peut être destructive et nuisible lorsqu’elle se fait sur les dépenses qui auraient été productives, ou seulement conservatrices et profitables *. Il ne faut donc s’arrêter à l’idée d’épargne pour la formation des capitaux, que relativement à celles qui sont très-petites, qui ne peuvent se faire qu’en argent, et qui ressemblent aux simples gouttes d’eau, dont la réunion peut former ensuite les ruisseaux, les lacs, les rivières.

    Mais dès que ces petites sommes, qu’on ne pourrait recueillir autrement, deviennent assez considérables pour pouvoir être dépensées à profit, ou prêtées avec sûreté aux hommes laborieux qui font des entreprises utiles, soit de culture, soit d’industrie, leur épargne stationnaire serait un mal. Il faut les employer ou les placer, sauf à en reformer d’autres également médiocres par la continuation des petites épargnes. Le principe de l’épargne, pris d’une manière trop générale, ou étendu à une épargne qui tiendrait en stagnation de trop fortes sommes, doit être écarté quand on envisage la formation utile des capitaux.

    Dès le premier état de l’homme qui vit de productions spontanées, ce n’est pas l’épargne de ces productions qui le conduit à améliorer sa situation et à se former un capital plus ou moins grand. Lorsqu’il a trouvé de quoi dîner, ce serait en vain qu’il jeûnerait par épargne ; si d’ailleurs il demeurait oisif, il risquerait fort de jeûner toujours par nécessité. Le moyen naturel d’acquérir, de profiter, d’amasser, de s’enrichir, est le travail, premièrement de la recherche, puis de la conservation, et enfin de la culture.

    Pour travailler, il faut d’abord que le travailleur subsiste. Il ne peut subsister que par la consommation des productions de la terre ou des eaux ; cette consommation est une dépense. Il faut aussi, pour travailler avec succès, qu’il ait des instruments, soit qu’il emploie son temps à fabriquer lui-même ces instruments, soit qu’il les acquière, par le moyen de l’échange, de ceux qui les auraient fabriqués, et qui ont consommé en fabriquant. Les choses qu’il donne en échange, ou les consommations qu’il est obligé de faire, sont encore une dépense. Ce n’est donc que par des dépenses faites avec intelligence et à profit, et non par des épargnes, que l’on peut augmenter sa fortune dans le commencement des sociétés, avant que les arts multipliés et perfectionnés, et l’introduction de l’argent dans le commerce, aient étendu et compliqué la circulation des richesses et des travaux.

    Mais dans la société toute formée, l’épargne en sommes pécuniaires, au delà de celle qui ne peut avoir lieu qu’en très-petites sommes, serait plus dangereuse encore.

    Dès que les travaux se sont partagés au point que chacun se trouve naturellement fixé à un seul genre d’entreprise, qu’un cultivateur ne fait que du blé, tandis que l’autre ne fait que du vin ; qu’un manufacturier ne fabrique que des étoffes de laine, lorsque son voisin ne se livre qu’à la préparation des cuirs, etc. ; que tout entrepreneur en chef, soit de culture, soit de purs ouvrages de main, se charge de fournir la société d’un seul article dans la masse des consommations, et se soumet à acheter lui-même tout le reste de ce qui pourra être utile ou nécessaire à sa consommation personnelle, ou à celle de ses agents ; il faut pour compléter la distribution des richesses, des subsistances et des jouissances entre tous les membres de la société, que tout ce qui se cultive ou se fabrique soit vendu et acheté, excepté, dans chaque espèce, la quantité que chaque entrepreneur a pu se réserver directement. Il y a même plusieurs genres de travaux précieux où l’entrepreneur ne garde rien du tout de ce qu’il a fait naître, vend tout le fruit de son travail et de ses avances, se prive de la consommation des objets de son labeur, et rachète des objets de même genre, mais de qualités inférieures, pour faire des consommations moins coûteuses. C’est ainsi que les cultivateurs de vin de Chambertin le vendent tout, jusqu’à la dernière bouteille, et se pourvoient dans le pays d’autre vin plus commun pour leur boisson. C’est ainsi qu’un lapidaire et un bijoutier ne gardent pour eux aucun des diamants qu’ils taillent et qu’ils montent, et les vendent tous pour faire subsister ou pour enrichir leur famille. C’est ainsi qu’un fabricant ou qu’un marchand d’étoffes d’or et de soie ne sera cependant habillé que de laine.

    Mais pour que tout ce qui se cultive et se fabrique puisse être vendu, il faut que tous ceux qui reçoivent de la nature, ou de leur travail, des revenus, ou des reprises, ou des salaires, qui sont les uniques moyens d’acheter, emploient ces moyens d’acheter et les fassent entrer dans la circulation. Car en vain la moitié de

    la société mettrait-elle tous les fruits de son travail d’une année en vente, si l’autre moitié refusait d’acheter, et s’obstinait à garder par épargne le tout, ou une forte partie de ses moyens de payer. La première, en ce cas, ne pourrait pas tout vendre, ou vendrait à perte, ce qui dérangerait et ruinerait la culture et les travaux de tous ceux qui n’en retirent précisément que leurs frais, et qui par conséquent ne peuvent continuer à les retirer qu’autant qu’ils vident toute leur récolte, ou qu’ils débitent leur magasin comme à l’ordinaire à un tel prix. — Et il y a toujours un très-grand nombre de gens dans ce cas-là.

    Dans les pays où les revenus se payent en argent, si ces revenus qui représentent la partie disponible des récoltes ne sont pas dépensés par les propriétaires, il y aura justement une partie correspondante de la récolte qui ne sera pas débitée, ou qui ne le sera pas au même prix, et dont le cultivateur aura cependant payé le prix au propriétaire, sans l’avoir retiré de ses ventes, par lesquelles seulement il avait combiné pouvoir payer annuellement à ce propriétaire le fermage dont ils sont convenus. Cette partie de récolte, qui risquait de rester invendue, et dont le fermier voudra cependant se défaire, tombera nécessairement à vil prix : ce vil prix influera tout aussi nécessairement sur les autres prix, qui se mettent naturellement de niveau, comme l’auteur l’a très-bien démontré (dans ses paragraphes XXXIII, XXXIV et XXXV). Mais la diminution des prix nécessitera pareillement celle des reproductions, ainsi que nous venons de le voir en parlant de celles qui ne rendent que les frais ; et celle des revenus, qui sont toujours en raison de la quantité de productions à vendre combinée avec le prix auquel elles sont vendues, et comparée avec les frais d’exploitation. Mais encore la diminution des revenus sera en perte pour les propriétaires parcimonieux qui auront peine à concevoir comment ils ont fait pour se ruiner en épargnant, et qui n’y verront de ressource que celle d’augmenter leurs épargnes. Ce qui précipitera la marche de leur ruine, jusqu’à ce qu’ils soient venus au point où la misère absolue leur rendra l’épargne impossible, et les forcera de se jeter trop tard dans les classes laborieuses.

    C’est ainsi qu’à en juger, même par les seules lumières de la raison, on pourrait dire que l’avarice est un véritable péché mortel, parce qu’elle fait mourir ceux qui auraient subsisté sur la dépense, et que peu s’en faut qu’elle ne réduise au même terme, par un chemin plus ou moins long, ceux qui font ce tort à la société.

    Il ne s’ensuit pas de là qu’il ne faille, pour entretenir la société dans un état de richesse, pour animer la circulation, donner la subsistance à beaucoup de gens, et se soutenir soi-même dans l’aisance, que dépenser tout son revenu sans règle. Si l’avarice est le péché des sots, la prodigalité est celui des fous. Cela est si bien reconnu, que tout le monde, comme M. Turgot, appelle dépenses folles, celles qui dissipent sans objet, sans but, sans fruit, des revenus et des capitaux.

    Ce dont il s’agit n’est donc pas d’épargner les revenus. — C’est encore moins de dépenser au hasard les capitaux. — Mais c’est de dépenser avec intelligence tout ce que l’on peut dépenser pour des travaux utiles.

    Il n’en coûte pas plus pour faire subsister un travailleur qu’un homme oisif. Il n’en coûte pas plus pour un travailleur productif, ou du moins utile, que pour une autre espèce de salarié dont l’utilité serait nulle. C’est donc à ceux qui distri-

    buent des salaires à savoir qu’il vaut mieux employer des laboureurs, des vignerons, des pâtres, des maçons, des pionniers, pour avoir des récoltes, pour soigner et multiplier des troupeaux, pour bâtir des maisons, pour creuser des canaux, etc., que des musiciens et des danseurs.

    Quoi ! me dira-t-on, est-ce que vous voudriez empêcher les grands propriétaires riches de payer des musiciens, des danseurs qui les amuseront ? — Certainement je ne voudrais, pour rien au monde, empêcher personne de faire l’usage qu’il lui plaît du revenu de son bien. Cela ne serait pas juste ; et les dépenses étant gênées, les capitaux afflueraient moins dans le pays. — Mais je dirai toujours que si ces propriétaires veulent devenir plus riches, et rendre la dépense de leur revenu plus utile pour eux et pour les autres, ils auront raison de faire plutôt de la musique eux-mêmes, sans compter que la musique que l’on compose ou que l’on exécute fait dix fois plus de plaisir que celle qu’on paye : et quant aux ballets soudoyés, les jeunes demoiselles diront comme moi, qu’il vaudrait mieux qu’on leur laissât danser à elles-mêmes des contredanses à leur gré, et qu’on employât le surplus de la dépense à grossir, améliorer la fortune de leurs pères, et à augmenter la dot qui fera leur mariage. Les plaisirs des riches mêmes peuvent donc s’accorder avec leur intérêt bien entendu.

    On ne nous soupçonnera pas de solliciter des lois somptuaires, car elles seraient prohibitives ; et toute loi prohibitive d’une action ou d’une conduite qui n’attaque ni la liberté, ni la propriété de personne, est elle-même un attentat contre le droit naturel, une violation de la loi primitive de la justice, qui doit servir de règle souveraine à toutes les lois civiles et politiques. — Mais sans aucune espèce de prohibition, les chefs de la société peuvent, par la seule influence de l’exemple et des distinctions, tourner les mœurs vers les travaux utiles plutôt que vers les dépenses folles, ou vers une épargne au moins stérile. Cette dernière paraît tenir le milieu entre les deux autres. On conçoit cependant combien elle est en elle-même différente de la bonne administration. C’est celle-ci qui augmente véritablement les capitaux par des dépenses fructueuses. Telle est l’opinion de l’auteur. Il dit très-bien dans son dernier paragraphe, que « les entrepreneurs ne font d’autre usage de l’argent qu’ils épargnent, que de le convertir sur-le-champ en achats de différentes natures d’effets sur lesquels roulent leurs entreprises, et qu’ainsi cet argent rentre dans la circulation. » C’est en effet par là qu’il leur profite. — D’où suit, que ce ne sont pas réellement des épargnes, mais des dépenses bien dirigées, qui sont la source de l’augmentation de leurs capitaux, et de l’amélioration de leur fortune. Et que s’il y a quelques moments où ils paraissent épargner positivement, parce qu’ils attendent ou le temps le plus propre à l’emploi, ou l’accumulation d’une somme assez considérable pour les dépenses que cet emploi demande, cette épargne apparente n’est qu’une espèce d’oscillation qui prépare à un plus grand cours de dépenses ; c’est ainsi que la mer s’élève ; le flot s’arrête un instant, et recule même de quelques pouces, pour avancer ensuite de plusieurs toises.

    On peut être certain que c’est en ce sens que M. Turgot entendait ce qu’il a dit de l’épargne dans tout le reste de cet ouvragé. (Note de Dupont de Nemours.)

    * Cette longue note de Dupont de Nemours repose sur une erreur. Personne n’a jamais prétendu dire que le fait de l’épargne est productif. — C’est le capital épargné, mis en œuvre, qui produit. L’épargne n’est qu’un emmagasinement de fonds qu’on emploie ensuite à la production. — Dupont confond l’épargne avec l’avarice qui entasse. L’homme qui épargne est aujourd’hui celui qui place dans une œuvre productive quelconque le surplus de son revenu sur sa consommation. Il n’est pas un ouvrier qui, muni de son livret de caisse d’épargne, ne puisse aujourd’hui redresser l’opinion de Dupont de Nemours sur l’épargne. (Hte D.)

  14. Voyez les deux notes précédentes.
  15. Les lecteurs ne manqueront pas de se rappeler que le mot d’économie doit être pris ici dans le sens de bonne administration, qui proscrit les dépenses folles, pour s’occuper avec intelligence des dépenses conservatrices et productives. Les avares qui épargnent beaucoup sont de mauvais économes. (Voyez la note de la page 49.) (Note de Dupont de Nemours.)
  16. Quand l’auteur dit que l’intérêt de l’argent prêté doit être plus fort que le revenu d’une terre achetée pour le même capital, on sent bien qu’il ne veut pas dire que cela doive être ainsi statué par les lois. Il a très-bien prouvé plus haut (paragraphes lxxiv et lxxv) que les lois ne doivent point fixer le taux de l’intérêt de l’argent dans le commerce. Ainsi, tout ce que sa phrase signifie, est que la chose arrive naturellement.

    Les lois et les tribunaux ne sont obligés de statuer que sur les intérêts judiciaires, tels que celui qu’un tuteur doit à son pupille, ou qu’un créancier peut exiger de son débiteur, après la demande faite eu justice. Dans ce cas même il suffit que la loi prescrive de se conformer au taux que présente le revenu des terres, constaté par des actes de notoriété. Il est raisonnable de prendre alors pour règle le taux que présente le revenu des terres, quoique ce soit celui qui donne l’intérêt le plus bas, parce que la loi ne saurait exiger d’un tuteur, ou de tout autre homme, plus que l’emploi qui assure le mieux la propriété de celui auquel appartient le capital qui est entre leurs mains, et que cet emploi est évidemment l’achat d’une terre. (Note de Dupont de Nemours.).

  17. Toutes ces vérités sont aujourd’hui démontrées par la position respective où se trouvent placées la France et l’Angleterre. (Hte D.)
  18. Telle est la vérité sur laquelle est fondée cette observation générale des économistes, qu’attribuer au dépenses sociales une portion régulière du revenu que produisent les terres (ce qui ne se fait jamais que parce qu’on en a reconnu l’utilité, la nécessité, l’avantage pour les propriétaires), et s’abstenir des autres formes de contribution, ce n’est pas mettre un impôt, c’est établir une société amicale entre le gouvernement et la nation ; c’est en une seule fois, et pour l’avenir, supprimer tous les impôts. (Note de Dupont de Nemours.)