Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 9

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 73-75).

CHAPITRE IX.
S’IL EST VRAI QU’ON SOIT PLUS INQUIET AUJOURD’HUI QU’ON NE L’ÉTOIT AU MOMENT DE LA RESTAURATION.

« Au retour des Bourbons, dit-on encore, la joie fut universelle ; il n’y eut qu’une opinion, qu’un sentiment : les anciens républicains, particulièrement opprimés, applaudirent franchement à la restauration. Aujourd’hui les partis renaissent, cette heureuse confiance est ébranlée, etc. » Nous avons été aussi témoin des premiers moments de la restauration, et nous avons observé précisément le contraire de ce que l’on avance ici. Sans doute il y eut du bonheur, de la joie à l’arrivée des Bourbons ; mais il s’y mêloit beaucoup d’inquiétude. Les anciens républicains étoient bien loin surtout d’être si satisfaits, d’applaudir avec tant de cordialité. Plusieurs d’entre eux songeoient à se retirer, et avoient tout préparé pour la fuite. Et en quoi avoient-ils été particulièrement opprimés sous Buonaparte ? Ils jouissoient d’une grande fortune ; ils occupoient les premières places de l’État. Quoi ! c’étoient les Bourboniens, les royalistes qui jouissoient de la faveur sous la tyrannie ? On croit rêver.

La vérité est que la confiance ne fut point entière au premier moment du retour du roi : beaucoup de gens étoient alarmés, les provinces même agitées, incertaines, divisées ; l’armée ne savoit si on lui compteroit ses souffrances et ses victoires ; on craignoit les fers, on redoutoit les vengeances.

Mais peu à peu le caractère du roi étant mieux connu, les frayeurs se calmèrent ; on vit luire l’aurore d’une paix et l’espérance d’un bonheur sur lesquels on ne comptoit presque plus. Rassurés sur les opinions qu’on avoit eues, sur les votes que l’on avoit émis, tous les partis placèrent dans le monarque une juste confiance.

Depuis ce temps le roi n’a cessé de prendre de nouvelles forces, et la France de marcher vers la prospérité. Chaque jour le très-petit nombre d’opposants diminue ; les contes absurdes, les terreurs populaires, s’évanouissent ; le commerce renaît, les manufactures refleurissent, les impôts se payent, une immense dette est comblée ; l’armée n’a plus qu’un seul et même esprit ; les prisonniers et les soldats licenciés sont retournés au sein de leurs familles ; les officiers, avec une retraite honorable, jouissent dans leurs foyers de l’admiration due à leur courage ; la conscription, abolie, ne fait plus trembler les mères ; la plus entière liberté d’opinions dans les deux chambres, dans les livres, dans les journaux, dans les discours, annonce que nous sommes enfin rendus à notre dignité naturelle ; on se sent en pleine jouissance de ses droits. La main sur le cœur, de quoi se plaindroit-on ? De qui et de quoi a-t-on peur ? Jamais calme fut-il plus profond après la tempête ? Les libelles que nous combattons ne sont-ils pas même la preuve de la plus entière liberté, comme de la force du gouvernement ? Tout marche sans effort, sans oppression : les étrangers sont confondus et presque jaloux de notre paix et de notre prospérité. On n’entend parler ni de police, ni de dénonciation, ni d’un acte arbitraire du pouvoir, ni d’exécution, ni de réaction publique, ni de vengeance particulière.

Les magistrats ont seuls agi quand ils ont cru voir des coupables, et cela s’est borné à l’arrestation de quelques individus remis en liberté aussitôt que l’on a reconnu qu’ils n’avoient pas outre-passé la loi. On va, on vient, on fait ce qu’on veut. N’est-on pas content ? Les chemins sont ouverts ; qu’on demande des passeports, qu’on emporte sa fortune, chacun est le maître : à peine rencontre-t-on un gendarme. Dans un pays où plus de quatre cent mille soldats ont été licenciés, il n’y a pour ainsi dire pas une porte fermée et pas un voleur de grand chemin. Les créatures, les parents de Buonaparte sont partout ; ils jouissent de la protection des lois. S’ils ont des pensions sur l’État, le roi les paye scrupuleusement. S’ils veulent sortir du royaume, rentrer, porter des lettres, en rapporter, envoyer des courriers, faire des propositions, semer des bruits et même de l’argent, s’assembler en secret, en public, menacer, répandre des libelles, en un mot, conspirer, comme nous l’avons dit ailleurs, ils le peuvent ; cela ne fait de mal à personne. Ce gouvernement de huit mois est si solide, que fît-il aujourd’hui fautes sur fautes il tiendroit encore, en dépit de ses erreurs. Le frère de Louis XVI, la famille de Louis XVI, la charte qui garantit nos libertés, ce sont là des puissances que rien ne peut ébranler. Immobile sur son trône, le roi a calmé les flots autour de lui : il n’a cédé à aucune influence, à aucune impulsion, à aucun parti. Sa patience confond, sa bonté subjugue et enchaîne, sa paix se communique à tous. Il a connu les propos que l’on a pu tenir, les petites humeurs que l’on a témoignées, les folles démarches que l’on a pu faire : tout cela s’est évanoui devant son inaltérable sérénité. Lorsque autrefois, en Allemagne, il fut frappé d’une balle à la tête, il se contenta de dire : « Une ligne plus haut, et le roi de France s’appeloit Charles X ; » et il n’en parla plus. Lorsqu’il reçut l’ordre de quitter Mittau, au milieu de l’hiver, il ne fit pas entendre une plainte. Cette magnanimité sans ostentation qui lui est particulière, ce sang-froid que rien ne peut troubler, le suivent aujourd’hui au milieu de ses prospérités. On lui adresse une apologie de la mort de son frère, il la lit, fait quelques observations, et la renvoie à son auteur. Et pourtant il est roi ! et pourtant il pleure tous les jours en secret la mort de ce frère ! En entrant pour la première fois aux Tuileries, le jour de son arrivée à Paris, il se jeta à genoux : « Ô mon frère, s’écria-t-il, que n’avez-vous vu cette journée ! Vous en étiez plus digne que moi. » Quand on s’approche de lui, il a toujours l’air de vous dire : « Où pourriez-vous trouver un meilleur père ? Laissez-moi panser vos blessures ; j’oublie les miennes pour ne songer qu’aux vôtres. Est-ce à mon âge, après mes malheurs, que je puis aimer le trône pour moi-même ? Je suis là pour vous, et je veux vous rendre aussi heureux que vous avez été infortunés. »

Quiconque jette les yeux autour de soi, au dedans et au dehors, et ne comble pas de bénédictions le prince que le ciel nous a rendu, n’est pas digne d’être gouverné par un tel prince.