Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/36
des erreurs où tombent ceux qui jugent d’un poëme sur une traduction et sur les remarques des critiques.
que penserions-nous d’un anglois, supposé qu’il en fut un assez leger pour cela, que penserions-nous, dis-je, d’un anglois qui sans entendre un mot de françois, feroit le procès au Cid sur la traduction de Rutter, et qui le termineroit en prononçant qu’il faut attribuer l’affection des françois pour l’original aux préventions de l’enfance ? Nous connoissons les défauts du Cid encore mieux que vous, lui dirions-nous, mais vous ne pouvez pas sentir aussi-bien que nous les beautez qui nous le font aimer avec ses défauts. On diroit enfin à ce juge témeraire tout ce que fait dire la persuasion fondée sur le sentiment, quand on ne sçauroit trouver assez-tôt les raisons et les termes propres pour refuter méthodiquement des propositions dont l’erreur nous révolte. Il est difficile qu’il n’échappe point alors des choses dures aux personnes les plus moderées. Or tous ceux qui ont appris le grec et l’anglois, sçavent bien qu’un poëte grec qu’on traduit en françois perd beaucoup plus de son mérite qu’un poëte françois qu’on traduit en anglois. Tous les jugemens et tous les paralelles qu’on peut faire des poëmes qu’on ne connoît que par les traductions et par les dissertations des critiques, conduisent infailliblement à des conclusions fausses. Supposons, par exemple, que la Pucelle et le Cid soient traduits en polonois, et qu’un sçavant de Cracovie, après avoir lû ces traductions, juge de ces deux poëmes par voïe d’examen et de discussion. Supposons qu’après avoir fait méthodiquement le procès au plan, aux mœurs, aux caracteres et à la vraisemblance des évenemens, soit dans l’ordre naturel, soit dans l’ordre surnaturel, il apprétie ces deux poëmes, certainement il décidera en faveur de la Pucelle, qui se trouvera dans cette operation un poëme plus régulier et moins défectueux en son genre que le Cid ne l’est dans le sien. Si nous supposons encore que ce polonois raisonneur, vienne à bout de persuader à ses compatriotes qu’on est capable de juger d’un poëme dont on n’entend point la langue, après en avoir lû la traduction et la critique, ils ne manqueront pas de prononcer que Chapelain est meilleur poëte que le grand Corneille. Ils nous traiteront de gens esclaves des préjugez, parce que nous ne nous rendrons pas à leur décision. Que penser d’une procedure laquelle donne lieu à de pareils jugemens ?