Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 5

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 63-67).

CHAPITRE V.
ILLUSION DES APOLOGISTES DE LA MORT DE LOUIS XVI.

Que veulent donc au fond les auteurs de ces déplorables apologies ? La république ? Ils sont guéris de cette chimère. Une monarchie limitée ? Ils l’ont ; et ils conviennent eux-mêmes que toutes les garanties de la liberté sont dans la Charte. Si nous sondons la blessure, nous trouverons une conscience malade, qui ne peut se tranquilliser, une vanité en souffrance, qui s’irrite de n’être pas seule appelée aux conseils du roi, et qui voudroit jouir auprès de lui non-seulement de l’égalité, mais encore de la préférence ; enfin un désespoir secret, né de l’obstacle insurmontable qui s’élève entre Louis XVIII et les juges de Louis XVI. Ne seroit-il pas bien plus favorable pour ces hommes de se rendre justice, d’avouer ingénument leurs torts, de convenir qu’ils ne peuvent pas être une société pour le roi, de reconnoître ses bontés au lieu de se sentir humiliés de son silence, de la paix qu’il leur accorde et du bonheur qu’il répand sur eux pour toute vengeance ?

Il est assez probable toutefois qu’ils ne se mettent si fort en avant que parce qu’ils se font illusion sur leur position : il faut les détromper.

Ce n’est pas sans raison qu’ils nous répètent que la France entière est coupable avec eux de la mort du roi. « Si on nous frappe, disent-ils, on frappera bientôt ceux qui nous suivent : nous sommes la première phalange ; une fois rompue, le reste sera enfoncé de toutes parts. » Ils espèrent ainsi enrôler beaucoup de monde sous leur drapeau et se rendre redoutables par cette espèce de coalition.

D’abord on ne veut point les atteindre ; on ne les menace point. Pourquoi sont-ils si susceptibles ? Pourquoi prendre les pleurs que l’on répand sur la mémoire de Louis XVI pour des actes d’accusation ? Faut-il, pour ménager leur délicatesse, s’interdire tous regrets ? La douleur est-elle une vengeance, le repentir une réaction ? En admettant même que ces personnes eussent de justes sujets de crainte, elles sont complètement dans l’erreur lorsqu’elles s’imaginent que tous les François font cause commune avec elles. La mort du roi et de la famille royale est le véritable crime de la révolution. Beaucoup d’autres actes de cette révolution sont des erreurs collectives, souvent expiées par des vertus et rachetées par des services, des torts communs qui ne peuvent être imputés à des particuliers, des malheurs qui sont le résultat des passions, le produit du temps et l’inévitable effet de la nécessité.

Mais les auteurs de la mort du roi ont une cause parfaitement isolée : sous ce rapport, ils n’inspirent aucun intérêt.

Ce n’est point ici une vaine supposition : la formation de la chambre des pairs a amené nécessairement quelques exclusions : le peuple s’en est-il affligé ? La chambre des députés comptoit parmi ses officiers inférieurs quelques personnes assez malheureuses pour avoir participé à la mort de Louis XVI : elle les a invitées à se retirer. La nation n’a vu dans cette conduite que l’interprétation de ses propres sentiments. Tous les exemples nobles et utiles devoient être donnés par les dignes représentants du peuple françois : un d’entre eux a fait lui-même le courageux aveu de sa faute, en s’exilant du milieu de ses collègues. Se juger ainsi, c’est ôter à jamais aux autres le droit de juger ; c’est sortir de la classe des coupables pour entrer dans celle des infortunés.

Ceux qui ont prononcé l’arrêt de Louis XVI doivent donc perdre la pensée de rattacher tous les François à leur cause. Il faut encore qu’ils ne mettent pas trop leur confiance en leur propre nombre. En effet, ne conviendroit-il pas de retrancher de ce nombre ceux qui ont voté la mort avec l’appel au peuple, ou avec une condition tendant à éloigner l’exécution ? Ceux-là avoient peut-être la pensée de sauver leur maître. Dans un pareil temps, vingt-quatre heures étoient tout ; on pouvoit croire que des votes qui présentoient un espoir de salut, sans heurter de front la fureur révolutionnaire, étoient plus propres à sauver le roi qu’un non absolu. C’est une erreur, une faiblesse ; mais qui n’a point d’erreurs, de faiblesses ? Transportons-nous à ces moments affreux ; voyons les bourreaux, les assassins remplir les tribunes, entourer la Convention, montrer du doigt, désigner au poignard quiconque refusoit de concourir à l’assassinat de Louis XVI. Les lieux publics, les places, les carrefours retentissoient de hurlements et de menaces. On avoit déjà sous les yeux l’exemple des massacres de septembre, et l’on savoit à quels excès pouvoit se porter une populace effrénée.

Il est certain encore qu’on avoit fait des préparatifs pour égorger la famille royale, une partie des députés, plusieurs milliers de proscrits, dans le cas où le roi n’eût pas été condamné. Troublé par tant de périls, un homme croit trouver un moyen de concilier tous les intérêts ; il s’imagine que par un vote évasif il sauvera la famille royale, suspendra la mort du roi et préviendra un massacre général : il saisit avidement cette fatale idée ; il prononce un vote conditionnel. Mais ses collègues ne s’y trompent pas ; ils devinent son intention, rejettent avec fureur l’appel au peuple, les conditions dilatoires, et comptent le vote pour la mort. Cet homme est-il coupable ? Oui, selon le droit ; non, peut-être, d’après l’intention. Il ne s’agit pas ici de principes rigoureux ; car dans ce cas, ceux même qui auroient voté pour la vie du roi n’en seroient pas moins criminels de lèse-majesté, comme le remarquèrent les juges anglois dans le procès des régicides. Mais nos malheurs ont été si grands, qu’ils sont sortis de toute comparaison et de toute règle. Il est aisé de dire aux jours du bonheur et de la sécurité : « J’aurois agi ainsi ; je me serois conduit comme cela. » C’est au jour du combat que l’on connoît ses forces. Nous ne devons point juger à la rigueur ce qui a été dit ou fait sous la pointe du poignard ; dans ce cas une bonne intention présumée fait l’innocence ; le reste est du temps et de l’infirmité humaine.

Il faut encore faire une classe à part de ceux qui, appelés depuis la mort du roi aux grandes places de l’État, ont tâché d’expier leurs premières erreurs en sauvant des victimes, en résistant avec courage aux ordres sanglants de la tyrannie, et qui depuis la Restauration ont montré par leur obéissance et leur désir d’être utiles à la monarchie combien ils étoient sensibles à la miséricorde du roi.

Voilà donc le foible bataillon de ceux qui se croient si forts diminué de tout ce qui ne doit pas entrer dans leurs rangs. Ils se trompent encore davantage lorsqu’ils s’écrient qu’ils sont la sauvegarde de quiconque a participé à nos troubles. Il seroit, au contraire, bien plus vrai de dire que si quelque chose a pu alarmer les esprits, c’est le pardon accordé aux juges du roi.

Ce pardon a quelque chose de surhumain, et les hommes seroient presque tentés de n’y pas croire : l’excès de la vertu fait soupçonner la vertu. On seroit disposé à dire : « Le roi ne peut traiter ainsi les meurtriers de son frère ; et puisqu’il pardonne à tous, c’est que dans le fond de sa pensée il ne pardonne à personne. » Ainsi le respect pour la vie, la liberté, la fortune, les honneurs de ceux qui ont voté la mort du roi, au lieu de tranquilliser la foule, eût pu servir à l’inquiéter.

Mais le roi ne veut proscrire personne : il est fort, très-fort ; aucune puissance ne pourroit aujourd’hui ébranler son trône. S’il vouloit frapper, il n’auroit besoin d’attendre ni d’autres temps ni d’autres circonstances ; il n’a aucune raison de dissimuler. Il ne punit pas, parce que, comme son frère, de douloureuse et sainte mémoire, la miséricorde est son partage, et que, comme Louis XVI encore, il ne voudroit pas pour sauver sa vie répandre une seule goutte de sang françois. Il a de plus donné sa parole. Aucun François, à son exemple, ne désire ni vengeances ni réactions. Que demande-t-on à ceux qui ont été assez malheureux pour condamner à mort le fils de saint Louis et d’Henri IV ? Qu’ils jouissent en paix de ce qu’ils ont acquis ; qu’ils élèvent tranquillement leurs familles. Il n’est pas cependant si dur, lorsqu’on approche de la vieillesse, qu’on a passé l’âge de l’ambition, qu’on a connu les choses et les hommes, qu’on a vécu au milieu du sang, des troubles et des tempêtes, il n’est pas si dur d’avoir un moment pour se reconnoître, avant d’aller où Louis XVI est allé. Louis XVI a fait le voyage, non pas dans la plénitude de ses jours, non pas lentement, non pas environné de ses amis, non pas avec tous les secours et toutes les consolations, mais jeune encore, mais pressé, mais seul, mais nu ; et cependant il l’a fait en paix.

Ceux qui l’ont contraint de partir si vite veulent-ils prouver au monde qu’ils sont dignes de la clémence dont ils sont l’objet ? Qu’ils n’essayent plus d’agiter les esprits, de semer de vaines craintes. Tout bon François doit aujourd’hui renfermer dans son cœur ses propres mécontentements, en eût-il de raisonnables. Quiconque publie un ouvrage dans le but d’aigrir les esprits, de fomenter des divisions, est coupable. La France a besoin de repos : il faut verser de l’huile dans nos plaies, et non les ranimer et les élargir. On n’est point injuste envers les hommes dont nous parlons : plusieurs ont des talents, des qualités morales, un caractère ferme, une grande capacité dans les affaires et l’expérience des hommes. Enfin, si quelque chose les blesse dans la restauration de la monarchie, qu’ils songent à ce qu’ils ont fait, et qu’ils soient assez sincères pour avouer que les misères dont ils se choquent sont bien peu de chose au prix des erreurs où ils sont eux-mêmes tombés.