Réflexions sur l’esclavage des nègres/Chapitre VI


VI.

Les colonies à ſucre et à indigo ne peuvent-elles être cultivées que par des Nègres eſclaves ?


Il n’eſt pas prouvé que les Iſles de l’Amérique ne puiſſent être cultivées par des Blancs : à la vérité, les excès de Negreſſes & de liqueurs fortes peuvent rendre les Blancs incapables de tout travail. Leur avarice qui les excite à ſe livrer avec excès à des travaux qu’on leur paye très-cher, peut auſſi les faire périr ; mais ſi les Iſles, au lieu d’être partagées par grandes portions, étoient diviſées en petites propriétés ; ſi ſeulement les terres qui ont échappé à l’avidité des premiers colons, étoient diviſées, par les gouvernemens ou par leurs ceſſionnaires, entre des familles de cultivateurs, il eſt au moins très-vraiſemblable qu’il ſe formeroit bientôt dans ces pays une race d’hommes vraiment capables de travail. Ainſi le raiſonnement des politiques qui croient les Negres eſclaves néceſſaires, ſe réduit à dire : Les Blancs ſont avares, ivrognes & crapuleux, donc les Noirs doivent être eſclaves.

Mais ſuppoſons que les Negres ſoient néceſſaires, il ne ſ’enſuivroit pas qu’il fût néceſſaire d’employer des Negres eſclaves. Auſſi on établit ſur deux autres raiſons cette prétendue néceſſité. La premiere ſe tire de la pareſſe des Negres, qui ayant peu de beſoins, & vivant de peu, ne travailleroient que pour gagner l’étroit néceſſaire ; c’eſt-à-dire en d’autres termes, que l’avarice des Blancs étant beaucoup plus grande que celle des Negres, il faut rouer de coups ceux-ci pour ſatiſfaire les vices des autres. Cette raiſon d’ailleurs eſt fauſſe. Les hommes après avoir travaillé pour la ſubſiſtance, travaillent pour l’aiſance lorſqu’ils peuvent y prétendre. Il n’y a de peuples vraiment pareſſeux dans les nations civiliſées, que ceux qui ſont gouvernés de maniere qu’il n’y auroit rien à gagner pour eux en travaillant davantage. Ce n’eſt ni au climat, ni au terrein, ni à la conſtitution phyſique, ni à l’eſprit national qu’il faut attribuer la pareſſe de certains peuples ; c’eſt aux mauvaiſes loix qui les gouvernent. Il ſeroit aiſé d’établir cette vérité par des exemples, en parcourant tous les peuples, depuis l’Angleterre juſqu’au Mogol, depuis la principauté de Neuchâtel juſqu’à la Chine ; ſeulement plus le ſol eſt bon, plus la nation a de facilités naturelles pour le commerce, plus il faut auſſi que les loix ſoient mauvaiſes pour rendre le peuple pareſſeux. Il faudroit, par exemple, pour détruire l’induſtrie des Normands et des Hollandois, de bien plus mauvaiſes loix que pour détruire celle des Neuchatelois & des Savoyards.

La deuxieme raiſon en faveur de l’eſclavage des Negres ſe tire de la nature des cultures établies dans les Iſles. Ces cultures, dit-on, exigent de grands ateliers, & le concours d’un grand nombre d’hommes raſſemblés. D’ailleurs, leurs produits étant ſujets à ſ’altérer en peu de tems, ſi la culture étoit laiſſée à des hommes libres, la récolte dépendroit du caprice des ouvriers. Cette ſeconde raiſon ne peut ſéduire aucun homme capable de réflexion, ni même quiconque n’a point paſſé la vie entiere dans l’enceinte d’une ville. D’abord on auroit prouvé la même choſe de la culture du bled, de celle du vin, dans le tems que l’Europe étoit cultivée par des eſclaves. Et il eſt auſſi ridicule de ſoutenir qu’en Amérique on ne peut avoir de ſucre ou d’indigo que dans de grands établiſſemens formés avec des eſclaves, qu’il l’auroit été il y a dix-huit ſiecles de prétendre que l’Italie ceſſeroit de produire du bled, du vin ou de l’huile, si l’eſclavage y étoit aboli. Il n’eſt pas plus néceſſaire que le moulin à ſucre appartienne au propriétaire du terrein, qu’il ne l’eſt que le preſſoir appartienne au propriétaire de la vigne, ou le four au propriétaire du champ de bled. Au contraire, en général dans toute eſpece de culture, comme dans toute eſpece d’art, plus le travail ſe diviſe, plus les produits augmentent & ſe perfectionnent. Ainſi bien loin qu’il ſoit utile que le ſucre ſe prépare ſous la direction de ceux qui ont planté la canne, il ſeroit plus utile que la canne fût achetée du propriétaire par des hommes dont le métier ſeroit de fabriquer le ſucre.

Il faut obſerver que rien dans la culture de la canne à ſucre ou de l’eſpèce de fenouil qui produit l’indigo, ne s’oppoſe à ce que les champs de cannes ou d’indigo ne ſoient partagés en petites parties & diviſées, ſoit pour la propriété, ſoit pour l’exploitation. C’eſt ainsi que la canne à ſucre eſt cultivée en Aſie de tems immémorial. Chaque propriétaire d’un petit champ porte au marché le ſucre de la canne qu’il a exprimée chez lui, & qu’il a converti en melaſſe ; & il vaudroit bien mieux encore qu’il vendît la canne, ou ſur pied, ou coupée, à un manufacturier. C’eſt auſſi ce qui arriveroit en Aſie, ſi le gouvernement n’y étouffoit pas l’induſtrie, et dans les Iſles, ſi la culture y étoit libre.

Ce que nous venons de dire du ſucre s’applique à l’indigo, et plus aiſément encore au caffé ou aux épiceries. Il eſt donc d’abord très-vraiſemblable que les Negres ne ſont pas les ſeuls hommes qui puiſſent remuer la terre en Amérique, & il eſt certain que la culture par des Negres libres ne nuiroit, ni à la quantité, ni à la qualité des denrées, & au contraire, contribueroit à augmenter l’une en perfectionnant l’autre.

Le préjugé contraire a été accrédité par les colons, et peut-être de bonne foi. La raiſon en eſt ſimple, ils n’ont pas diſtingué le produit réel du produit net. En effet, faites cultiver par des eſclaves, le produit net ſera plus grand, parce qu’il ne vous en coutera, en frais de culture, que le moins qu’il eſt poſſible. Vous ne donnerez à vos eſclaves que la nourriture néceſſaire, vous choisirez la plus commune & la moins chere, ils n’auront qu’une hutte pour maison, à peine leur donnerez-vous un habillement groſſier. Le journalier le plus preſſé d’ouvrage exigeroit un ſalaire plus fort. D’ailleurs, un journalier veut tantôt gagner plus, pour former quelque capital, tantôt il veut ſe reſerver du tems pour ſe divertir ; s’il emploie toutes ſes forces, il faut que votre argent le dédommage de ce qu’il n’a pas ſuccombé à ſa pareſſe. Avec les eſclaves vous employez les coups de bâton, ce qui eſt moins cher. Dans la culture libre, c’eſt la concurrence réciproque des propriétaires & des ouvriers qui fixe le prix. Dans la culture eſclave, le prix dépend abſolument de l’avidité du propriétaire. Mais auſſi, dans la culture eſclave, le produit brut eſt plus foible ; & au contraire, le produit brut ſera plus conſiderable dans la culture libre. Ce n’eſt donc pas l’intérêt d’augmentation de culture qui fait prendre la défenſe de l’eſclavage des Negres, c’eſt l’intérêt d’augmentation de revenu pour les colons. Ce n’eſt pas l’intérêt patriotique plus ou moins fondé, c’eſt tout ſimplement l’avarice & la barbarie des propriétaires. La deſtruction de l’eſclavage ne ruineroit ni les colonies, ni le commerce ; elle rendroit les colonies plus floriſſantes, elle augmenteroit le commerce. Elle ne feroit d’autre mal que d’empêcher quelques hommes barbares de s’engraiſſer des ſueurs & du ſang de leurs freres ; en un mot, la maſſe entiere des hommes y gagneroit, tandis que quelques particuliers n’y perdroient que l’avantage de pouvoir commettre impunément un crime utile à leurs intérêts.

On a prétendu diſculper la traite des Negres, en ſuppoſant que l’importation des Negres eſt néceſſaire pour la culture. C’eſt encore une erreur : les femmes Negres ſont très-fécondes ; les habitations bien gouvernées s’entretiennent, même ſous la ſervitude, ſans importation nouvelle. C’eſt l’incontinence, l’avarice & la cruauté des Européens, qui dépeuplent les habitations ; & lorſqu’on proſtitue les Negreſſes pour leur voler enſuite ce qu’elles ont gagné ; lorſqu’on les oblige, à force de traitemens barbares, de ſe livrer, ſoit à leur maître, ſoit à ſes valets ; lorſqu’on fait déchirer devant elles les Noirs qu’on les ſoupçonne de préférer à leurs tyrans ; lorſque l’avarice ſurcharge les Negres de travail & de coups, ou leur refuſe le néceſſaire ; lorſqu’ils voient leurs camarades, tantôt mis à la queſtion, tantôt brûlés dans des fours, pour cacher les traces de ces aſſaſſinats, alors ils déſertent, ils s’empoiſonnent, leurs femmes ſe font avorter, & l’habitation ne peut ſe soutenir qu’en tirant d’Afrique de nouvelles victimes. Il eſt ſi peu vrai que la population des Negres ne puiſſe ſe ſoutenir par elle-même, qu’on voit la race des Negres marons ſe ſoutenir dans les forêts, au milieu des rochers, quoique leurs maîtres s’amuſent à les chaſſer comme des bêtes fauves, & qu’on ſe vante d’avoir aſſaſſiné un Negre maron, comme en Europe on tire vanité d’avoir tué par derriere un daim ou un chevreuil.

Si les Negres étoient libres, ils fourniroient une nation floriſſante. Ils ſont, dit-on, pareſſeux, ſtupides & corrompus, mais tel est le ſort de tous les eſclaves. Quand Jupiter réduit un homme à la ſervitude, dit Homere, il lui ôte la moitié de ſa cervelle. Les Negres ſont naturellement un peuple doux, induſtrieux, ſenſible ; leurs paſſions ſont vives ; ſi on raconte d’eux des crimes atroces, on peut auſſi en citer des traits héroïques. Mais qu’on interroge tous les tyrans, ils apporteront toujours pour excuſes de leurs crimes les vices de ceux qu’ils oppriment, quoique ces vices ſont par-tout leur propre ouvrage.