Réflexions nouvelles sur les femmes


AU LECTEUR.


UN Ancien diſoit que les penſées étoient les promenades de l’eſprit. J’ai cru avoir le privilege de me promener de cette maniere. Les idées ſe ſont offertes aſſez naturellement à moi, & de proche en proche elles m’ont menée plus loin que je ne devois ni ne voulois. Voici le chemin qu’elles m’ont fait faire. J’ai été bleſſée que les hommes connuſſent ſi peu leur interêt, que de condamner les Femmes qui ſçavent occuper leur eſprit. Les inconveniens d’une vie frivole & diſſipée, les dangers d’un cœur qui n’eſt ſoutenu d’aucun principe m’ont auſſi toujours frappée. J’ai examiné ſi on ne pouvoit pas tirer un meilleur parti des Femmes, j’ai trouvé des Auteurs reſpectables qui ont crû qu’elles avoient en elles des qualitez qui les pouvoient conduire à de grandes choſes, comme l’imagination, la ſenſibilité, le goût : preſens qu’elles ont reçus de la Nature. J’ay fait des reflexions ſur chacune de ces qualitez. Comme la ſenſibilité les domine, & qu’elle les porte naturellement à l’amour, j’ai cherché ſi on ne pouvoit point les ſauver des inconveniens de cette paſſion, en ſeparant le plaiſir de ce qu’on appelle vice. J’ai donc imaginé une Métaphiſique d’amour ; la pratiquera qui pourra.


REFLEXIONS


NOUVELLES
sur
LES FEMMES.



LE Livre de Dom-Quichotte, ſelon un Auteur Eſpagnol, a perdu la Monarchie d’Eſpagne ; parce que le ridicule qu’il a répandu ſur la valeur, que cette Nation poſſedoit autrefois dans un dégré ſi éminent, en a amolli & énervé le courage.

Moliere en France a fait le même deſordre, par la Comedie des Femmes Sçavantes. Depuis ce tems-là, on a attaché preſque autant de honte au ſçayoir des Femmes, qu’aux vices qui leur ſont le plus défendus. Lorſqu’elles ſe ſont vûës attaquées ſur des amuſemens innocens, elles ont compris que, honte pour honte, il falloit choiſir celle qui leur rendoit davantage, & elles ſe ſont livrées aux plaiſirs.

Le deſordre s’eſt accru par l’exemple, & a été autoriſé par les femmes en dignité ; car la licence & l’impunité ſont les privileges de la Grandeur : Alexandre nous l’a appris. On vint un jour lui dire que ſa ſœur aimoit un jeune homme, que leur intrigue étoit publique, & qu’elle ſe reſpectoit peu : Il faut bien, dit-il, lui laiſſer ſa part de la Royauté, qui eſt la liberté & l’impunité.

La ſocieté a-t’elle gagné dans cet échange du goût des Femmes ? Elles ont mis la débauche à la place du ſçavoir ; le precieux qu’on leur a tant reproché, elles l’ont changé en indécence : Par-là elles ſe ſont dégradées ; & ſont déchuës de leur dignité ; car il n’y a que la vertu qui leur conſerve leur place, & il n’y a que les bienſéances, qui les maintienent dans leurs droits. Mais plus elles ont voulu reſſembler aux hommes de ce côté-là, & plus elles ſe ſont avilies.

Les hommes par la force plutôt que par le droit naturel, ont uſurpé l’autorité ſur les femmes ; elles ne rentrent dans leur domination que par la beauté & par la vertu : Si elles peuvent joindre les deux, leur empire ſera plus abſolu : mais le regne de la beauté eſt peu durable. On l’appelle une courte tyrannie ; elle leur donne le pouvoir de faire des malheureux, mais il ne faut pas qu’elles en abuſent.

Le regne de la vertu eſt pour toute la vie : c’eſt le caractere des choſes eſtimables de redoubler de prix par leur durée, & de plaire par le dégré de perfection qu’elles ont, quand elles ne plaiſent plus par le charme de la nouveauté. Il faut penſer qu’il y a peu de tems à être belle, & beaucoup à ne l’être plus ; que quand les graces abandonnent les Femmes, elles ne ſe ſoûtiennent que par les parties eſſentielles & par les qualitez eſtimables. Il ne faut pas qu’elles eſperent allier une jeuneſſe voluptueuſe & une vieilleſſe honorable. Quand une fois la pudeur eſt immolée, elle ne revient pas plus que les belles années : c’eſt elle qui ſert leur veritable interêt : elle augmente leur beauté : elle en eſt la fleur : elle ſert d’excuſe à la laideur : elle eſt le charme des yeux, l’attrait des cœurs, la caution des vertus, l’union & la paix des familles.

Mais ſi elle eſt une ſûreté pour les mœurs, elle eſt auſſi l’aiguillon des deſirs : ſans elle l’amour ſeroit ſans gloire, & ſans goût ; c’eſt ſur elle que ſe prennent les plus flateuſes conquêtes ; elle met le prix aux faveurs. La pudeur enfin eſt ſi neceſſaire aux plaiſirs, qu’il la faut conſerver dans les tems mêmes deſtinez à la perdre ; elle eſt auſſi une coquetterie rafinée, une eſpece d’enchere, que les belles perſonnes mettent à leurs appas, & une maniere délicate d’augmenter leurs charmes en les cachant. Ce qu’elles dérobent aux yeux leur eſt rendu par la liberalité de l’imagination. Plutarque dit qu’il y avoit un Temple dedié à Venus la voilée. On ne ſçauroit, dit-il, entourer cette Déeſſe de trop d’ombres, d’obſcuritez & de myſtères. Mais à preſent l’indécence eſt au point de ne vouloir plus de voile à ſes foibleſſes.

Les Femmes pourroient dire : quelle eſt la tyrannie des hommes ! Ils veulent que nous ne faſſions aucun uſage de notre eſprit ni de nos ſentimens. Ne doit-il pas leur ſuffire de regler tout le mouvement de notre cœur, ſans ſe ſaiſir encore de notre intelligence ? Ils veulent que la bienſéance ſoit auſſi bleſſée, quand nous ornons notre eſprit, que quand nous livrons notre cœur. C’eſt étendre trop loin leurs droits.

Les hommes ont un grand intérêt à rappeller les Femmes à elles-mêmes & à leurs premiers devoirs. Le divorce que nous faiſons avec nous-mêmes, eſt la ſource de tous nos égaremens. Quand nous ne tenons pas à nous par des goûts ſolides, nous tenons à tout. C’eſt dans la ſolitude que la verité donne ſes leçons, & où nous apprenons à rabattre du prix des choſes, que notre imagination ſçait nous ſurfaire. Quand nous ſçavons nous occuper par de bonnes lectures, il ſe fait en nous inſenſiblement une nourriture ſolide, qui coule dans les mœurs.

Il y avoit autrefois des maiſons, où il étoit permis de parler & de penſer, où les Muſes étoient en ſocieté avec les Graces. On y alloit prendre des leçons de politeſſe & de délicateſſe : les plus grandes Princeſſes s’y honoroient du commerce des gens d’eſprit.

Madame Henriette d’Angleterre, qui auroit ſervi de modèle aux Graces, donnoit l’exemple. Sous un viſage riant, ſous un air de jeuneſſe qui ne ſembloit promettre que des jeux, elle cachoit un grand ſens & un eſprit ſerieux. Quand on traitoit ou qu’on diſputoit avec elle, elle oublioit ſon rang, & ne paroiſſoit élevée que par ſa raiſon. Enfin l’on ne croïoit avancer dans l’agrément & dans la perfection, qu’autant qu’on avoit ſçû plaire à Madame. Un Hôtel de Rambouillet ſi honoré dans le ſiecle paſſé ſeroit le ridicule du nôtre. On ſortoit de ces maiſons, comme des repas de Platon, dont l’ame étoit nourrie & fortifiée. Ces plaiſirs ſpirituels & délicats ne coûtoient rien aux mœurs, ni à la fortune ; car les dépenſes d’eſprit n’ont jamais ruiné perſonne. Les jours couloient dans l’innocence & dans la paix. Mais à preſent que ne faut-il point pour l’emploi du tems, pour l’amuſement d’une journée ? Quelle multitude de goûts ſe ſuccedent les uns aux autres ! La Table, le Jeu, les Spectacles. Quand le luxe & l’argent ſont en credit, le veritable honneur perd le ſien.

On ne cherche plus que ces Maiſons où regne un luxe honteux. Ce Maître de la Maiſon, que vous honorez, ſongez, en l’abordant, que ſouvent c’eſt l’injuſtice & le larcin que vous ſaluez. Sa Table, dites-vous, eſt délicate ; le goût regne chez lui. Tout eſt poli, tout eſt orné, hors l’ame du Maître. Il oublie, dites-vous, ce qu’il eſt : Eh comment ne l’oublieroit-il pas ? Vous l’oubliez vous même. C’eſt vous qui tirez le rideau de l’oubli & de l’orgueil devant ſes yeux. Voilà les inconveniens pour les deux ſexes où conduit l’éloignement des lettres & du ſçavoir ; car les Muſes ont toujours été l’azyle des mœurs.

Les Femmes ne peuvent-elles pas dire aux hommes : quel droit avez-vous de nous défendre l’étude des ſciences & des beaux arts ? Celles qui s’y ſont attachées, n’y ont-elles pas réuſſi & dans le ſublime & dans l’agréable ? Si les Poeſies de certaines Dames avoient le merite de l’antiquité, vous les regarderiez avec la même admiration que les Ouvrages des Anciens à qui vous faites juſtice.

Un Auteur très-reſpectable donne au ſexe tous les agrémens de l’imagination. Ce qui eſt de goût eſt, dit-il, de leur reſſort, & elles font Juges de la perfection de la langue. L’avantage n’eſt pas médiocre.

Or, que ne doit-on pas aux agrémens de l’imagination ? C’eſt elle qui fait les Poëtes & les Orateurs ; rien ne plaît tant que ces imaginations vives, délicates, remplies d’idées riantes : ſi vous joignez la force à l’agrement ; elles dominent, elles forcent l’ame & l’entraînent ; car nous cedons plus certainement à l’agrément qu’à la verité. L’imagination eſt la source & la gardienne de nos plaiſirs. Ce n’eſt qu’à elle qu’on doit l’agréable illuſſion des paſſions. Toujours d’intelligence avec le cœur, ſçait lui fournir toutes les erreurs dont il a beſoin ; elle a droit auſſi ſur le tems, elle ſçait rappeller les plaiſirs paſſez, & nous fait jouir par avance de tous ceux que l’avenir nous promet : elle nous donne de ces joyes ſerieuses, qui ne font rire que l’eſprit ; toute l’ame eſt en elle, & dès qu’elle ſe refroidit, tous les charmes de la vie diſparoiſſent.

Parmi les avantages qu’on donne aux Femmes, on prétend qu’elles ont un goût fin, pour juger des choſes d’agrément. Beaucoup de perſonnes ont défini le goût. Une Dame[1] d’une profonde érudition a prétendu que c’eſt une harmonie, un accord de l’éſprit & de la raiſon, & qu’on en a plus ou moins, ſelon que cette harmonie eſt plus ou moins juſte. Une autre perſonne a prétendu que le goût eſt une union du ſentiment & de l’eſprit, & que l’un & l’autre d’intelligence, forment ce qu’on appelle le jugement. Ce qui fait croire que le goût tient plus au ſentiment qu’à l’eſprit, c’eſt qu’on ne peut rendre raiſon de ſes goûts, parce qu’on ne ſçait point pourquoi on ſent : mais on rend toujours raiſon de ſes opinions & de ſes connoiſſances. Il n’y a aucun rapport, aucune liaiſon neceſſaire entre les goûts : ce n’eſt pas la même choſe entre les veritez. Je crois donc pouvoir amener toute perſonne intelligente à mon avis. Je ne ſuis jamais ſûre d’amener une perſonne ſenſible à mon goût : je n’ai point d’attrait pour l’attirer à moi. Rien ne ſe tient dans les goûts ; tout vient de la diſpoſition des organes & du rapport qui ſe trouve entre eux & les objets. Il y a cependant une juſteſſe de goût, comme il y a une juſteſſe de ſens. La juſteſſe de goût juge de ce qui s’appelle agrément, ſentiment, bienſéance, délicateſſe, ou fleur d’eſprit, ſi on oſe parler ainſi, qui fait ſentir dans chaque choſe la meſure qu’il faut garder. Mais comme on n’en peut donner de regle aſſûrée, on ne peut convaincre ceux qui y font des fautes. Dès que leur ſentiment ne les avertit pas, vous ne pouvez les inſtruire : De plus le goût a pour objet des choſes ſi délicates, ſi imperceptibles, qu’il échappe aux regles. C’eſt la nature qui le donne ; il ne s’acquiert pas. Le goût eſt d’une grande étendue ; il met de la fineſſe dans l’eſprit, & vous fait apercevoir d’une maniere vive & prompte, ſans qu’il en coûte rien à la raiſon, tout ce qu’il y a à voir dans chaque choſe. C’eſt ce que veut dire Montagne, quand il aſſure que les Femmes ont un eſprit plein-fautier. Dans le cœur le goût donne des ſentimens délicats, & dans le commerce du monde une certaine politeſſe attentive, qui nous apprend à menager l’amour propre de ceux avec qui nous vivons. Je crois que le goût dépend de deux choſes, d’un ſentiment très délicat dans le cœur, & d’une grande juſteſſe dans l’eſprit. Il faut donc avouer que les hommes ne connoiſſent pas la grandeur du preſent qu’ils font aux Dames, quand ils leur paſſent l’eſprit de goût.

Ceux qui attaquent les Femmes, ont prétendu que l’action de l’eſprit qui conſiſte à conſiderer un objet, étoit bien moins parfaite dans les Femmes, parce que le ſentiment qui les domine, les diſtrait & les entraîne. L’attention eſt neceſſaire ; elle fait naître la lumière pour ainſi dire, approche les idées de l’eſprit & les met à la portée : mais chez les Femmes les idées s’offrent d’elles-mêmes, & s’arrangent plutôt par ſentiment que par réflexion : la nature raiſonne pour elles & leur en épargne tous les frais. Je ne crois donc pas que le ſentiment nuiſe à l’entendement ; il fournit de nouveaux eſprits, qui illuminent de maniere, que les idées ſe preſentent plus vives, plus nettes & plus démêlées ; & pour preuve de ce que je dis, toutes les paſſions ſont éloquentes : nous allons auſſi ſurement à la verité par la force & la chaleur des ſentimens, que par l’étenduë & la juſteſſe des raiſonnemens ; & nous arrivons toujours par eux plus vîte au but dont il s’agit, que par les connoiſſances. La perſuaſion du cœur eſt audeſſus de celle de l’eſprit, puiſque ſouvent notre conduite en dépend : c’eſt à notre imagination & à notre cœur, que la nature a rendis la conduite de nos actions & de ſes mouvemens.

La ſenſibilité eſt une diſpoſition de l’ame qu’il eſt avantageux de trouver dans les autres. Vous ne pouvez avoir ni humanité ni generoſité, ſans ſenſibilité. Un ſeul ſentiment, un ſeul mouvement du cœur a plus de credit ſur l’ame, que toutes les ſentences des Philoſophes : la ſsenſibilité ſecourt l’eſprit & ſert la vertu. On convient que les agrémens ſe trouvent chez les perſonnes de ce caractere ; les graces vives & ſoudaines, dont parle Plutarque, ne font que pour elles. Une Dame qui a été un modele d’agrémens ſert de preuves à ce que j’avance. On demandoit un jour à un homme d’eſprit de ſes amis, ce qu’elle faiſoit & ce qu’elle penſoit dans ſa retraite. Elle n’a jamais penſé, répondit-il, elle ne fait que ſentir. Tous ceux qui l’ont connuë, conviennent, que c’étoit la plus ſéduiſante perſonne du monde, & que les goûts, ou plûtôt les paſſions, ſe rendoient maîtres de ſon imagination & de ſa raiſon, de maniere que ſes goûts étoient toujours juſtifiez par ſa raiſon & reſpectez par ſes amis : aucun de ceux qui l’ont connuë, n’a oſé la condamner qu’en ceſſant de la voir, parce que jamais elle n’avoit tort en preſence. Cela prouve que rien n’eſt ſi abſolu, que la ſuperiorité de l’eſprit, qui vient de la ſenſibilité & de la force de l’imagination, parce que la perſuaſion eſt toujours à ſa ſuite.

Les Femmes d’ordinaire ne doivent rien à l’art. Pourquoi trouver mauvais qu’elles ayent un eſprit qui ne leur coûte rien ? Nous gâtons toutes les diſpoſitions que leur a donné la nature : nous commençons par négliger leur éducation : nous n’occupons leur eſprit à rien de ſolide, & le cœur en profite : nous les deſtinons à plaire, & elles ne nous plaiſent que par leurs graces ou par leurs vices ; il ſemble qu’elles ne ſoient faites que pour être un ſpectacle agréable à nos yeux. Elles ne ſongent donc qu’à cultiver leurs agremens, & ſe laiſſent aiſément entraîner au penchant de la nature ; elles ne ſe refuſent pas à des goûts qu’elles ne croyent pas avoir reçus de la nature, pour les combattre.

Mais ce qu’il y a de ſingulier, c’eſt qu’en les formant pour l’amour, nous leur en défendons l’uſage. Il faudrait prendre parti : ſi nous ne les deſtinons qu’à plaire, ne leur défendons pas l’uſage de leurs agrémens : ſi vous les voulez raiſonnables & ſpirituelles, ne les abandonnez pas, quand elles n’ont que cette ſorte de mérite ; mais nous leur demandons un mélange & un menagement de ces qualitez, qu’il eſt difficile d’attraper & de réduire à une meſure juſte. Nous leur voulions de l’eſprit, mais pour le cacher, l’arrêter & l’empêcher de rien produire. Il ne ſçauroit prendre l’eſſor, qu’il ne ſoit auſſi-tôt rappellé par ce qu’on nomme bienſéance. La gloire, qui eſt l’ame & le ſoutien de toutes les productions de l’eſprit, leur eſt refuſée. On ôte à leur eſprit tout objet, toute eſperance : on l’abaiſſe, & ſi j’oſe me ſervir des termes de Platon, on lui coupe les aîles. Il eſt bien étonnant qu’il leur en reſte encore.

Les Femmes ont pour elles une grande autorité : c’eſt S. Evremont. Quand il a voulu donner un modèle de perfection, il ne l’a pas placé chez les hommes. Je crois, dit-il, moins impoſſible de trouver dans les Femmes la ſaine raiſon des hommes, que dans les hommes les agremens des Femmes. Je demande aux hommes de la part de tout le ſexe : Que voulez-vous de nous ? vous ſouhaitez tous de vous unir à des personnes eſtimables, d’un eſprit aimable & d’un cœur droit. Permettez-leur donc l’uſage des choſes qui perfectionnent la raiſon. Ne voulez-vous que des grâces qui favoriſent les plaiſirs ? Ne vous plaignez donc pas ſi les Femmes étendent un peu l’uſage de leurs charmes.

Mais pour donner aux choſes le rang & le prix qu’elles meritent, diſtinguons les qualitez eſtimables & les agréables. Les eſtimables ſont réelles & ſont intrinſeques aux choſes, & par les loix de la juſtice ont un droit naturel ſur notre eſtime. Les qualitez agréables qui ébranlent l’ame & qui donnent de ſi douces impreſſions, ne ſont point réelles ni propres à l’objet ; elles ſe doivent à la diſposition de nos organes & à la puiſſance de notre imagination. Cela eſt ſi vrai, qu’un même objet ne fait pas les mêmes irnpreſſions ſur tous les hommes, & que ſouvent nos ſentimens changent, ſans qu’il y ait rien de changé dans l’objet.

Les qualitez extérieures ne peuvent être aimables par elles-mêmes ; elles ne le ſont que par les diſpoſitions qu’elles trouvent en nous. L’amour ne ſe merite point, il échappe aux plus grandes qualitez. Seroit-il donc poſſible que le cœur ne pût dépendre des lois de la juſtice, & qu’il ne fût ſoumis qu’à celles du plaiſir ? Quand les hommes voudront, ils réuniront toutes ces qualitez & ils trouveront des Femmes auſſi aimables que reſpectables. Ils prennent ſur leur bonheur & ſur leur plaiſir, quand ils les dégradent. Mais de la maniere dont elles ſe conduiſent, les mœurs y ont infiniment perdu, & les plaiſirs n’y ont pas gagné.

Tout le monde convient, qu’il eſt neceſſaire que les Femmes ſe faſſent eſtimer : mais n’avons-nous beſoin que d’eſtime, & ne nous manquera-t’il plus rien ? Notre raiſon nous dira que cela doit ſuffire. Mais nous abandonnons aiſement les droits de la raiſon pour ceux du cœur. Il faut prendre la nature comme elle eſt ; les qualitez eſtimables ne plaiſent qu’autant qu’elles peuvent nous devenir utiles : mais les aimables nous ſont auſſi nécessaires pour occuper notre cœur. Car nous avons autant de beſoin d’aimer que d’eſtimer : on ſe laſſe même d’admirer : ſi ce quon admire n’eſt auſſi fait pour plaire. Ce n’eſt pas même aſſez que ce ſexe nous plaiſe, il ſemble qu’il ſoit obligé de nous toucher : le merite n’eſt pas brouillé avec les graces : lui ſeul a droit de les fixer : ſans lui elles ſont legeres & fugitives. De plus la vertu n’a jamais enlaidi perſonne, & cela eſt ſi vrai que la beauté ſans merite & ſans eſprit eſt inſipide, & que le merite fait pardonner la laideur.

Je ne mets pas l’aimable ſentiment dans les qualitez exterieures ; je l’étends plus loin. Les Eſpagnols diſent que la beauté eſt comme les odeurs dont l’effet eſt de peu de durée : on s’y accoûtume & on ne les ſent plus. Mais des mœurs, un eſprit juſte & fin, un cœur droit & ſenſible, ce ſont des beautez raviſſantes & toujours nouvelles. A preſent nos plaiſirs ſont moins délicats, parce que nos mœurs ſont moins pures. Examinons à qui on doit s’en prendre.

On attaque depuis long-tems la conduite des Femmes ; on prétend qu’elles n’ont jamais été ſi déreglées qu’à preſent, qu’elles ont banni la pureté de leur cœur & les bienſéances de leur conduite : je ne ſçai ſi on n’a pas quelque raiſon. Je pourrois cependant dire, qu’il y a long-tems qu’on ſe plaint des mêmes choſes, qu’un ſiecle peut-être juſtifié par un autre, & pour ſauver le preſent, je n’ai qu’à vous renvoyer au paſſé. Les mœurs ſe reſſemblent dans tous les tems, mais elles ſe montrent ſous des formes differentes ; comme l’uſage n’a droit que ſur les choſes exterieures, & qu’il ne s’étend point ſur les ſentimens, il ne redreſſe pas la nature ; il n’ôte point les beſoins du cœur, & les paſſions ſont toujours les mêmes.

Les hommes ſe ſont-ils acquis par la pureté de leurs mœurs le droit d’attaquer celles des Femmes ? En verité les deux ſexes n’ont rien à ſe reprocher. Ils contribuent également à la corruption de leur ſiécle. Il faut pourtant convenir que les manieres ont changé. La galanterie eſt bannie, & perſonne n’y a gagné : les hommes ſe ſont ſeparez des Femmes, & ont perdu la politeſſe, la douceur & cette fine délicateſſe qui ne s’acquiert que dans leur commerce : les Femmes auſſi ayant moins de commerce avec les hommes, ont perdu l’envie de plaire par des manieres douces & modeſtes, & c’étoit pourtant la veritable ſource de leurs agrémens.

Quoique la Nation Françoiſe ſoit déchuë de l’ancienne galanterie, il faut pourtant convenir qu’aucune autre Nation ne l’avoit ni plus pouſſée ni plus épurée. Les hommes en ont fait un art de plaire, & ceux qui s’y ſont exercez & qui y ont acquis une grande habitude, ont des regles certaines, quand ils ſçavent s’adreſſer à des caracteres foibles. Les Femmes ſe ſont donné des regles pour leur reſiſter : comme elles jouiſſent d’une grande liberté en France, & qu’elles ne ſont gardées que par leur pudeur & par les bienſéances, elles ont ſçu oppoſer leur devoir aux impreſſions de l’amour. C’eſt des deſirs & des deſſeins des hommes, de la pudeur & de la retenue des Femmes, que ſe forme le commerce délicat, qui polit l’eſprit & qui épure le cœur : car l’amour perfectionne les ames bien nées. Il faut convenir qu’il n’y a que la Nation Françoiſe, qui ſe ſoit fait un art délicat de l’amour.

Les Eſpagnols & les Italiens l’ont ignoré ; comme les Femmes y ſont preſque enfermées, les hommes ne mettent leur application qu’à vaincre les obſtacles exterieurs, & quand ils les ont ſurmontez, ils n’en trouvent plus dans la perſonne aimée ; mais l’amour qui s’offre n’eſt guere piquant. Il ſemble que ce ſoit l’ouvrage de la nature & non pas celui de l’amant. En France, l’on ſçait faire un meilleur uſage du tems. Comme le cœur eſt de la partie, & que ſouvent même chez les honnêtes perſonnes on n’a de commerce qu’avec lui, il eſt regardé comme la ſource de tous les plaiſirs : c’eſt auſſi aux ſentimens à qui nous devons tous nos Romans ſi pleins d’eſprit & ſi épurez, & qui ſont ignorez des Nations dont je parle. Un Eſpagnol, en liſant les Converſations de Clelie, diſoit, voilà bien de l’eſprit mal employé. Dès qu’on ne ſçait faire qu’un uſage de l’amour, le Roman eſt court : en retranchant la galanterie, vous paſſez ſur la délicateſſe de l’eſprit & des ſentimens. Les Eſpagnoles ſont vives & emportées : elles ſont à l’usage des ſens, & ne ſont point à celui du cœur : c’eſt dans la reſiſtance que les ſentimens ſe fortifient & acquièrent de nouveaux dégrez de délicateſſe. La paſſion s’éteint, dès qu’elle eſt ſatisfaite, & l’amour ſans crainte & ſans deſirs eſt ſans ame.

L’amour eſt le premier plaiſir, la plus douce & la plus flateuſe de toutes les illuſions. Puiſque ce ſentiment eſt ſi neceſſaire au bonheur des humains, il ne le faut pas bannir de la ſocieté ; il faut ſeulement apprendre à le conduire & à le perfectionner. Il y a tant d’écoles établies pour cultiver l’eſprit, pourquoi n’en pas avoir pour cultiver le cœur ? C’eſt un art qui a été négligé. Les paſſions cependant ſont des cordes, qui ont beſoin de la main d’un grand maître pour être touchées. Échappe-t’on à qui ſçait remuer les reſſorts de l’ame par ce qu’il y a de plus vif & plus fort ?

L’amour n’étoit pas décrié chez les Anciens comme il l’eſt à preſent. Pourquoi l’aviliſſons-nous ? que ne lui laiſſons-nous toute ſa dignité ? Platon a un grand reſpect pour ce ſentiment : quand il en parle, ſon imagination s’échauffe, son eſprit s’illumine & ſon ſtile s’embellit : quand il parle d’un homme touché ; cet amant, dit-il, dont la perſonne eſt ſacrée &c. Il appelle les amans des amis divins, & inſpirez par les Dieux.

Les Anciens ne croyoient pas que le plaiſir dût être le premier objet de l’amour. Ils étoient perſuadez que la vertu devoit en être le ſoutien. Nous en avons banni les mœurs & la probité, & c’eſt la ſource de tous les malheurs. La plûpart des hommes d’à preſent croyent que les ſermens que l’amour a dictez, n’obligent à rien. La morale & la reconnoiſſance ne défendent point les ſens contre les amorces de la nouveauté. La plûpart aiment par caprice, & changent par temperament.

Ce que l’amour fait ſouffrir ſouvent, n’apprend pas à s’en paſſer, il n’apprend qu’à le déplorer. Voyons ce que nous en pouvons faire. Examinons la conduite des Femmes dans l’amour, & leurs differents caracteres.

Il en eſt de bien des ſortes. Il y a des Femmes qui ne cherchent & ne veulent que les plaiſirs de l’amour. D’autres qui joignent l’amour & les plaiſirs, & quelques-unes qui ne reçoivent que l’amour & qui rejettent tous les plaiſirs. Je paſſerai legerement ſur le premier caractere. Celles-là ne cherchent dans l’amour que les plaiſirs des ſens, que celui d’être fortement occupées & entraînées, & que celui d’être aimées. Enfin elles aiment l’amour & non pas l’amant : ces perſonnes ſe livrent à toutes les paſſions les plus ardentes. Vous les voyez occupées du Jeu, de la Table : tout ce qui porte la livrée du plaiſir eſt bien reçu.

J’ai toujours été étonnée qu’on pût aſſocier d’autres paſſions à l’amour, qu’on laiſſât du vuide dans ſon cœur, & qu’après avoir tout donné on ne fût pas uniquement occupé de ce qu’on aime. Ordinairement les perſonnes de ce caractère perdent toutes les vertus en perdant l’innocence ; & quand leur gloire eſt une fois immolée, elles ne menagent plus rien. On faiſoit des reproches à Madame **** qui violoit toutes les Loix de la bienſéance. Je veux jouir, diſoit-elle, de la perte de ma reputaton. Celles qui ſuivent de pareilles maximes rejettent les vertus de leur ſexe. Elles les regardent comme un uſage de politique, auquel elles veulent échaper, Quelques-unes croyent qu’il ſuffit de donner quelques dehors pour ſatisfaire à leurs obligations, & dérober leurs foibleſſes.

Mais il eſt dangereux de croire que ce qui eſt ignoré ſoit innocent. Elles rejettent les principes pour éluder les remords, & appellent du décret de tous les hommes, Toute leur vie elles paſſent de foibleſſe en foibleſſe, & ne ſentent jamais.

Dès qu’une Femme a banni de ſon cœur cet honneur tendre & délicat, qui doit être la regle de ſa vie, tremblez pour les autres vertus. Quel privilège auront-elles pour être reſpectées ? Leur doit-on plus qu’à ſon propre honneur ? Ces çaracteres-là ne ſont jamais des caracteres aimables. Vous ne trouvez en elles ni pudeur, ni délicateſſe ; elles ſe font une habitude de galanterie ; elles ne ſçavent point joindre la qualité d’amie à celle d’amante. Comme elles ne cherchent que les plaiſirs, & non pas l’union des cœurs, elles échapent à tous les devoirs de l’amitié. Voilà l’amour d’uſage & d’à preſent, & où les conduit une vie frivole & diſſipée.

Il eſt une autre ſorte de Femmes galantes qui ſe livrent au plaiſir d’aimer, qui ont ſçu conſerver les principes de l’honneur, qui n’ont jamais rien pris ſur les bienſéances, qui ſe reſpectent, mais que la violence de la paſſion entraîne. Il en eſt qui ne le prêtent pas à leurs foibleſſes, qui y reſiſtent ; mais enfin l’amour eſt le plus fort. J’ai connu une Femme de beaucoup d’eſprit, à qui je faiſois quelquefois de petits reproches, par l’interêt que j’y prenois. „ N’avez-vous jamais ſenti, me diſoit-elle, la force de l’amour. Je me ſens liée, garottée, entraînée : ce ſont les fautes de l’amour : ce ne ſont plus les miennes. “ Montaigne nous peint ſes diſpoſitions, quand il étoit touché. C’eſt un Philoſophe qui parle… Je me ſentois, dit-il, enlevé tout vivant & tout voyant. Je voyois ma raiſon & ma conſcience ſe retirer, ſe mettre à part ; & le feu de mon imagination me tranſportoit hors de moi-même. J’ai toujours crû qu’il n’y a point d’honnête perſonne, qui ne doive craindre de ſe trouver dans cet état.

Il y a des Femmes qui ont une autre ſorte d’atachement. On ne peut les dire galantes ; cependant elles tiennent à l’amour par les ſentimens : elles ſont ſenſibles & tendres, & elles reçoivent l’impreſſion des paſſions. Mais comme elles reſpectent les vertus de leur ſexe, elles rejettent les engagemens conſiderables. La nature les a faites pour aimer. Les principes arrêtent les mouvemens de la nature. Mais comme l’uſage n’a des droits que ſur la conduite, & qu’il ne peut rien ſur le cœur, plus leurs ſentimens ſont retenus, plus ils ſont forts.

Ceux des Femmes galantes ne ſont ni vifs, ni durables, ils s’uſent comme ceux des hommes, en les exerçant. On trouve bientôt la fin d’un ſentiment, dès qu’on ſe permet tout. L’habitude aux plaiſirs les fait diſparoître. Les plaiſirs des ſens prennent toûjours ſur la ſenſibilité des cœurs, & ce que vous en retranchez, retourne aux plaiſirs de la tendreſſe.

Mais ſi vous voulez trouver une imagination ardente, une ame profondément occupée, un cœur ſenſible & bien touché, cherchez-le chez les Femmes d’un caractère raiſonnable. Si vous ne trouvez de bonheur & de repos que dans l’union des cœurs : ſi vous êtes ſenſible au plaiſir d’être ardemment aimé, & que vous vouliez joüir de toutes les délicateſſes de l’amour, de ſes impatiences & de ſes mouvemens ſi purs & ſi doux, ſoyez bien perſuadé qu’ils ne ſe trouvent que chez les perſonnes retenuës & qui ſe reſpectent.

De plus, ne ſentez-vous pas le beſoin d’eſtimer ce que vous aimez ? Quelle paix cela ne met-il pas dans un commerce ? Dès qu’on a sçû vous perſuader qu’on vous aime, & que vous voyez à n’en pas douter, que c’eſt à la vertu ſeule qu’on ſacrifie les deſirs de ſon cœur, cela n’établit-il pas la confiance de tout le reſte ? Les refus de chaſteté, dit Montagne, ne deplaiſent jamais.

Les hommes ne connoiſſent pas leurs interêts, quand ils cherchent à gagner l’eſprit & le cœur des perſonnes qu’ils aiment. Il y a un plaiſir plus touchant & plus durable que la liaiſon des ſens : c’eſt l’union des cœurs, ce penchant secret qui vous porte vers ce que vous aimez, cet épanchement de l’ame, cette certitude qu’il y a une perſonne au monde qui ne vit que pour vous, & qui feroit tout pour vous ſauver un chagrin.

L’amour, dit Platon, eſt entrepreneur de grande choſes ; il vous conduit dans le chemin de la vertu, & ne vous ſouffrira aucune foibleſſe. Voilà la marque du veritable amour. A Lacedemone quand un homme avoit manqué, ce n’étoit pas lui qu’on puniſſoit, mais la perſonne qui l’aimoit. On la croyoit coupable des fautes de la perſonne aimée. Ils ſçavoient que l’amour dont je parle eſt l’appui le plus ſûr de la vertu. Tous les exemples le confirment. Combien d’amans ont demandé à combattre devant leurs maîtreſſes, & ont fait des choſes incroyables. Voilà le motif par lequel les honnêtes perſonnes ſe permettent d’aimer. Elles ſçavent que ſe liant à un homme de merite, elles ſeront ſoutenuës & conduites dans le chemin de la vertu, par des principes & par des preceptes. Les Femmes entr’elles ne peuvent joüir du doux plaiſir de l’amitié. Ce ſont les beſoins qui les uniſſent & non point les ſentimens : la plûpart ne la connoiſſent pas & n’en ſont pas dignes.

Il y a un goût dans la parfaite amitié, où ne peuvent atteindre les caracteres mediocres. Les Femmes ne peuvent pas ne point ſentir leur cœur. Que faire de ce fonds de ſentiment & de ce beſoin qu’on a d’aimer & d’être aimée ? Les hommes en profitent, mais rien n’eſt ſi précieux ni ſi durable que cette ſorte d’amour, quand vous y avez aſſocié la vertu. Il met de la décence dans les penſées, dans la conduite & dans les ſentimens. Le Taſſe nous donne un modele de délicateſſe en la perſonne d’Olynde ; il dit[2] que cet amant deſire beaucoup, eſpere peu, & ne demande rien. Cet amour peut ſe ſuffire à lui-même : il eſt ſa propre recompenſe.

La plûpart des hommes n’aiment que d’une maniere vulgaire. Ils n’ont qu’un objet. Ils ſe propoſent un terme dans l’amour où ils eſperent d’arriver : après bien des miſteres, ils ne ſe repoſent que dans les plaiſirs. Je ſuis toujours ſurpriſe qu’on ne veüille pas rafiner ſur le plus delicieux ſentiment que nous ayons. Ce qui s’appelle le terme de l’amour, eſt peu de choſe. Pour un cœur tendre, il y a une ambition plus élevée à avoir : c’eſt de porter nos ſentimens & ceux de la perſonne aimée, au dernier dégré de délicateſſe, & de les rendre tous les jours plus tendres, plus vifs & plus occupans. De la maniere dont on ſe conduit, l’amour meurt avec les deſirs, & diſparoit, quand il n’y a plus d’eſperance. Ce qu’il y a de plus touchant eſt ignoré. La tendreſſe ordinaire s’affoiblit & s’éteint. Il n’y a rien de borné dans l’amour, que pour les ames bornées, mais peu d’hommes ont l’idée de ces engagemens, & peu de Femmes en ſont dignes.

L’amour agit, ſelon les diſpoſitions qu’il trouve. Il prend le caractere des perſonnes qu’il occupe. Pour les cœurs qui ſont ſenſibles à la gloire & aux plaiſirs, comme ce ſont deux ſentimens qui ſe combattent, l’amour les accorde ; il prépare, il épure les plaiſirs pour les faire recevoir aux ames fieres, & il leur donne pour objet la délicateſſe du cœur & des ſentimens. Il a l’art de les élever & de les ennoblir. Il inſpire une hauteur dans l’eſprit, qui les ſauve des abaiſſemens de la volupté. Il les juſtifie par l’exemple, il les déïfie par la Poëſie ; enfin il fait ſi bien que nous les jugeons dignes d’eſtime, ou tout au moins d’excuſe.

Ces caracteres fiers coûtent plus à l’amour pour les aſſûjettir. Les perſonnes qui ont de la gloire dans le cœur ſouffrent dans les engagemens : il y a toujours une image de ſervitude attachée à l’amour. La tendreſſe prend ſur la gloire des Femmes. Pour celles qui ont été bien élevées, & à qui on a inſpiré des principes, les préjugez ſe ſont profondément gravez. Quand il faut déplacer de pareilles idées, ce n’eſt pas le travail d’un jour. Rarement ſont-elles heureuſes. Entraînées par le cœur, déchirées par leur gloire, l’un de ces ſentimens ne ſubſiſte plus qu’aux dépens de l’autre. Cela prend toujours ſur elles, & ce ſont ordinairement les plus aimables conquêtes. Vous ſentez l’effort & la reſiſtance que le devoir oppoſe à leur tendreſſe. Un amant joüit du plaiſîr ſecret de ſentir tout ſon pouvoir. La conquête eſt plus grande & plus pleine ; elles ont plus à perdre : vous leur coûtez davantage.

Il y a toujours une ſorte de cruauté dans l’amour. Les plaiſirs de l’amant ne ſe prennent que ſur les douleurs de l’amante. L’amour ſe nourrit de larmes.

Ce qui rend ces caracteres plus aimables, c’eſt qu’il y a plus de ſûreté. Quand une fois elles ſe ſont engagées, c’eſt pour la vie, à moins que les mauvais procedez ne les dégagent. Elles ſe font un devoir de leur amour ; elles le reſpectent ; elles ſont fideles & délicates ; elles ne manquent à rien. Le ſentiment de gloire qui les occupe tourne au profit de l’amour, puiſqu’elles en ſont plus tendres, plus vives & plus appliquées. Une amante aimable, & qui a de la gloire dans le cœur, ne ſonge qu’à le faire eſtimer & l’amour la perfectionne. Il faut convenir que les Femmes ſont plus délicates que les hommes en fait d’attachement. Il n’appartient qu’à elles de faire ſentir par un ſeul mot, par un ſeul regard, tout un ſentiment. Les inconveniens des caracteres fiers ſont d’être abſolus & aiſez à bleſſer. Comme elles ſentent leur prix, elles exigent plus.

Les caracteres ſenſibles & mélancoliques trouvent des charmes & des agrémens infinis dans l’amour, & en font ſentir. Il y a des plaiſirs à part pour les ames tendres & délicates. Ceux qui ont vêcu de la vie de l’amour, ſçavent combien leur vie étoit animée ; & quand il vient à leur manquer, ils ne vivent plus. L’amour fait tous les biens & tous les maux ; il perfectionne les ames bien nées ; car l’amour dont je parle eſt un cenſeur ſevere & délicat, ne pardonne rien. Les caracteres mélancoliques y ſont plus propres. Qui dit amoureux, dit triſte ; mais il n’appartient qu’à l’amour de donner des triſteſſes agréables.

Les perſonnes mélancoliques ne ſont occupées que d’un ſentiment ; elles ne vivent que pour ce qu’elles aiment. Deſoccupées de tout, aimer eſt l’emploi de tout leur loiſir. A-t’on trop de toutes ſes heures pour les donner à ce qu’on aime ?

Oppoſez à ce caractere, pour en connoître le prix, celui qui lui eſt contraire. Voyez les Femmes du monde, qui ſont livrées au jeu, aux plaiſirs & aux ſpectacles ; que ne leur faut-il pas pour l’emploi du tems ? Si elles ſçavent bien trouver la fin de la journée, ſans qu’elles aiment, n’eſt-ce pas autant de pris ſur le goût principal ? Nous n’avons qu’une portion d’attention & de ſentiment : dès que nous nous livrons aux objets exterieurs, le ſentiment dominant s’affoiblit ; nos deſirs ne ſont-ils pas plus vifs, & plus forts, dans la retraite ?

Il y a des plaiſirs qui ne ſont faits que pour des gens délicats & attentifs. L’amour eſt un Dieu jaloux qui ne ſouffre aucune rivalité. La plûpart des Femmes prennent l’amour comme un amuſement ; elles s’y prêtent & ne s’y donnent pas : elles ne connoiſſent point ces ſentimens profonds, qui occupent l’ame d’une tendre amante.

Mademoiselle Scudery dit que la meſure du merite ſe tire de l’étendue du cœur & de la capacité qu’on a d’aimer. Avec une pareille regle le merite des Femmes d’à preſent ſera leger.

Enfin celles qui ſont deſtinées à vivre d’une vie de ſentiment, ſentent que l’amour eſt plus neceſſaire à la vie de l’eſprit, que les alimens ne le ſont à celle du corps. Mais notre amour ne ſçauroit être heureux qu’il ne ſoit reglé. Quand il ne nous coûte ni vertu, ni bienſéance, nous jouiſſons d’un bonheur ſans interruption. Nos ſentimens ſont profonds, nos joyes ſont pures, nos eſperances ſont flateuſes, l’imagination eſt agréablement remplie, l’eſprit vivement occupé, & le cœur touché, il y a dans cette ſorte d’amour des plaiſirs ſans douleur, & une eſpece d’immenſité de bonheur qui anéantit tous les malheurs, & les fait diſparoître. L’amour eſt à l’ame ce que la lumière eſt aux yeux. Il écarte les peines, comme les lumières écartent les tenebres. Madame de **** diſoit que les beaux jours donne le ſoleil, n’étoient que pour le peuple : mais que la preſence de ce qu’on aimoit, faiſoit les beaux jours des honnêtes gens. Ceux qui ſont deſtinez à une vie ſi heureuſe, ſont dans le monde, comme s’ils n’y étoient pas, & ne s’y prêtent que pour les inſtans Rien ne les intereſſe, que ce qu’ils ſentent. Rien ne les peut remplir que l’amour.

L’eſprit que l’amour donne eſt vif & lumineux : il eſt la ſource des agremens. Rien ne peut plaire à l’eſprit qu’il n’ait paſſé par le cœur.

La différence de l’amour aux autres plaiſirs eſt aiſée à faire à ceux qui en ont été touchez. La plûpart des plaiſirs ont beſoin, pour être ſentis, de la preſence de l’objet. La muſique, la bonne chere, les ſpectacles, il faut que ces plaiſirs ſoient preſens pour faire leurs impreſſions, pour rappeller l’ame à eux, & la tenir attentive. Nous avons en nous une diſpoſition à les goûter : mais ils ſont hors de nous, ils viennent du dehors. Il n’en eſt pas de même de l’amour ; il eſt chez nous, il eſt une portion de nous-mêmes ; il ne tient pas ſeulement à l’objet, nous en jouiſſons ſans lui. Cette joye de l’ame que donne la certitude d’être aimée ; ces ſentimens tendres & profonds ; cette émotion de cœur vive & touchante, que vous donnent l’idée & le nom de la perſonne que vous aimez ; tous ces plaiſirs ſont en nous, & tiennent à notre propre ſentiment. Quand votre cœur eſt bien touché, & que vous êtes ſûr d’être aimée ; tous vos plus grands plaiſirs ſont dans votre amour ; vous pouvez donc être heureuſe par votre ſeul ſentiment, & aſſocier enſemble le bonheur & l’innocence.

F I N.



APPROBATION.



J’AY lû par ordre de Monſeigneur le Garde des Sceaux, un Manuſcrit intitulé Reflexions nouvelles ſur les femmes, par une Dame de la Cour. Je n’y ai rien trouvé qui m’ait paru devoir en empêcher l’impreſſion. A Paris ce 16 Novembre 1727.

Lancelot.




PRIVILEGE DU ROY.



LOUIS par la Grace de Dieu Roy de France & de Navarre : A nos amez & feaux Conſeillers, les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand’Conſeil, Prevôt de Paris, Baillifs, Senechaux, leurs Lieutenans Civils & autres nos Juſticiers qu’il appartiendra ; Salut : Notre bien-aimé Le Breton, Libraire à Paris : Nous ayant fait ſuplier de lui accorder nos Lettres de Permiſſion pour l’impreſſion d’un Ouvrage qui a pour titre : Reflexions nouvelles ſur les Femmes, par une Dame de la Cour : Offrant pour cet effet de le faire imprimer en bon papier & beaux caracteres ſuivant la feuille imprimée & attachée four modele ſous le contreſcel des Preſentes ; Nous lui avons permis & permettons par ces Preſentes de faire imprimer ledit Ouvrage ci-deſſus ſpecifié conjointement ou ſeparément, & autant de fois que bon lui ſemblera, ſur papier & caracteres conformes à ladite feuille imprimée & attachée ſous notredit contreſcel, & de le vendre, faire vendre & débiter par tout notre Royaume pendant le tems de trois années conſecutives, à compter du jour de la date deſdites Preſentes. Faiſons défenſes à tous Libraires, Imprimeurs & autres perſonnes de quelque qualité & condition qu’elles ſoient d’en introduire d’impreſſion étrangere dans aucun lieu de notre obéiſſance ; à la charge que ces Preſentes ſeront enregiſtrées tout au long ſur le Regiſtre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris dans trois mois de la date d’icelles, que l’impreſſion de cet Ouvrage ſera faite dans notre Royaume & non ailleurs, & que l’Impetrant ſe conformera en tout aux Reglemens de la Librairie, & notamment à celui du 10 Avril 1725, & qu’avant de l’expoſer en vente, le manuſcrit ou imprimé qui aura ſervi de copie à l’impreſſion dudit Ouvrage, ſera remis dans le même état où l’approbation y aura été donnée, ès mains de notre très-cher & feal Chevalier Garde des Sceaux de France le Sr Chauvelin, & qu’il en ſera enſuite remis deux Exemplaires dans notre Bibliotheque publique, un dans celle de notre Château du Louvre & un dans celle de notredit très-cher & feal Chevalier Garde des Sceaux de France le Sieur Chauvelin ; le tout à peine de nullité des Preſentes, du contenu deſquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir l’Expoſant ou ſes ayans cause pleinement & paiſiblement ſans ſouffrir qu’il leur ſoit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons qu’à la copie deſdites Preſentes, qui ſera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Livre foy ſoit ajoutée comme à l’Original. Commandons au Premier notre Huiſſier ou Sergent de faire pour l’execution d’icelles tous actes requis & néceſſaires, ſans demander autre permiſſion, & nonobstant clameur de Haro, Charte Normande & Lettres à ce contraires : Car tel eſt notre plaiſir. Donné à Paris le vingt-ſixiéme jour du mois de Novembre l’An de grace mil ſept cent vingt-ſept, & de notre Regne le treiziéme. Par le Roy en ſon Conſeil.


Signé, FOUBERT.

Regiſtré ſur le Regiſtre VII. de la Chambre Royale des Libraires & Imprimeurs de Paris, No. 18. fol. 18. conformément aux anciens Reglemens confirmez par celui du 28 Février 1723. A Paris le deux Décembre mil ſept cent vingt-ſept.


BRUNET, Syndic.
  1. Madame Dacier.
  2. Brama aſſai, poco ſpera, nulla chiede. Cant. II.