Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/28

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du temps où les poëmes et les tableaux sont apprétiez à leur juste valeur.

enfin le temps arrive où le public apprétie un ouvrage non plus sur le rapport des gens du métier, mais suivant l’impression que fait cet ouvrage. Les personnes qui en avoient jugé autrement que les gens de l’art, et en s’en rapportant au sentiment, s’entrecommuniquent leurs avis, et l’uniformité de leur opinion change en persuasion l’opinion de chaque particulier. Il se forme encore de nouveaux maîtres dans les arts qui jugent sans intérêt et avec équité des ouvrages calomniez. Ces maîtres désabusent le monde méthodiquement des préventions que leurs prédecesseurs y avoient semées. Le monde remarque encore de lui-même, que ceux qui lui avoient promis quelque chose de meilleur que l’ouvrage dont le mérite a été contesté, ne lui ont pas tenu parole. Les contradicteurs obstinez meurent d’un autre côté. Ainsi l’ouvrage se trouve géneralement estimé à sa valeur veritable. Telle a été parmi nous la destinée des opera de Quinault. Il étoit impossible de persuader au public qu’il ne fut pas touché aux représentations de Thesée et d’Atys, mais on lui faisoit croire que ces tragédies étoient remplies de fautes grossieres qui ne venoient pas tant de la nature vicieuse de ce poëme, que du peu de talent qu’avoit le poëte. On soutenoit qu’il étoit facile de faire beaucoup mieux que lui, et que si l’on pouvoit trouver quelque chose de bon dans ses opera, il n’étoit pas permis, sous peine d’être réputé un esprit médiocre, d’en loüer trop l’auteur. Nous avons donc vû Quinault plaire durant un temps sans que ceux ausquels il plaisoit osassent soutenir qu’il fut un poëte excellent dans son genre. Mais le public s’étant affermi dans son sentiment par l’expérience, il est sorti de l’espece de contrainte où l’on l’avoit tenu, et il a eu la constance de parler enfin comme il pensoit déja depuis long-temps. Il est venu de nouveaux poëtes qui ont encouragé le public à dire que Quinault étoit un homme excellent dans l’espece de poësie lyrique qu’il a traitée. La Fontaine et quelques beaux esprits, ont fait encore mieux pour bien convaincre le public que certains opera de Quinault fussent des poëmes aussi excellens que le peuvent être des opera. Eux-mêmes ils en ont faits qui se sont trouvez inferieurs de beaucoup à ceux de Quinault. Il y a cinquante ans qu’on n’osoit dire que Quinault fut un poëte excellent en son genre. On n’oseroit dire le contraire aujourd’hui. Parmi les opera sans nombre qui se sont faits depuis lui, il n’y a que Thetis et Pelée, Iphigénie, les fêtes vénitiennes et l’Europe galante, que le monde mette à côté des bons opera de cet aimable poëte. Si nous voulons examiner l’histoire des poëtes qui font l’honneur du parnasse françois, nous n’en trouverons pas qui ne doive au public la fortune de ses ouvrages. Les gens du métier ont été long-temps contre lui. Le public a long-temps admiré le Cid avant que les poëtes voulussent convenir que la piece fut remplie de choses admirables. Combien de méchantes critiques et de comédies encore plus mauvaises, les rivaux de Moliere ont-ils composées contre lui ? Racine a-t-il mis au jour une tragédie dont on n’ait pas imprimé une critique qui la rabaissoit au rang des pieces médiocres, et qui concluoit à placer l’auteur dans la classe de Boyer et de Pradon. Mais la destinée de Racine a été la même que celle de Quinault. La prédiction de Monsieur Despreaux sur les tragédies de Racine s’est accomplie en son entier. La posterité équitable s’est soulevée en leur faveur. Il en est de même des peintres. Aucun d’eux ne parviendroit que long-temps après sa mort à la distinction qui lui est dûe, si sa destinée demeuroit toujours au pouvoir des autres peintres. Heureusement ses rivaux n’en sont les maîtres que pour un temps. Le public tire peu à peu le procès d’entre leurs mains, et l’examinant lui-même, il rend à chacun la justice qui lui est dûe. Mais, dira-t-on, si ma comédie tombe opprimée des sifflets d’une cabale ennemie, comment le public qui n’entend plus parler de cette piece pourra-t-il lui rendre justice. En premier lieu, je ne crois pas que la cabale puisse faire tomber une bonne piece, quoiqu’elle puisse la siffler. Le grondeur fut sifflé, mais il ne tomba point. En second lieu, cette piece s’imprime et demeure ainsi sous les yeux du public. Un homme d’esprit et d’une profession trop sérieuse pour être prévenu contre le mérite de la piece par un succès dont il n’aura point entendu parler, la lit sans préjugé, et il la trouve bonne. Il le dit aux personnes qui ont confiance en lui, qui la lisent et qui sentent la vérité. Elles informent d’autres personnes de leur découverte, et la piece que je veux bien supposer avoir été noïée, revient ainsi sur l’eau. c’est le terme. Voilà une maniere de cent, par lesquelles une bonne piece à qui le public auroit fait injustice dans le temps de sa nouveauté, pourroit se faire rétablir dans le rang qui lui seroit dû. Mais, comme je l’ai déja dit, la chose n’arrive point, et je ne pense pas qu’on puisse me citer une seule piece françoise rejettée par le public lorsqu’il la vit dans sa nouveauté, laquelle le public ait trouvée bonne dans la suite, et quand les conjonctures qui l’auroient fait tomber auroient été changées. Au contraire, je pourrois citer plusieurs comédies et plusieurs opera tombez dans le temps de leur nouveauté, et qui ont eu le même malheur quand on les a remis au théatre vingt ans après. Cependant les cabales à qui l’auteur et ses amis imputoient leur premiere chute étoient dissipées quand on les a représentées pour une seconde fois. Mais le public ne varie point dans son sentiment, parce qu’il prend toujours le bon parti. Une piece lui paroît toujours une piece médiocre quand on la reprend, s’il l’a jugée telle à la premiere représentation. Si l’on me demande quel temps il faut au public pour bien connoître un ouvrage et pour former son jugement sur le mérite de l’artisan, je répondrai que la durée de ce temps d’incertitude dépend de deux choses. Elle dépend de la nature de l’ouvrage et de la capacité du public devant lequel il est produit. Une piece de théatre, par exemple, sera plûtôt prisée sa juste valeur qu’un poëme épique. Le public s’assemble pour juger les pieces de théatre, et les personnes qui se sont assemblées s’entrecommuniquent bien-tôt leur sentiment. Un peintre qui peint des coupoles et des voûtes d’église, ou qui fait de grands tableaux destinez pour être placez dans tous les lieux où les hommes ont coutume de se rassembler, est plûtôt connu pour ce qu’il est, que le peintre qui travaille à des tableaux de chevalet destinez pour être renfermez dans les appartemens des particuliers.