Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/50
SECTION L.
De la Sculpture, du talent qu'elle demande, & de l'art des bas-reliefs.
Tout ce que nous avons dit touchant l’ordonnance et
l’expression des tableaux, peut aussi s’appliquer à
la sculpture. Le cizeau est capable d’imiter, et dans
les mains d’un homme de génie, il sçait interesser
presque autant que le pinceau. Il est vrai qu’on
peut être un bon sculpteur sans avoir autant
d’invention qu’il en faut pour être un excellent
peintre, mais si la poësie n’est pas si nécessaire au
sculpteur, un sculpteur ne laisse pas d’en faire un
usage qui le met fort au-dessus de ses concurrens.
Nous voyons donc par plusieurs productions de la
sculpture, qu’entre les mains d’un homme de génie,
elle est capable des plus nobles operations de la
peinture. Telle étoit l’histoire de Niobé,
représentée avec quatorze ou quinze statuës liées
entr’elles par une même action. On voit à Rome dans
la vigne de Medicis les sçavantes reliques de cette
composition antique. Tel étoit le groupe d’Alexandre blessé et
soûtenu par des soldats, dont le pasquin et le torse
de Belveder sont des figures. Pour parler de la
sculpture moderne, tels sont le tombeau du cardinal
De Richelieu, et l’enlevement de Proserpine par
Girardon, la fontaine de la place Navonne, et
l’extase de sainte Therese par Le Bernin, comme le
grand bas-relief de l’Algarde qui représente saint
Pierre et saint Paul en l’air ménaçants Attila,
qui venoit à Rome pour la saccager. Ce bas-relief
sert de tableau à un des petits autels de la
basilique de saint Pierre.
Je ne sçais point même s’il ne faut pas plus de génie
pour tirer du marbre une composition pareille à celle
de l’Attila, que pour la peindre sur une toile. En
effet, la poësie et les expressions en sont aussi
touchantes que celle du tableau où Raphaël a traité
le même sujet, et l’execution du sculpteur, qui
semble avoir trouvé le clair-obscur avec son cizeau,
me paroît d’un plus grand mérite que celle du
peintre. Les figures qui sont sur le devant de ce
superbe morceau sont isolées. Elles sont de
véritables statuës. Celles qui sont derriere ont
moins de
relief, et leurs traits sont plus
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ou moins marquez, selon qu’elles s’enfoncent dans le lointain. Enfin la composition finit par plusieurs figures, dessinées sur la superficie du marbre par de simples traits. Je ne prétend pas loüer l’Algarde d’avoir tiré de son génie la premiere idée de cette execution, ni d’être l’inventeur du grand art des bas-reliefs, mais bien d’avoir beaucoup perfectionné par l’ouvrage dont il s’agit ici, cet art déja trouvé par les modernes. Nous ne voïons pas du moins dans les morceaux de la sculpture grecque ou romaine qui nous sont restez, que l’art des bas-reliefs ait été bien connu des anciens. Leurs sculpteurs ne sçavoient que couper des figures de ronde bosse par le milieu ou par le tiers de leur épaisseur, et les plaquer, pour ainsi dire, sur le fond du bas-relief, sans que celle qui s’enfonçoient fussent dégradées de lumiere. Une tour qui paroît à cinq cens pas du devant du bas-relief, à en juger par la proportion d’un soldat monté sur la tour, avec les personnages placez le plus près du bord du plan, cette tour, dis-je, est taillée comme si l’on la voïoit à cinquante pas de distance. On apperçoit distinctement la jointure des pierres, et l’on compte les tuilles p495
de la couverture. Ce n’est pas ainsi que les objets se présentent à nous dans la nature. Non-seulement ils paroissent plus petits à mesure qu’ils s’eloignent de nous, mais ils se confondent encore quand ils sont à une certaine distance, à cause de l’interposition de la masse de l’air. Les sculpteurs modernes, en cela mieux instruits que les anciens, confondent les traits des objets qui s’enfoncent dans le bas-relief, et ils observent ainsi la perspective aërienne. Avec deux ou trois pouces de relief, ils font des figures qui paroissent de ronde bosse, et d’autres qui semblent s’enfoncer dans le lointain. Ils y font voir encore des païsages artistement mis en perspective par une diminution de traits, lesquels étant non-seulement plus petits, mais encore moins marquez, et se confondant même dans l’éloignement, produisent à peu près le même effet en sculpture, que la dégradation des couleurs fait dans un tableau. On peut donc dire que les anciens n’avoient point l’art des bas-reliefs, aussi parfait que nous l’avons aujourd’hui, quoiqu’on voïe des figures admirables dans des bas-reliefs antiques. Telles sont les danseuses du Louvre copiées d’après le bas-relief antique p496
qui est à Rome, et que tant de sculpteurs habiles ont prises pour étude. Je ne trouve donc pas que la recompense de l’Algarde, à qui le pape Innocent X donna trente mille écus pour son bas-relief, ait été excessive. Je ferois voir encore que le cavalier Bernin et Girardon, ont mis autant de poësie que lui dans leurs ouvrages, si je ne craignois d’ennuïer mon lecteur. Je ne rapporterai donc de toutes les inventions du Bernin, qu’un trait qu’il a placé dans sa fontaine de la place Navonne, pour exprimer une circonstance particuliere au Nil ; que sa source fut inconnuë, et que, comme le dit Lucain, la nature n’ait pas voulu qu’on put voir ce fleuve sous la forme d’un ruisseau. La statuë qui représente le Nil, et que Le Bernin a rendu reconnoissable par les attributs que les anciens ont assignez à ce fleuve, se couvre la tête d’un voile. Ce trait qui ne se trouve pas dans l’antique, et qui appartient au sculpteur, exprime ingénieusement l’inutilité d’un grand nombre de tentatives, que les anciens et les modernes avoient faites
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pour parvenir j usqu’aux sources du Nil en remontant son canal. L’allégorie du Bernin, désigne noblement que le Nil a voulu cacher sa source. Voilà ce qu’on croïoit encore communément à Rome sous le pontificat d’Innocent X quand Le Bernin fit sa fontaine. Il est vrai que les personnes curieuses y devoient avoir déja connoissance des découvertes du pere Manuël D’Almeïda et du pere Hieronimo Lobo, quoique l’histoire de la haute éthiopie du pere Tellez, qui le premier a donné ces découvertes au public, ne fut pas encore imprimée. Elle ne parut que six ans après la mort d’Innocent X. Mais les rélations particulieres que les jesuites portugais avoient envoïées à Rome, et ce qu’en avoient raconté ceux d’entr’eux qui étoient repassez en Europe, devoient y avoir appris déja aux curieux comment étoient faites les sources du Nil qu’on avoit enfin découvertes dans l’Abyssinie. Les faits merveilleux sont encore véritables pour les poëtes de tout genre, long-temps après qu’ils ont cessé de l’être pour les historiens et pour les autres
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écrivains, dont la verité est le premier objet. Je pense même que sur beaucoup de faits de physique, d’astronomie et de géographie, les peintres, les poëtes et les sculpteurs doivent s’en tenir à l’opinion vulgairement reçûë de leur temps, quoiqu’elle soit contredite avec fondement par les sçavans. Ainsi le vol de l’hirondelle qui rase la terre, sera pour le poëte un vol timide, quoique ce vol soit très-hardi pour Borelli et pour les autres sçavans, qui ont étudié les mouvemens des animaux. La femelle d’une ruche d’abeilles sera le roi de l’essain, et on lui attribuera encore tout ce qui peut avoir été dit d’ingénieux sur ce roi prétendu qui ne porte point d’aiguillon. Je ne disconviens point que ces veritez devenant plus communes avec le temps, il ne faille un jour que les poëtes s’y conforment. Mais ce n’est point à eux de les établir ni de choquer pour les établir, l’opinion vulgaire, à moins qu’ils n’écrivissent de ces poëmes que nous avons appellez des poëmes dogmatiques.