Réflexions sur l’esclavage des nègres/Chapitre IV

IV.

Si un homme peut acheter un autre homme de lui-même.


Un homme ſe préſente à moi & me dit : Donnez-moi une telle ſomme & je ſerai votre eſclave. Je lui délivre la ſomme, il l’emploie librement (ſans cela le marché ſeroit abſurde) ai-je le droit de le retenir en eſclavage, j’entends lui ſeul, car il eſt bien clair qu’il n’a pas eu le droit de me vendre ſa poſtérité, & quelle que ſoit l’origine de l’eſclavage du pere, les enfans naiſſent libres.

Je réponds que dans ce cas-là même, je ne puis avoir ce droit. En effet, ſi un homme ſe loue à un autre homme pour un an, par exemple, ſoit pour travailler dans ſa maiſon, ſoit pour le ſervir, il a formé avec ſon maître une convention libre, dont chacun des contractans a le droit d’exiger l’exécution. Suppoſons que l’ouvrier ſe ſoit engagé pour la vie, le droit réciproque entre lui & l’homme à qui il s’eſt engagé doit ſubſiſter, comme pour une convention à tems. Si les loix veillent à l’exécution du traité, ſi elles reglent la peine qui ſera impoſée à celui qui viole la convention, ſi les coups, les injures du maître ſont punies par des peines ou pécuniaires ou corporelles (& pour que les loix ſoient juſtes, il faut que pour le même acte de violence, pour le même outrage, la peine ſoit auſſi la même pour le maître & pour l’homme engagé) ſi les tribunaux annullent la convention dans le cas où le maître eſt convaincu ou d’excéder de travail ſon domeſtique, ſon ouvrier engagé, ou de ne pas pourvoir à ſa ſubsiſtance ; ſi, lorſqu’après avoir profité du travail de ſa jeuneſſe, ſon maître l’abandonne, la loi condamne ce maître à lui payer une penſion : alors cet homme n’eſt point eſclave. Qu’eſt-ce en effet que la liberté conſidérée dans le rapport d’un homme à un autre ? C’eſt le pouvoir de faire tout ce qui n’eſt pas contraire à ſes conventions, & dans le cas où l’on ſ’en écarte, le droit de ne pouvoir être contraint à les remplir, ou puni d’y avoir manqué, que par un jugement légal. C’eſt enfin le droit d’implorer le ſecours des loix contre toute eſpece d’injure ou de léſion. Un homme a-t-il renoncé à ces droits, ſans doute alors il devient eſclave ; mais auſſi ſon engagement devient nul par lui-même, comme l’effet d’une folie habituelle ou d’une aliénation d’eſprit, cauſée par la paſſion ou l’excès du beſoin. Ainſi tout homme qui, dans ſes conventions, a conſervé les droits naturels que nous venons d’expoſer, n’eſt pas eſclave, & celui qui y a renoncé, ayant fait un engagement nul, il eſt auſſi en droit de reclamer ſa liberté que l’eſclave fait par la violence. Il peut reſter le débiteur, mais ſeulement le débiteur libre de ſon maître.

Il n’y a donc aucun cas où l’eſclavage même volontaire dans ſon origine puiſſe n’être pas contraire au droit naturel.