Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/40
si le pouvoir de la peinture sur les hommes est plus grand que le pouvoir de la poësie.
je crois que le pouvoir de la peinture est plus grand sur les hommes que celui de la poesie, et j’appuie mon sentiment sur deux raisons. La premiere est que la peinture agit sur nous par le sens de la vûë. La seconde est que la peinture n’emploïe pas des signes artificiels ainsi que le fait la poësie, mais bien des signes naturels. C’est avec des signes naturels que la peinture fait ses imitations. La peinture se sert de l’œil pour nous
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émouvoir. Or comme le dit Horace. La vûë a plus d’empire sur l’ame que les autres sens. C’est celui en qui l’ame, par un instinct que l’expérience fortifie, a le plus de confiance. C’est au sens de la vûë que l’ame appelle du rapport des autres sens lorsqu’elle soupçonne ce rapport d’être infidele. Ainsi les bruits et même les sons naturels ne nous affectent pas à proportion des objets visibles. Par exemple, les cris d’un homme blessé que nous ne voïons point, ne nous affectent pas, bien que nous aïons connoissance du sujet qui lui fait jetter les cris que nous entendons, comme nous affecteroit la vûë de son sang et de sa blessure. On peut dire metaphoriquement parlant, que l’œil est plus près de l’ame que l’oreille. En second lieu, les signes que la peinture emploïe pour nous parler, ne sont pas des signes arbitraires et instituez, tels que sont les mots dont la poësie se sert. La peinture emploïe des signes naturels dont l’énergie ne dépend pas de l’éducation. Ils tirent leur force du rapport que la nature elle-même a pris soin de
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mettre entre les objets extérieurs et nos organes, afin de procurer notre conservation. Je parle peut-être mal quand je dis que la peinture emploïe des signes. C’est la nature elle-même que la peinture met sous nos yeux. Si notre esprit n’y est pas trompé, nos sens du moins y sont abusez. La figure des objets, leur couleur, les reflais de la lumiere, les ombres, enfin tout ce que l’œil peut appercevoir, se trouve dans un tableau comme nous le voïons dans la nature. Elle se presente dans un tableau sous la même forme où nous la voïons réellement. Il semble même que l’œil ébloüi par l’ouvrage d’un grand peintre, croïe quelquefois appercevoir du mouvement dans ses figures. Les vers les plus touchans ne sçauroient nous émouvoir que par dégrez et en faisant joüer plusieurs ressorts de notre machine les uns après les autres. Les mots doivent d’abord réveiller les idées dont ils ne sont que des signes arbitraires. Il faut ensuite que ces idées s’arrangent dans l’imagination, et qu’elles y forment ces tableaux qui nous touchent et ces peintures qui nous interessent. Toutes ces operations, il est vrai, sont bien-tôt faites ; mais il est un principe
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incontestable dans la méchanique, c’est que la multiplicité des ressorts affoiblit toûjours le mouvement, parce qu’un ressort ne communique jamais à un autre tout le mouvement qu’il a reçû. D’ailleurs il est une de ces operations, celle qui se fait quand le mot reveille l’idée dont il est le signe, qui ne se fait pas en vertu des loix de la nature. Elle est artificielle en partie. Ainsi les objets que les tableaux nous presentent agissant en qualité de signes naturels, ils doivent agir plus promptement. L’impression qu’ils font sur nous doit être plus forte et plus soudaine que celle que les vers peuvent faire. Quand nous lisons dans Horace la description de l’amour qui aiguise ses traits enflammez sur une pierre arrosée de sang ; les mots dont le poëte se sert pour faire sa peinture réveillent en nous les idées, et ces idées forment ensuite dans notre imagination le tableau où nous voïons l’amour dépêcher ce travail. Cette image nous touche ; mais quand elle nous est representée dans un tableau, elle nous touche bien davantage. Nous voïons alors en un instant ce que les vers nous font seulement
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imaginer, et cela même en plusieurs instans. La peinture contenuë dans ces vers Ferus et Cupido semper ardentes acuens sagittas, cote cruenta. paroît en quelque façon une image nouvelle à ceux qui la voïent à Chantilly dans un tableau. Elle ne les avoit pas encore frappez autant qu’elle les frappe alors. Le peintre s’est servi de cette image pour faire le fond d’un tableau dont la principale figure est le portrait d’une princesse sortie du sang de France ; mais qui est plus illustre aujourd’hui dans la societé des nations, et qui doit être encore plus célebre dans l’avenir par sa beauté que par son rang et par sa naissance. On voit dans ce tableau des amours qui tournent une pierre à aiguiser. Un autre amour qui s’est piqué le bras, darde son sang sur cette pierre, où Cupidon affile des traits dont le fer étincelle. Enfin il n’y a personne qui n’ait eu l’occasion de remarquer plusieurs fois dans sa vie combien il étoit plus facile de faire concevoir aux hommes tout ce qu’on veut leur faire comprendre ou
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imaginer, par le moïen des yeux que par le moïen des oreilles. Le dessein qui représente l’élevation d’un palais, nous fait concevoir en un instant l’effet de sa masse. Son plan nous fait comprendre en un moment la distribution des appartemens. Un discours méthodique d’une heure, quelqu’attention que nous voulussions y donner, ne nous le feroit pas entendre aussi-bien que nous le concevons, pour ainsi dire, sur un coup d’œil. Les phrases les plus nettes suppléent mal aux desseins, et il est rare que l’idée d’un bâtiment que notre imagination aura formée, même sur le rapport des gens du métier, se trouve conforme au bâtiment. Il nous arrive souvent, quand nous voïons ce bâtiment dans la suite, de reconnoître que notre imagination avoit conçu une chimere. Il en est de même des environs d’une place de guerre, du campement d’une armée, d’un champ de bataille, d’une plante nouvelle, d’un animal extraordinaire, d’une machine, enfin de tous les objets sur lesquels la curiosité peut s’exercer. Il faut des figures pour faire entendre sûrement et distinctement, les livres les plus méthodiques qui traitent de ces sortes de choses.
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L’imagination la plus sage forge souvent des fantômes lorsqu’elle veut réduire en images les descriptions, principalement quand l’homme qui prétend imaginer, n’a jamais vû des choses pareilles à celles dont il lit ou dont il entend la description. Je conçois bien, par exemple, que l’homme de guerre puisse sur une description, se former l’image d’un certain assaut ou d’un certain campement ; mais celui qui ne vit jamais ni campemens ni assauts, ne peut s’en faire une juste idée sur des relations. Ce n’est que par rapport aux choses que nous avons vûës, que nous pouvons imaginer avec quelque précision celles qu’on nous décrit. Vitruve n’a pas écrit son livre de l’architecture avec autant de méthode et de capacité qu’il l’a fait, sans l’avoir écrit en même-temps avec toute la clarté dont son sujet est susceptible. Cependant il est arrivé que les figures dont Vitruve avoit accompagné ses explications s’étant perduës, la plûpart de ces explications paroissent obscures aujourd’hui. Les sçavans disputent donc sur le sens d’un grand nombre de passages de Vitruve ; mais ils tombent tous d’accord que son texte seroit clair si nous
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avions ses figures. Quatre lignes tracées sur le papier concilieroient ce que des volumes entiers de commentaires, ne sçauroient accorder. Les anatomistes les plus experts tombent aussi d’accord qu’ils auroient peine à concevoir le rapport d’une nouvelle découverte, si l’on ne joignoit pas une figure à ce rapport. Un des proverbes italiens dont l’usage est le plus fréquent, est qu’on fait tout concevoir à l’aide d’un dessein, d’une figure. Les anciens prétendoient que leurs divinitez eussent été mieux servies par les peintres et par les sculpteurs, que par les poëtes. Ce furent, selon eux, les tableaux et les statuës qui concilierent à leurs dieux la véneration des peuples ausquels ils firent faire attention sur les merveilles que les poëtes racontoient de ces dieux. La statuë de Jupiter olympien fit ajoûter foi plus facilement à la fable qui lui faisoit disposer du tonnerre. Pour alléguer des faits plus positifs,
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lorsqu’on brûla le corps de Jules Cesar, il n’y avoit personne dans Rome qui ne se fut fait raconter les circonstances de cet assassinat. Il n’est pas croïable qu’aucun habitant de Rome ignorât le nombre de coups dont Cesar avoit été percé. Cependant le peuple se contentoit de le pleurer. Mais tout ce peuple fut saisi de fraïeur dès qu’on eut étalé devant lui la robe sanglante dans laquelle Cesar avoit été massacré. Il sembloit, dit Quintilien, en parlant du pouvoir de l’œil sur notre ame, qu’on assassinât Cesar devant le peuple. Du temps des romains, ceux qui avoient fait naufrage portoient en demandant l’aumône un tableau, dans lequel leur infortune étoit représentée, comme un objet plus capable d’émouvoir la compassion et d’exciter à la charité, que les rélations qu’ils pouvoient faire de leurs malheurs. On peut s’en rapporter aux lumieres et à l’expérience des hommes dont la subsistance dépend des aumônes de leurs concitoïens,
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sur les voïes les plus propres, sur les moïens les plus efficaces d’attendrir le cœur humain. On peut faire contre mon sentiment, une objection dont on conclueroit que les vers touchent plus que les tableaux. C’est qu’il est très-rare qu’un tableau fasse pleurer, et que les tragédies font souvent cet effet, même sans être des chefs-d’ œuvres. Je puis répondre deux choses à cette objection. La premiere, qu’elle ne conclut pas absolument en faveur de la poësie. Une tragédie qu’on entend réciter sur le théatre, est aidée par des secours étrangers dont nous exposerons tantôt le pouvoir. Les tragédies qu’on lit en particulier ne font gueres pleurer, principalement ceux qui les lisent sans avoir entendu les réciter auparavant. Car je conçois bien qu’une lecture particuliere qui n’est point capable par elle-même de faire une impression, qui aille jusques aux larmes, est capable de renouveller cette impression lorsqu’elle auroit été faite une fois. Voilà même, suivant mon opinion, pourquoi ceux qui n’ont fait que lire une tragédie, et ceux qui ont entendu réciter la piece sur le théatre, sont quelquefois d’un sentiment
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opposé dans le jugement qu’ils en portent. Je réponds en second lieu, qu’une tragédie renferme une infinité de tableaux. Le peintre qui fait un tableau du sacrifice d’Iphigenie, ne nous represente sur la toile qu’un instant de l’action. La tragédie de Racine met sous nos yeux plusieurs instans de cette action, et ces differens incidens se rendent réciproquement les uns les autres plus pathétiques. Le poëte nous présente successivement, pour ainsi dire, cinquante tableaux qui nous conduisent comme par dégrez à cette émotion extrême, qui fait couler nos larmes. Cinquante scénes qui sont dans une tragédie doivent donc nous toucher plus qu’une seule scéne peinte dans un tableau ne sçauroit faire. Un tableau ne represente même qu’un instant d’une scéne. Ainsi un poëme entier nous émeut plus qu’un tableau, bien qu’un tableau nous émouve plus qu’une scéne qui representeroit le même évenement, si cette scéne étoit détachée des autres, et si elle étoit luë sans que nous eussions rien vû de ce qui l’a précedée. Le tableau ne livre qu’un assaut à notre ame, au lieu qu’un poëme l’attaque
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durant long-temps avec des armes toûjours nouvelles. Le poëme est long-temps à ébranler l’ame avant que de la conduire à l’émotion qui la fait pleurer. Racine pour nous faire frémir d’horreur lors qu’Iphigenie sera conduite à l’autel fatal, nous la peint vertueuse, aimable et chérie d’un amant qu’elle aime. Ce poëte nous fait passer par differens dégrez d’émotion, et pour nous rendre plus sensibles au malheur de la victime, il nous laisse imaginer durant un temps qu’elle soit échappée au coûteau du sacrificateur. Un peintre qui representeroit l’instant où l’on va plonger le fer sacré dans la gorge d’Iphigenie, n’auroit pas l’avantage d’exposer son tableau devant des spectateurs aussi-bien préparez, et remplis d’amitié, et d’une amitié récente pour cette princesse. Il peut tout au plus nous interesser pour elle ; mais il ne sçauroit nous la rendre aussi chere que le poëte peut le faire. La grandeur d’ame, tous les sentimens élevez d’un beau naturel que le poëte peut prêter à Iphigenie, nous affectionnent bien plus à un personnage de tragédie, que les qualitez extérieures dont un peintre peut orner le personnage d’un tableau, ne nous
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affectionnent à ce personnage qui ne parle presque pas. Voilà pourquoi nous sommes plus émus par un tableau que par un poëme, quoique la peinture ait plus d’empire sur nous que la poësie. L’espece de paralelle que je viens de faire n’est pas aussi rempli d’érudition que la comparaison de la peinture et de la poësie qui se trouve dans le sçavant livre de Dujon le fils sur la peinture des anciens ; mais je m’imagine que mes refléxions vont mieux au fait que l’érudition de cet auteur. L’industrie des hommes a trouvé quelques moïens de rendre les tableaux plus capables de faire beaucoup d’impression sur nous. On les vernit. On les renferme dans des bordures dorées qui jettent un nouvel éclat sur les couleurs, et qui semblent, en separant les tableaux des objets voisins, réunir mieux entr’elles les parties dont ils sont composez, à peu près comme il paroît qu’une fenêtre rassemble les differens objets qu’on voit par son ouverture. Enfin quelques peintres des plus modernes se sont avisez de placer dans les compositions destinées à être vûës de loin, des parties de figures de ronde bosse qui entrent
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dans l’ordonnance et qui sont coloriées comme les autres figures peintes entre lesquelles ils les mettent. On prétend que l’œil qui voit distinctement ces parties de ronde bosse saillir hors du tableau, en soit plus aisément séduit par les parties peintes, lesquelles sont réellement plates, et que ces dernieres font ainsi plus facilement l’illusion à nos yeux. Mais ceux qui ont vû la voûte de l’annonciade de Genes et celle du Jesus à Rome, où l’on a fait entrer des figures en relief dans l’ordonnance, ne trouvent point que l’effet en soit bien merveilleux. L’industrie des hommes a beaucoup mieux servi les vers que les tableaux. Elle a trouvé trois manieres de leur prêter une force nouvelle pour nous plaire et pour nous toucher. Ces trois manieres sont la simple récitation, celle qui est accompagnée des mouvemens du corps, laquelle on nomme déclamation et le chant.