Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/11
des ouvrages convenables aux gens de génie et de ceux qui contrefont la maniere des autres.
les hommes de génie qui sont jaloux de leur réputation ne devroient du moins mettre au jour que de grands ouvrages, puisqu’il ne leur a pas été possible de dérober leur apprentissage aux yeux du public. Ils éviteroient par cette précaution de donner lieu à des comparaisons mortifiantes. Quand les poëtes et les peintres les mieux inspirez donnent, ou des poëmes composez d’un petit nombre de vers ou des tableaux qui ne contiennent qu’une figure sans expression et posée dans une attitude commune, ces productions sont exposées à des paralelles odieux. Comme on peut sans génie faire quatre ou cinq vers heureux, ou peindre assez bien une vierge avec l’enfant sur ses genoux sans être grand peintre, la difference du simple ouvrier et de l’artisan divin, ne se fait pas sentir dans des ouvrages si bornez, de la même maniere qu’elle se fait sentir dans des ouvrages plus composez, et qui sont susceptibles d’un plus grand nombre de beautez. C’est dans les derniers que cette difference paroît dans toute son étenduë. Il est quelques vierges de Carle Maratte, que les amis de ce peintre soûtiennent approcher assez de la beauté de celles de Raphaël, sans qu’on puisse les accuser d’une exageration outrée. Quelle difference entre les grandes compositions de ces deux peintres, et qui s’avisât jamais de les mettre en paralelle ! Quoique la présomption soit familiere aux peintres presque autant qu’aux poëtes, Carle Maratte, lui-même ne s’est pas crû digne de mêler son pinceau avec celui de Raphaël. Peu de temps avant la derniere année sainte, on voulut faire racommoder le plafond du salon de ce palais, qu’on appelle à Rome, le petit farnese. C’est la maison bâtie par Le Chigi, qui vivoit sous le pontificat de Leon X. Les peintures que ce Chigi fit faire dans cette maison par Raphaël, ont rendu le nom de Chigi aussi célebre dans l’Europe que le pontificat d’Alexandre Vii. Carle Maratte aïant été choisi comme le premier peintre de Rome pour mettre la main au plafond dont je parle, et sur lequel Raphaël a représenté l’histoire de Psyché, ce galant homme n’y voulut rien retoucher qu’au pastel, afin, dit-il, que s’il se trouve un jour quelqu’un plus digne que moi d’associer son pinceau avec celui de Raphaël, il puisse effacer mon ouvrage pour y substituer le sien. Vander Meulen auroit peint un cheval aussi-bien que Le Brun, et Baptiste auroit fait un pannier de fleurs mieux que Le Poussin. Pour parler de la poësie, Despreaux a fait des épigrammes très-inférieures à celles de deux ou trois poëtes, qui ne voudroient pas eux-mêmes s’égaler à lui. On connoît mal la supériorité d’un coursier sur un autre coursier, quand ils fournissent une carriere trop courte. Elle se fait bien mieux voir quand la carriere est de longue haleine. Il seroit superflu d’expliquer ici en quel sens je prend le mot de petit ouvrage, car un tableau de trois pieds peut être quelquefois un grand ouvrage. Un poëme de trois cens vers peut être un grand poëme. J’ajoûterai encore une consideration touchant les ouvrages qui ne demandent pas beaucoup d’invention, c’est que les faussaires en peinture les contrefont bien plus aisément qu’ils ne peuvent contrefaire les ouvrages où toute l’imagination de l’artisan a eu lieu de se déploïer. Les faiseurs de pastiches, ce sont ces tableaux peints dans la maniere d’un grand artisan, et qu’on expose sous son nom, bien qu’il ne les ait jamais vûs, les faiseurs de pastiches, dis-je, ne sçauroient contrefaire l’ordonnance, ni le coloris, ni l’expression des grands maîtres. On imite la main d’un autre, mais on n’imite pas de même, pour parler ainsi, son esprit, et l’on n’apprend point à penser comme un autre, ainsi qu’on peut apprendre à prononcer comme lui. Le peintre médiocre qui voudroit contrefaire une grande composition du Dominiquin ou de Rubens, ne sçauroit imposer, non plus que celui qui voudroit faire un pastiche sous le nom du Georgeon ou du Titien. Il faudroit avoir un génie presque égal à celui du peintre qu’on veut contrefaire, pour réussir à faire prendre notre ouvrage pour être de ce peintre. On ne sçauroit donc contrefaire le génie des grands hommes, mais on réussit quelquefois à contrefaire leur main, c’est-à-dire, leur maniere de coucher la couleur et de tirer les traits, les airs de tête qu’ils repetoient et ce qui pouvoit être de vicieux dans leur pratique. Il est plus facile d’imiter les défauts des hommes que leurs perfections. Par exemple, on reproche au Guide d’avoir fait ses têtes trop plates. Ses têtes manquent souvent de rondeur, parce que leurs parties ne se détachent point et ne s’élevent pas assez l’une sur l’autre. Il suffit donc, pour lui ressembler en cela, de se négliger et de ne point se donner la peine de pratiquer ce que l’art enseigne à faire pour donner de la rondeur à ses têtes. Jordan le napolitain, que ses compatriotes appelloient il sa presto , ou le depêche besogne , étoit après Teniers un des grands faiseurs de pastiche, qui jamais ait tendu des pieges aux curieux. Fier d’avoir contrefait avec succès quelques têtes du Guide, il entreprit de faire de grandes compositions dans le goût de cet aimable artisan, et dans le goût des autres éleves du Carache. Tous ces tableaux qui représentent differens évenemens de l’histoire de Persée, sont à Gennes dans le palais du marquis Grillo, qui païa le faussaire mieux que les grands maîtres, dont il se faisoit le singe, n’avoient été païez dans leur temps. On est surpris en voïant ces tableaux, mais c’est qu’un peintre, qui ne manquoit pas de talens, ait si mal emploïé ses veilles, et qu’un seigneur genois ait fait un si mauvais usage de son argent. La même chose est véritable en poësie. Un homme sans génie, mais qui a lû beaucoup de vers, peut bien, en arrangeant ses reminiscences avec discernement, composer une épigramme qui ressemblera si bien à celles de Martial, qu’on pourra la prendre pour être de ce poëte. Mais un poëte, qui après s’être diverti à composer un treiziéme livre de l’éneïde, seroit assez hardi pour l’attribuer à Virgile, n’en imposeroit à personne. Muret a bien pû faire prendre six vers qu’il avoit composez lui-même pour six vers de Trabea, poëte comique latin, qui vêquit six cens ans après la fondation de Rome. Ces vers ont pû ébloüir Joseph Scaliger au point qu’il les ait citez dans son commentaire sur Varron comme un fragment de Trabea trouvé dans un ancien manuscrit. Si Muret avoit voulu supposer une comédie entiere à Térence, Muret n’en auroit pas imposé à Scaliger. Or les hommes soigneux de leur réputation, ne doivent pas donner lieu aux faussaires à venir, d’imputer à leur mémoire des ouvrages qu’ils n’auront pas faits. C’est assez que d’avoir à répondre de ses propres fautes à la postérité.