Réflexions sur l’histoire, et sur les différentes manières de l’écrire

Réflexions sur l’histoire, et sur les différentes manières de l’écrire
Œuvres complètes de D’AlembertBelinII (p. 1-10).

RÉFLEXIONS

SUR L’HISTOIRE,

ET SUR LES DIFFÉRENTES MANIÈRES DE L’ÉCRIRE[1].





Lhistoire, dit un ancien, plaît toujours de quelque manière qu’elle soit écrite. Cette proposition, quoique avancée par un ancien, et répétée, suivant l’usage, par trente échos modernes, pourrait bien n’être pas plus vraie. Il est sans doute des lecteurs qui ne sont difficiles ni sur le fond ni sur le style de l’histoire ; ce sont ceux dont l’âme froide et sans ressorts, plus sujette au désœuvrement qu’à l’ennui, n’a besoin ni d’être remuée, ni d’être instruite, mais seulement d’être assez occupée pour jouir en paix de son existence, ou plutôt, si on peut parler ainsi, pour la dépenser sans s’en apercevoir. Ils se repaissent de ce qui s’est passé avant eux, à peu près comme la partie oisive du peuple se repaît de ce qui arrive autour d’elle. Le commun des lecteurs met à l’histoire la même espèce de curiosité avec aussi peu d’intérêt ; cette occupation les fait vivre sans dégoût et sans fatigue tout à la fois, parce qu’elle les délivre de l’embarras d’être, sans leur donner celui de penser. L’histoire vraie ou fausse, bien ou mal écrite, est donc l’aliment naturel de cette multitude, trop nulle pour entreprendre de méditer, trop vaine pour se réduire à végéter, mais qui par bonheur pour elle n’est pas ennemie de la lecture. C’est à elle seule que l’histoire plaît toujours, sous quelque forme qu’on la lui présente ; les lecteurs qui pensent ne sont ni si avides ni si indulgents.

Il est même des philosophes de mauvaise humeur, qui dédaignent absolument ce genre de connaissances ; comme si pour l’ordinaire leur métaphysique et leurs systèmes leur apprenaient quelque chose de mieux, et à nous aussi. Mallebranche retranchait impitoyablement de ses lectures tout ce qui n’était qu’historique ; il craignait que cette occupation, selon lui vide et stérile, ne dérobât quelques instants à ses méditations profondes, dont tout le fruit cependant fut de lui persuader qu’il voyait tout en Dieu, et qu’il y avait de petits tourbillons. Mais la philosophie, chez la plupart de ceux qui la cultivent, est moins l’amour de la sagesse que l’amour de leurs pensées.

À quoi bon, disait un de ces hommes qui croient penser mieux que les autres parce qu’ils pensent autrement, à quoi bon s’embarrasser de toutes les sottises qu’on a dites et faites avant nous ! C’est bien assez de souffrir de celles qu’on voit et qu’on entend, et qui finissent par être la grave occupation de quelques écrivains, empressés à les recueillir, et dignes de les louer. L’histoire, dites-vous, m’apprend à connaître les hommes ? Quelques instants de commerce avec eux me l’ont appris bien mieux et bien plus vite ; et cette connaissance, quand on a eu le malheur de l’acquérir par soi-même, n’invite pas à y ajouter quelques légers et tristes degrés de perfection par la lecture : Je tiens les hommes de tous les siècles pour ce qu’ils sont, faibles, fourbes et méchants, trompeurs et dupes les uns des autres, et je n’ai pas besoin d’ouvrir des livres pour m’en assurer. L’expérience m’a convaincu que le monde est une espèce de bois infesté de brigands ; l’histoire m’assure de plus qu’il n’a jamais été autre chose ; cela n’est-il pas fort instructif, et surtout fort consolant ?

D’ailleurs, ajoutait ce critique amer, puis-je compter sans folie sur le récit de ce qui s’est fait avant moi ? L’ignorance, la stupidité, les passions, la superstition, la flatterie, la haine, sont autant de verres enfumés, à travers lesquels presque tous les hommes voient les événements qu’ils racontent. Mille faits arrivés sous nos yeux sont couverts d’épaisses ténèbres ; le nuage qui les obscurcit semble grossir à mesure que les faits sont plus importants, parce qu’il y a plus d’hommes intéressés à les altérer ; cherchez maintenant la vérité dans les choses que vous n’avez point vues. L’histoire moderne est sur ce point la critique vivante et continuelle de l’ancienne. Pour moi je renonce à cette étude puérile ; Dieu, la nature et moi-même, voilà plus d’objets qu’il n’en faut pour occuper dignement ma vie : l’histoire des cieux, celle d’une plante, celle d’un insecte, me touche plus que toutes les annales grecques et romaines.

Encore, disait toujours ce détracteur de l’histoire, si en m’apprenant en détail les extravagances et la méchanceté des hommes, elle m’instruisait avec le même soin de ce qu’ils ont fait de bon et d’utile ! Si j’y trouvais le progrès des connaissances humaines, les degrés par lesquels les sciences et les arts se sont perfectionnés ! Mais point du tout. Cette partie de l’histoire, la seule vraiment intéressante, la seule digne de la curiosité du sage, est précisément celle que les compilateurs de faits ont le plus négligée ; infatigables narrateurs de ce qu’on ne leur demande pas, ils semblent s’être donné le mot pour taire ce qu’on voudrait savoir. Tandis que des vautours s’égorgeaient, des vers à soie filaient pour nous dans le silence ; nous jouissons de leur travail sans les connaître, et nous ne savons que l’histoire des vautours. Ceux qui nous l’ont transmise ressemblent à des naturalistes qui décriraient avec complaisance les combats des araignées qui se dévorent, et qui oublieraient de nous faire connaître l’industrie avec laquelle elles fabriquent leur toile.

Hâtons-nous de faire taire ce Diogène ; car comme il y a du vrai dans sa déclamation, ce vrai, quoique dur et outré, ou plutôt parce qu’il est dur et outré, chargerait encore l’infortunée philosophie d’un nouveau crime dont elle n’a pas besoin. Essayons, pour la justifier, d’opposer à notre cynique le philosophe sage et modéré qui lit l’histoire pour s’assurer que les générations passées n’ont rien à reprocher à celle qui passe, et pour pardonner à son siècle ; pour se consoler de vivre, par le spectacle de tant d’illustres et respectables malheureux qui l’ont précédé ; pour chercher dans les annales du monde les traces précieuses, quoique faibles et clairsemées, des efforts de l’esprit humain, et les traces bien plus marquées du soin qu’on a mis de tout temps à l’étouffer ; pour voir sans être ému, dans le sort de ses prédécesseurs, celui qu’il doit avoir, s’il joint au même courage le même succès, et s’il a le bonheur ou le malheur d’ajouter quelques pierres d’attente à l’édifice de la raison. L’histoire semble lui répéter à chaque instant ce que les Mexicains disaient à leurs enfants au moment de leur naissance : Souviens-toi que tu es venu dans ce monde pour souffrir ; souffre donc, et tais-toi. C’est ainsi que l’histoire l’instruit, le console et l’encourage. Il lui pardonne d’être incertaine dans ce qu’elle lui apprend, parce que tel est le sort des connaissances humaines et que les obscurités de l’univers physique le consolent de ne pas voir plus clair dans l’univers moral. Il lui pardonne tout ce qu’elle lui apprend de trop, parce qu’il ne lui en coûte rien pour l’oublier ; ou plutôt, il ne fait pas même d’efforts pour chasser de sa mémoire les faits peu intéressants qu’il a recueilli dans sa lecture ; il regarde la connaissance de ces faits comme étant en quelque manière de nécessité convenue entre les hommes, comme une des ressources les plus ordinaires de la conversation ; en un mot, comme une de ces inutilités si nécessaires qui servent à remplir les vides immenses et fréquents de la société.

Ainsi, bien loin que l’histoire doive être dédaignée du philosophe, c’est au philosophe seul qu’elle est véritablement utile. Cependant il est une classe à qui elle est plus profitable encore. C’est la classe infortunée des princes. J’ose employer cette expression sans craindre de les offenser, parce qu’elle est dictée par l’intérêt que doit inspirer à tout citoyen le malheur inévitable auquel ils sont sujet, celui de ne voir jamais les hommes que sous le masque, ces hommes qu’il leur est pourtant si essentiel de connaître. L’histoire au moins les leur montre en tableau, et sous la figure humaine ; et le portrait des pères leur crie de se défier des enfants.

C’est donc être le bienfaiteur des princes, et par contre-coup du genre humain qu’ils gouvernent, que de ne jamais perdre de vue en écrivant l’histoire, le respect superstitieux qu’on doit à la vérité. Qu’on ne doive jamais se permettre de l’altérer, cela ne vaut pas la peine d’être dit ; ajoutons qu’il est même très peu de cas où il soit permis de la taire. On reprochait à un de nos plus judicieux historiens, Fleury, d’avoir rapporté dans son Histoire Ecclésiastique certains faits peu édifiants dont les incrédules pouvaient abuser, les vexations exercées sous le masque de la religion par un fanatisme qu’elle désavoue, et surtout l’abus qu’on a fait tant de fois de la puissance spirituelle, pour soulever les peuples contre leurs souverains légitimes. Une vérité, répondait-il avec autant de candeur que de philosophie, ne saurait être opposée à une autre ; ces faits, malheureusement trop vrais, n’empêchent point que la religion ne le soit aussi. Ils prouvent même, pouvait-il ajouter, à quel point elle le doit être, puisqu’elle a résisté à une cause interne de destruction, plus redoutable pour elle que ses persécuteurs, au zèle ignorant, usurpateur et aveugle ; et que ses cruels ennemis n’ayant pu la détruire, ses amis dangereux n’ont pu la perdre.

Mais comment un historien, qui ne veut ni s’avilir ni se nuire, évitera-t-il tout à la fois, et le péril de dire la vérité quand elle offense, et la honte de la taire quand elle est utile ? Peut-être la seule réponse à cette question, est qu’un écrivain, à peine d’être convaincu ou tout au moins soupçonné de mensonge, ne devrait jamais donner au public l’histoire de son temps ; comme un journaliste ne devrait jamais parler des livres de son pays, s’il ne veut courir le risque de se déshonorer par ses éloges ou par ses satires. L’homme de lettre sage et éclairé, en respectant, comme il le doit, ceux que leur puissance ou leur crédit met à la portée de faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal à leurs semblables, les juge et les apprécie dans le silence, sans fiel comme sans flatterie, tient, pour ainsi dire, registre de leurs vices et de leurs vertus, et conserve ce registre à la postérité, qui doit prononcer et faire justice. Un souverain qui, en montant sur le trône, défendrait, pour fermer la bouche aux flatteurs, qu’on publiât son histoire de son vivant, se couvrirait de gloire par cette défense ; il n’aurait à craindre, ni ce que la vérité oserait lui dire, ni ce qu’elle pourrait dire de lui ; elle le louerait, après l’avoir éclairé, et il jouirait d’avance de son histoire qu’il ne voudrait pas lire. Mais pourquoi les gens de lettres n’auraient-ils pas assez bonne opinion des princes, pour supposer cette défense, et assez de courage pour y obéir comme si elle était faite ? L’histoire, les princes, les peuples leur seraient également redevables.

Après ces réflexions sur l’histoire en général, disons un mot des différentes manières de l’écrire. La plus simple, et en même temps la plus convenable pour celui qui ne veut qu’écrire l’histoire, c’est-à-dire la vérité, est celle des abrégés chronologiques. On y réduit l’histoire à ce qu’elle contient d’incontestable, aux résultats généraux des faits ; et on supprime les détails, toujours altérés par les erreurs ou les passions des hommes. Nous avons depuis quelques années un grand nombre d’abrégés de cette espèce, à la tête desquels on doit placer celui qui a mérité de servir de modèle à tous les autres, l’Abrégé chronologique de l’Histoire de France ; ouvrage également recommandable par l’élégance et la netteté de la forme, par l’exactitude des recherches, par les réflexions et les vues fines que l’auteur y a su répandre, et surtout par une exposition approfondie, quoique succincte en apparence, des principes et des progrès de notre législation.

C’est à cette manière si sage de présenter les faits, qu’on devrait se borner, si les hommes étaient assez raisonnables pour se contenter d’être instruits ; mais leur curiosité inquiète cherche des détails, et ne trouve que trop de plumes disposées à la servir et à la tromper.

On représentait à un historien du dernier siècle, connu par ses mensonges (Varillas), qu’il avait altéré la vérité dans la narration d’un fait ; cela se peut, dit-il, mais qu’importe ? le fait n’est-il pas mieux tel que je l’ai raconté ? Un autre (Vertot) avait un siège fameux à décrire ; les mémoires qu’il attendait ayant tardé trop longtemps, il écrivit l’histoire du siège, moitié d’après le peu qu’il en savait, moitié d’après son imagination ; et par malheur les détails qu’il en donne sont pour le moins aussi intéressants que s’ils étaient vrais ; les mémoires arrivèrent enfin ; j’en suis fâché, dit-il, mais mon siège est fait. C’est ainsi qu’on écrit l’histoire, et la postérité croit être instruite.

Tant de princes, dont on prétend nous peindre le caractère, comme si on avait été leur courtisan, et nous développer la politique, comme si on avait assisté à leur conseil, riraient bien, s’ils revenaient au monde, du portrait qu’on fait d’eux et des idées qu’on leur prête. À la paix d’Utrecht, les politiques d’Angleterre agitaient entre eux avec chaleur, si la reine Anne avait eu raison ou non de contribuer à cette paix ; pendant ce même temps, un professeur de Cambridge faisait des dissertations pour prouver que je ne sais quel empereur grec du bas Empire avait eu raison ou tort (j’ai oublié lequel) de faire sa paix avec les Bulgares.

Jusqu’à la superstition exclusivement qui avilit l’hommage sans honorer l’objet, je crois rendre aux anciens le tribut d’estime, d’admiration même qui leur est dû ; mais tout le respect que j’ai pour eux ne m’empêche pas de les soupçonner d’avoir plus souvent écrit l’histoire en orateurs qu’en philosophes. Ces harangues qu’on trouve chez eux à chaque pas, et qu’ils auraient été bien fâchés qu’on crût l’ouvrage de ceux à qui ils les attribuent, ces harangues, tout éloquentes qu’elles sont, ou plutôt parce qu’elles sont pour la plupart des chefs-d’œuvre d’éloquence, font craindre que leur imagination n’ait souvent conduit leur plume dans la narration des faits. Cette passion de haranguer, si générale et si séduisante dans les historiens de l’antiquité, a subjugué même, à la vérité moins fortement que les autres, celui qui les a tous effacés dans la connaissance des hommes, qui a le mieux peint le vice et la vertu, la tyrannie et la liberté, le sage et l’éloquent Tacite, dont l’histoire, après tout, perdrait peu, quand on ne voudrait la regarder que comme le premier et le plus vrai des romans philosophiques. Aujourd’hui, tranchons le mot, on renverrait aux amplifications de collège un historien qui remplirait son ouvrage de harangues. Cependant, tel adorateur des anciens, qui se garderait bien d’écrire l’histoire comme eux, ne craindra point de nous répéter encore qu’ils sont nos modèles en tout genre ; il traite les grands génies de l’antiquité comme l’antiquité traitait ses dieux ; il les encense sans ménagement, et les imite avec précaution. En les louant à l’excès, sans vouloir trop leur ressembler, il a tout à la fois la satisfaction si douce de médire de son siècle, et la prudence si nécessaire de rechercher son suffrage.

La philosophie, ou pour employer une expression qui ne fasse peur à personne, la raison, nous a appris que le ton de l’histoire doit être moins oratoire et plus simple. Mais en nous délivrant d’un mal, elle en fait sans le vouloir un autre ; c’est de mettre la plume à la main d’une multitude d’auteurs médiocre, qui ont saisi avec avidité ce genre d’écrire, comme celui de tous qui exige le moins qu’on tire de son propre fonds, rien n’étant plus commode que de trouver dans les ouvrages des autres ce qu’on doit dire. Ils écrivent l’histoire, comme la plupart des hommes la lisent, pour n’être pas obligé de penser, et se font auteurs à peu de frais.

Il est une manière de présenter l’histoire, moins austère à la vérité que celle des abrégés chronologiques, mais qui en laissant à l’écrivain plus de liberté, lui donne aussi plus de licence : c’est l’histoire universelle et abrégée, où l’auteur, sans détailler les faits, en offre le résumé général, rend ce résumé intéressant par les réflexions qu’il y joint ; en un mot, met sous les yeux du lecteur un tableau réduit et colorié des événements, chargé de figures peintes en raccourci, mais animées. Heureux l’historien, si dans ce genre d’écrire séduisant, mais dangereux, tandis que l’éloquence anime sa plume, la philosophie la conduit ; si les faits ne reçoivent point leur teinture de la manière de penser particulière à l’écrivain ; si cette teinture ne leur donne pas une couleur fausse et monotone ; s’il ne rend pas son tableau infidèle en voulant le rendre brillant, confus en voulant le rendre riche, fatigant en voulant le rendre rapide !

Soit que les anciens aient redouté les écueils de ce genre, soit qu’ils n’en aient pas eu l’idée, ils ne nous ont laissé sur ce point aucun modèle. Plus hardie et plus heureuse, la France nous en a fourni deux, supérieurs chacun dans leur manière de peindre ; l’un par une touche énergique et mâle, l’autre par un coloris brillant et facile ; tous les deux ayant saisi le vrai caractère de ces deux manières opposées ; tous deux dignes de tenir les lecteurs partagés sur celle qui mérite la préférence ; mais tous deux destinés à faire bien de mauvais imitateurs.

Un autre genre que les anciens paraissent n’avoir point connu, est l’histoire approfondie et raisonnée, qui a pour but de développer dans leur principe les causes de l’accroissement et de la décadence des Empires. Nous avons en ce genre d’excellents modèles ; le nom de Montesquieu dispense d’en citer d’autres. Il faut avouer pourtant que dans ces matières obscures, où les causes et les effets sont vus de si loin, l’usage de l’esprit philosophique est tout à côté de l’abus. Aussi, combien de raisonnements creux n’a-t-il pas produit sur les causes des révolutions des États ? On ne peut mieux, ce me semble, comparer ces raisonnements, qu’à ceux par lesquels tant de physiciens ont expliqué les phénomènes de la nature. Si ces phénomènes étaient tout autre qu’ils ne sont, on les expliquerait tout aussi bien, et souvent mieux. Un de ces savants, que rien n’embarrasse, avait fait de cette manière une Chimie démontrée ; rien n’y manquait que la vérité des faits ; on lui fit cette petite objection : Hé bien, répondit-il, apprenez-moi donc les faits tels qu’ils sont, afin que je les explique. Il en est de même de ces hommes qui rendent si bien raison des événements passés. Ils pourraient faire un essai infaillible de leurs forces ; ce serait de deviner, par les faits qui sont sous leurs yeux, les révolutions qui doivent en résulter ; de nous dire, par exemple, d’après l’état de l’Europe dans l’année courante, ce qu’il doit être l’année prochaine. Mais il y a apparence qu’ils ne consentiraient pas à cette épreuve ; leur sagacité se trouverait trop en défaut, et leur métaphysique trop exposée ; après avoir prédit ce qui est arrivé, ils prédiraient ce qui n’arriverait pas.

De toutes les façons d’écrire l’histoire, celle qui mérite peut-être plus de confiance, par la simplicité qui en doit être l’âme, est celle des mémoires particuliers et des lettres. Négligence de style, désordre, longueurs, petits détails, tout s’y pardonne, pourvu que l’air de vérité s’y trouve ; et cet air de vérité ne peut guère manquer d’y être, si l’auteur des mémoires a été acteur ou témoin, s’il ne les a point écrits pour être publiés de son vivant, et surtout si les lettres n’ont point été faites pour être données au public ; car malheur aux lettres qui ne sont écrites à personne qu’à ceux qui doivent les lire imprimées. Exceptons-en quelques romans anglais par lettres, où l’auteur ne paraît pas avoir pensé qu’il aurait des lecteurs ; mais convenons aussi que souvent il paraît l’oublier trop, et qu’à force de vouloir rendre ses lettres vraies par les détails et les écarts, il les rend quelquefois insupportables. La nature est bonne à imiter, mais non pas jusqu’à l’ennui.

Au risque d’essuyer quelques fines plaisanteries de la part de ceux qui rejettent d’avance tout ce qui ne ressemble pas à ce qu’ils connaissent, oserais-je proposer ici une manière d’enseigner l’histoire, dont j’ai touché un mot ailleurs, et qui aurait, ce me semble, beaucoup d’avantages ? Ce serait de l’enseigner à rebours, en commençant par les temps les plus proches de nous, et finissant par les plus reculés. Les détails, et si on peut parler ainsi, le volume des faits décroîtraient à mesure qu’ils s’éloigneraient, et qu’ils seraient par conséquent moins certains et moins intéressants. Un tel ouvrage serait fort utile, surtout aux enfants, dont la mémoire ne se trouverait point surchargée d’abord par des faits et des noms barbares, et rebutée d’avance sur ceux qu’il leur importe le plus de savoir ; ils n’apprendraient pas les noms de Dagobert et de Chilpéric avant ceux de Henri IV et de Louis XIV.

Mais pourquoi bornerait-on l’étude de l’histoire à n’être pour les enfants qu’un exercice de mémoire ? Pourquoi n’en ferait-on pas le meilleur catéchisme de morale qu’on pût leur donner, en réunissant sous leurs yeux dans un même livre les actions et les paroles mémorables ? Les anciens ont mieux connu que nous l’utilité de ces sortes d’ouvrage ; témoins Plutarque et Xénophon chez les Grecs, et Valère Maxime chez les Romains. À la vérité, un pareil recueil demande de l’âme et du goût pour être fait avec choix, et pour ne pas ressembler aux recueils de bons mots, qui n’ont été faits que par des imbéciles. Qu’il serait à souhaiter que chaque état utile à la société, magistrats, guerriers, artisans même, pût avoir un pareil recueil que lui fût propre, et qu’on ferait lire de bonne heure aux enfants destinés à chacun de ces états ? Quels germes d’humanité, de justice, de bienfaisance ne jetterait-on pas dans leurs âmes ? J’ai entendu regretter plusieurs fois à des officiers citoyens qu’on n’eût pas recueilli les actions de valeur et les paroles héroïques de nos soldats. Que de traits dignes d’admiration on eût tirés d’oubli, et quel objet d’émulation on eût proposé pour toujours à ces hommes qui donnent leur vie à l’État, sans être même soutenus par l’espérance de laisser après eux un peu de gloire ? Par malheur les soldats font partie du peuple ; et tout ce qui n’est que peuple est compté parmi nous pour trop peu de chose.

Mais pourquoi la république des lettres, si ingénieuse à se déchirer elle-même, si empressée de publier les scandales qui l’avilissent, ne recueillerait-elle pas les traits de générosité, de désintéressement, de courage qui peuvent la rendre respectable ? pourquoi, par exemple, pour ne citer que le plus récent, la postérité n’apprendrait-elle pas que, dans un temps où on cherche avec un acharnement puéril à rendre la philosophie odieuse, un membre illustre de cette compagnie, un écrivain qui a rendu la philosophie si aimable dans ses ouvrages, lui a fait encore plus d’honneur, en a fait à l’Académie, en a fait à la France (Voltaire), en arrachant la famille du grand Corneille à l’indigence où elle languissait ignorée ? Pourquoi n’annoncerait-on pas aux gens de lettres de toutes les nations, que le plus célèbre d’entre eux, objet continuel de la plus vile et de la plus impuissante satire, a donné cet exemple de patriotisme à tant d’hommes embarrassés de leurs richesses, qui obscurément jaloux de la supériorité que le génie donne sur eux, applaudissent sourdement aux traits émoussés qu’on lui lance, et croient leur petit triomphe bien secret, parce qu’on ne pense pas à les y troubler ; ennemis cachés et timides du vrai talent qui les dédaigne, et protecteurs ténébreux de la basse littérature qui les méprise.

Si ces réflexions sur l’histoire sont reçues du public avec la même indulgence que mes réflexions sur la poésie, elles en déplairont sans doute davantage, non pas aux bons historiens, car ils n’ont pas plus à se plaindre de moi que les bons poètes, mais à quelques tristes compilateurs, qui auront le plaisir de réfuter ce que je n’aurai point dit, et l’adresse de le réfuter mal. Leur ressource du moins sera de crier au novateur, au détracteur de la vénérable antiquité, à l’ennemi du bon goût, et surtout au géomètre ; car en matières d’invectives, leur imagination, comme l’on sait, ne va pas plus loin. Historiens et poètes qui usurpez ce nom, et qui avec si peu d’intérêt marquez tant de zèle, défendez aussi mal qu’il vous plaira l’histoire et la poésie ; mais n’en faites jamais.





  1. Ces Réflexions, très applaudies à la lecture, n’ont pas perdu à l’impression.