Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/13

Pierre Jean Mariette (Première partiep. 80-107).

PARTIE 1 SECTION 13


qu’il est des sujets propres specialement pour la poësie, et d’autres specialement propres pour la peinture. Moïens de les reconnoître.

non seulement le sujet de l’imitation doit être interessant par lui-même, mais il faut encore le choisir convenable à la peinture, si l’on veut en faire un tableau, et convenable à la poësie quand on veut le traiter en vers. Il est des sujets plus avantageux pour les peintres que pour les poëtes, comme il en est qui sont plus avantageux pour les poëtes que pour les peintres. C’est ce que je vais tâcher d’exposer, après avoir prié qu’on me pardonne un peu de longueur dans cette discussion. Il m’a paru qu’il falloit m’étendre pour être plus intelligible. Un poëte peut nous dire beaucoup de choses qu’un peintre ne sçauroit nous faire entendre. Un poëte peut exprimer plusieurs de nos pensées et plusieurs de nos sentimens qu’un peintre ne sçauroit rendre, parce que ni les uns, ni les autres ne sont pas suivis d’aucun mouvement propre et specialement marqué dans notre attitude, ni précisement caracterisé sur notre visage. Ce que Cornelie dit à Cesar en venant lui découvrir la conjuration qui l’alloit faire perir dans une heure, l’exemple que tu dois periroit avec toi. Ne peut être rendu par un peintre. Il peut bien, en donnant à Cornelie une contenance convenable à sa situation et à son caractere, nous donner quelque idée de ses sentimens, et nous faire connoître qu’elle parle avec une grande dignité ; mais la pensée de cette romaine, qui veut que la mort de l’oppresseur de la republique soit un supplice qui puisse épouvanter ceux qui voudroient attenter sur la liberté, et non pas un crime détestable, ne donne point de prise au pinceau. Il n’est pas d’expression pittoresque qui puisse articuler, pour ainsi dire, les paroles du vieil Horace, quand il répond à celui qui lui demandoit ce que son fils pouvoit faire seul contre trois combattans : qu’il mourût. Un peintre peut bien faire voir qu’un homme est ému d’une certaine passion, quand même il ne le dépeint pas dans l’action, parce qu’il n’est pas de passion de l’ame qui ne soit en même tems une passion du corps. Mais ce que la colere fait penser de singulier suivant le caractere propre de chacun, et suivant les circonstances où il se rencontre, ce qu’elle fait dire de sublime, par rapport à la situation du personnage qui parle, il est très-rare que le peintre puisse l’exprimer assez intelligiblement pour être entendu. Par exemple, le Poussin a bien pu dans son tableau de la mort de Germanicus exprimer toutes les especes d’affliction dont sa famille et ses amis furent penetrez, quand il mourut empoisonné entre leurs bras ; mais il ne lui étoit pas possible de nous rendre compte des derniers sentimens de ce prince si propres à nous attendrir. Un poëte le peut faire : il peut lui faire dire : je serois en droit de me plaindre d’une mort aussi prématurée que la mienne, quand bien même elle arriveroit par la faute de la nature ; mais je meurs empoisonné : poursuivez donc la vengeance de ma mort, et ne rougissez point de vous faire délateurs pour l’obtenir. La compassion du public sera du côté de pareils accusateurs. Un peintre ne sçauroit exprimer la plûpart de ces sentimens ; il ne peut encore peindre dans chaque tableau qu’un des sentimens qu’il lui est possible d’exprimer. Il peut bien, pour donner à comprendre le soupçon qu’avoit Germanicus que Tibere fut l’auteur de sa mort, faire montrer par Germanicus à sa femme Agrippine une statuë de Tibere avec un geste et avec un air de visage propres à caracteriser ce sentiment ; mais il faut qu’il emploïe tout son tableau à l’expression de ce sentiment là.

Comme le tableau qui répresente une action, ne nous fait voir qu’un instant de sa durée, le peintre ne sçauroit atteindre au sublime que les choses qui ont precedé la situation présente jettent quelquefois dans un sentiment ordinaire. Au contraire la poësie nous décrit tous les incidens remarquables de l’action qu’elle traite, & ce qui s’est passé jette souvent du merveilleux sur une chose fort ordinaire qui se dit ou qui arrive dans la suite. C’est ainsi que la poësie peut emploïer ce merveilleux qui naît des circonstances, & qu’on appellera si l’on veut un sublime de rapport. Telle est la saillie du misantrope qui, rendant un compte serieux des raisons qui l’empêchent de s’établir à la cour, ajoute après une déduction des contraintes réelles & gênantes qu’on s’épargne en n’y vivant point.

On n’a pas à louer les vers de messieurs tels.

Cette pensée devient sublime par le caractere connu du personnage qui parle, & par la procedure qu’il vient d’essuier, pour avoir dit que des vers mauvais ne valoient rien.

Il est encore plus facile, sans comparaison, au poëte qu’au peintre de nous affectionner à ses personnages, et de nous faire prendre un grand interêt à leur destinée. Les qualitez exterieures comme la beauté, la jeunesse, la majesté et la douceur que le peintre peut donner à ses personnages, ne sçauroient nous interesser à leur destinée autant que les vertus et les qualitez de l’ame que le poëte peut donner aux siens. Un poëte peut nous rendre presqu’aussi sensibles aux malheurs d’un prince, dont nous n’entendîmes jamais parler, qu’aux malheurs de Germanicus, et cela par le caractere grand et aimable qu’il donnera au heros inconnu qu’il voudra nous rendre cher. Voilà ce qu’un peintre ne sçauroit faire : il est réduit à se servir pour nous toucher, de personnages que nous connoissons déja : son grand merite est de nous faire reconnoître sûrement et facilement ces personnages. C’est un chef-d’ œuvre du Poussin que de nous avoir fait reconnoître Agrippine dans son tableau de la mort de Germanicus avec autant d’esprit qu’il l’a fait. Après avoir traité les differens genres d’affliction des autres personnages du tableau comme des passions qui pouvoient s’exprimer, il place à côté du lit de Germanicus une femme noble par sa taille et par ses vêtemens, qui se cache le visage avec les mains, et dont l’attitude entiere marque encore la douleur la plus profonde. On conçoit sans peine que l’affliction de ce personnage doit surpasser celle des autres, puisque ce grand maître desesperant de la répresenter, s’est tiré d’affaire par un trait d’esprit. Ceux qui sçavent que Germanicus avoit une femme uniquement attachée à lui, et qui reçut ses derniers soupirs, reconnoissent Agrippine aussi certainement que les antiquaires la reconnoissent à sa coëfure, et à son air de tête pris d’après les médailles de cette princesse. Si le Poussin n’est pas l’inventeur de ce trait de poësie qu’il peut bien avoir emprunté du grec qui peignit Agamemmon la tête voilée au sacrifice d’Iphigenie sa fille ; ce trait est toujours un chef-d’ œuvre de la peinture. Je dis toujours le Poussin conformement à l’usage établi, bien que ce le dont les italiens accompagnent les noms illustres, puisse donner à penser que le Poussin fut italien. Nicolas Poussin, c’est son nom, étoit D’Andeli en Normandie. Je me suis étonné plusieurs fois que les peintres qui ont un si grand interêt à nous faire reconnoître les personnages dont ils veulent se servir pour nous toucher, et qui doivent rencontrer tant de difficultez à les faire reconnoître à l’aide seule du pinceau, n’accompagnassent pas toujours leurs tableaux d’histoire d’une courte inscription. Les trois quarts des spectateurs qui sont d’ailleurs très-capables de rendre justice à l’ouvrage, ne sont point assez lettrez pour deviner le sujet du tableau. Il est quelquefois pour eux une belle personne qui plaît, mais qui parle une langue qu’ils n’entendent point : on s’ennuïe bientôt de la regarder, parce que la durée des plaisirs, où l’esprit ne prend point de part, est bien courte. Le sens des peintres gothiques, tout grossier qu’il étoit, leur a fait connoître l’utilité des inscriptions pour l’intelligence du sujet des tableaux. Il est vrai qu’ils ont fait un usage aussi barbare de cette connoissance, que de leurs pinceaux. Ils faisoient sortir de la bouche de leurs figures par une précaution bizarre, des rouleaux sur lesquels ils écrivoient ce qu’ils prétendoient faire dire à ces figures indolentes ; c’étoit-là veritablement faire parler ces figures. Les rouleaux dont je parle se sont anéantis avec le goût gothique : mais quelquefois les plus grands maîtres ont jugé deux ou trois mots necessaires à l’intelligence du sujet de leurs ouvrages, et même ils n’ont pas fait scrupule de les écrire dans un endroit du plan de leurs tableaux où ils ne gâtoient rien. Raphaël et le Carrache en ont usé ainsi : Coypel a placé de même des bouts de vers de Virgile dans la gallerie du palais roïal, pour aider à l’intelligence de ses sujets qu’il avoit tirez de l’éneïde. Déja les peintres dont on grave les ouvrages commencent à sentir l’utilité de ces inscriptions, et ils en mettent au bas des estampes qui se font d’après leurs tableaux. Le poëte arrive encore plus certainement que le peintre à l’imitation de son objet. Un poëte peut emploïer plusieurs traits pour exprimer la passion et le sentiment d’un de ses personnages. Si quelques-uns de ses traits avortent, s’ils ne frappent point précisement à son but ; s’ils ne rendent pas exactement toute l’idée qu’il veut exprimer, d’autres traits plus heureux peuvent venir au secours des premiers. Joints ensemble, ils feront ce qu’un seul n’auroit pû faire, et ils exprimeront ainsi l’idée du poëte dans toute sa force. Tous les traits dont Homere se sert pour peindre l’impetuosité d’Achille, ne sont pas également forts, mais les foibles sont rendus plus forts par d’autres, ausquels ils donnent réciproquement plus d’énergie. Tous les traits que Moliere emploïe pour craïonner son misantrope, ne sont pas également heureux, mais les uns ajoutent aux autres, et pris tous ensemble, ils forment le caractere le mieux dessiné et le portrait le plus parfait qui jamais ait été mis sur le théatre. Il n’en est pas de même du peintre qui ne peint qu’une seule fois chacun de ses personnages, et qui ne sçauroit emploïer qu’un trait pour exprimer une passion sur chacune des parties du visage où cette passion doit être renduë sensible. S’il ne forme pas bien le trait qui doit exprimer la passion, si, par exemple, lorsqu’il peint un mouvement de la bouche, son contour n’est point précisement la ligne qu’il falloit tirer, l’idée du peintre avorte ; et le personnage, au lieu d’exprimer une passion, ne fait plus qu’une grimace. Ce que le peintre fait de mieux dans les autres parties du visage, peut bien engager d’excuser ce qu’il a fait de mal en dessinant la bouche, mais il ne supplée pas le trait manqué. C’est même souvent en vain qu’il tente de corriger sa faute ; il recommence sans faire mieux, et semblable à ceux qui cherchent dans leur memoire un nom propre oublié, il trouve tout hormis le trait qui pourroit seul former l’expression qu’il veut imiter. Ainsi quoiqu’il soit des caracteres qu’un peintre ne puisse pas exprimer, moralement parlant, il n’en est pas qu’un poëte ne puisse copier. Nous allons voir aussi qu’il est bien des beautez dans la nature que le peintre copie plus facilement, et dont il fait des imitations beaucoup plus touchantes que le poëte. Tous les hommes s’affligent, pleurent et rient ; tous les hommes ressentent les passions, mais les mêmes passions sont marquées en eux à des caracteres differens. Les passions sont variées, même dans les personnes qui, suivant la supposition de l’artisan, doivent prendre un égal interêt à l’action principale du tableau. L’ âge, la patrie, le temperament, le sexe et la profession mettent de la difference entre les symptomes d’une passion produite par le même sentiment. L’affliction de ceux qui regardent le sacrifice d’Iphigenie vient du même sentiment de compassion, et cependant cette affliction doit se manifester differemment en chaque spectateur, suivant l’observation que nous venons de faire. Or le poëte ne sçauroit rendre cette diversité sensible dans ses vers. S’il le fait sur la scene, c’est à l’aide de la déclamation, c’est par le secours du jeu muet des acteurs. On conçoit facilement comment un peintre varie par l’ âge, le sexe, la patrie, la profession et le temperament, la douleur de ceux qui voïent mourir Germanicus ; mais on ne conçoit point comment un poëte épique, par exemple, viendroit à bout d’orner son poëme par cette varieté, sans s’embarasser dans des descriptions qui rendroient son ouvrage ennuïeux. Il faudroit qu’il commençât par un détail fatiguant de l’ âge, du temperament, et même du vêtement des personnages qu’il veut introduire à son action principale. On ne lui pardonneroit jamais une énumeration pareille ; s’il fait cette énumeration dans ses premiers livres, le lecteur ne s’en souviendra plus, et il ne sentira pas les beautez dont l’intelligence dépend de ce qu’il aura oublié ; s’il fait cette énumeration immediatement avant la catastrophe, elle deviendra un retardement insupportable. D’ailleurs la poësie manque d’expressions propres à nous instruire de la plus grande partie de ces circonstances. à peine la physique viendroit-elle à bout, avec le secours des termes qui lui sont propres, de bien expliquer le temperament plus ou moins composé, et le caractere de chaque spectateur. Pour faire concevoir sans peine et distinctement tous ces détails, il faut les exposer aux yeux. Au contraire rien n’est plus facile au peintre intelligent que de nous faire connoître l’ âge, le temperament, le sexe, la profession, et même la patrie de ses personnages, en se servant des habillemens, de la couleur des chairs, de celle de la barbe et des cheveux, de leur longueur et de leur épaisseur, comme de leur tournure naturelle, de l’habitude du corps, de la contenance, de la figure de la tête, de la physionomie, du feu, du mouvement et de la couleur des yeux, et de plusieurs autres choses qui rendent le caractere d’un personnage reconnoissable par sentiment. La nature a mis en nous un instinct, pour faire le discernement du caractere des hommes, qui va plus vîte et plus loin que ne peuvent aller nos reflexions sur les indices et sur les signes sensibles de ces caracteres. Or cette diversité d’expression imite merveilleusement la nature qui, nonobstant son uniformité, est toujours marquée dans chaque sujet à un coin particulier. Où je ne trouve pas cette diversité, je ne vois plus la nature et je reconnois l’art. Le tableau dans lequel plusieurs têtes et plusieurs expressions sont les mêmes, ne fut jamais fait d’après la nature. Le peintre ne trouve donc aucune opposition du côté de la mécanique de son art à mettre dans chaque expression un caractere particulier. Il arrive même souvent que le peintre, en operant comme poëte, se suggere à lui-même comme coloriste et comme dessinateur des beautez qu’il n’auroit point rencontrées s’il n’avoit point eu des idées poëtiques à exprimer. Une invention en fait éclore une autre. Des exemples rendront encore notre reflexion plus facile à concevoir. Tout le monde connoît le tableau de Raphaël, où Jesus-Christ confirme à saint Pierre le pouvoir des clefs en présence des autres apôtres : c’est une des pieces de tapisseries de la tenture des actes des apôtres que le pape Leon X fit faire pour la chapelle de Sixte Iv et dont les cartons originaux se conservent dans la galerie du palais que Marie Stuard princesse d’Orange fit bâtir à Hamptoncourt. Saint Pierre tenant ces clefs est à genouil devant Jesus-Christ, et il paroît penetré d’une émotion conforme à sa situation : sa reconnoissance et son zele pour son maître paroissent sensiblement sur son visage. Saint Jean l’évangeliste répresenté jeune comme il l’étoit, est dépeint avec l’action d’un jeune homme : il applaudit avec le mouvement de franchise si naturel à son âge au digne choix que fait son maître, et qu’on croit appercevoir qu’il eut fait lui-même, tant la vivacité de son approbation est bien marquée par un air de visage et par un mouvement du corps très-empressé. L’apôtre qui est auprès de lui semble plus âgé et montre la physionomie et la contenance d’un homme posé : aussi, conformement à son caractere, applaudit-il par un simple mouvement des bras et de la tête. On distingue à l’extremité du grouppe un homme bilieux et sanguin : il a le visage haut en couleur, la barbe tirante sur le roux, le front large, le nez quarré et tous les traits d’un homme sourcilleux. Il regarde donc avec dedain, et en fronçant le sourcil, une préference qu’on devine bien qu’il trouve injuste. Les hommes de ce temperament croïent volontiers ne pas valoir moins que les autres. Près de lui est placé un autre apôtre embarassé de sa contenance : on le discerne pour être d’un temperament mélancolique à la maigreur de son visage livide, à sa barbe noire et plate, à l’habitude de son corps, enfin à tous les traits que les naturalistes ont assignez à ce temperament. Il se courbe, et les yeux fixement attachez sur Jesus-Christ, il est devoré d’une jalousie morne pour un choix dont il ne se plaindra point, mais dont il conservera long-tems un vif ressentiment : enfin on reconnoît là Judas aussi distinctement, qu’à le voir pendu au figuier une bourse renversée au col. Je n’ai point prêté d’esprit à Raphaël, et je doute même qu’il soit possible de pousser l’invention poëtique plus loin que ce grand peintre l’a fait dans les tableaux de son bon tems. Une autre piece de la même tenture répresente saint Paul annonçant aux atheniens ce dieu auquel ils avoient dressé un autel sans le connoître, et Raphaël a fait de l’auditoire de cet apôtre un chef-d’ œuvre de poësie en se tenant dans les bornes de la vrai-semblance la plus exacte. Un cynique appuïé sur son bâton, et qu’on reconnoît pour tel à l’éfronterie et aux haillons qui faisoient le caractere de la secte de Diogene, regarde saint Paul avec impudence. Un autre philosophe qu’on juge à son air de tête un homme ferme et même obstiné, a le menton sur la poitrine : il est absorbé dans des reflexions sur les merveilles qu’il entend, et l’on croit s’appercevoir qu’il passe dans ce moment-là de l’ébranlement à la persuasion. Un autre a la tête panchée sur l’épaule droite, et il regarde l’apôtre avec une admiration pure, qui ne paroît pas encore accompagnée d’aucun autre sentiment. Un autre porte le second doigt de sa main droite sur son nez, et fait le geste d’un homme qui vient d’être enfin éclairé sur des veritez dont il avoit depuis long-tems une idée confuse. Le peintre oppose à ces philosophes des jeunes gens et des femmes qui marquent leur étonnement et leur émotion par des gestes convenables à leur âge comme à leur sexe. Le chagrin est peint sur le visage d’un homme vêtu comme le pouvoient être alors chez les juifs les gens de la loi. Le succès de la prédication de saint Paul devoit produire un pareil effet sur un juif obstiné. La crainte d’être ennuieux m’empêche de parler davantage des personnages de ce tableau, mais il n’en est aucun qui ne rende compte très-intelligiblement de ses sentimens au spectateur attentif. J’alleguerai encore un exemple. La matiere est assez importante pour cela. Je le tirerai de la Susanne de Monsieur Coypel, tableau qui fut très-vanté, même au sortir de dessus le chevalet. Susanne y comparoît devant le peuple accusée d’adultere, et le peintre la represente dans l’instant où les deux vieillards déposent contre elle. à la phisionomie de Susanne, à l’air de son visage encore serein malgré son affliction, on connoît bien que si elle baisse les yeux, c’est par pudeur et non par remord. La noblesse et la dignité de son visage déposent si hautement en sa faveur, qu’on sent bien que son premier mouvement seroit d’absoudre d’abord l’accusée qui se présenteroit avec une pareille contenance. Le peintre a varié le temperament des fameux vieillards, l’un paroît sanguin, l’autre paroît bilieux et mélancolique. Ce dernier, suivant le caractere propre à son temperament qui est l’obstination, commet le crime avec constance. On n’apperçoit sur son visage que de la fureur et de la rage. Le sanguin paroît attendri, et l’on voit bien que, malgré son emportement, il sent déja des remords qui le font chanceler dans sa résolution. C’est le caractere des hommes de ce temperament. Assez violens pour se venger, ils ne sont point assez durs pour voir les suites de leur vengeance sans être émus par des mouvemens de compassion. Il est facile de conclure après ce que je viens d’exposer, que la peinture se plaît à traiter des sujets où elle puisse introduire un grand nombre de personnages interessez à l’action. Tels sont les sujets dont nous avons parlé, et tels sont encore le meurtre de Cesar, le sacrifice d’Iphigenie, et plusieurs autres qu’il seroit superflu d’indiquer. L’émotion des assistans les lie suffisamment à une action, dès que cette action les agite. L’émotion de ces assistans les rend, pour ainsi dire, des acteurs dans un tableau, au lieu qu’ils ne seroient que de simples spectateurs dans un poëme. Par exemple, un poëte qui traiteroit le sacrifice de la fille de Jephté, ne pourroit faire intervenir dans son action qu’un petit nombre d’acteurs très-interessez. Des acteurs qui ne prennent pas un interêt essentiel à l’action, dans laquelle on leur fait joüer un rôle, sont froids à l’excès en poësie. Le peintre au contraire peut faire intervenir à son action autant de spectateurs qu’il le juge convenable. Dès qu’ils y paroissent touchez, on ne demande plus ce qu’ils y font. La poësie ne sçauroit donc se prévaloir d’un si grand nombre d’acteurs. Nous venons de dire qu’un personnage qui ne prend qu’un interêt médiocre dans l’action, devient un personnage ennuieux. S’il y prend un grand interêt, il faut que le poëme fixe sa destinée, et qu’il nous en instruise. La multitude des acteurs, dont le poëte tragique veut quelquefois soutenir sa sterilité, devient d’ailleurs très-embarassante pour lui quand le dénouëment s’approche, et quand il faut s’en défaire. Il oblige donc ces personnages à se défaire eux-mêmes par le fer ou par le poison sur le premier motif qu’il imagine. L’un meurt vuide de sang, l’autre plein de sené. C’est un vers de Despreaux qu’on peut bien leur appliquer quoiqu’il ne soit pas fait pour eux. On ne demande point ce que devient un mort, on l’enterre. Mais cette reforme sanglante, qui fait de la scene tragique un champ de bataille, souleve le spectateur contre tant de meurtres si peu vrai-semblables. Ce n’est pas la quantité du sang répandu, c’est la maniere dont il est versé qui fait le caractere de la tragedie. D’ailleurs le tragique outré devient froid, et l’on est plus porté à rire d’un poëte, qui croit devenir pathetique à force de verser du sang, qu’à pleurer à sa piece. Quelque esprit malin envoïe lui demander la liste de ses morts. En continuant de comparer la poësie dramatique avec la peinture, nous trouverons encore que la peinture a l’avantage de pouvoir mettre sous nos yeux ceux des incidens de l’action qu’elle traite, qui sont les plus propres à faire une grande impression sur nous. Elle peut nous faire voir Brutus et Cassius plongeans le poignard dans le cœur de Cesar, et le prêtre enfonçant le couteau dans le sein d’Iphigenie. Le poëte tragique oseroit aussi peu nous présenter ces objets sur la scene, que la métamorphose de Cadmus en serpent, et celle de Progné en hirondelle. Tous ces objets sont de ceux dont Horace a dit : non… etc. . Quand bien même les loix de la tragedie, fondées sur de bonnes raisons, ne défendroient point de mettre sur le théatre des évenemens tels que ceux dont nous avons parlé, le poëte sensé éviteroit toujours de les y mettre. Comme ces évenemens ne peuvent presque jamais y être répresentez avec vrai-semblance ni avec décence, ils dégenerent en un spectacle froid et puerile. Il n’est pas aussi facile d’en imposer à nos yeux qu’à nos oreilles. Certaines fictions réussissent donc mieux dans le recit que dans le spectacle. L’évenement, qui pourroit nous toucher, s’il nous étoit raconté avec un choix ingenieux de circonstances, mises en œuvre dans un recit où la vrai-semblance seroit menagée, devient un jeu de marionetes quand on entreprend de le répresenter sur le théatre. En effet les métamorphoses qui se répresentent sur la scene dans les opera de France et d’Italie y font rire presque toujours, quoique l’évenement soit tragique par lui-même. Voilà pourquoi le poëte qui fait une tragedie est obligé d’avoir recours à un recit pour nous exposer tous les évenemens tels que ceux dont il s’agit ici. Or le recit d’un acteur n’est, pour ainsi dire, que l’imitation d’une imitation et une seconde copie. Quoique l’action qu’on nous montre dans un recit, pour parler ainsi, soit très-touchante par elle-même, elle nous émouvra moins que ne le feroit une autre action moins tragique, mais qui se passeroit sous nos yeux et qui seroit répresentée devant nous dramatiquement. La premiere scene entre Rodrigue et Chimene nous émeut plus que le recit de la mort du pere de Chimene qu’elle fait au roi, bien que ce recit se fasse par une personne qui prend à l’évenement un si grand interêt. Cependant la mort du comte est un évenement plus terrible et par consequent bien plus capable d’attacher que la conversation de Chimene et de Rodrigue, quelqu’interessante qu’elle puisse être. Les sujets, dont la beauté consiste principalement dans l’élevation d’esprit que font voir des acteurs, dans la noblesse de leurs sentimens, comme dans des situations qui doivent agiter violemment et sans relâche les personnes interessées et qui doivent ainsi donner lieu à divers sentimens très-vifs et à des entretiens animez, sont plus heureux pour le poëte tragique. Il peut, en traitant de pareils sujets, nous tenir toujours attentifs et nous faire voir même tous les principaux évenemens de son action sans être reduit au secours des recits. Ce discernement des sujets est extrêmement important, et l’on peut adresser aux peintres comme aux poëtes les vers qu’Horace écrivit pour ces derniers. sumite materiam vestris, qui scribitis, aequam viribus. soit que vous vouliez peindre, soit que vous vouliez composer des vers, aïez autant d’attention à choisir un sujet qui convienne au pinceau, si vous voulez faire un tableau, et qui convienne, pour ainsi dire, à la plume si vous êtes poëte, qu’à le choisir convenable aux forces de votre genie particulier et proportionné avec vos talens personnels. Nous traiterons plus au long de ce dernier choix dans la suite. Revenons aux sujets specialement propres pour être traitez ou en vers ou dans un tableau. Le poëte qui traite un sujet inconnu, generalement parlant, peut faire facilement connoître ses personnages dès le premier acte : il peut même, comme nous avons déja dit, les rendre interessans. Au contraire le peintre à qui ces moïens manquent, ne doit jamais entreprendre de traiter un sujet tiré de quelque ouvrage peu connu ; il ne doit introduire sur sa toile que des personnages dont tout le monde, du moins le monde devant lequel il doit produire son tableau, ait entendu parler. Il faut que ce monde les connoisse déja, car le peintre ne peut faire autre chose que de les lui faire reconnoître. Nous avons parlé de l’indifference des spectateurs pour le tableau dont ils ne connoissoient pas le sujet. Le peintre doit avoir cette attention sans cesse, mais elle lui est encore plus necessaire quand il fait des tableaux de chevalet destinez à changer souvent de place comme de maître. Le sujet des fresques peintes sur les murailles, et celui de ces grands tableaux qui demeurent toujours dans la même place, s’il n’est pas bien connu, peut le devenir. On devine même que le tableau d’autel d’une chapelle répresente quelque évenement de la vie du saint sous le nom duquel elle est dédiée. Enfin la renommée qui instruit le monde du merite de ces ouvrages, lui apprend en même-tems l’histoire que le peintre y peut avoir traitée. Il est des sujets generalement connus. Il en est d’autres qui ne sont bien connus que dans certains païs. Les sujets les plus connus generalement dans toute l’Europe sont tous les sujets tirez de l’écriture sainte. Voilà peut-être pourquoi Raphaël et le Poussin ont préferé ces sujets aux autres, principalement quand ils ont fait des tableaux de chevalet. De quatre tableaux du Poussin, il y en a trois qui répresentent une action tirée de la bible. Les principaux évenemens de l’histoire des grecs et de celle des romains, ainsi que les avantures fabuleuses des dieux qu’adoroient ces nations, sont encore des sujets generalement connus. La coutume établie maintenant chez tous les peuples polis de l’Europe veut qu’on fasse de l’étude des auteurs grecs et romains l’occupation la plus serieuse des enfans. En étudiant ces auteurs, on se remplit la tête des fables et des histoires de leur païs, et l’on oublie difficilement tout ce qu’on peut avoir appris dans l’enfance. Il n’en est pas ainsi de l’histoire moderne, tant ecclesiastique que profane. Chaque païs a ses saints, ses rois et ses grands personnages très-connus et que tout le monde y reconnoît facilement, mais qui ne sont pas reconnus de même en d’autres païs. Saint Petrone vêtu en évêque, et portant sur la main la ville de Boulogne caracterisée par ses principaux bâtimens et par ses tours, n’est pas une figure connuë en France generalement comme elle l’est en Lombardie. Saint Martin coupant son manteau, action dans laquelle les peintres et les sculpteurs le répresentent ordinairement, n’est pas d’un autre côté une figure aussi connuë en Italie qu’elle l’est en France. Les françois sçavent communement l’histoire de France depuis deux siecles. Ils ont une idée de l’air du visage et des habillemens de ceux qui ont fait la plus grande figure dans ces tems-là. Mais une tête de Henri Iv ne feroit pas deviner le sujet d’un tableau en Italie comme elle le feroit deviner en France. Chaque peuple a même ses fables particulieres et ses heros imaginaires le s heros du Tasse et de L’Arioste ne sont pas aussi connus en France qu’en Italie. Ceux de l’Astrée sont plus connus aux françois qu’aux italiens. Je ne sçais que dom Quichotte, heros d’un genre particulier, dont les prouesses soïent aussi connuës des étrangers que des compatriotes de l’ingenieux espagnol qui lui a donné l’être. Horace passe avec raison pour le plus judicieux des auteurs qui ont donné des enseignemens aux poëtes. Qu’on voïe ce qu’il ne laisse pas de leur conseiller malgré les facilitez particulieres qu’ils ont pour faire connoître leurs personnages et pour mettre le lecteur au fait de leur sujet. Vous ferez encore mieux de choisir le sujet de votre piece parmi les évenemens de la guerre de Troye si souvent mis au théatre, que d’imaginer à plaisir l’action de votre tragedie, ou de tirer de la poussiere de quelque livre ignoré des heros dont le monde n’entendit jamais parler, et d’en faire vos personnages. Que n’eut pas dit Horace aux peintres s’il leur avoit adressé laparole.