Réflexions présentées à la Nation française, sur le procès intenté à Louis XVI


RÉFLEXIONS
PRÉSENTÉES
À LA NATION FRANÇAISE,
SUR LE PROCÈS INTENTÉ À LOUIS XVI.
Par M. NECKER

Vitam impendere vero.

Prix 8 sols.

À PARIS,
Chez VOLLAND, Libraire, quai des Augustins,
No. 25.
Séparateur
1792.


Réflexions présentées à la Nation Française, sur le Procès intenté à LOUIS XVI, par M. Necker[1].



Un seul entre tous les Rois, qui ont régné sur la France ; depuis Charlemagne, un seul a voulu fonder la liberté publique sur des bases indestructibles, un seul, entouré d’une Armée fidelle, et dans la plénitude de ses forces, a posé lui-même des bornes à son autorité ; un seul a dit un jour à sa Nation : venez, associez-vous à ma puissance, et donnez-moi plus d’amour ; un seul a jugé sans illusion les prérogatives qui sembloient depuis long-temps appartenir à sa couronne ; et dédaignant toutes celles qu’il croyoit inutiles à l’ordre public et au bonheur de la France, il s’en est détaché volontairement et les a déposées, pour ainsi dire, sur l’autel de la Patrie ; et ce Monarque, aujourd’hui, ce même Monarque, après avoir essuyé tous les genres d’outrage, après avoir fait l’épreuve des disgraces les plus amères, se voit renfermé dans une étroite Prison, et soumis aux rigueurs de la plus effrayante captivité. C’est là que, séparé du monde, il apprend de temps à autre, l’écroulement de sa fortune et de sa réputation ; c’est la qu’on vient de le dépouiller des derniers signes de sa grandeur passée, et c’est là qu’un jour, peut-être, on ira l’avertir de venir comparoître, avec toute l’humiliation d’un accusé, devant un Tribunal prévenu, devant un Tribunal dont la puissance n’existeroit pas aujourd’hui, sans un sentiment généreux, sans un premier acte de confiance de la part d’un Roi, que vous avez nommé vous-mêmes le Restaurateur de la liberté Française. Cette époque, remarquable dans les annales de la France, ne doit pas être encore effacée de votre mémoire, et l’histoire en conservera, n’en doutez point, le souvenir éternel. Que seroit-ce, grand Dieu ! si, près des lignes qu’elle tracera pour consacrer les vertus publiques et particulières d’un infortuné Monarque, si, près de cet auguste témoignage, on avoit à lire un jour, le récit du plus horrible des forfaits et de la plus barbare ingratitude ! Déjà, cependant, et au sein de la France, au milieu de cet Empire dont la destinée fut unie pendant neuf cens ans aux illustres ayeux de LOUIS XVI, personne n’ose encore élever sa voix en faveur de ce Prince ; c’est en secret qu’on pleure ses malheurs, et c’est avec la plus grande publicité, c’est par tous les genres d’Écrits qu’on cherche à le ruiner ou à le dégrader dans l’opinion publique.

Il appartient, peut-être, à un ancien Ministre de ce Monarque, et à un témoin de ses vertus et de ses bienfaits, de se placer des premiers au rang de ses défenseurs ; et toutes les affections de mon ame, en saisissant avec transport cette pensée, ne m’ont pas laissé le temps de mesurer mes forces. Hélas ! serai-je entendu, lorsque tous les abords sont fermés aux amis de l’innocence opprimée, et ma voix, ma foible voix pourra-t-elle pénétrer à travers le bruit des passions, et au milieu du tumulte qu’une sombre politique agite et dirige à sa volonté ? Je l’essayerai du moins, et je confie à la protection des ames généreuses et sensibles, ces lignes que je vais tracer d’une main tremblante et avec toute l’émotion d’un cœur oppressé.

Je vous le dirai sans crainte ; c’est de votre honneur, Peuple Français, c’est de votre réputation jusques dans les âges les plus reculés, dont il s’agit peut-être en ce mémorable instant ; car, après avoir assujetti votre Roi, après avoir soumis votre captif aux Décrets de votre Toute-Puissance, vous aurez à comparoître vous-même, devant le Tribunal de la Postérité ; et bien avant, vous aurez à compter, sans doute, avec vos repentirs et avec vos remords trop tardifs.

Ne vous y méprenez point, ce n’est pas sur des papiers épars, et saisis inopinément dans le cabinet du Roi, ou dans les bureaux des Agens de sa Trésorerie, ce n’est pas sur quelques indices susceptibles de diverses explications, que vous serez absous des rigueurs dont vous vous rendez coupables envers un Monarque, devenu par ses malheurs, l’objet de l’intérêt universel. C’est en vain sur-tout, que vous voudrez séparer de sa cause les titres qu’il réunit, depuis si long-tems, à votre estime et à votre reconnaissance ; la voix des Nations vous y rappellera sans cesse ; et les subtiles inductions que vous voudriez tirer d’une circonstance particulière, les raisonnemens que vous formeriez sur des faits isolés, toute cette controverse où tant de passions se mêlent nécessairement, ne fixera point d’opinion générale ; car, dans les contestations publiques, c’est toujours par des traits marquans et visibles, pour ainsi dire, à toutes les distances, que les Nations et les siècles apprécient la justice des Rois et la justice des Peuples. Le temps, dans son auguste marche, écarte en souverain maître ces petites accusations plus ou moins dignes de foi, et auxquelles l’esprit de parti attache momentanément une si grande importance ; le temps les condamne toutes à un éternel oubli ; et les pierres numéraires qui désignent son cours, ne transmettent au souvenir des hommes que les vérités dignes de leur intérêt et de leur croyance, et les mêmes qui échappent au combat passager de toutes les passions.

C’est, dès-à-présent, à la lumière de ces grandes vérités, que les Nations étrangères dirigent leur opinion, et l’Europe entraînée par des considérations morales, plus sûres que tout autre guide, fait universellement les réflexions suivantes sur les accusations élevées contre le Roi. Et d’abord on est frappé du désavantage de sa position, de cette position difficile dans laquelle on l’a placé. En effet, on a cherché à diriger l’opinion par tous les genres d’Écrits, on a fait imprimer en petites feuilles détachées, des Notes habilement choisies entre les différens papiers dont on s’est emparé, en y a joint les commentaires qui pouvoient donner une grande importance à de petits objets, ou convertir en réalités de simples apparences ; on a répandu ces recueils dans tous les départements, dans toutes les Municipalités ; om a voulu même qu’ils fussent lûs aux Prônes et sur les places publiques ; et tandis qu’on s’est rendu maître de l’esprit du Peuple, et par des mesures générales, et par tous les soins de détail, on a semé l’effroi parmi tous ceux qui auroient voulu plaider la cause d’un Monarque infortuné ; et leur morne silence annonce distinctement que la plus légère expression d’un sentiment de pitié, deviendroit un motif de proscription. Quelle renommée, quelle innocence ne succomberoient pas sous les effets d’une pareille combinaison ! Et croiroit-on remplir tous les devoirs de la justice, en permettant au Roi de parler un Jour pour sa défense ? Qu’est-ce qu’un pareil droit ? Qu’est-ce qu’une telle liberté, lorsque toutes les opinions sont faites, et lorsqu’on a eu le temps de les plier dans un meme sens ? C’est au moment où les préjugés se forment, c’est au moment où ils se préparent qu’il faut avoir la faculté de les combattre ; car lorsqu’ils ont pris leur croissance, la main foible et tremblante d’un seul homme, et d’un homme accablé sous le poids de son infortune, ne sauroit les déraciner. Que pourra le Monarque, que pourront ses défenseurs, lorsqu’on leur rendra la parole, après qu’on aura dépouillé l’accusé de toute sa réputation, de tout le respect qu’inspiroit son caractère, de tous les souvenirs qui plaidoient en sa faveur ? Hélas ! il en fallut bien moins autrefois pour perdre Phocion, Aristide et Socrate, et cependant la vie peu compliquée de ces Sages, ne présentoit pas à la calomnie les accès innombrables qu’offre dans tous les sens, la conduite d’un Roi, le Chef d’un grand État, et qui fut encore placé par la fortune au milieu d’une révolution sans pareille.

En des tems moins étranges que les nôtres, il eût suffi pour défendre le Roi, de rappeler ce qu’il a fait pour la Nation Française ; car, il n’est rien que des actes si insignes d’une généreuse bienfaisance, ne pussent balancer et même disculper s’il étoit nécessaire. Je fais donc un effort sur moi-même, en différant l’usage de ce moyen de défense, et en examinant d’abord les accusations particulières dirigées contre ce Prince. Je le verrai, comme s’il étoit circonscrit, pour ainsi dire, dans le temps présent, et sans être précédé, sans être environné par seize ans de vertus, et par tous les actes d’amour envers ses Peuples, qui ont signalé son règne. C’est avec ce cortége qu’il paroîtra devant les races futures ; mais séparons-le, pour un moment, de cette douce puissance, et sans chercher aucune assistance dans sa conduite passée, écartons d’abord par la discussion, les reproches dont ses accusateurs l’environnent. Je proteste néanmoins auparavant contre ce mode de défense, car ce n’est pas ainsi qu’il faut juger les Rois, leur tâche est si grande, leur vie est si remplie, leurs volontés sont entraînées par une telle affluence de motifs et de circonstances, qu’il seroit injuste de les soumettre aux mêmes règles et aux mêmes épreuves que les autres hommes. Il faut les considérer, même pendant leur règne, comme des personnages de l’Histoire, et se placer loin d’eux pour les apprécier ; enfin, dans un Monarque, c’est l’homme et le caractère, qui doivent répandre du jour sur les actions, tandis que dans un particulier, ce sont les actions qui font connoître l’homme.

Je fixe d’abord mon attention sur la journée du dix Août, et je demande s’il est possible de faire aux yeux de l’Europe, un reproche au plus malheureux des Princes, des mesures qu’il avoit prises pour sa sûreté ; s’il est possible sur-tout d’attribuer des précautions de ce genre à aucune intention hostile, à aucun projet de révolution ? Ah ! si l’on pouvoit communiquer avec la pensée des hommes, si l’on pouvoit interroger leur conscience, je m’en rapporterois, sans hésiter, à l’opinion intime de ceux qui, les premiers, ont répandu ces bruits, et propagé ces soupçons. Il est des suppositions, si dénuées de vraisemblance, qu’elles s’anéantissent d’elles-mêmes, et les insinuations les plus adroites, les inductions les plus recherchées, ne sauroient y donner la moindre consistance. L’Europe en lisant ces bisarres assertions, se demande avec étonnement, comment le Roi, sans aucune autre force que douze ou quinze cens défenseurs assurés, auroit formé le plan d’une attaque contre les nombreux assaillans de son Château, et contre le Peuple entier de Paris ? L’Europe se demande comment ce projet d’agression se concilieroit avec l’association des Magistrats populaires aux dispositions adoptées pour la garde des Tuileries, et avec tous les caractères de doute et d’effroi qui ont accompagné ces démarches ? L’Europe se demande, comment ce projet d’agression se lieroit aux instances réitérées que le Roi fit le matin auprès de l’Assemblée Nationale, afin de l’engager à lui envoyer des Députés avec lesquels il pût concerter sa conduite ? Enfin, qui peut se souvenir de la journée du vingt Juin, et faire un crime au Roi, d’avoir cherché à opposer quelque résistance aux mesures qui se prenoient ouvertement pour renouveller une semblable insurrection ? Il avoit été exposé pendant six heures aux plus cruelles insultes, sa vie et celle de la Reine avoient couru le danger le plus imminent, et l’un et l’autre n’avoient échappé que par miracle aux excès d’une multitude égarée. La menace et les préparatifs d’une seconde irruption du même genre, devoient donc inspirer la plus juste terreur. Un simple particulier auroit cherché son salut dans la fuite, mais le Roi toujours victime, et jamais heureux de sa grandeur, se trouvoit dans la nécessité absolue de recourir aux moyens, dont il a fait usage : Hélas ! ce n’étoit pas seulement ses jours et ceux de sa famille qu’il avoit à garantir, c’étoit encore l’honneur de la France, qu’un horrible attentat contre sa personne, auroit souillé pour toujours. Cependant, comment pourroit-on se défendre d’un sentiment d’intérêt, en observant la différence de la conduite du Roi, à deux époques également remarquables dans les fastes de ses infortunes ? Il voit, le dix Août, qu’il sera contraint peut-être de repousser la force par la force ; et craignant alors pour d’autres victimes que lui-même, il s’agite, il s’inquiète, il manifeste des doutes et des incertitudes, il envoyé messages sur messages à l’Assemblée Nationale, il sollicite la présence de quelques Députés, il les appelle pour être aidé de leurs conseils, et dans l’espoir encore qu’ils arrêteront, par leurs exhortations, les projets d’une multitude aveuglée. Mais, le vingt Juin, où il n’y avoit ni combats, ni disputes sanglantes à redouter, et où seul, il est en danger, il s’avance sans gardes vers une foule armée de piques et d’autres instrumens meurtriers ; il ordonne qu’on ouvre les portes de son appartement ; il arrête le zèle ardent du petit nombre de personnes, dont il est environné ; il se résigne, avec calme, au péril qu’il ne peut se dissimuler ; il se présente sans peur aux regards menaçans d’un Peuple égaré ; et dans le cours de cette horrible journée, lorsque de généreux citoyens veulent s’approcher de sa Personne, et lui servir d’égide : allez à la Reine, leur dit-il sans cesse, allez auprès d’elle ! Cet intérêt si cher l’occupoit uniquement, et l’émotion que lui inspiroit un sentiment si naturel, fut la seule crainte dont, au milieu de ses dangers, on apperçut l’expression. Prince, digne d’un meilleur sort, on reconnoîtra trop tard, et vos douces vertus, et vos affections généreuses !

Le Roi, dit-on, a soudoyé les Émigrés, il a favorisé leurs projets hostiles, et c’est à lui qu’on doit attribuer l’introduction des Armées étrangères dans le Royaume. L’Europe entière est témoin de l’injustice de ce reproche, car tous les Cabinets politiques ont connoissance des soins que le Roi s’est donnés pour conserver la paix. Monarque infortuné ! l’on vous accuse aujourd’hui d’avoir voulu la guerre, et l’on vous faisoit un crime, il y a peu de temps, de l’éloigner de tout votre pouvoir ; et pour vous forcer à la déclarer on échauffoit le peuple, et l’on publioit à grands cris, que vous vouliez laisser à la Cour de Vienne le temps de se fortifier d’avantage. Quelle fatalité dans votre destinée ! Eh ! quoi le sang de deux de vos Ministres, victimes de leurs inclinations pacifiques, ce sang qui a presque rejailli sur vous, ne suffit-il pas pour vous justifier ? Et lorsqu’ils ont péri sous le fer des assassins, lorsqu’ils ont été les généreux martyrs de leurs sentimens humains, et de leur obéissance aux vœux que vous formiez pour le repos de la France, leur mort, leur cruelle mort, n’a-t-elle pas garanti, de la manière la plus authentique, la pureté de vos intentions ? La publicité de la correspondance de ces deux Secrétaires d’État, feroit connoître à la France l’esprit de paix qui dirigeoit toutes leurs démarches, et cette publicité seroit d’une justice étroite et d’un devoir rigoureux, si l’on persistoit à faire un reproche au Roi de l’invasion des troupes étrangères. Mais il n’auroit pas moins perdu deux témoins précieux, et qui, dans la circonstance présente, auroient fait connoître avec tous les détails propres à inspirer de la confiance, les vues conciliatrices et la marche constitutionnelle d’un Monarque, demeuré presque seul aujourd’hui, et dont ils avoient connu les sentimens intimes. Les personnes qui ont eu des relations particulières avec ces deux Ministres, pourroient suppléer à leur témoignage ; mais le feront-elles dans un temps où l’on n’ose parler que pour la vengeance ? Mon malheureux ami, M. de Lessart, m’a écrit trois fois du fond de sa Prison, et chaque ligne exprimoit la tranquille sérénité de la plus parfaite innocence. L’une de ces Lettres est encore entre mes mains, et je la crois d’un grand prix pour jeter un nouveau jour sur la question que je traite. Je vais en donner la copie littérale.

« Orléans, le 8 Juillet 1792. »

« Vous auriez eu de mes nouvelles, si j’avois eu quelque chose de nouveau à vous annoncer pour ce qui me concerne ; mais à peu de chose près, je suis au meêe point où j’étois à l’époque de ma dernière lettre. Je commence pourtant à croire que toutes les difficultés possibles sont épuisées ; la communication des pièces qui m’étoient nécessaires, va bientôt me mettre en état de travailler à ma défense. Mais je regretterai toute ma vie qu’elle n’ait pu paroître dans le moment actuel ; car elle sera curieuse, non pas pour ce qui sera de moi, mais par la manifestation de ce qui s’est passé dans les Cours étrangères ; par la démonstration qu’on ne vouloit point nous faire la guerre, par la preuve sans réplique que c’est nous qui l’avons provoquée, qui l’avons commencée, qui avons mis l’Europe contre nous. Tout cela eut produit quelque effet ; et ce n’est pas une de mes moindres peines, que de voir qu’on m’a mis dans l’impossibilité de me procurer au moins ce petit dédommagement, etc. etc. ».


Cette lettre peut servir, avec tant d’autres indices, à faire connoître, que, jusqu’à l’époque du Décret d’accusation contre M. de Lessart, les Puissances Étrangères avoient été constamment entretenues dans leurs intentions pacifiques par les Ministres de Sa Majesté ; cette lettre est d’autant plus digne de foi, qu’elle fut écrite sans aucun but, et dans un temps où la situation actuelle du Roi ne pouvoit être prévue ; cette lettre est d’un prisonnier solitaire à un homme vivant hors de France ; cette lettre enfin fut tracée par un homme qui n’est plus. Quel témoignage ! En exista-t-il jamais un dont le caractère de vérité fût plus irrécusable ? il semble tenir du malheur et de la mort quelque chose de terrible et de sacré.

Qu’oppose-t-on à une pareille démonstration ? une lettre attribuée aux deux frères du Roi, et que je suppose véritable, si elle a été trouvée, comme on l’annonce, dans les porte-feuilles de Sa Majesté. On y remarque un paragraphe dont on veut tirer un grand avantage. « Si l’on nous parle de la part de ces gens-là, nous n’écouterons rien ; mais si c’est de la vôtre, nous écouterons, mais nous irons droit notre chemin. Ainsi, si l’on veut que vous nous fassiez dire quelque chose, ne vous gênez pas. »

On induit de ces paroles, qu’il existoit un assentiment du Monarque aux démarches des Princes ses frères ; mais il est évident, ce me semble, que l’on doit donner à cette lettre une interprétation absolument différente. Les Princes, informés de l’acquiescement ou de la résignation du Roi à la nouvelle Constitution politique de la France, avoient besoin de supposer que cet assentiment étoit l’effet de la crainte ou de la nécessité, afin d’excuser du Roi même, la résolution où ils étoient de s’écarter de son exemple. Ils remplissoient cette vue en lui écrivant dans les termes qu’on a rapportés et toutes leurs déclarations publiques sur l’esclavage du Roi, s’accordent parfaitement avec leur lettre particulière. N’est-il pas évident encore, que si des lettres ou des messages du Roi avoient approuvé, avoient encouragé leurs projets, une lettre écrite par une voie sûre, comme ils le disent eux-mêmes, auroit contenu quelques phrases ou quelques mots, où l’on auroit apperçu leurs relations habituelles avec le Roi, et son adhésion à leurs démarche, ou à leurs desseins. Rien de pareil ne s’y trouve, et l’on voit clairement le but que se proposoient les Princes en l’écrivant ; on y voit le desir qu’ils avoient de se mettre en règle avec le Roi, au moment même où ils agissoient d’une manière contraire à son vœu. N’oublions point de remarquer encore que Sa Majesté ayant gardé cette lettre confidentielle, on en eut trouvé d’autres dans le même porte-feuille, s’il y avoit eu, comme on l’annonce, une intelligence suivie entre le Monarque et ses frères. Il existe, au contraire, je n’en doute point, des lettres du Roi adressées, et aux deux derniers Empereurs, et au Roi d’Espagne, qui manifesteroient, de la manière la plus positive, le vœu personnel de Sa Majesté pour le maintien de la paix, et cette correspondance seroit plus significative qu’une induction tirée d’une phrase ambiguë, contenue dans une seule lettre des Princes. Je suis certain, que dès mon Ministère, le Roi s’expliquoit de cette manière dans toutes ses dépêches publiques ou particulières ; et la Reine un jour eut la bonté de me montrer trois ou quatre pages, écrites de sa main, à M. le Comte d’Artois, et où elle l’invitoit, dans les termes les plus persuasifs, à ne point compromettre la tranquillité du Royaume pour traverser le cours d’une révolution, l’objet des vœux de la France. Toutes ces lettres, il faut l’espérer, ne sont point anéanties ; et si l’intérêt du Roi l’exige, on se fera peut-être un devoir de les rendre publiques.

L’on présente encore, comme une preuve d’intelligence avec les Émigrés, la bonté qu’a eue Sa Majesté de payer à ses Gardes-du-Corps un quartier ou un semestre après l’époque de leur licenciement. Cet usage constamment établi pour toutes les fonctions supprimées, même dans les maisons des particuliers, étoit à peine un acte de générosité, lorsqu’il étoit adopté par un Roi. Il suffit, pour écarter les soupçons qu’on voudroit attacher à une détermination si simple, que la munificence du Monarque ait été momentanée ; qu’elle ait cessé, dès qu’un rassemblement formel au-delà du Rhin, ne permettoit plus au Roi de considérer ses anciens Gardes-du-Corps comme de simples Émigrés, persécutés par la fortune[2]. Mais jusques-là, étoit-il un sentiment plus naturel que ce désir de la part du Roi, d’être en secours à des hommes dévoués si long-temps à son service, et qui avoient été, sous ses propres yeux, les innocentes victimes de leur attachement et de leur zèle ? Ah ! qu’on change donc notre nature, qu’on détruise au fond des cœurs tous les sentimens dont l’humanité s’honore, si l’on veut convertir en crimes un mouvement généreux ; mais en admettant cette révolution dans les idées morales, il faudroit encore avoir de l’indulgence pour les habitudes d’un Roi.

L’Europe demandera, s’il n’est pas aussi permis aux Princes d’étre justes, lorsqu’elle verra permi les accusations, dirigées contre LOUIS XVI, les payemens faits par la Liste civile, aux personnes attachées à l’éducation de ses frères[3] ; lorsqu’elle verra, qu’on a fait de même un reproche à ce Monarque de la pension continué de sa part à Mesdames. On oublie qu’il acquittoit ces diverses dépenses des deniers de sa Trésorerie particulière, et l’on s’obstine à présenter sa Liste civile comme une munificence Nationale, tandis que rigoureusement, elle étoit en totalité ou en grande partie, le simple remplacement du revenu des Domaines appartenans à la Maison de France, Domaines dont l’Assemblée Nationale avoit reconnu elle-même l’immense étendue. Ce principe incontestable, une fois admis, le Roi pouvoit-il, sans dureté, se dispenser d’étre en secours aux sœurs de son père ; le pouvoit-il, avec justice, n’importe le pays, n’importe le lieu qu’elles eussent choisi pour résidence ? Il ne le faisoit pas avec les deniers de l’État, mais avec la fortune qui lui avoit été transmise par ses ancêtres.

Une réflexion d’un autre genre, s’offre en ce moment à mon esprit : l’on a souvent représenté le Roi, comme occupé de faire servir ses revenus particuliers au rétablissement de son autorité ; et lorsqu’il en destine une grande partie à remplir des devoirs de sentiment, on lui en fait encore un reproche ; cependant, c’est à ce dernier usage de la fortune, qu’un Prince ambitieux et dominé par une seule passion, n’auroit pas manqué de renoncer. Ainsi, dans l’énumération des torts de LOUIS XVI, il semble qu’on ait recherché les traces de l’homme sensible ; et si on lui rend ce service, même avec le désir de le trouver coupable, sous quel jour ne l’auroit-on pas montré, si l’on se fût proposé de le faire paroître avec avantage ?

Je continue à parcourir les accusations contre le Roi ; et je remarque les reproches amers qu’on lui fait au sujet des divers Écrits, dont la Liste civile avoit acquitté la dépense. J’ai vu Sa Majesté, pendant mon Ministère, considérer avec mépris toutes les insultes au Pouvoir Exécutif et à sa personne, dont les papiers publics étoient remplis, et ces libelles atroces qui se crioient à haute voix dans les rues de Paris, et jusque sous les fenêtres de son Palais ; mais on conçoit néanmoins comment, après une longue patience, un jour on aura pu lui dire : vous dédaignez trop ce genre d’attaque, vos ennemis et ceux de la Monarchie ont une ardeur soutenue, un zèle qui se reproduit sous toutes les formes ; et pour arriver à leur fin, ils ne rejettent aucun moyen. Il est temps, malgré votre répugnance, de disputer l’opinion, avec les armes dont chacun et sert aujourd’hui sans contradiction, et de rendre ainsi guerre pour guerre. Quelques personnes, aura-t-on ajouté, sont disposées à écrire dans un sens favorable à la Royauté, et se proposent, en même-temps, de discréditer les hommes, dont la haine infatigable vous poursuit sans cesse ; elle exigent seulement, qu’on les indemnise des fraix d’impression. Voilà ce qu’on aura dit au Roi, et il est possible qu’il ait donné un acquiescement tacite à cette proposition ; mais très-sûrement, il n’a jamais lû tous ces petits Écrits ; et s’ils ont été faits d’une manière inconsidérée, il n’en a pas eu connaissance. C’est toujours des grands ouvrages d’histoire, de morale et de politique écrits en françois ou en anglois dont j’ai vu le Roi s’occuper avec goût et avec assiduité ; et si à cette étude favorite, l’on réunit le temps qu’il devoit donner à la lecture de tous les débats de l’Assemblée Nationale et de toutes les nouvelles étrangères, le temps qu’il devoit consacrer à la tenue de ses Conseils et aux travaux particuliers de tous ses Ministres, comment auroit-il eu le loisir de lire cette multitude innombrable de brochures, répandues chaque jour dans Paris ? On veut toujours juger les Rois comme les particuliers, et rien n’est plus injuste, car leur situation ne ressemble à aucune autre. Ce seroit donc, uniquement de l’assentiment du Monarque à l’idée générale d’une discussion polémique, qu’on seroit en droit de lui faire un reproche. Mais oseroit-on présenter cet assentiment comme un chef d’accusation, lorsque tous les Écrits imaginables contre sa personne et contre son autorité, étoient depuis si long-temps ouvertement et publiquement tolérés ?

On vient de faire un grand éclat d’une Lettre, où l’on remarque les grâces d’une négociation destinée obtenir, par un sacrifice d’argent, un Décret favorable à la Liste civile. On ne voit dans cette Lettre, signée par M. de la porte, mais trouvée depuis sa mort, et que par conséquent il n’a pu reconnoître, on n’y voit, en la tenant pour véritable, qu’un projet sans exécution, et dont les agens ne sont ni indiqués ni connus. Pourquoi donc ne présumeroit-on pas, que le Roi, éclairé par sa propre réflexion, auroit rejeté des idées proposées sous un faux jour, et qu’il avoit, peut-être, un moment écoutées ? Toute cette affaire, telle qu’on la présente, est au moins infiniment obscure ; mais en la supposant réelle, en la supposant démontrée, on aurait encore à dire, que l’exemple de l’Angleterre, exemple exagéré dans l’opinion, auroit pu facilement égarer le Roi sur le jugement qu’il devoit porter des moyens de séduction. J’ai connu, dans tous les pays, des hommes très-estimables sous divers rapports, et qui professent hautement des opinions absolument différentes des miennes, sur cette partie de la morale politique. Il faut de plus montrer de l’indulgence pour les erreurs que l’on commet dans une circonstance unique, et où les devoirs politiques et les devoirs moraux, paroissent souvent se combattre. Enfin, j’oserai le dire, seroit-on en droit de faire un crime, d’avoir voulu gagner des voix, à prix d’argent, au milieu d’une contestation politique, où l’on se permettoit de subjuguer les opinions par des menaces et par la violence ; cette manière de captiver les suffrages est bien autrement efficace, est bien autrement condamnable. Les temps de révolution seroient une source intarissable de reproches et d’accusations, si l’on examinoit chaque action séparément des circonstances qui les ont décidées[4].

On attribue à la Reine un écrit intitulé : Liste des gens de ma connoissance ; et en le présentant comme une recommandation en faveur des Émigrés, comme une recommandation pressante adressée à la Gouvernante des Pays-Bas, on en fait un sujet d’accusation. Cependant, un peu plus d’examen auroit fait juger que cet Écrit, quoique saisi dans un des Porte-feuilles de la Reine, n’étoit pas d’elle, mais de son illustre mère. La plupart des personnes, dont les noms s’y trouvent cités, sont mortes il y a long-temps, et d’autres n’ont pas quitté la France ; mais elles avoient toutes été connues à la Cour de Vienne, et l’Impératrice en ayant conçu une opinion avantageuse, les désignoit à sa fille comme propres à la servir ou à diriger ses premiers pas dans une Cour étrangère. On pouvoit encore appercevoir, qu’un Mémoire destiné à recommander un si grand nombre de personnes, n’étoit pas de la Reine, si l’on avoit fait attention qu’on y employoit l’expression de mon Ambassadeur, et que le nom du Roi n’y étoit pas prononcé. La Reine l’avoir transcrit de sa main, par un sentiment de respect, et pour graver dans sa mémoire les moindres paroles, les moindres ordres d’une mère chérie ; ainsi, c’est en accusant la Reine qu’on nous fait connoître un trait de sa piété filiale. Il falloit, sans doute, une méprise pour amener la publicité d’un seul Écrit favorable à la Reine ou au Roi ; le sort de ces malheureux Princes, est de voir jeter un voile sur toutes les circonstances, sur tous les actes de leur vie, propres à les honorer ou à les faire aimer.

On ne peut achever la lecture de toutes les Lettres, adressées par des Écrivains parasites ou des hommes en délire, les unes au Directeur de la Liste civile, les autres à son Secrétaire, et qui occupent une si grande place dans les Recueils imprimés pour l’instruction de la France[5]. Il en est un destiné, presqu’en entier, à rapporter la correspondance d’un homme, dont le langage amphigourique et les opinions déréglées, avoient lassé de ma connoissance tous les Ministres du Roi et tous leurs premiers Commis. Cependant, le rapport fait à la Convention Nationale, lie continuellement les phrases de ces Lettres aux opinions du Roi et l’on s’exprime de telle manière, qu’il devient nécessaire de feuilleter ou d’avoir présent à l’esprit tous ces Recueils, pour appercevoir que les paroles citées, sont uniquement le langage de quelques Écrivains obscurs, adressant leurs rêveries à tous les hommes publics ; habitude constante d’une multitude d’intriguans ou d’hommes oisifs, comme les papiers de rebut de tous les Ministres en donneroient la preuve à qui voudroit la chercher.

Un autre Recueil est encore destiné à la publicité d’un projet de Constitution libre, en soixante pages, et qui fait partie des papiers saisis chez M. De la Porte, ouvrage évidemment d’un Illuminé cornue on peut un juger par le style et par les idées.

Enfin, on met au nombre des griefs de la Nation, un Mémoire trouvé dans les Porte-feuilles du Roi, et ayant pour titre : Projet du Comité des Ministres, concerté avec MM. Lameth et Barnave. Ce Mémoire renfermoit une discussion sur la conduite que devoit tenir le Roi relativement à deux Décrets, dont la sanction répugnoit à sa conscience. Il est impossible de trouver l’apparence d’un délit à une pareille discussion, puisqu’elle rouloit en entier sur l’usage et l’application d’un droit décerné au Roi par la Constitution ; et en adhérant, dans ce Mémoire, à l’éloignement d’un généreux Prince pour deux lois infiniment rigoureuses, on lui proposoit cependant de remplir les vues de l’Assemblée Nationale, mais par des moyens plus doux. Les auteurs de ces Écrits, s’ils étoient, comme on l’annonce, dans la confidence intime du Roi, donnent, par leurs propositions même, un nouvel indice des intentions franches de Sa Majesté ; car ils l’invitoient (et leurs avis ont été suivis) ; ils l’invitoient :

« À écrire une nouvelle lettre aux Princes d’un ton fraternel et Royal. »

« À une nouvelle proclamation sur les Émigrans, d’un style ferme et marquant bien l’intention de Maintenir la Constitution. »

« À une réquisition motivée aux Puissances, de ne souffrir sur leur territoire aucuns rassemblement, armemens, ni préparatifs hostiles, etc. etc. »

Comment donc ne seroit-on pas étonné, de voir que l’action du monde la plus simple, un Mémoire donné au Roi sur une sanction, qu’il pouvoit constitutionnellement accorder ou refuser ; un Mémoire semblable à toutes les discussions qui ont eu lieu dans son Conseil et qu’il étoit de son devoir d’écouter avant de prendre aucune résolution importante ; qu’un tel Mémoire, enfin, soit présenté à la Nation comme un objet digne de son attention, et propre à faire partie des accusations méditées contre le Monarque ?

Je le dirai de plus, et d’une manière générale. Quel Prince sur la terre seroit à l’abri des reproches, si l’on associoit son approbation à toutes les notes, à toutes les lettres, à toutes les propositions qu’on lui auroit adressées ? Un Monarque est le centre d’une infinité d’intérêts divers, et son Cabinet peut devenir avec le temps un rassemblement de toutes sortes de projets ; ainsi lorsqu’on viole inopinément cette espèce de sanctuaire, il suffit de donner de la fixité aux idées passagères, du concert à des projets isolés, de l’union aux pensées éparses ; il suffit enfin du talent le plus commun, pour former des divers papiers dont on s’empare, un sommaire exactement adapté au système de rigueur dont on a fait choix. Que seroit-ce encore, si l’on se permettoit d’extraire uniquement de ces même papiers, les pages ou les feuillets propres à inspirer des soupçons, et si l’on anéantissoit, ou si l’on dissimuloit tous les Écrits dont la connoissance pourroit réveiller des sentimens contraires ? On prendroit ainsi pour modèle, une jurisprudence où les témoins indiqués par l’accusateur seroient admis, tandis qu’on imposeroit silence tous ceux qui voudroient parler en faveur de l’accusé.

Il n’est plus temps, néanmoins, de faire preuve, aux yeux de l’Europe, d’une parfaite impartialité ; car lorsque des papiers n’ont été ni scellés, ni inventoriés en présence de celui à qui ils appartiennent[6] ; et lorsqu’on s’en est rendu maître, au milieu d’une invasion tumultueuse, et après l’irruption d’une foule inconnue, il n’est plus que possible de garantir, que les papiers les plus favorables à la cause du Roi n’ayent été détruits ou dissipés.

Le Roi, dans la solitude où il passoit sa vie, avoit l’habitude de faire des notes ou des observations, soit à-propos de ses lectures, soit à l’occasion des affaires publiques ; on y auroit apperçu, je le sais, la justesse de son esprit, la modération de ses sentimens, la bonté de son ame et son attachement si pur au bonheur et la gloire de la France. Que sont devenus ces papiers, les auroit-il brûlés lui-même par une modeste indifférence, pour garder uniquement ceux dont on nous a donné connoissance ; ou s’ils existoient encore, lorsqu’on a fait une invasion dans son Cabinet, qu’on les donne à dépouiller à quelque main amie ! On y trouveroit peut-être des expressions de sentimens qui seroient en accord avec les paroles de son Discours aux États-Généraux. Tout ce qu’on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu’on peut demander à un Souverain, le premier ami ce ses Peuples, vous pouvez l’attendre de moi. On en trouveroit qui seroient en accord aussi avec ces paroles de son Discours du quatre Février et dont j’ai eu long-temps les propres mots ou à-peu-près, écrits de la main même de Sa Majesté. « Éclairez sur ses véritables intérêts, le Peuple qu’on égare ; ce bon Peuple qui m’est si cher, et dont on m’assure que je suis aimé, quand on veut me consoler de mes peines. » Ah ! ç’eût été, je le crois, un beau moment pour ce Prince, que celui où, sans le vouloir, sans le chercheur, une éclatante lumière auroit tout-à-coup manifesté aux regards de la Nation, les plus secrètes pensées de sa vie ; ç’eût été un beau moment pour le Roi, que celui où l’on auroit ainsi distingué visiblement sa propre nature, des apparences que sa déférence modeste pour les opinions de ses Ministres lui ont quelquefois données.

Je ne sais si, parmi les hommes publics, hélas encore vivans, il en est aucun qui ait eu plus d’occasions que moi de connoître le Roi ; non-seulement parce que je l’ai servi sept ans, mais aussi parce que l’adminitrationsu dont j’étois chargé, m’obligeoit à faire passer sous ses yeux, une plus grande diversité d’affaires ; et je déclare ici, en présence de ses ennemis et dans toute la vérité de mon cœur, que je n’ai jamais observé, que je n’ai jamais surpris dans ce Monarque, si cruellement traité, un seul mouvement spontané, une seule pensée dérivant de lui et de lui sans aucune influence étrangère, un seul sentiment enfin, sorti immédiatement de son ame, qui ne fussent conformes aux loix de la morale et de l’honneur, et qui ne manisfestassent à des observateurs attentifs son desir du bien, sa compassion pour le Peuple, et son caractère doux naturellement et modéré. Que l’on croie au témoignage d’un homme, qui après avoir vécu long-temps près du Roi, ne tient à lui néanmoins, par la reconnaissance ni par l’espérance. Je ne lui ai jamais offert l’occasion, je ne lui ai jamais laissé le plaisir de m’accorder aucun bienfait, et je suis toujours retiré du monde.

Mais ce que je-dls ici du Roi, n’est-il pas connu d’une manière plus ou moins précise, par tous ceux qui ont eu l’honneur d’avoir des rapports avec lui ? Et vous, qui savez comment la nature a pris soin d’établir un accord entre les mouvemens familiers de l’ame et l’expression des regards, ne vous a-t-il pas suffi d’observer le Roi dans quelque moment d’intérét ou d’affection, pour croire au moins avec certitude à sa parfaite bonté ? Je dis même à ceux qui le poursuivent avec tant de suite, à ceux qui profitent de leur empire sur les esprits, pour endurcir tous les cœurs contre lui, que si la fortune avoit tourné, et qu’ils eussent eu besoin d’indulgence ou de pitié, c’est au Monarque, dont ils ont été les rigoureux oppresseurs, que je leur aurois conseillé de s’adresser.

Ah ! sans doute, lorsque l’Europe entière partage la destinée de ce malheureux Prince, les ames les plus farouches pardonneront aux personnes qui l’ont connu plus particulièrement, d’être accablées sous le poids de son infortune. Vous auriez de plus qu’eux, un jour, les plus pénibles remords, vous qui prêteriez l’oreille au dernier vœu de ses impitoyables ennemis. Il faut oser, cependant, le considérer ce barbare vœu ; il faut avoir le courage d’approcher son imagination du plus horrible des forfaits ; il faut se vaincre par un généreux effort, et renoncer ensuite au monde et à soi-même, si le Ciel ne venoit pas prêter son assistance aux foibles défenseurs de la vertu malheureuse et de l’innocence opprimée. Et comment pourroit-on se délivrer des plus sinistres idées, lorsqu’on parcourt ces papiers sanguinaires, qui dirigent depuis si long-temps l’opinion du Peuple, et lorsqu’on voit ensuite, l’influence de cette opinion sur les hommes, appelés par leurs fonctions à être les interprètes de la justice et les organes de la vérité ? Comment pourroit-on se délivrer des plus sinistres idées, lorsqu’on entend déjà des personnes en Pouvoir ou en crédit, se servir d’un langage que ma main se refuse à transcrire, et qui, en tout autre moment, auroit glacé d’effroi le cœur des Français ; oui, en tout autre moment pris entre les quatorze siècles qui se sont écoulés depuis la fondation de la Monarchie ?

C’est à une entreprise unique dans les Annales du monde, c’est à un attentat, dont les Historiens transmettent le récit avec horreur, et que les Anglois expient encore chaque année, par un repentir solemnel ; c’est à ce crime public, dû à l’ambition d’un seul homme, que l’on voudroit préparer par degrés la Nation Françoise. Ah ! vous qui avez évité soigneusement, et peut-être avec une sorte d’affectation, de prendre en aucun point ces Anglois pour modèles, ne feriez-vons une seule exception qu’en faveur d’une action barbare ? Que dis-je ! vous croiriez marcher sur les traces des esclaves de Cromwel, de ces Juges dévoués à ses passions politiques, de ces Juges dont les noms restent à jamais flétris dans le souvenir des hommes ; vous croiriez marcher sur leurs traces, et vous vous tromperiez encore, car vous n’auriez pas même leur excuse. Oseriez-vous, en effet, mettre en parallèle avec les reproches trop justes qu’on avoit droit de faire au malheureux Stuart ? Oseriez-vous mettre en parallèle avec ces reproches, les accusations que vous êtes obligés de fonder sur des conjectures, ou que vous tâchez d’extraire de quelques papiers trouvés dans le Cabinet du Roi, ou chez les Agens de sa Trésorerie ; accusations dont aucune ne restera dans la mémoire des hommes, comme il arrive à toutes les notions vagues, confuses, incertaines, et qui n’ont de consistance que par artifice, où par la couleur passagère que leur donnent les passions ? Voici ce qu’avoit fait, pendant son règne, le Monarque Anglois : Une Constitution libre, expliquée par les actes les plus solemnels, lui indiquoit ses obligations et fixoit ses prérogatives ; cependant, au mépris de cette Constitution, il avoit levé plusieurs impôts, sans le concours des Représentans de la Nation ; il avoit exigé des prêts forcés, et avoit sévi rigoureusement contre les particuliers, qui s’étoient refusés à cette demande illégale ; il avoit ordonné plusieurs emprisonnemens de sa propre autorité ; il avoit compromis la fortune et la vie d’un grand nombre de citoyens, en abusant de son ascendant sur un Tribunal inconstitutionnel, et composé de Juges à sa dévotion ; il avoit excédé son pouvoir dans le règlement des affaires ecclésiastiques, et plusieurs autres infractions aux lois de son pays, lui étoient encore reprochées. Enfin, entraîné par les événemens, il s’étoit mis à la tête d’un corps de troupes, et avoit commencé la guerre civile, dont l’issue lui devint si fatale. Quel rapport, qu’elle ressemblance, pourroit-on trouver entre ces divers délits politiques, et la conduite d’un Monarque, héritier d’un pouvoir, dont les limites étoient inconnues, et qui a commencé la liberté par le sacrifice volontaire, d’une partie des prérogatives dont la Couronne étoit en possession depuis tant de siècles. Et si l’on resserroit son attention dans le petit espace de temps qui s’est écoulé, depuis le changement du Gouvernement, on verroit que LOUIS XVI, loin de violer en aucun point les nouvelles Lois Constitutionnelles, n’a fait usage, qu’en tremblant, du droit qu’elles lui donnoient de refuser sa sanction aux Décrets du Corps Législatif, et ne s’y est déterminé que dans le petit nombre d’occasions où sa conscience timorée lui en a imposé le devoir rigoureux. Hélas ! loin d’empiéter sur aucune autorité établie, ce sont ses propres droits qu’il a cédés sans cesse ; aussi, pour lui chercher des torts, on est réduit à porter l’inquisition jusques dans ses pensées les plus secrètes. On a suspecté la vérité de son attachement à la Constitution, et on lui a reproché sur ce point des incertitudes et des vacillations ; mais ou pourroit, sans une trop grande faveur, lui en faire un mérite auprès de la Nation, s’il est vrai, que ces doutes, ne l’ont point empêché d’étre fidèle aux lois qu’il avoit promis d’observer.

Les hommes attentifs, les hommes justes, admireront dans le Roi, la patience et la modération qu’il a montrées, lorsque tout changeoit autour de lui, et lorsqu’il étoit exposé, sans cesse, à tous les genres d’insultes ; mais s’il eût fait des fautes, s’il eut méconnu dans quelques points ses nouvelles obligations, ne seroit-ce pas à la nouvelle forme de Gouvernement qu’il faudroit s’en prendre ? ne seroit-ce pas à cette Constitution, où un Monarque n’étoit rien qu’en apparence, où la Royauté même se trouvoit hors de place, où le Chef du Pouvoir Exécutif ne pouvoit discerner, ni ce qu’il étoit, ni ce qu’il devoit être, ou il étoit trompé jusques par les mots, et par les divers sens qu’on pouvoit leur donner, où il étoit Roi sans aucun ascendant, où il occupoit le Trône sans jouir d’aucun respect, où il sembloit en possession du droit de commander, sans avoir le moyen de se faire obéir, où il étoit successivement, et selon le libre arbitre d’une seule Assemblée délibérante, tantôt un simple Fonctionnaire public, et tantôt le Représentant héréditaire de la Nation ? Comment pourroit-on exiger d’un Monarque, mis tout-à-coup dans les liens d’un système politique, aussi obscur que bisarre, et finalement proscrit par les Députés de la Nation eux-mêmes ; comment pourroit-on exiger de lui d’être seul conséquent au milieu de la variation continuelle des idées ? Et ne seroit-ce pas une peine extrême de juger un Monarque sur tous ses projets, sur toutes ses pensées, dans le cours d’une révolution tellement grande, qu’il auroit eu besoin d’être en accord parfait, non-seulement avec les choses connues, mais encore avec toutes celles dont on auroit vainement essayé de se former à l’avance une juste idée ? Sur-tout, ne seroit-ce pas une incompréhensible rigueur d’exiger d’un Prince, élevé selon les anciens principes d’une Monarchie, et d’une Monarchie existante depuis quatorze siècles, de s’unir sans contrainte et sans regret aux principes Républicains, introduits tout-à-coup au milieu de la France ? Ce seroit imiter l’impitoyable dureté du Peuple de Rome, qui, dans les jeux du Cirque, exigeoit des gladiateurs de tomber encore avec grace, après avoir été frappés du coup qui les privoit de la vie.

Cependant, le passage subit des idées Monarchiques aux principes Républicains, ce passage au-dessus des forces humaines, quand on le demande à un Roi, n’étoit pas encore la seule transition violente à laquelle le Monarque François avoit besoin de se soumettre, pour se trouver au courant des opinions nouvelles. Il eût fallu que, témoin du rapide progrès des idées Philosophiques, il pût y conformer ses sentimens et y adapter sa conscience ; il eût fallu, qu’à l’aspect des rigueurs et des vengeances dont on prenoit l’habitude, il cessât d’être bon et compatissant ; enfin il eût fallu, peut-être, qu’il se défiât plus promptement des liens de la reconnoissance, et qu’il oubliât de bonne heure les droits que ses premiers bienfaits sembloient lui assurer sur le cœur des François, et des François, sur-tout, amis d’une liberté, qu’on ne peut désunir de ses sentimens et de ses sacrifices.

Qu’au milieu, cependant, d’un pareil bouleversement de toutes les idées et de toutes les opinions, qu’au milieu d’un bouleversement si général, opéré dans l’espace de trois années, et à l’aspect des décombres de tout genre dont le Monarque étoit environné, il eût formé des vœux secrets pour une meilleure situation ; et que mettant par écrit ses pensées, on en eût trouvé les vestiges sur quelques papiers saisis au fond de sa retraite solitaire ; où seroit l’homme assez barbare, pour transformer en délits politiques ces mouvemens intérieurs, ces sentimens obscurs, qu’un Dieu juste a daigné placer sous la seule inspection de son infinie bonté ? Ah ! si nous nous jugions mutuellement sur de pareils indices, si nous en avions le pouvoir, c’est à nous haïr, c’est à nous persécuter, que nous consommerions notre vie.

Ces réflexions générales s’appliquent avec bien plus de force au Chef d’un grand Empire, et à un Monarque, sur-tout, jetté par la fortune au sein d’une révolution sans pareille, et où toutes sortes d’intérêts, tous les genres de craintes ou d’incertitudes, ont dû successivement agiter son esprit. Un être doué d’une prévoyance sans bornes, auroit pu, seul, être certain de se conduire à chaque instant de la manière la plus conforme à des circonstances inouïes, et dont l’histoire du monde ne présente aucun modèle. Et cependant LOUIS XVI auroit eu cette réunion de facultés surnaturelles, il auroit été secondé par les conseils les plus sages et les plus lumineux, que sa réputation encore, n’auroit pu résister à un plan d’attaque si artistement préparé, si constamment suivi, et auquel on vient de donner la dernière main, en ne permettant plus qu’une sorte d’Écrits, et en livrant toutes les opinions à un seul langage et à une seule direction. Un Prince doué de toutes les perfections, un nouveau Marc-Aurèle, reparoissant tout-à-coup sur la terre, ne pourroit résister à une pareille ligue, et à une semblable coalition.

Que seroit-ce, si, par une révolution complète dans les idées politiques, un Monarque étoit mis eu jugement après l’extinction absolue de la Royauté ? Tous les sentimens accumulés par le temps, contre les Rois en général, tous ces sentimens animés par la première exaltation de la liberté et prenant au même instant un libre cours ; tous ces sentimens d’irritation viendroient se réunir et se confondre dans la personne du dernier des Rois d’une Nation, et ce Prince ne pourroit résister à l’impression d’un pareil mouvement ; il paroîtroit comme le type de la Royauté, et les fautes de tous ses prédécesseurs rejailliroient sur lui.

Ce n’est pas sans motifs, mais par l’autorité d’une loi fondée sur la raison éternelle, que, d’un commun consentement, on a considéré la personne des Rois comme inviolable ; on a senti que leur tâche étoit au-dessus des forces humaines, et que dans un temps de révolution où ils pourroient se trouver seuls contre tous, il seroit trop aisé de leur trouver des torts, en reprenant, avec une intention ennemie, cette multitude innombrable d’actions qui composent leur vie publique. Voilà la véritable origine de l’inviolabilité des Monarques ; elle se perd dans l’obscurité des temps ; mais, c’est là que reposent les vérités simples, celles que les Nations, d’un commun accord, se sont transmises d’âge en âge. Et qu’on ne dise point, pour éviter l’application d’une loi si juste, qu’on ne dise point qu’un Roi, déchu de sa Couronne, n’est plus alors inviolable ! Sans doute, il ne l’est plus, pour toute la partie de ses actions postérieure à cette époque ; mais si on le rendoit responsable, après sa déchéance, de la conduite qu’il auroit tenue pendant son règne, l’inviolabilité d’un monarque n’auroit alors aucun sens, et ce principe, universellement consacré, se trouveroit sans application ; car ce n’est pas dans le temps qu’un Prince est sur le Trône, ce n’est pas dans le temps où sa volonté est un des élémens de la puissance publique, que l’on peut l’accuser et le poursuivre[7].

L’inviolabilité des Rois se rapporte encore à une considération importante, à l’impossibilité de les faire juger par leurs pairs, et j’explique ce mot selon l’esprit de la loi, en appellant leurs pairs des hommes instruits par l’expérience et par une parité de situation des dangers et des séductions dont les Princes sont environnés, les hommes instruits de même de la foiblesse des moyens de résistance, que leur ont ménagés la nature de leur éducation et l’habitude de toute leur vie.

L’inviolabilité des Rois se rapporte aussi à l’impossibilité de les faire juger par des hommes, dont l’impartialité soit certaine ; car, dans le cours d’un long règne, le Chef de l’État, le Prince duquel émane une multitude innombrable de decisions, a dû nécessairement blesser une infinité de personnes, ou dans leur amour-propre, ou dans leurs intérêts ; et telle est l’étendue de la circonférence du Pouvoir Suprême, telle est l’immensité de ses relations, que les Rois ne connoissent jamais tous ceux qui directement ou indirectement, ont eu des motifs pour se plaindre de leur autorité ; ainsi le droit de récusation, cette Égide si necessaire aux accusés, est presque nul entre les mains d’un Roi.

Que, si maintenant on veut particulariser ces principes généraux, on verra que l’inviolabilité du Monarque François a été stipulée de la manière la plus expresse, par la Constitution politique à laquelle il a souscrit. C’est donc avec ce contrat à la main, avec ce contrat si récent et si formel, que LOUIS XVI seroit en droit de dire : vous ne pouvez user de votre Puissance pour soumettre ma Personne à un jugement, sans violer, de la manière la plus éclatante, l’engagement que vous avez pris avec moi.

En effet, la Constitution, qui a consacré le Pacte entre la Nation et son Roi, a déclaré, non-seulement la personne du Prince inviolable ; mais en prévoyant des fautes, et jusques à des trahisons de sa part, elle en a fait un motif de déchéance, et là s’est arrêtée sa rigueur. Une telle convention est d’autant plus sacrée que, si, dans l’Acte Constitutionnel on eût présenté au Roi un autre danger que la perte du Trône, il est probable que LOUIS XVI n’auroit point accepté la Couronne à ce prix ; et tout au moins, on auroit demandé pour lui, que s’il devoit jamais être exposé, par un jugement, à un danger personnel, cette action ne seroit intentée qu’après un espace de temps suffisant, pour laisser calmer toutes les passions ; car on avoit trop connu l’influence des mouvemens populaires et leur cours inconsidéré, pour soumettre en aucun moment la personne du Monarque et l’honneur de la France, au résultat inconnu d’une agitation passagère ; et l’on auroit prévu, qu’au milieu d’une révolution, et dans son premier tumulte, personne n’est assez courageux pour obéir, sans crainte, à son opinion et sa conscience.

Ainsi, soit que nous considérions d’une manière générale ou particulière, le principe de l’inviolabilité des Rois, nous le trouvons également juste, également nécessaire. La responsabilité des Ministres suffit dans les Gouvernemens libres à l’intérêt de l’État ; et si l’on examine le véritable sens de cette responsabilité, on verra qu’en obligeant les divers Agens d’un Monarque à refuser de lui obéir, quand il exige des choses répréhensibles, on a voulu tacitement, que leur acquiescement à ses volontés devînt son absolution ou sa garantie ; ainsi, la même loi qui a considéré le Prince comme un pupile, ne sauroit le prendre ensuite personnellement à partie.

Enfin, et il est temps de le dire ; si le principe de l’inviolabilité des Rois, expliqué et entendu dans son véritable sens, si la loi qui le consacre n’existoit pas, si elle n’avoit pas été solemnellement rappellée dans la Constitution, jurée par tous les François, le sentiment de la reconnoissance en feroit envers LOUIS XVI un devoir sacré. Le sentiment de la reconnoissance ! Ah ! se peut-il que je sois obligé de le rappeler aux François, ce sentiment, pour tout autre motif que pour le bonheur de leur Roi ? Se peut-il que ce soit pour arrêter le progrès de la dureté, de l’injustice et de la violence envers lui ? Hélas ! qui me l’eût dit en d’autres temps ; qui me l’eût dit, lorsque si souvent, j’ai vu son émotion, au moment où on lui présentoit un moyen assuré de faire un grand bien ; émotion dont, par une sorte de pudeur, il combattoit l’expression, mais que plus d’une fois, ses larmes ont trahie ? Le nierez-vous, que son règne ait été marqué par divers bienfaits, et par des bienfaits tous caractéristiques de son amour pour le Peuple ! N’est-ce pas sous son règne, et dans le temps de son autorité, que les Corvées, ce fléau des campagnes, ont été abolies et converties dans un impôt relatif à la diversité des fortunes ? N’est-ce pas sous son règne que la Taille, cette imposition arbitraire, a été fixée d’une manière immuable ? N’est-ce pas sous son règne, que l’abolition de la servitude personnelle a été provoquée, par l’exemple qu’en a donné le Roi dans tous ses Domaines ? N’est-ce pas lui, n’est ce pas ce Prince humain et compatissant, qui, en abolissant ces supplices obscurs, ces tourmens odieux, destinés à rendre un malheureux témoin contre lui-même, a dégagé la procédure criminelle de toutes les barbaries dont elle étoit souillée depuis tant de siècles ? N’est-ce pas lui, qui, en s’occupant sans cesse de l’amélioration des Prisons et des Hôpitaux, a porté les regards d’un père tendre et d’un ami pitoyable dans les asiles de la misère, et dans les réduits de l’infortune ou de l’erreur ? N’est-ce pas lui, qui, seul peut-être avec Saint-Louis, entre tous les Chefs de l’Empire François, a donné le rare exemple de la pureté des mœurs ? Ne lui accordera-t-on pas encore le mérite particulier d’avoir été religieux sans superstition, et scrupuleux sans intolérance ? Et n’est-ce pas de lui, qu’une partie des habitans de la France, persécutés sous tant de règnes, ont reçu non-seulement une sauve-garde légale, mais encore un état civil, qui les admettoit au partage de tous les avantages de l’ordre social ? Tous-ces bienfaits sont au temps passé, mais la vertu de la reconnoissance s’appliquc-t-elle à d’autres époques, à d’autres portions de la vie ? Enfin, au milieu de tant d’actions publiques et particulières, dignes de votre intérêt qui pourroit reprocher à LOUIS XVI d’avoir jamais fermé son cœur à la compassion et à la pitié ? Mille voix s’élèveroient pour citer des traits de sa touchante bonté, mille voix s’élèveroient pour lui rendre à l’envi ce juste témoignage. Et c’est lui que l’on nomme un tyran ! mais en faisant le bien, il s’est trop effacé lui-même, tant il craignoit de chercher la louange ; tant il avoit d’éloignement pour tous les genres d’ostentation. Il a été desservi dans l’opinion par ce caractère, comme aussi, et je crois pouvoir le dire sans lui manquer de respect, comme aussi, peut-être, par une difficulté d’expression, due en grande partie au combat habituel de son extrême modestie avec le sentiment de la dignité de son rang ? Sans doute ce Monarque, doué des qualités morales les plus essentielles, a commis des fautes d’administration ; mais quel homme peut diriger les affaires d’un grand Royaume sans se tromper et se tromper souvent ? Quel homme n’a pas besoin, pour remplir cette tâche immense, de se confier à des Ministres, et de courir ainsi les hasards attachés à leurs différens caractères, et aux divers degrés de leur capacité ? LOUIS XVI au moins, a eu le singulier mérite d’avoir apperçu la disproportion des facultés d’un homme avec les devoirs imposés à un Roi de France, et le mérite plus rare encore d’avoir voulu affranchir sa Nation des effets malheureux autant qu’inévitables d’une pareille disparité. Il commença d’abord par transférer l’administration des Provinces, des mains de ses propres Commissaires connus sous le nom d’Intendans, à des Assemblées composées de citoyens librement élus, et choisis, moitié dans les ordres privilégiés, et moitié dans le Tiers-État ; et il leur remit le soin de la répartition des impôts et toute la partie économique de l’administration intérieure. Quelles bénédictions ne reçut-il pas à l’époque de cette institution si généralement désirée ? On croyoit qu’il avoit tout fait pour la France. Cependant, ce ne fut que le commencement de ses bienfaits ; et cédant au vœu des François et au résultat de ses propres réflexions, il voulut s’environner lui-même des Députés de la Nation, et assurer de cette manière, la confiance publique, la liberté Nationale, et la réforme de tous les abus qu’à lui seul il ne pouvoit entreprendre. Et c’est ici, que tous les regards peuvent se fixer sur une des intentions les plus généreuses, qui ait jamais illustré le règne d’aucun Prince.

Aucune des idées de liberté, qui nous sont devenues si familières, aucune de ces idées n’existoient encore, lorsque le Roi rassemblant les États-Généraux, oubliés depuis près de deux siècles, fit connoître en même temps, et de la manière la plus solemnelle[8], qu’il vouloit consacrer cette grande époque à l’établissement d’un ordre durable, conforme à la raison, aux souhaits de la France et au bien de l’État, et qu’il étoit déterminé à tous les sacrifices de son autorité, qui seroient jugés nécessaires pour atteindre à une si heureuse fin. Il ne se contenta pas même de s’exprimer à cet égard en termes généraux, il annonça qu’il concerteroit avec les Représentans de la Nation les moyens les plus convenables pour rendre certain leur retour périodique ; et l’un de ces principaux moyens, il l’indiqua lui-même, en déclarant que dorénavant aucun impôt, aucun emprunt, aucune levée de deniers, ne pourroient avoir lieu, sans le consentement des États-Généraux ; en déclarant de même que toutes les dépenses publiques seroient soumises à leur décision, sans excepter de cette règle les dépenses particulières à sa Personne. Enfin, il manifesta, de la manière la plus expresse, son vœu pour la destruction de toutes les autorités arbitraires. C’est ainsi que le Roi s’expliqua dans le temps de sa pleine Puissance, et avant le rassemblement, avant la convocation des États-Généraux. Quel Monarque a jamais fait, de lui-même, de pareils sacrifices de son autorité à l’établissement de la liberté publique ? L’histoire, je le crois, n’en fournit point d’exemple ?

Le voilà pourtant, celui que l’on tient enfermé dans une rigoureuse Prison ; le voilà, celui dont vous demandez vengeance ; le voilà, celui dont les malheurs inouïs ne sont pas encore assez pour vous ; le voilà, celui dont vous dites comme les Juifs : livrez-le et sauvez les Barrabas. Ô mon Dieu, versez dans son cœur quelques consolations et soutenez son courage !

Scylla, le farouche Scylla, après avoir consacré ses fureurs par tous les genres de proscriptions, après avoir porté le deuil et la désolation dans toutes les familles, après avoir choisi, après avoir multiplié ses victimes, finit ses jours en paix au sein de sa Patrie. Les Romains oublièrent ses crimes, au moment où il leur rendit une liberté qu’il avoit usurpée. Quel contraste avec la destinée de LOUIS XVI ! Il fut constamment bon, doux et compatissant ; et loin d’avoir jamais usurpé les droits de la Nation, il a préparé la liberté publique par la seule expression, d’un sentiment généreux, et il languit dans la captivité la plus effrayante. Quel sujet pour l’histoire ! quels traits à ajouter au lugubre tableau des vicissitudes humaines !

Ah ! ce que je voudrois pour ce malheureux Princes, c’est qu’il fut jugé, c’est qu’il fût apprécié d’après les sentimens qui appartiennent à chaque homme en particulier ; d’après les sentimens qu’on éprouve dans la retraite de son propre cœur ; car je sais combien sont redoutables ces opinions collectives, ces opinions commandées par l’esprit du jour, et auxquelles on est forcé de s’associer, avant d’avoir eu le temps d’être persuadé, avant d’avoir eu le temps d’examiner si l’on fait bien d’être sévère, si l’on fait bien de haïr, lorsque la nature peut-être nous avoit donne des affections douces, et nous avoit ainsi destinés à la compassion et à la bonté.

Je cherche tout ce qui peut ramener ces opinions générales, tout ce qui peut les soumettre à un esprit de justice. Rappellez-vous encore plus particulièrement, vous les Représentans des anciennes Communes du Royaume, et devenus si promptement les ennemis, les juges sévères de votre infortuné Monarque, lorsque la simple reconnoissance vous imposoit le devoir de l’aimer et de le défendre ; rappellez-vous que le Tiers-État sollicitoit avec instance du Gouvernement, d’avoir aux États-Généraux un nombre de Représentans égal au nombre des Députés des deux autres Ordres réunis ; il représentoit avec force que tous les vices de l’organisation fiscale et toutes les inégalités dans la distribution des charges publiques, étant favorables aux intérêts des deux premiers Ordres, les anciens abus seroient conservés, ou ne seroient réformés qu’imparfaitement, si dans toutes les suppositions, soit d’une délibération par chambre, soit d’une délibération en commun, le Tiers-États se trouvoit toujours en moindre nombre que les Députés des Ordres privilégiés ; et qu’à égalité il seroit encore inférieur en crédit, puisque leurs Députés seroient nécessairement composés, en grande partie, d’hommes soumis, par leur état, à l’ascendant des Seigneurs Ecclésiastiques et Laïcs. Les communes invoquoient la protection d’un Père tendre et d’un Monarque bienfaisant ; c’étoit le langage d’alors ; elles rappeloient leur soumission constante à l’autorité Royale, l’intérét qui les lioit a cette autorité protectrice, et elles renouvelloient en meme temps la profession de leur dévouement particulier à la personne du Prince, dont elles célébroient les vertus et les intentions généreuses. Le Roi crut leurs demandes justes et se rendit à leurs instances. Sa décision fut suivie des marques les plus éclatantes de reconnoissance de la part des communes du Royaume et si l’on publioit aujourd’hui les lettres et les délibérations que les diverses Municipalités de l’Empire adressèrent alors au Gouvernement et qui contenoient, toutes l’expression animée de la plus parfaite gratitude envers le Roi, elles formeroient un singulier contraste avec le langage du jour. Sans doute, on a voulu, depuis cette époque, revenir de ces premiers sentimens en présentant la décision du Roi comme une détermination imposée par les circonstances et par la force de l’esprit public ; et c’est ainsi qu’on peut, à son gré, se dégager de tous les genres de reconnoissance ; car en discutant avec raffinement les divers mobiles d’une action bienfaisante, on trouveroit toujours a cette action quelqu’intérêt personnel, ou politique, ou moral, ou religieux, dont la découverte serviroit de prétexte à tous les genres d’ingratitude. Mais hélas ! ce plus de reconnoissance dont il s’agit aujourd’hui pour ce malheureux Prince, ce n’est plus des bénédictions éternelles dont il se flattoit, il y a peu d’année, qu’il est permis de lui présenter l’image. Tout est changé pour lui. Il voyoit alors, ainsi que je l’ai dit, il voyoit alors réunie dans sa vie les actes de bienfaisance publique les plus mémorables, et les preuves sensibles les traits les plus touchans d’un dévouement de soi-même au bonheur général ; enfin ses souvenirs étoient doux et ses justes espérances embellissoient pour lui le spectacle de l’avenir. Ô revers inouï ! ô mystères de la destinée ! c’est ce Prince, qui a plus fait pour la Nation Françoise qu’aucun de ses prédécesseurs, et dont la vie particulière n’a été souillée par aucune tache ; c’est ce Prince qui se trouve soumis aux rigueurs de la plus dure captivité ; c’est lui qu’on a séparé de tous les genres de consolation ; c’est lui qui vit de ses pleurs et qui se voit délaissé par la reconnoissance, l’amour et la pitié, et par tous les sentimens auxquels il avoit acquis le droit de se confier. On a fait plus encore, on le punit d’avoir cherché son bonheur dans la vie domestique, et l’on traite avec la même rigueur, avec la même ignominie, la fidelle compagne de ses infortunes, cette Princesse, issue de tant de Rois, et la fille chérie de Marie Thérèse, de cette illustre impératrice, qui l’avoit confiée aux vertus hospitalières des François. Hélas ! où est ce Trône, où sont ces honneurs qui appartenoient à l’éclat de sa naissance et qui lui étoient promis au moment où elle quitta sa Patrie, et où elle fut obligée de renoncer à la protection immédiate de la meilleure et de la plus respectable des mères ? Elle mêle aujourd’hui ses larmes à celles de son malheureux époux. Un jeune enfant élève au milieu d’eux ses mains innocentes ; et sa sécurité, la douce confiance qu’il met encore en ses caresses ; ce passé qui lui échappe, cet avenir qu’il ignore, cette protection qu’il cherche et qu’on ne peut lui promettre, tout attendrit en lui, tout déchire le cœur de ses malheureux parens ; il étoit, il y a peu de temps, leur espérance chérie, il ne prolonge plus que leur douleur. Je ne puis achever ce tableau, mon ame succombe en le traçant. Cependant, au milieu de cette scène de douleur, au milieu de cette famille désolée, mes yeux baignés de larmes, apperçoivent encore une Princesse héroïque, sœur et constante amie du Monarque infortuné, qu’elle n’auroit pu quitter sans mourir. On la vit, à la journée du vingt Juin, attachée aux pas de son frère, lorsqu’il sembloit menacé par une horde inconnue, qui se mêla pendant plusieurs heures aux flots tumultueux du Peuple de Paris ; on la vit aussi jouir, avec un sentiment sans modèle, de l’erreur qui la fit prendre un instant pour la Reine, par des hommes dont les regards égarés sembloient chercher une victime ; espérant alors, par un dévouement suprême, que son sacrifice pourroit suffire à leur aveugle fureur. Ah ! sans doute le Ciel, en qui seul elle a mis sa confiance ; le Ciel témoin des vertus de sa vie, s’est chargé de sa récompense, et la terre ne peut rien contr’elle. Mais cette ardente amitié d’une sœur, dont tous les sentimens sont si purs, cette ardente amitié pour un frère dont elle ne s’est jamais séparée, dont elle a suivi toutes les actions, dont elle a connu toutes les pensées, cette amitié si constante, n’est-elle pas un nouveau témoignage des vertus de celui qui en est l’unique objet ? Hélas ! je crois le voir, cet infortuné Prince, jetant un regard plein de douceur sur les deux compagnes de sa destinée, et leur disant d’une voix émue… si ce Peuple que j’ai tant aimé est injuste envers moi, vous ne le serez pas, je l’espère… vous avez lû plus d’une fois dans le fond de mon cœur, et vous savez si j’ai voulu le bien… dites-le quelque jour ; ils vous croiront peut-être quand je ne serai plus…

Ô François ! au nom de votre gloire passée, au nom de votre ancienne renommée, hélas ! peut-être encore au nom de cette sensibilité, de cette générosité, qui firent si long-tems votre plus bel ornement ; mais surtout au nom du ciel, au nom de la pitié, repoussez tous ensemble les projets de ceux qui cherchent à vous entraîner au dernier terme de l’ingratitude, et qui veulent vous associer à leurs violentes passions et à leurs sombres pensées. Un Roi, vous disent-ils, un Roi n’est qu’un homme, et l’on ne doit à sa destinée aucune sollicitude particulière. Cette assertion n’est point vraie ; elle ne l’est point sous le rapport de nos sentimens. Un Roi dans l’écroulement de sa fortune, un Roi, lorsqu’il parvient au comble du malheur, nous retrace tous les intérêts qui nous ont unis à lui. Il nous a paru long-tems, par son pouvoir tutélaire, une partie morale de nous-mêmes, et son humiliation semble nous appartenir. Nous ne saurions oublier encore qu’un Monarque héréditaire se trouve au timon de l’État, non par sa volonté, non par sa confiance en ses propres talens, mais par la condition de sa naissance et par le devoir que ce jeu du hasard lui impose. Il ne peut donc vouer à notre service que les moyens et les facultés dont l’a doué la nature ; et par cette raison nous contractons l’engagement tacite de condescendre à ses erreurs et de compatir à ses foiblesses. Les momens d’enthousiasme ou de passion nous distraient de ces pensées, et semblent déranger, pour un tems, le cours naturel de nos sentimens ; mais au terme extrême des vengeances, les regards se tournent en arrière, et là commencent les regrets et les repentirs. Je ne présente pas ici des idées spéculatives. Qu’on lise dans l’histoire de la Maison de Stuart, rédigée par un écrivain philosophe, l’impression convulsive que fit sur tous les cœurs la dernière catastrophe de l’infortuné Charles I. Qu’on y arrête, si l’on peut, son attention[9], et que l’on se demande ensuite si, dans le rapport de nos sentimens, un Roi n’est qu’un homme ; s’il n’est qu’un homme, surtout lorsqu’il fut si long-tems environné de notre amour, lorsqu’il fut si long-tems le signe de tous nos liens. Ah ! qu’on lise le plus affreux des récits, et qu’on essaye ensuite de considérer sans émotion les idées funestes auxquelles on voudroit accoutumer la Nation Françoise. Oui, qu’on le lise cet affreux récit, et qu’on ose ensuite confier aux passions exaltées du moment présent, le jugement d’un Prince réduit par la fortune à l’abandon le plus absolu. Ce Monarque, dont vous poursuivez la destinée, conserve le calme qui sied à l’innocence ; et dans son humiliante captivité, il n’a point encore perdu le sentiment de fierté, dont ne doit jamais se départir celui qui régna pendant vingt ans sur la plus grande des Nations, celui qui se vit dès son enfance le premier des François ; mais si la crainte et l’abattement valoient mieux auprès de vous, et s’il vous falloit des prières, si vous vouliez des supplications, voyez ce ralliement universel de toute l’Europe, voyez ce tremblement, cette émotion générale, voyez cet intérêt mêlé de tant de larmes, et pénétrez encore dans tous les sentimens, retenus en ce moment, par une généreuse prudence. Ah ! n’en doutez point, la cause de votre infortuné Monarque est devenue celle de l’univers entier. Respectez donc les voix innombrables qui vous annoncent déjà les arrêts immuables de la postérité. Ce n’est pas à son Tribunal que vous pourrez présenter avec succès les illusions qui suffisent pour entraîner une multitude aveugle. Ce n’est pas auprès de ce Tribunal que vous vous acquitterez, en disant : le Peuple est souverain, le Peuple l’a voulu ; car cette volonté que vous proclamez avec tant de faste, cette volonté est votre propre ouvrage, et vous le savez mieux que personne. Le jour où le procès de Charles I fut commencé, et au milieu du Tribunal sanguinaire, assemblé pour le condamner, le Greffier de la Cour de Justice, ouvrant la séance, fit une lecture de l’Acte d’accusation contre le Monarque ; et au moment où prononça es mots : « Accusation au nom du Peuple d’Angleterre, » on entendit une voix s’écrier : « Not a tenth part of them. » Pas une dixième partie de ce Peuple. Cette voix étoit celle de Lady Fairfax, la femme de l’ami et du compagnon d’armes de Cromwel ; on ne le savoit pas, lorsqu’un regard du tyran obligea l’officier de garde à commander que l’on fit feu sur la tribune d’où l’exclamation étoit partie. Un tel ordre imposa silence à Madame Fairfax, ; mais c’est aux paroles véridiques, sorties de sa bouche, que l’opinion de la postérité s’est unie. Qu’on ne nous parle pas non plus au nom du Peuple François pour obtenir la condamnation de son malheureux Roi ; il fut resté bon, ce Peuple, il fut resté doux et pitoyable, s’il avoit été maintenu dans ses dispositions naturelles, et si l’on n’avoit pas employé tant de moyens pour dénaturer son caractère. C’est lui qu’on a changé, c’est lui qui n’est plus le même, et l’on veut qu’au moment de sa transformation, et à l’époque d’une transition si rapide, ses opinions soient reçues comme un jugement irrécusable. Ah ! dites-lui, quand vous l’oserez, dites-lui que la bonté et la générosité dans la puissance, composeront dans tous les tems les plus purs élémens de la morale, et que sans elle, sans ce Code éternel, consacré d’âge eu âge par toutes les Nations, il n’est plus de bonheur, il n’est plus de confiance, il n’est plus de tranquillité sur la terre. Épargnez donc à ce Peuple, épargnez-lui, si vous l’aimez, un dernier acte de barbarie. Vous aurez à gémir assez long-tems de toutes les férocités dont vous avez été les témoins. Sauvez, sauvez les débris du nom François en couvrant de votre Égide un malheureux Prince, et en repoussant enfin ces cris sanguinaires, dont le Ciel et la Terre semblent tressaillir. Ah ! qu’au dernier terme de l’infortune, à ce période où le cœur des sauvages devient accessible à la pitié, votre Roi, votre bienfaiteur, trouve enfin parmi vous quelques amis. Ce n’est plus de son rang, ce n’est plus de sa grandeur passée, ce n’est plus de la Royauté dont je parle ; je laisse au tems à prononcer entre les diverses opinions politiques ; mais je ne connois aucun système de liberté, qui ne fût à jamais souillé par un attentat, dont la seule idée fait reculer d’horreur tout homme sensible. Ah ! comment ai-je pu seulement approcher ma pensée d’un pareil sujet ? Comment ai-je pu le fixer ? Il est des sentimens sans doute auxquels tous les courages appartiennent. Mais si à l’aspect seulement de la situation d’un Prince au comble du malheur, si à la vue des dangers qui le menacent, on ne peut, sans frémir, s’occuper de sa défense, quels sentimens n’éprouveront pas un jour ceux qui le persécutent avec tant de constance ? Tous les repentirs, tous les remords dévoreront leur cœur ; et s’ils parvenoient à leur dernière fin, s’ils réussissoient dans leur barbare vœu… Ô Dieu ! tu veilleras sur ce Prince, ami de la religion, ami de la morale, sur ce Prince, dont l’ame fut toujours ouverte à la miséricorde et à la bonté ! C’est à genoux que l’Univers t’en prie, adoucis, pour le sauver, et les esprits farouches et les cœurs sans pitié, et mets un terme enfin à leur aveuglement. C’est assez de rigueurs, c’est assez de victimes, donnes un jour à la consolation de tant de malheureux, donnes un jour au repos de l’innocence opprimée, et que ce jour puisse être l’époque du retour d’une grande Nation, aux vertus douces et aux sentimens d’indulgence, à ces qualités généreuses qui pourront seules lui valoir des hommages réels, et intéresser de bonne foi les Peuples de la terre à sa liberté et à sa gloire !

FIN.
  1. Incertain si, dans les circonstances présentes, je pourrai, selon mes vœux, répandre en France, avec facilité, cette faible défense du plus malheureux des Princes, je prie ceux qui pourroient y concourir, de vouloir bien se réunir à mes vues. Ils ne risqueront pas de se compromettre, car j’ai pris soin de n’offenser personne ; et avec un sentiment profond, je crois avoir observé la modération que le désir de réussir devoit me suggérer. Je ne touche d’ailleurs, ni directement ni indirectement à aucune opinion politique, et j’espère qu’à ces conditions, je ne déplairai ni à la Nation, ni à ses Représentans. Ce 30 Octobre 1792. Necker.
  2. Il n’y a rien eu de payé sur l’année 1792, puisque l’état ordonnancé qu’on a rendu public, étoit relatif à l’année 1791. On dit, dans un rapport fait à la Convention Nationale, qu’il y a eu des payemens faits en Août 1792 ; mais n’eut-il pas été juste d’ajouter que ces payemens regardoient des parties prenantes en arrière, comme il arrive constamment dans toutes les Caisses publiques ?
  3. Cette dépense a toujours été acquittée par le Trésor Royal.
  4. On présente aussi, comme un délit politique, une remise d’argent à M. de Bouillé ; mais ce payement se rapporte, je n’en doute point, au remboursement des dépenses que le plan de l’évasion du Roi a dû nécessairement occasionner, et cette entreprise a été mise à l’abri de toute recherche, par un Décret spécial du Corps Législatif.
  5. En voici quelques traits.

    « Sitôt que la seconde Brochure sur la Prophétesse Rousselles reparoîtra, je vous prie de me l’envoyer… Je continue d’espérer que la sainte pucelle a déjà éprouvé du désordre dans ses communications ; peut-être son crucifix ne peut plus lui rouler les yeux comme il paroissoit lui faire.

    « Dieu ne fait ici pour nous, ni les yeux doux, ni les beaux bras ; mais celui qui le transforma en ange de lumières, fait toutes sortes de petites singeries, accommodées à nos idées et à nos goûts : voilà une règle dont les juges de sainteté ne devroient pas se départir ; cela raccourciroit un peu la liste de nos places sur les légendes ; car je respecte profondément tout ce qui est sur la liste des litanies.

    « Je reçois deux lettres de connoissances intimes, que j’avois parmi mes confrères les Martinistes… le démon est maître d’eux. À l’égard de B… et son acharnement au magnétisme, je lui ai attiré la maladie ; les Jansénistes affiliés aux convulsionnaires par état, sont dans le même car : hors de l’Église point de salut.

    « Il y a long-temps qu’on fait l’éloge de la sûreté du plancher des vaches ; la connoissance des choses occultes est une mer orageuse, d’où l’on n’apperçoit pas le rivage, etc. etc. »

    Comment peut-on communiquer à la Nation de telles extravagances, et quelle espèce d’avantage imagine-t-on pouvoir tirer d’une pareille confidence ?

  6. Je parle ici des papiers saisis dans les appartemens des Thuileries.
  7. Voici les propres paroles de l’Acte Constitutionnel de la France.

    » Après l’abdication expresse ou légale, le Roi sera dans la classe des Citoyens, et pourra être accusé et jugé comme eux, pour les actes postérieurs à son abdication. »

  8. Voyez le Résultat du Conseil du 27 Décembre 1788.
  9. Je fais transcrire ici un seul paragraphe copié littéralement sur la traduction française de l’ouvrage de M. Hume, page 174 de l’Édition, in-4o., Volume second.

    » Il est impossible de représenter la douleur, l’indignation et l’étonnement qui succédèrent, non-seulement dans les spectateurs, qui parurent comme inondés d’un déluge de tristesse, mais dans la Nation entière, aussitôt que la nouvelle de cette fatale exécution y fut répandue. Jamais un Monarque, dans le plein triomphe du succès et de la victoire, ne fut plus cher à son Peuple, que ce malheureux Prince l’étoit devenu au sien, par ses infortunes, sa grandeur d’ame, sa patience et sa piété. La violence du retour au respect, à la tendresse, fut proportionnée à la force des illusions qui avoient animé tous ses sujets contre lui. Chacun se reprochoit avec amertume, ou des infidélités actives, ou trop d’indolence à défendre sa cause opprimée. Sur les ames plus Foibles, l’effet de ces passions compliquées fut prodigieux. On raconte que plusieurs femmes enceintes se délivrèrent de leur fruit avant terme ; d’autres furent saisies de convulsions ; d’autres tombèrent dans une mélancolie, qui les accompagna jusqu’au tombeau. Quelques-unes, ajoute-t-on, perdant tour soin d’elle-même, comme si la volonté leur eut manqué de survivre à leur Prince Bien-Aimé, quand elles en auroient eu le pouvoir, tombèrent mortes à l’instant. Les chaires même furent arrosées de larmes, non subornées, ces chaires, d’où tant de violentes imprécations et d’anathêmes avoient été lancée contre lui. En un mot, l’accord fut unanime à détester ces parricides hypocrites, qui avoient déguisé si long-tems leurs trahisons sous des prétextes sanctifiés et qui par ce dernier acte d’une atroce iniquité, jettoient une tache ineffaçable sur la Nation ».


On trouve chez le même Libraire, Du Pouvoir Exécutif dans les Grands États, par NECKER, 2 vol in-8 ; prix 5 liv.