Réflexion sur la maxime d’Épicure (1803)

Poésies de Chaulieu et du marquis de La Fare
(p. 24-27).


RÉFLEXION SUR LA MAXIME D'ÉPICURE,
Sapiens non accedat ad Rempublicam.
À DAMON.


Je sais que, partisan d’une austère sagesse,
Que, nourri de l’esprit d’Épicure et Lucrèce,
Tu penses que le sage avec tranquillité
Laisse couler en paix cette suite d’années
Dont nous font en naissant présent les destinées ;
Qu il ne doit, occupé de son oisiveté,
S’embarrasser des soins de la chose publique,
Mais goûter à longs traits la molle volupté,
Loin du tourbillon politique.

Souffre, mon cher Damon, qu’à tes préventions
J’ose opposer ici quelques réflexions,
Et que mon amitié, contraire à ton système,
T’impose une espèce de loi,
En te faisant sentir ce que doit à soi-même,
Ce que doit à l’état, un homme tel que toi.


Dès-lors que, né sous d’heureux temps
Où le mérite et les talents
Ont une sure récompense,
Sans qu’il en coûte d’innocence,
De manège ni de détour,
Sans l’indigne métier d’aller faire sa cour,
Un doux regard de la fortune,
Après un long aveuglement,
D’une condition commune
Vous appelle au gouvernement,
On ne doit plus souffrir que la raison réplique ;
II faut pour son pays un entier dévoûment ;
Et l’on doit rigoureusement
Compte de ses talents à la chose publique.
Adieu donc pour jamais, calme, tranquillité,
Enfants de mon indépendance ;
Ne goûterai-je plus ma chère liberté
Dans les bras de la nonchalance ?
Quitte, quitte, Damon, d’inutiles regrets
Qui doivent au plus être faits
Pour ces esprits bornés qui ne font rien sans peine,
Et qui, sur leurs bureaux attachés à la chaine,
Abîmés dans un vil détail,
Mais privés des clartés que le ciel leur dénie,
Croient que la peine et le travail
Peuvent tenir lieu de génie.

Pour toi, de qui l’esprit dans sa vaste étendue
Découvre tout d’un coup la fin et les moyens,
Et, fertile en expédients,

En voit cent d’une seule vue,
Chaque jour tes heureux talents,
Aux gens d’état si nécessaires,
Des plus épineuses affaires
Te feront des amusements :
Ainsi, hélas ! les mouvements
Dont l’embarras paroît extrême,
Le sage trouve des moments
Pour habiter avec lui-même.

Surtout que la grandeur n’enfle point ton courage ;
Avec un esprit haut mêle un accueil si doux
Que qui de ta fortune auroit été jaloux,
Te pardonne tout l’avantage
De ton odieuse splendeur,
En faveur du modeste usage
Que tu feras de ta grandeur.
Mais, parmi quoi qu’on puisse faire,
La prudence ne sert de rien :
La fortune est femme et légère,
Son caprice seul la retient.
Des plus aimables maîtresses
Elle a l’empressement et la vicacité ;
Mais ses infidèles caresses
Tiennent de leur légèreté ;
Tremble donc au milieu de ta prospérité.
Quand, du battement de ses ailes,
La volage divinité
Portera ses faveurs nouvelles
Chez un bien moins digne que toi,

Prêt à lui pardonner son manquement de foi,
Remets-lui les trésors dont ses mains infidèles
T’avoient si richement doté ;
Et, foulant aux pieds ses largesses,
Préfère à l’éclat des richesses
Une honorable pauvreté.
C’est lors que tu verras la troupe fugitive
De tous tes complaisants disparaître à tes yeux,
Et leur amitié trop craintive,
Qui te cherchoit partout, t’éviter en tous lieux…
À ces adversités oppose un front d’airain ;
Reçois d’un visage serein
La nouvelle de ta défaite :
Fais une honorable retraite ;
Ne va point par des cris exhaler ta douleur;
D’aucun emportement qu’elle ne soit suspecte ;
Et que ton silence respecte
L’injustice de ton malheur.
Étouffe dans ton cœur tout retour de tendresse
Vers un objet ingrat de ta tendre amitié ;
Et chasse comme une foiblesse
L’indigne sentiment d’aller faire pitié :
Va plutôt, d’une âme hardie,
Suivre le sentier peu battu
De ceux qui, comme moi, bravent la perfidie
D’amis dont le cœur abattu
Laisse le mensonge et l’envie
Attaquer la plus belle vie,
Et faire injure à la vertu.