Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 11

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 79-80).

CHAPITRE XI.
PASSAGE D’UNE PROCLAMATION DU ROI.

Voici un autre grief : « Le roi a dit, dans une de ses proclamations, que tout le monde conserveroit ses places, et cependant quelques personnes les ont perdues. »

Le reproche est étrange ! Le roi a-t-il pu prendre l’engagement de ne déplacer absolument qui que ce fût ? Quoi ! par le seul fait de la présence du roi, toutes les places de l’État seroient devenues places à vie ! le moindre commis à la barrière se seroit trouvé dans le cas du chancelier ! Le moyen alors de gouverner ? Louis XVIII, comme Hugues Capet, auroit confirmé ou établi en arrivant le système des fiefs ! il y auroit eu autant de petits et de grands souverains qu’il y a de grandes et de petites places en France ! il ne restoit plus qu’à les rendre héréditaires. Le roi n’auroit pu renvoyer un juge prévaricateur, un receveur infidèle, un homme repoussé par l’opinion publique : il auroit fallu nommer dans tous ces cas un administrateur en attendant la démission ou la mort du titulaire.

Que veut donc dire cette phrase : « Tout le monde conservera ses places ? » Elle veut dire, selon le sens commun, que tout homme contre lequel il n’y aura pas de raisons invincibles, soit du côté de la capacité, soit sous le rapport moral, restera dans le poste où le roi l’aura trouvé, ou bien qu’il sera appelé à d’autres fonctions ; elle veut dire qu’on ne sacrifiera pas un parti à un autre ; que le nom de royaliste et de républicain ne sera ni un droit d’admission ni une cause d’exclusion, et qu’enfin les seuls et véritables titres aux places seront la probité et l’intelligence. Dans ce cas le roi n’a-t-il pas suivi exactement ce qu’il avoit promis ? Nous avons déjà fait remarquer que la presque totalité des emplois étoit entre les mains des personnes qui ont servi l’ordre de choses détruit par la restauration.

De la plainte générale passant à la plainte particulière, on cite les membres du sénat qui n’ont pas été admis dans la chambre des pairs. Il ne falloit pas toucher une pareille question, il ne falloit pas rappeler au public que tel homme qui a fait tomber la tête de Louis XVI reçoit une pension de 36,000 francs de la main de Louis XVIII. Loin de se plaindre il falloit se taire ; il falloit sentir que de pareils exemples produisent un tout autre effet que d’attirer l’intérêt sur ceux dont on se fait les défenseurs. Tant de malheureux proscrits pour la cause royale, tant d’honnêtes républicains qui n’ont par devers eux aucun crime pourroient tomber dans le découragement. Les uns sont réduits par leur loyauté à la plus profonde misère, les autres sont restés dans leur première indigence pour n’avoir pas voulu profiter de nos malheurs : ils se livreroient à des réflexions étranges à la vue de ces juges du roi qui possèdent des châteaux, des traitements, des cordons, des places même et des honneurs. N’insistons pas sur cette idée : nous trouverions peut-être que les honnêtes gens n’ont jamais été mis à une plus rude épreuve, et nous jetterions sur le bien et sur le mal, sur les bonnes et sur les mauvaises actions des doutes capables d’ébranler la vertu même.

Dans la vérité, on ne fait pas sérieusement aux ministres du roi le reproche que nous examinons ; car on insinue qu’ils ont conservé dans la chambre des pairs certains membres du sénat que (selon les auteurs des pamphlets) on aurait dû renvoyer ; d’où il résulte qu’on est conduit dans ces plaintes plus par un esprit de parti que par un sentiment de justice, et qu’on est bien moins fâché que tel homme soit exclu de la chambre des pairs que fâché que tel autre homme y soit admis.