Imprimerie Guertin (p. 165-169).


L’ÂME ET LE CORPS.


Réginald avait passé tout le jour au chevet de la malade. Il n’avait pas encore mangé. Le prêtre venait de partir après avoir prodigué à la jeune fille les sublimes et suprêmes consolations de la religion catholique.

À sept heures, Claire reposait paisiblement. Réginald se tint encore quelques minutes près du lit en chêne antique sculpté. L’édredon laissait à peine soupçonner le corps grêle ; les bras maigres tombaient avec fatigue.

Et c’était cette faible créature, étendue sur cette couche, que l’envie, la méchanceté, la légèreté continuaient à vilipender à cœur joie. Son âme est plus pure aujourd’hui que le plus pur des cristaux, et cependant, elle traînera jusque dans le tombeau le boulet de sa honte.

Ah ! il est terrible le mépris des bégueules et de certaines honnêtes femmes. La chaîne qu’elles rivent, elle est bien rivée.

Dieu est donc seul a connaître toute la grandeur de l’âme repentante de la pécheresse qui noie l’horreur du péché dans le nard dont elle arrose les pieds du Christ.

— Dès que mademoiselle se réveillera, dit Réginald à la garde malade, prévenez moi par téléphone. Je vais prendre un peu de repos.

Et il sortit à pas étouffés.

Avant de rentrer chez lui, il arrêta chez un fleuriste et choisit trente deux roses blanches qu’il lit porter chez Claire.

Lorsque la garde malade reçut la boîte de fleurs, Claire ne s’était pas encore réveillée. Mais dix minutes plus tard, dévorée par la fièvre, elle demanda à boire. La garde malade lui donna de l’eau coupée de quelques gouttes de brandy.

Puis elle prit le récepteur du téléphone et voici le dialogue qui fut échangé :

— Alloh Central !

— — —

— 2830, s’il vous plait.

Et après une minute :

— Est-ce monsieur Olivier ?

— — —

Vous m’avez demandé de vous prévenir lorsque mademoiselle se réveillerait.

— — —

— Si elle a bien dormi ? oui, assez ; mais elle me semble plus fiévreuse que ce matin.

— — —

— Téléphoner au médecin, dites-vous ?

— — —

— Très bien, monsieur, je lui téléphone sur-le-champ.

Une minute, s’il vous plaît, monsieur, mademoiselle me parle.

— Pardon, dit-elle, en se tournant vers Claire.

— Dites à monsieur Olivier, fit Claire d’une voix brisée et lasse, que je me sens faiblir rapidement. Dans une heure, tout sera fini.

— Vous êtes là, monsieur, reprit la garde-malade.

— — —

— Mademoiselle dit qu’elle se sent plus mal et que…

— — —

— Venez vite, je vous prie.

La garde-malade téléphona ensuite au médecin, qui promit de se rendre aussitôt que possible.

— Qu’avez-vous là, demanda Claire, en indiquant du regard la boîte de fleurs.

— On m’a remis ceci pour vous, mademoiselle, il y a une dizaine de minutes.

— Ouvrez cette boîte, s’il vous plaît.

— Des fleurs ! oh ! les belles roses ! fit elle avec ravissement. Il n’y a pas de carte ?

— Non, mademoiselle.

— Quel autre que lui a pu songer à me faire ce plaisir.

Qu’est-il besoin de carte ?

Il y en a trente-deux, observa la garde malade après avoir compté.

— Trente-deux ?… Trente-deux ?… Ah ! je n’y pensais plus. Ma pauvre tête !… J’aurai trente-deux ans demain. Le bon, l’excellent ami. Il pense à des choses que je devrais être la première à me rappeler.

— Trente-deux ans ! Hélas ! verrai je l’aurore de mes trente-deux ans ? La vie était belle à vingt ans. mais aujourd’hui ne vaut-il pas mieux que je meure. Ces quelques cheveux blancs me disent que j’ai trop vécu, vécu trop vite, trop souffert, et qu’il est temps de partir.

Et cependant, malgré tout, j’aimerais mieux souffrir encore, mais vivre, rien que pour le voir près de moi.

— Mettez donc une de ces roses dans mes cheveux, et les autres là. sur ce lit, tout près de mon cœur, que je m’enivre de leur parfum.

Un quart d’heure plus tard, Réginald frappait à la porte de la chambre de Claire.

— Claire, demanda-t-il avec une sollicitude alarmée, êtes vous un peu mieux ?

— Ah ! mon pauvre, mon cher, mon unique ami, c’est la fin, je la sens là tout près de mon lit. Je veux vous remercier de ces roses que vous m’avez envoyées. Vous êtes bon, monsieur Olivier, si bon que vous me faites oublier bien des amertumes.

Ah ! j’étouffe. de l’air, de l’air !

Sa voix râlait.

— Le médecin, avez-vous téléphoné au médecin, demanda Réginald alarmé à la garde-malade.

— Oui, monsieur, répondit-elle.

— Appelez-le encore, hâtez-vous.

Il s’était agenouillé près de la moribonde.

— Ça va mieux, dit Claire dans un souffle, après que ses traits convulsés eurent repris un peu de calme.

— Cher ami, poursuivit-elle, les hommes ne sauront jamais l’immensité du bien que vous m’avez fait. Vous avez sauvé mon âme et m’avez procuré la paix, même dès cette vie. Vous vous êtes sacrifié pour une fille à qui vous ne deviez rien que votre mépris…

Claire, maintenant, parlait avec plus de difficulté.

Chaque parole lui déchirait la poitrine.

— De grâce, Claire, interrompit le jeune homme, ne dites plus un mot, vous vous tuez.

— Dieu seul vous en récompensera.

— Réginald, ajouta-t-elle avec effort, voulez-vous… m’embrasser…

Pardonnez-moi… c’est la dernière prière… d’une… mourante.

Le jeune homme, en sanglotant, effleura les lèvres de la moribonde, craignant de lui enlever la vie dans ce baiser.

Un rayonnement passa dans les yeux presque éteints de Claire qui brillèrent d’un dernier éclat.

— Le crucifix ! demanda-t-elle dans un souffle, le crucifix !

Réginald lui mit entre les mains le Christ d’ivoire suspendu au-dessus du prie-Dieu.

Elle pressa ses lèvres sur les pieds du Dieu martyr.

— La croix… emblème… de souffrance… et de rédemption… Ah ! mon Dieu… je leur pardonne tout le mal qu’ils m’ont fait… Ils ont tué mon corps, …pardonnez-moi… et sauvez mon âme !…

Le crucifix lui échappa des mains.

 

Le lendemain, dans la colonne de décès de la presse on lut :

Décédée le quatorze courant. Marie Claire Dumont, à l’âge de trente-deux ans.

Rien de plus.

Est-ce qu’on pouvait faire l’éloge nécrologique d’une fille comme Claire Dumont. Allons donc ! Cette nécrologie eût provoqué un tollé.

Ce soir-là, la petite Blais en revenant de confesse, lut cet entrefilet.

— C’est bien ce qu’elle avait de mieux à faire que de crever, dit elle, en mordant dans ce dernier mot.