Rédemption (Feuillet)

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Texte de théâtre

RÉDEMPTION.

PERSONNAGES

MADELEINE.

MAURICE.

L’abbé MILLER, curé de Saint-Étienne.

Le juif ISAAC ZAPHARA.

Le comte JEAN.

Le duc D’ESTIVAL.

Lord SHEFIELD.

Le prince ERLOFF.

ROSETTE, comédienne.

BERTHA, enfant de boit ans, fille de Rosette.

Une Habilleuse.

Un Sacristain.

La scène se passe à Vienne, de nos jours.


I.


Cinq heures du soir, en hiver, dans l’église Saint-Étienne.
L’église est déserte ; quelques cierges brûlent au fond des cbapelles. Maurice est debout près d’un pilier ; il se retourne au bruit des pas de Madeleine, qui s’avance lentement et avec incertitude. Se voyant observée, elle baisse son voile. Maurice mouille son doigt dans un bénitier et le présente à Madeleine en s’inclinant et en souriant.
Maurice.

À l’espagnole, madame.

Madeleine, gaiement.

Mille grâces, seigneur cavalier. (Elle retire tout à coup sa main sans avoir touché celle du jeune homme, et reprend d’un ton sérieux :) Pourriez-vous, monsieur, me guider jusqu’à la sacristie ? On m’a dit que j’y trouverais à cette heure le curé de Saint-Étienne, M. l’abbé Miller, à qui je désire parler.

Maurice.

Il est là, madame, dans ce confessionnal ; vous l’en verrez bientôt sortir.

Madeleine.

Je vous suis obligée, monsieur. (Elle s’accoude sur une chaise.)

Maurice., après un silence.

Mon Dieu ! madame, vous allez me trouver bien indiscret… Veuillez vous en prendre à l’obscurité plutôt qu’à mon naturel. Oserais-je vous demander 682 BEVUE DES DEUX MONDES. MADELEINE, l’interrompant. Monsieur, permettez : ce n’est pas un métier honnête que de se planter à côté des bénitiers pour faire la cour aux dames. Ces galanteries de sacristain ont quelque chose de ridicule, sinon d’odieux. Je vous dis tout de suite ma façon de ▼oir sur cette matière, afin de vous épargner des frais d’esprit qui, si peu qu’ils doivent vous coûter, vous rapporteront encore moins. MAURICE. Avant de se mettre sur une si rude défense, une femme devrait peut-être se bien assurer qu’on l’attaque; autrement elle s’expose à montrer plus d’impa- tience que de modestie, et plus de pruderie que de réelle vertu. Votre jeunesse, madame, que révèlent fort gracieusement votre démarche et le son de votre voix, m’enhardit à vous parler comme je parlerais à ma sœur. Veuillez m’excuser. MADELEINE. De grand cœur, si j’ai eu tort, monsieur Vous alliez m’adresser une ques- tion, une demande, quoi donc? MAURICE. J’apportais à M. l’abbé Miller deux souverains pour ses pauvres. Je voulais vous prier de les lui remettre de ma part. MADELEINE. Moi? Pourquoi? Me connaissez-vous? MAURICE, riant. J’en serais bien fâché.. MADELEINE. Ah !... Comment cela? MAURICE. C’est que j’ai assez vécu déjà pour être instruit du respect qu’on doit dans le monde aux voiles, aux rêves et aux mystères. La manie qu’on a d’en faire des réalités est ce qui gâte principalement la vie. MADELEfNB. Qu’est-ce que cela veut dire? MAURICE. Il ne manque pas de gens de mon âge, madame, qui, vous voyant seule et vous devinant belle, essaieraient de vous suivre et de vous connaître. Quant à moi, je serais désolé de savoir le nom humain et positif de cette vision délicate qui m’est apparue glissant dans l’ombre sous les arcades sacrées, et que ma main a failli dissiper en la touchant. Voilà le seul souvenir que je veuille garder de cet instant; mais vous y ajouterez, madame, une douceur de plus, si vous dair- gnez vous charger de ma légère aumône. MADELEINE. Donnez. (Elle prend les deux pièces d’or.) Mais si vous vivez de poésie, monsieur, vous devez faire assez maigre chère, entre nous; car la poésie ne court point les chemins, que je sache. MAURICE. Madame, je vous assure que c’est une erreur. Permettez-moi de vous rappeler le vœu que tout le monde fait de vivre une heure dans certain épisode d’un ro- man favori, de prendre place parmi les personnages de quelque tableau préféré, et de respirer un moment le souffle idéal que le poète ou le peintre ont répand» RÉDEMPTION. 683 sur leur création. Eh bien! Dieu accomplit ce vœu chaque jour pour ceux qui s’y prêtent avec simplicité; il sème à pleines mains, sous leurs pas, des détails d’un charme poétique et comme surnaturel... Et tenez, madame, au milieu du cadre religieux et mystique qui nous enveloppe, votre attitude pensive contre ce pilier à demi éclairé, et même cet entretien fugitif avec un inconnu, ne vous semblent- ils point des traits empruntés au monde de l’imagination? 11 y a ainsi, en dehors du réel et du banal, qui sont à tout le monde et que l’habitude nous rend d’ail- leurs indifférens, il y a dans la vie mille coins mystérieux dont les sages font leur domaine et leur refuge, et où ils vivent en bénissant Dieu. MADELEINE. Vous me semblez fort jeune, pour un sage. MAURICE. C’est que j’ai été fou de bonne heure. — Voici M. l’abbé Miller que vouscher- <:hez. (L’abbé Miller sort du confessionnal et s’agenouille sur les marches d’une chapelle.) MADELEINE. Il a, n’est-ce pas, la réputation d’un esprit élevé et d’un noble cœur? MAURICE. Et il la mérite. C’est lui qui refusa si énergiquement de suivre Tétrangemode qu’on a partout de fermer les églises le soir. Il sait que, le soir, tout courage est plus- faible et toute passion plus forte. A ces heures de doute et de tentation, quand les tavernes et les théâtres allument leurs péristyles provoquans, ce bon vieillard entr’ouvre la porte de son église et demande, au nom de Dieu, lâcha- nte sur le seuil, à ceux-ci un remords, à ceux-là une prière, à tous une sérieuse pensée. (L’abbé se lève et paraît se disposer à partir.) Mon Dieu ! madame, je suis tout honteux de vous avoir si long-temps importunée... cela est d’un goiit médiocre pour le moins... mais c’est un enchantement si rare que de trouver la bonté unie à la grâce d’une femme! Que Dieu vous rende la douce émotion que j’emporte au fond du cœur, (il la salue et va s’éloigner.) MADELEINE. Un seul mot, monsieur. Ne puis-je savoir...? (Elle hésite et paraît réfléchir; tout à coup, ôtant son gant et offrant de l’eau bénite à Maurice :) Adieu. (Elle s’avance rapi- dement vers l’abbé Miller. Maurice la suit des yeux. Après quelques paroles échangées avec le vieux prêtre, Madeleine disparaît à sa suite dans la profondeur de l’église.) Un petit parloir décoré de quelques tableaux religieux. LE CURÉ, MADELEINE. LE CURÉ, s’asseyant et donnant une chaise à Madeleine. Chauffez-vous, mon enfant, chjauffez-vous. Le froid est bien vif ce soir, n’est-ce pas? Pauvre petite! elle a marché dans la neige; chauffez bien vos pieds. MADELEINE, embarrassée. Monsieur le curé, je vous apporte cinq cents florins pour vos pauvres. LE CURÉ. De quelle part, ma fille ? MADELEINE. De kl mienne. 084 REVUE DES DEUX MONDES. LE CURÉ. Vous êtes bien jeune, mon enfant, pour disposer d’une somme aussi considé- rable. MADELEINE. Monsieur le curé, je suis Madeleine du théâtre impérial. LE CURÉ, prenant les billets. Donnez, mademoiselle. Je m’en charge de grand cœur. MADELEINE. Merci. N’en parlez point, monsieur le curé, je vous prie. LE CURÉ. Non, non, mademoiselle. Ce sera une petite bonne fortune à nous deux. MADELEINE. Oui, s’il vous plaît. J’ai aussi à vous remettre dans la même intention deux souverains de la part d’un jeune homme que je ne connais pas et qui se trou- vait dans l’église, quand je suis arrivée. Eh bien! où sont donc ces deux souve- rains?... N’importe... en voici deux autres, si cela vous est égal. (Elle prend deux pièces d’or dans sa bourse.) Vous le connaissez peut-être, vous, monsieur le curé, ce jeune homme? LE CURÉ, souriant. Je ne l’ai pas aperçu. Je connais d’ailleurs très peu de jeunes gens. Ils s’adres- sent plus volontiers à vous qu’à moi, ma belle demoiselle. MADELEINE. Mon Dieu ! monsieur le curé, on en dit plus qu’il n’y en a, allez. LE CURÉ. Je le crois, je le crois, (il la regarde avec attention. Madeleine, un peu troublée et comme ne sachant que dire, se lève brusquement.) Vous avez, dit-on, mademoiselle, beaucoup de talent; c’est un superflu dont on doit savoir gré à une jolie personne comme vous. Vous jouez ce soir une pièce nouvelle, si je ne me trompe? MADELEINE. Comment! monsieur, vous savez ces misères? LE CURÉ. Je vais vous donner de moi une mauvaise opinion, mademoiselle Madeleine. MADELEINE. Oh ! monsieur le curé ! LE CURÉ. Tant que je suis de ce monde, mon enfant, je tiens à savoir ce qui s’y passe : c’est à moitié une curiosité -que j’ai, à moitié un devoir que je m’impose. Je lis les journaux tous les matins; je ne m’attache point de préférence, comme vous pensez bien, aux articles de théâtre, mais je ne puis prendre sur moi de n’y pas jeter les yeux. Le théâtre a été de tout temps mon côté damnable; c’est par où le diable m’a toujours tenté avec le plus d’ai)parence de succès : il est si fin! MADELEINE. Monsieur le curé, le diable est un sot, selon moi, mais vous êtes bien aimable et bien bon, vous. LE CURÉ. Eh ! mon enfant, la bonté est le seul charme qui soit permis aux vieillards; RÉDEMPTION. 685 c’est la coquetterie des cheveux blancs. — Voyons, ma fille, vous m’avez donné une commission pour les pauvres; n’en auriez-vous pas une aussi pour le maître de cette maison? Je m’en chargerais avec plus de joie encore. MADELEINE. Ah! monsieur Tabbé, vous y venez! Voilà ce que je craignais. Voilà pourquoi je voulais m’en aller. Hélas! je n’ai pour répondre à votre délicate charité que ma franchise bohème, ma seule vertu au monde... Monsieur le curé, je ne viens point me confesser; je ne crois ni à Dieu ni à diable; je crois aux pauvres parce que j’en vois, et je leur apporte cinq cents florins dont je n’ai que faire. Ne prêtez point d’autre sens à ma démarche. C’est un caprice d’imagination qui m’a passé ce soir, voilà tout. LE CURÉ, secouant la tête. Oh! oh! mademoiselle Madeleine! MADELEINE. Oh ! oh ! monsieur le curé, c’est comme cela. Ne cherchez point là le doigt de Dieu; il n’y est pas. LE CURÉ. Oh ! si fait, mademoiselle; c’est que vous ne vous y connaissez pas comme moi. Tenez, je gage que vous êtes venue à pied? MADELEINE. A pied? oui. LE CURÉ. Voyez- vous? MADELEINE , éclatant de rire. Eh bien ! où est le miracle? LE CURÉ. Vous riez d’or, mademoiselle Madeleine; mais le malade qui se sourit dans son miroir pour se trouver bonne raine s’abuse lui-même sans tromper l’œil de son vieux médecin. Je vais mettre le doigt sur votre plaie, mon enfant; ne criez point. Vous vous ennuyez. MADELEINE. Je m’ennuie, moi! Ah! Seigneur! à qui dites-vous cela? Savez-vous que je défie l’ennui de trouver la moindre issue par où il se puisse faufiler dans ma vie? Savçz-vous ce que c’est, monsieur le curé, que Madeleine du théâtre impérial? — C’est une fille de vingt-deux ans, libre comme l’air, et faite d’une certaine façon qui plaît sans qu’elle s’en mêle. Le soleil riait en plein midi quand elle est née; le soir de son début, le public, avant qu’elle eût parlé, l’applaudissait fol- lement sur la simple garantie de ses dents blanches et de sa jeunesse; les fleurs poussent le matin sur son tapis de pied, et pleuvent sur sa tête le soir; elle a sa cour comme les rois, et on ne lui parle qu’en vers comme aux dieux. Sa pré- sence anime toute fête, et il semble, quand elle s’en va, que les flambeaux s’é- teignent; c’est une créature aimée de la fortune, heureuse de vivre, et prome- nant à travers le monde ébloui et amoureux sa gaieté sans trêve, son insouciance éternelle. La nature m’a faite pour étinceler aux yeux, comme une pierre pré- cieuse, et cela est si vrai, que, quand je suis sérieuse une minute seulement, je fais la grimace. (Elle rit.) Aussi à ma première ride, pour être fidèle à ma des- tinée, je saurai que je dois mourir, et de bonne grâce je mourrai , les lèvres 686 REVUE DES DEUX MONDES. épanouies et toutes mes dents au vent, comme j’aurai vécu! Voilà comme je m’ennuie, (monsieur le curé ! LE CURÉ. Vous me jugerez entêté, mademoiselle; mais j’en suis pour ce que j’ai dit. MADELEINE, se rasseyant brusquement. Eh bien! ma foi, vous avez raison; avec tout cela, je m’ennuie miraculeuse- ment depuis six mois. C’est pourquoi je me mets en marche, comme une prin- cesse des contes de fées, avec la résolution d’aller de rivage en rivage, de désert en désert, à la recherche des sages, des ermites et des derviches en réputation; je leur veux conter mon cas, et en avoir l’explication; j’irai, s’il le faut, au fond des cavernes tracer des ronds et évoquer le diable; j’irai jusqu’à ce que je sache le nom du mal étrange qui me ronge au milieu de ma gloire et de ma beauté. LE CURÉ , plus grave. Ce mal est le suprême bien, ma fille; et son nom, c’est l’ame. MADELEINE. L’ame? qu’est-ce que c’est que ça? Voyons, monsieur le curé, raisonnons un peu tous deux : j’ai, à n’en point douter, un corps et un esprit; mais je vous confesse que ma métaphysique s’arrête là, et que ce corps et cet esprit me pa- raissent constituer à eux seuls tout ce que j’ai l’honneur d’être. Quanta l’ame, je lui tire ma révérence, et je lui dis : Nescio vos. LE CURÉ. Et d’oii vient donc votre ennui? d’où vient la souffrance qui vous amène ici tout éperdue, Madeleine? Si vous n’êtes faite que de chair et d’intelligence, que vous manque-t-il pour être heureuse? Cette vie brillante que vous me décriviez tout à l’heure, quelle caresse refuse-t-elle à vos sens délicats, quelle satisfaction ou quel triomphe à votre esprit? Si ces deux élémens font à eux seuls tout votre être, encore une fois, lequel des deux peut éprouver une amertume et proférer une plainte? Non, ils se taisent l’un et l’autre; ils sont contens: le gémissement qui vous trouble au milieu de votre ivresse, enfant, c’est la voix de votre ame immortelle que vous méconnaissez et qui proteste, de votre ame à qui toutes les joies de la terre importent peu, et qui réclame sa nourriture. Ne me dites pas, ma fille, que vous ne me comprenez point; vos yeux vous ont démentie par avance. MADELEINE. Mettons donc que je vous comprenne, monsieur le curé; mais faites comme si je ne vous comprenais pas, et expliquez-moi ma maladie un peu plus au point et vue du monde, je vous prie. UE CURÉ. Ma fille, la supériorité empreinte sur votre front a sans doute suppléé aux années et vous a mûrie avant le temps, car le mal qui vous tourmente n’est pas d’ordinaire aussi précoce; mais il attend inévitablement au crépuscule de la jeu- nesse tout être humain qui n’a donné d’autre but à sa vie que les plaisirs équi- voques dont le monde dispose. Quand vient à s’apaiser le bruit étourdissant qi» notre jeunesse fait en nous-mêmes, il y a pour tous ceux qui ont uniquement vécu de vanités profanes une heure de silence solennel; e principe divin se re- veille dans ce silence et leur parle; un éclair subit leur montre dans toute sa profondeur le vide de leur passé, et >e vide plus effrayant de leur avenir. Un RÉDEMPTION. 687 morne dégoût les éloigne de leurs habitudes les plus chères, et une curiosité bizarre les pousse vers les émotions les plus étrangères à leur vie passée. Les mots et les images qui étaient l’objet de leur indifférence ou de leur risée, de- voir, piété, honneur, sacrifice, leur apparaissent tout à coup pleins d’un attrait irrésistible. Les uns, épouvantés et faibles, se sauvent de cette lumière en se re- plongeant plus avant dans le gouffre, et ils parviennent, les misérables, à étouf- fer de nouveau la voix de leur ame jusqu’au jour de son réveil éternel; les autres, plus forts, obéissent, avec des chances diverses, à cette tentation de vertu que Dieu leur envoie comme un sursis. C’est l’heure où les libertins et les courtisanes rôdent furtivement autour de la vertu, n’osant l’approcher et voulant la con- naître; c’est l’heure des superstitions singuhères, des retraites inexpliquées, des dévouemens, et parfois des suicides qui éclatent par intervalles dans le monde où vous vivez; c’est l’heure, ma fille, où les reines de beauté, ôtant leurs dia- mans avec pudeur, et se couvrant en cachette de leurs robes les plus simples, s’échappent de leur cour splendide pour venir à pied dans la neige faire visite aux pauvres. MADELEINE. Prenez garde, monsieur le curé, vous prêchez contre votre saint. Je ne sais pas au juste si le vague sentiment d’ennui que j’éprouve a les causes que vous dites, j’y réfléchirai; mais, en le supposant, quelle idée voulez-vous que je prenne de ce Dieu qui m’aurait jetée seule, sans guide, avant l’âge de raison, dans une vie irréparable, ne me laissant au bout d’autre ressource que le déses- poir du suicide ou du couvent, — un crime ou une sottise, passez-moi le mot? LE CURÉ. Plaignez-vous de cette iniquité, ma fille, au monde et non à Dieu. Dieu n’a pas créé l’amour maternel pour que les enfans fussent abandonnés aux hasards de leur inexpérience; mais à ceux que les vices du monde ont déshérités de ce bienfait providentiel, la justice d’en haut tient en réserve plus d’un moyen de salut, et celui qu’elle vous destine est, je l’espère, le plus doux et le plus puis- sant de tous. MADELEINE. De quoi parlez-vous? LE CURÉ. D’un sentiment, Madeleine, qui peut vous donner toutes les joies et toutes les douleurs inconnues et saintes dont la curiosifé vous tourmente, qui contient à lui seul tous les devoirs et toutes les vertus, qui expie et console à la fois. — Que je regarde encore votre front, mon enfant; non, je ne me trompe pas, vous n’avez pas aimé, et, je vous le dis, votre premier cri d’amour sera une prière Ters Dieu, qui vous répondra par un pardon. MADELEINE. Monsieur le curé, je ne suis pas tendre de mon naturel, j’ai quelque répu- gnance à vous l’avouer, car j’enlève ainsi toute excuse à mes fautes; mais, écoutez-moi bien, jamais amour n’est entré ni n’entrera dans ce sein de marbre. LE CURÉ. Ce marbre est fait pour ne recevoir qu’une empreinte, mais profonde. MADELEINE. MonsieuB, croyez ce que je vous dis, il n’est pas de souffle humain qui puisse faire jaillir une étincelle de cet amas de cendres que j’ai à la place du cœur. GS8 REVUE DES DEUX MONDES. LE CURÉ, souriant. La foudre enflamme jusqu’aux cendres, Madeleine, et vous serez frappée de la foudre. Allez en paix, mon enfant. MADELEINE, se levant. Un seul mot, monsieur le curé : de quel amour me parlez-vous? Y a-t-il donc un amour qui puisse être béni de votre Dieu, s’il n’est conforme à la morale du monde et appuyé sur la sanction religieuse, ou bien pensez -vous que je puisse aimer jamais un homme qui aurait la lâcheté de m’épouser? LE CURÉ. Cest me presser beaucoup, ma fille; je vous répondrai pourtant, et que la faute retombe sur moi seul, si je me trompe. — Les âmes que le monde a égarées en violant les lois de Dieu, Dieu les retire à lui, s’il lui plaît, en dehors des lois du monde. MADELEINE. Mon père, si un sentiment profondément éprouvé pouvait me donner la foi, le respect que vous m’inspirez eût fait ce miracle. LE CURÉ. Quand vous inspirerez vous-même ce respect à un honnête homme que vous aimerez, alors, Madeleine, je vous reverrai consolée et croyante. MADELEINE. Jamais, mon père. Adieu. (Elle sort.) Dans l’église. Madeleine traverse la nef lentement; arrivée près du bénitier, elle s’arrête et jette autour d’elle des regards curieux et inquiets. Un sacristain allume les ciei^es d’un autel voisin; elle va à lui. MADELEINE. Mon ami, n’avez-vous point vu, il y a une demi-heure environ, un jeune homme qui était là, près de ce pilier? LE SACRISTAIN, d’une VOIX faible et dolente. Quel piHer? MADELEINE. Ce pilier que voilà. Un jeune homme? Oui. Comment s’appelle-t-il? LE SACRISTAIN. MADELEINE. LE SACRISTAIN. MADELEINE. Il ne s’appelle pas, pour moi du moins... Enfin, l’avez-vous vu, oui ou non? LE SACRISTAIN. Attendez,... attendez donc :... c’était peut-être M. le curé;... mais il n’est pas jeune, ma bonne dame... 11 est encore bien vif pour son âge, M. le curé, c’est vrai,... mais il n’est pas jeune. MADELEINE. Je ne vous parle pas du curé : je vous parle d’un jeune homme, en noir, qui était là, et qui devait m’attendre, à ce que je croyais. RÉDEMPTION. 689 LE SACRISTAIN. Ah! oui,..- oui,... un jeune homme qui était là?... Il est parti. MADELEINE. Parti? depuis long-temps? LE SACRISTAIN. Voilà une bonne heure... Et,... attendez donc,... oui,... c’est lui qui m’a dit en partant... Comment avais-je oublié cela? Est-ce que je perdrais la mémoire à mon âge. Seigneur!... Enfin, que la sainte volonté de Dieu soit faite en toutes choses!... n’est-ce pas, madame? MADELEINE. Qu’est-ce qu’il vous a dit en partant? LE SACRISTAIN. Il m’a dit : Voilà un rude froid, mon vieux.... oui, il m’a dit : Voilà un rude froid, mon vieux. Ce cher jeune homme!... (Il rit avec béatitude.) MADELEINE. Vous êtes bien le sacristain le plus inepte qu’on puisse voir, l’ami. (Elle s’en va. Le sacristain demeure étonné.) Le laboratoire d’Isaac Zapliara. Sor l’an des côtés deux portes , dont une est percée d’un guichet à treillage de fer. Un fourneau chargé de cornues et d’alambics. Les murs et le plafond sont tapissés d’animaux et de reliques bizarres. A travers le vitrage d’un bahut, on voit des floles de formes variées : deux têtes de mort grimacent sur le bahut. Un télescope près de la fenêtre. Un gros chat dort dans un coin. ZAPHARA, vêtu d’une robe de chambre feuille-morte, est penché sur son fourneau et surveille un appareil chimique. Allons, petit poison mignon, allons, mon fils? çà, çà, ne nous amusons pas! Nous touchons au port; encore un coup de brise, et tout est dit. (Il souffle le feu.) Ah! fumée d’enfer! (il tousse.) Hum! hum! Nous voulons donc tuer papa, mon garçon? (Il consulte un vieux manuscrit.) Soixante heures et un quart, — c’est cela; — encore une minute, et je vous tiens, petit ingrat, petit serpent... Laisser refroidir au clair de lune superstition! Bah! qui sait? Ne négligeons rien. (Il va ouvrir la fenêtre, revient prendre la cornue avec une pince et la pose avec pré- caution sur le rebord extérieur. On frappe à la porte; Isaac regarde par le guichet avant d’ouvrir.) Ah ! c’est le favori de mon cœur ! Entre, mon bijou ! ( Entre Maurice. Zaphara veut l’embrasser.) MAURICE. Ne me touche pas, vieux maudit ! Pouah ! quel parfum damné ! Retrô, te dis-je, morbleu ! ISAAC. Vous m’affligez sensiblement, Maurice : refuser mon accolade, c’est me donner quasiment à croire que vous ne m’aimez plus. MAURICE, riant. Laisse-moi te regarder, Isaac : tu es beau dans ton attendrissement. Ne plus t’aimer, dis-tu? ne plus aimer ce morceau vivant de poésie gothique que j’ai eu la chance incroyable de découvrir en plein xix« siècle ! Ne plus aimer ce sque690 REVUE DES DEUX MONDES. lette d’alchimiste qui trottine à mes yeux ébahis et qui me transporte tout à coup dans le monde aventureux et fantasque du moyen-âge! Ne me semble-t-il pas à tout instant que de cette petite porte mystérieuse va s’élancer une femme vêtue à l’orientale, avec des tresses noires reliées d’or, ta fille, Juif, ou ta cap- tive, sorcier infâme ? Que parles-tu d’aimer, Isaac? je t’adore tout simplement. Au reàte, que t’importe? Tu ne prétends pas sans doute me faire croire qu’il y ait un cœur sous ta robe de chambre feuille-morte? ISAAC. Eh! eh! mon enfant, on est fait de chair après tout, et tu m’as sauvé la ’Vife. rétais certainement en train de me noyer, quand tu me retiras du Danube. MAURICE. Il ne faut pas m’en savoir gré, bonhomme. Dans une intention qui m’échappe, tu nageais la tète en bas, et je ne pus te reconnaître; autrement je serais allé cofn- sulter quelque personne de poids avant de procéder à ton sauvetage. En vérité, Isaac, si j’ai commis dans le cours de ma jeunesse une action d’une moralité équivoque, c’est celle-là. Il m’en prend quelquefois des remords, et je ne te con- seille pas de venir jamais te promener avec moi au bord de l’eau. ISAAC Eh! eh! nous sommes en gaieté, ce soir, mon cher enfant... Mais quelle idée te fais-tu donc de moi , petit fripon , petit folâtre? MAURICE. Tu n’oserais nier toi-*même, Zaphara, que tu sois aussi haïssable que pitto- resque. ISAAC. Eh ! fiUot , j’ai toujours respecté la loi. A qui ai-je jamais fait du mal dans le monde? MAURICE. Et à qui as-tu jamais fait du bien, vase d’iniquité, et qui plus que toi en pourrait faire, si tu le voulais? Tu as des monceaux d’or, et jamais une obole n’a passé de ta main dans celle d’un pauvre; tu es plein de jours et d’expé- rience, et jamais un bon conseil n’est sorti de tes lèvres; jamais tu n’as versé dans une ame souffrante que l’amertume du doute. Tu es un savant chimiste, et tu n’as jamais soulagé une douleur. Si tu trouves un remède aux maux de l’humanité, tu le dissimules; tu n’appliques ta science qu’aux découvertes mal- saines et perverses; philtres effrayans, poisons subtils, substances destructives de toutes sortes, voilà les conquêtes que tu poursuis. Tu as reçu tous les dons, et tu les emploies tous pour le mal. Tu es un scélérat. Si tu n’avais pas peur de laijustice des hommes, tu aurais déjà fait sauter Vienne, et, le jour de ta mort, j’irai à la campagne. ISAAC , trottant avec désespoir par la chambre. Dreu d’Abraham, dieu de Jacob! me payer ainsi de ma tendresse! la seule affection de ma vie! Traiter ainsi un vieillard qui a toujours respecté la loi avec scrupule, un pauvre vieillard qui aura cent ans, vienne la pâque prochaine. MAURICE. Si véritablement tu ressens quelque tendresse pour moi, tant mieux; je serai 4on expiation. Il y a un Dieu, Zaphara, bien que’tu m’en aies fkit douter quelRÉDEMPTION. 691 quefois; car je ne puis deviner pourquoi il fa créé ni à quoi tu es bon sur la terre, si ce n’est à me distraire quand Je sors de mon bureau. Calme-toi, donne- moi un cigare, et puis tu me diras la vérité sur la planète Leverrier, car je ne sais plus du tout à quoi m’en tenir. ISAAC. Va, va, je te pardonne, méchant enfant. Eh! eh! je suis bien aise de te voir si guilleret... Tu es gai comme pinson, ce soir, mon cher fils... Tuas peut-être dîné chez M. de Metternich? MAURICE. Non; mais j’ai eu une aventure charmante dans une église, etje suis enchanté de voir chaque jour la vérité de mon système confirmée par Texpérience. Tu sais, vieux père, qu’après m’ être fort ennuyé, je me suis aperçu dernièrement que l’ennui était la maladie des paresseux et des sots. ISAAC. Et tu as bâti un système là-dessus, mon garçon ? MAURICE. Un système qui consiste spécialement à ne pas chercher midi à quatorze heures. Il faut se soumettre avec simplicité à sa nature, voilà tout. La première loi de la vie humaine, c’est le travail. Je me suis mis à travailler. Restent les loisirs. Eh bien! je disque la sensibilité et l’imagination la plus vive peuvent trouver une source suffisante d’émotions et de joies dans la contemplation de l’œuvre de Dieu d’abord, et ensuite dans les hasards merveilleux, dans les com- binaisons infinies que présente le mouvement de la vie sociale autour de nous. A chaque coin de buisson, il y a une idylle; à chaque bout de rue, il y a un poème ou un roman qui se promènent. ISAAC. Eh ! eh ! bon pour l’esprit cela; mais le cœur, le cœur? MAURICE. Qu’appelles-tu le cœur? Veux-tu parler des passions factices qu’invente le désœuvrement du monde ? ISAAC. Je parle des femmes, mon petit philosophe, des bergères, des bergeronnettes. MAURICE. Ah! ah! Eh bien! j’ai encore découvert que, dans la pensée de Dieu, il n* y. a que deux femmes qui doivent se trouver mêlées à la vie de chaque homme, pour son bonheur : sa mère et la mère de ses enfans. Hors de ces deux amours légitimes, entre ces deux créatures sacrées, il n’y a qu’agitations vaines, qu’illu- sions douloureuses et ridicules. ISAAC. Enfant! petit enfant! tu n’es pas si détaché que tu le crois de ces illusions-là. MAURICE. Je vous atteste, vieux criminel, que je n’y tiens plus que par un fil, et un fil qui sera bientôt rompu, car j’y emploie toute ma force. ISAAC. Ge fil, c’est un amour ? 692 REVUE DES DEUX MONDES. MAURICE. Ma foi, non ! c’est une haine. (On frappe à la porte.) iSAAC , entr’ouvrant le guichet. Tiens, fort bizarre cela. MAURICE, regardant par-dessus l’épaule d’Isaac. Une femme!... Dieu juste! ma vision de Téglise Saint-Étienne ! Est-ce que tu la reconnais? ISAAC. Parfaitement, malgré son voile. Est-ce qu’il y a dans Vienne deux tournures pareilles? C’est la Madeleine du théâtre impérial. MAURICE. Madeleine! ISAAC. Eh! eh! Qu’est-ce que c’est? Tu as rougi, mon Benjamin? Qu’est-ce que c’est donc, mon Benoni? Veux-tu la recevoir pour moi? MAURICE. Tais-toi, et oublie que je suis là. (Il entre dans un cabinet. Isaac ouvre la porte à Madeleine.) ISAAC, MADELEINE. MADELEINE. Monsieur Zaphara is VAC, avec galanterie. Il est sous vos yeux, charmante dame. C’est le vieillard en déshabillé qui vous parle. Daignez excuser, gracieuse personne, cette toilette de cabinet. MADELEINE, riant. Comment? mais elle me ravit, monsieur Zaphara. Elle vous donne tout-k-fait la mine d’un gentilhomme dont j’ai toujours désiré faire la connaissance. ISAAC. Eh! eh! d’un gentilhomme; oui, d’un vieux gentilhomme issu de haut lieu! Je vous comprends, délicieuse enfant, et, me prêtant à votre plaisanterie, je vous avouerai que je le crois un peu mon parent. MADELEINE. ’ Ignorant l’adresse de votre parent, monsieur Zaphara, vous me pardonnerez de m’ètre présentée chez vous. ISAAC. Pardonner! Oh! oh! pardonner est fort! Un jeune palmier dans le jardin d’une veuve! une source vive dans le désert! une flamme qui pétille à mon vieux foyer! Pourquoi suis-je pauvre, fillette! chaque minute de ton aimable présence te serait soldée en perles fines. Assieds-toi du moins sur cet escabeau, le seul que la nécessité ne m’ait pas réduit à brûler. MADELEINE, s’asseyant. J’accepte, généreux vieillard. C’est moi, du reste, qui compte vous payer vos précieux instans. Dites-moi, mon père, si je ne m’abuse, vous êtes physicien et né- cromant; vous vendez des produits chimiques, et vous dites la bonne aventure ? RÉDEMPTION. 693 ISAAC. Permets, mon enfant; je donne des conseils. La sorcellerie est un métier que k raison et la loi réprouvent également. MADELEINE. Soit. Eh bien!... (levantles yeux sur le bahut) ce sont des têtes de mort, ces deux choses là-haut? ISAAC. Des têtes de mort, deux anciens amis à moi; oui, ma fille. MADELEINE. (Elle SB lève et va voir les têtes de près.) Croiriez- vous que je n’en ai jamais vu? On est comme cela quand on est mort? On n’est pas beau. {Touchant un des crânes.) C’est là dedans qu’est logée la cervelle, n’est-ce pas? ISAAC Oui, oui, la cervelle; le ressort de la montre, ce qui fait que l’on rit et que l’on pleure, que l’on pense et que l’on sent, l’ame immortelle; eh! eh! tu comprends, fillette? J’ai vu dernièrement quelque chose de curieux : c’était un homme» très vivant d’ailleurs, à qui un éclat d’obus avait enlevé un morceau du crâne, à cette place-ci; par le trou, on voyait battre la cervelle : j’y mis la main.... MADELEINE. Fi! l’horreur! ISAAC A chaque pression de ma main sur la matière cérébrale , l’homme devenait idiot. €’était l’ame que je tenais. Eh! eh! tu comprends, petite? l’ame immortelle! MADELEINE. Bref, vous ne croyez pas à l’ame, vous? ISAAC Eh! eh! comment n’y croirais-je pas. Dieu bon! puisque je Tai touchée du doigt. MADELEINE. Vous êtes bien le conseiller qu’il me faut, à présent. (Elle se rassied.) ISAAC Tu as besoin d’un conseil; parle, ma fille; les années m’ont mis en fonds de sagesse... C’est, hélas! ma seule fortune... Si j’étais... hum! si j’étais seulement dans l’aisance, mon plaisir favori serait, il me semble, de donner des conseils gratuits à tout venant, sous l’ombrage d’un chêne. MADELEINE. Vous me connaissez, Zaphara? ISAAC Si je te connais, mignonne! Jeunesse, beauté et talent; éclat de rire sonore et doux comme une cascade en juillet; joie des yeux, tourment des cœurs! Oui, Madeleine, je te connais. MADELEINE. Eh bien! ma vie, toute fêtée et applaudie qu’elle est, m’ennuie. Il me semble que je me suis trompée de chemin, que j’aimerais mieux autour de moi moins d’adoration et plus de^respect. . ISAAC Bon, bon! n’en dis pas davantage. Je connais ton mal. Tu as de l’esprit, et cependant le bruit que fait le préjugé dans le monde a fini par troubler ton jugement. Te sens-tu faible ? épouse un sot, et fais-toi dévote ! Tu t’ennuieras toujours, mais tu t’affaisseras peu à peu dans une imbécillité qui te tiendra lieu de bonheur. Te sens-tu forte ? Je vais t’initier au grand arcane de la vie, et tu seras réelleipent aussi heureuse qu’une créature humaine peut l’être.

MADELEINE.

Voyons le grand arcane.

ISAAC.

Ma fille, si tu veux en croire un vieillard qui aura cent ans à la verdure prochaine, il n’y a de bonheur au monde que dans le sentiment de la force uni à celui de la puissance. Quiconque dirige ses recherches d’un autre côté perd ses peines et ne trouve que le vide. Quiconque ne peut s’élever à la hauteur de ces sentimens n’est à mes yeux qu’un être vil et digne de sa misère. Or, mignonne, avoir la force, c’est dédaigner toutes les conventions devant lesquelles l’espèce humaine se prosterne dans sa stupidité , ne se souvenant pas que ces fétiches sont l’œuvre de ses mains; avoir la puissance, c’est se rendre maître du maître des hommes : l’argent.

MADELEINE.

Et par quels moyens, s’il vous plaît, religieux vieillard ?

ISAAC.

Par le libre développement des dons naturels que nous tenons du hasard, par leur usage débarrassé de toutes les entraves des préjugés, et ne s’arrêtant qu’aux limites fixées par les lois positives; car il faut respecter la loi. Rien n’est respectable comme un fait. Mais, à côté de la loi, il y a de la marge, et, à moins d’avoir pratiqué comme moi la raison durant près d’un siècle, eh ! eh ! on ne se doute pas, ma fille, de tout ce qu’on peut faire sans être pendu.

MADELEINE.

Et je suppose, docteur, que vous placez Dieu, la vertu et l’honneur parmi les conventions dont il faut au préalable secouer le joug ?

ISAAC.

Les hommes, fillette, ont baptisé du nom de Dieu la peur qu’ils ont de leur ombre, et la peur qu’ils ont, à bon droit, les uns des autres, les vilains ! leur a fait inventer l’honneur et la morale. La loi seule est respectable, parce que c’est un fait, comprends-tu ?… Il est certain qu’on peut gagner une fluxion de poitrine en se mouillant les pieds, et qu’on peut se faire pendre en violant la loi. Eh! eh! le respect de la loi, c’est de l’hygiène.

MADELEINE.

Le mépris, qui n’est pas écrit dans la loi, n’est-il pas un fait aussi , mon père, et un fait qui peut peser bien lourdement sur une tète ?

ISAAC.

Le mépris ! Qu’est-ce que le mépris, sinon l’envie que le faible porte au fort, l’esclave à son maître ? Le mépris de qui ? Connais-tu les hommes ? De tous ceux qui se mettent aux portes, quand je passe, pour crier : Fi ! le juif ! le sorcier ! l’avare !… en est-il un, minette, qui ne me fît un pont de son corps sur le ruisseau de la rue, si j’entr’ouvrais seulement un des sacs entassés dans ma cave ?

MADELEINE.

Ah! vous avez des sacs dans votre cave ? RÉDEMPTION. 695 ISAAC , avec force. Dans ma cave, il y a des tonnes d’or... Je te le dis avec cynisme : peu m’im- porte qu’on le sache, puisqu’on ne saura jamais où est ma cave. Je n’en suis pas moins nécessiteux, m’étant fait une loi de ne jamais entamer mon capital; et comme je n’essaie point de lui faire porter d’intérêts, à cause de la mau- vaise foi des hommes et des éventualités du commerce, tu conçois que ma pau- vreté est grande; mais grande aussi est la puissance que je tiens suspendue sur le monde. MADELEINE. Et vous êtes heureux ? ISAAC. Heureux? (Il s’exalte peu à peu en parlant.) De quelle boue immonde est pétri ton cerveau, si tu peux en douter? Se sentir placé par son seul ouvrage à une hauteur où rien d’humain ne vous atteint, et d’où l’on peut verser sur l’huma- nité joie ou misère, bien ou mal à volonté ! Ne devoir sa force qu’à soi-même, et non à de factices combinaisons sociales qu’un jour détruit ! Si je suis heureux? demande- le à l’histoire, demande-le à cette race toujours maudite, toujours persécutée et toujours triomphante, dont je descends! Au-dessus de tous les pou- voirs, plus haut que le roi, plus haut que le prêtre, que vois-tu, toujours et par- tout? Le Juif! le Juif, libre des préjugés aux grands noms sonores, dégagé des superstitions qui enchaînent l’intelligence humaine, le Juif marchant d’un pas ferme à la conquête de l’or, à la conquête du monde. Les bûchers, les chevalets et les bourreaux se sont lassés; le Juif, non ! Les rois et les prêtres s’en vont, mais non le Juif, — jamais le Juif! Penses-tu que je voulusse échanger ce galetas contre le palais impérial? Quand la banqueroute, avant-cou rrière des révolutions, en- tr’ouvre le sol d’un empire, ignores-tu que, si le Juif ne jette son or dans le gouf- fre, le trône y tombe?... Mais tu sais assez ce que l’or peut faire, et tu sais que j’en ai : joins-y la science que j’ai de même, et calcule la somme de mon orgueil. Tu me vois faible de corps; le souffle d’un enfant me renverserait... Eh bien! cette main débile... cette main-là... peut contenir la destruction d’une armée, d’une flotte, d’une ville, à ma fantaisie! Toutes les ondes du ’Danube n’éteindraient pas l’incendie que cette main pourrait allumer dans Vienne, si elle daignait un seul instant s’ouvrir avec colère. (D’une voix calme et brève,) Mais la conscience de ce que je puis me suffit. Être fort et se sentir puissant, te dis-je, voilà tout. Tu m’as demandé un refuge contre l’ennui de vivre, je te l’indique; il n’est accessible qu’aux créatures favorisées du hasard, et tu es de celles-là : tu as ta supériorité comme j’ai la mienne; j’ai la science... tu as la beauté. MADELEINE , après un silence. Vous pouvez avoir raison... Mais, dites-moi , si, arrivé sur ce fier sommet, on s’aperçoit qu’on méprise trop les hommes, pour avoir le moindre plaisir à les dominer? ISAAC Eh! eh! alors... que veux-tu, mignonnette? On s’en va. — Ons’enva,larirette, on s’en va, la rira... Eh! eh! (Tout en chantonnant, il va prendre la cornue sur la fe- nêtre, emplit une petite fiole d’une liqueur noirâtre, puis verse une goutte de cette liqueur dans un verre d’eau.) On s’en va , la rira, où le monde à la ronde, où tout le monde va. (Il appelle son chat.) Ici , mimi, ici, Bélotte... viens, mon minet... .^ 69S REVUE DES DEUX MONDES. viens, fidèle compagne du vieux ténébreux; approche, modèle des dévouemens mal récompensés. (Le chat s’avance avec une certaine hésitation.) MADELEINE , se levant. Vous ne voulez pas sans doute empoisonner cette pauvre bête, monsieur? ISAAC. Bélotte m’est chère, madame. Voilà dix ans et plus qu’elle mêle ses ronflemens à mes travaux... C’est un lien, cela... Une habitude, madame, est toujours un lien... Faites voir votre jolie langue rose à votre vieux maître... Bélotte m’est chère, dis-je (il pose sur la langue du chat un tube qu’il a trempé dans le verre : le chat tombe foudroyé); mais la science m’est plus chère que ne me l’était Bélotte. (Se frottant les mains, et se parlant à lui-même.) C’est réussi. MADELEINE. "Voyez- vous, vous ne me persuaderez pas que ce soit bien, ce que vous venez de "faire là. ISAAC. Eh! eh! la loi n’a rien à y voir. (Présentant la fiole à Madeleine.) Cinquante ducats. ’ MADELEINE , tirant sa bourse. Les voici. (Elle prend la fiole.) Je vous remercie. Adieu. ISAAC Adieu, jeune fille. Celui qui t’aimera d’amour sincère sera un drôle bienheu- reux... eh! eh! un bienheureux drôle. (Madeleine sort.) II. Le même soir. — Au théâtre, dans la loge de Madeleine. Madeleine, sortant de la scène, rentre dans sa loge, suivie d’une habilleuse : elle est en grande toilette de fantaisie. Des garçons de théâtre apportent d’énormes bouquets qu’on vient de lui jeter; les sièges et le tapis de la loge en sont jonchés. MADELEINE. Merci, merci; mettez tout ça là. (Les domestiques s’en vont.) Ils sont tous fous, ma parole ! l’habilleuse. C’est qu’aussi mademoiselle a joué comme un ange, ce soir. MADELEINE. Voyons, ma bonne, est-ce que je ne joue pas toujours comme un ange, par Jiasard? l’habilleuse. Oh! si fait. MADELEINE. Eh bien! alors, qu’est-ce que tu chantes?... Enlève-moi ces épingles, et puis Va-t’en : je vais m’arranger les cheveux et ôtcr mou rouge, et tu reviendras me défaire dans vingt minutes. (On frappe.) Vois qui est là. l’habilleuse. Mademoiselle^ il y a lord Shefield, le duc d’Estival et le prince Erloff. RÉDEMPTION. 697 MADELEINE. Entrez, entrez, messieurs. (L’habilleuse sort. Lord Shefield, d’Estival et Erloff en- trent en frappant des mains, et en disant : Ah! charmante! éblouissante! divine! ) MADELEINE. Bon! bon! venez qu’on vous gronde... Vous êtes trois traîtres... Pour Dieu! prince Erloff, contenez votre grand sabre... Je vous avais prié de le faire couper en deux... Vous accrochez tout... Oui, trois traîtres que je dénonce les uns aux autres... Et d’abord, vous, Shefield, reprenez votre projectile... Le bouquet suf- fisait sans ce bracelet... Savez-vous ce que vous avez fait, malheureux, avec votre bracelet? LORD SHEFIELD. (Gravité imperturbable; léger accent anglais.) J’ai fait? quoi? MADELEINE. Vous avez tué le souffleur, milord, tout bonnement. LORD SHEFIELD. Oh! vrai! le souffleur? Je n’ai pas vu. Il était marié? MADELEINE, imitant l’accent de Shefield. Oh! pourquoi? LORD SHEFIELD. Je ferais une pension... Mais, mademoiselle, vous plaisantez peut-être? MADELEINE. Oui, peut-être;... mais je ne plaisante pas en vous disant de reprendre ce bracelet, milord, et vous, d’Estival, vos émeraudes, et vous, Erloff, vos verro- teries, assez proprettes d’ailleurs, il faut être juste. TOUS TROIS, se récriant. Ah! mademoiselle! ah! MADELEINE. (Elle leur tourne le dos, et s’arrange devant la glace pendant toute la scène.) Je ne comprends pas ces réclamations. Voulez-vous me faire le plaisir de me dire quels sont les termes de notre traité? Aussi bien, je crois que voici le mo- ment de se recorder là-dessus. D’Estival, votre bouche en cœur a la parole. d’estival. Mademoiselle Madeleine, il y a juste un an, au souper de Noël, comme nous étions sur le point de nous entretuer, ces deux messieurs, le comte Jean et moi, à propos de vos beaux yeux, vous daignâtes jeter entre nous votre gant parfumé, avec ces paroles que j’ai recueillies : « Messieurs, ce massacre serait sans objet; pour cause de désenchantement, je désire demeurer quelque temps libre de ma personne, afin de reprendre haleine; mais, à la prochaine nuit de Noël, si je conserve toujours ma liberté, je vous réunirai tous quatre à souper chez moi, et, comme vous êtes, après tout, ce qu’il y a de plus galant et de plus huppé dans Vienne... )> madeleine. Huppé? Ai-je dit huppé? d’estival. Le mot fut dit. madeleine. Je le trouve sans façon. Continuez, duc. . TOME l. 4S 698 REVUE DES IfEUX KONDES. d’estival. « ... Et de plus huppé dans Vienne, je vous promets de distinguer Tun de TOUS. Promettez-moi, en retour, de rester bons amis, quoi qu’il arrive. » Nous sommes restés bons amis, mademoiselle, et nous sommes à la nuit de Noël. MADELEINE. Ne pourriez-vous, messieurs, me renouveler ce billet pour un an? TOUS TROIS, avec énergie. Ah! ah! MADELEINE. Eh bien! vous êtes des Juifs! Mais vous avez oublié une de nos conventions : c’est que, durant tout le temps de votre candidature, vous ne pouvez m’offrir aucun présent, les fleurs exceptées. Je ne dois pas être suspecte de céder à une autre influence qu’à celle de votre mérite personnel. Débarrassez-moi donc de ces historiettes-là, s’il vous plaît. — Votre bouquet est d’un très joli goût, d’Es- tival : ça vient de Paris, ça? d’estival. Du Palais-Royal, par le télégraphe, mademoiselle. madeleine. Etlewtre, milord? LORD SHEFIELD. Oh! moi... Avez-vous remarqué la fleur qui a une racine? MADELEINE. Ma foi! non; ça veut dire quelque chose, la fleur qui a une racine? LORD SHEFIELD. Oh! rien... Seulement il n’y en avait qu’une, a dit cet homme, en Europe, et, puisque la voilà, il n’y en a plus. J’en suis bien aise, si cela vous est agréable. MADELEINE. Comment donc, milord! vous permettez que je constate la racine? Tiens! c’est vrai! Oh! la belle racine! — Et vous, ErlofF, où votre grand sabre a-t-il coupé ces fleurs des tropiques? ERLOFF. Moi, charmante, je les ai fait voler, la nuit passée, dans le jardin botanique par quatre paysans à moi. Je m’étais dit : Les gardiens m’en assommeront deux; mais, pendant ce temps-là, les deux autres feront le coup. C’est précisément ce qui est arrivé. MADELEINE. C’est très fin, ce calcul, avec une nuance cosaque; mais le comte Jean a fait encore mieux que vous trois, messieurs... d’estival. Ah! le comte Jean! Parbleu! il a des serres magnifiques! madeleine. Eh bien! justement, je n’ai rien vu de sa façon... il ne m’a pas jeté une pâ- querette, pas la queue d’une... il s’est même sauvé avant la fin de la pièce... Ah! comme il va avoir peu d’agrément, quand il va se présenter, celui-là! (Un grand bruit de voix dans la rue.) Qu’est-ce que c’est que ça? Voyez donc, messieurs. RÉDEMPTION. 699 d’estival, regardant par la fenêtre. En vérité, je ne sais. Je ne vois que la neige qui poudroie, quelque chose d’în- distinct qui verdoie, et une grande foule qui se coudoie... , (On. entend des rires^ daasl&oouloir!.) MADELEINE. CTest la voix du comte!... Entrez! (Entre le comte Jean.) Bonjour, Jean de Ni- velle, qui s’en va quand on l’appelle Qu’est-ce qui se passe donc, monsei- gneur? Est-ce une émeute,... un incendie,... quoi? LE COMTE JEAN, riant. Ah! ah! c’est votre bouquet, votre petit bouquet, mon enfant! Ah! que vous êtes belle! Seigneur Dieu! messieurs, qu’elle est belle! MADELEINE. Comment! c’est mon bouquet qui fait tout ce tapage? LE COMTE JEAN. Eh ! oui; vous savez que j’avais des serres fort vastes, où le touriste venait admirer les flores des cinq parties du monde... Eh bien! tout cela, cèdres du Liban et palmiers du Nil, plantes de l’Inde et de la Chine, arbres et arbustes, feuilles, fleurs et fruits, tout a été mis bas, égrené, émietté, et j’en ai fait Htière pour vos chevaux, ma reine; la rue en est émaillée du théâtre jusqu’à votre porte. Ça n’est pas très joli, mais ça sent bon. MADELEINE. Allons! touchez là, comte... C’est absurde! LE COMTE , se laissant tomber en riant sur un divan. Non; mais ce qu’il y a de contrariant, c’est que, voyant ça, mon jardinier s’est pendu. MADELEINE. Bon! voilà milord qui fera une pension. N’est-ce pas, milord? LORD SHEFIELD, SOUCieuX. Moi? Oh! non. Je suis vexé. UN DOMESTIQUE, entrant. Une lettre pressée pour monsieur le comte. LE COMTE JEAN. Pour moi? donne. (il lit la lettre dans un coin.) ERLOFF. Pardieu ! si j’avais su , moi , j’aurais fait venir mes vingt-cinq^^ mille paysans avec chacun un sapin dans la main. MADELEINE. On le fait, mon prince, et on ne le dit pas. d’estival. Moi, j’ai envie de faire comme le jardinier de M. le comte. MADELEINE. Bah! d’Estival, attendez la fin du souper. Les choses tournent quelquefois à l’envers de ce qu’on croit. (Elle regarde avec dépit le comte Jean, qui paraît tout ab- sorbé par la lecture de sa lettre.) Maintenant, vous allez me laisser... Ah! nous aurons ma camarade Rosette, à propos...

ERLOFF.

Ah ! pourquoi ? elle est stupide.

MADELEINE.

Je ne le conteste point ; mais je l’invite toujours à cause de sa petite fille, Bertha, qui est un amour… Partez, messieurs ; à bientôt… Deux mots, comte Jean, s’il vous plaît. (Erloff, Shelield et d’Estival sortent.)


MADELEINE, LE COMTE JEAN.
MADELEINE.

Vous êtes impoli, vous ! Qu’est-ce que c’est que cette lettre qui vous occupe tant ?

LE COMTE JEAN.

Rien… une affaire… une niaiserie…

MADELEINE.

Une niaiserie qui vous fait passer par toutes les couleurs du prisme en cinq minutes est une niaiserie que je serais curieuse de connaître.

LE COMTE JEAN.

Vous plaisantez, Madeleine ?

MADELEINE.

Jamais, quand je parle sérieusement. Ça me regarde, cette lettre ?

LE COMTE JEAN.

Pas le moins du monde.

MADELEINE.

Votre parole ?

LE COMTE JEAN.

Pourquoi diantre voulez-vous que cette lettre vous regarde ?

MADELEINE.

Vous m’ennuyez. Montrez-la-moi.

LE COMTE JEAN.

Vous y tenez ?

MADELEINE.

Vous voyez bien que non. Donnez, donnez donc ! (Elle frappe du pied avec colère.)

LE COMTE JEAN.

Vous n’y comprendrez rien. Laissez-moi au moins vous en faire la préface. Cette lettre est d’un cousin à moi dont je vous ai parlé autrefois, vous savez, celui que je n’ai jamais pu vous amener… Il y a trois ans, je me trouvai avec lui en Silésie, entre deux montagnes, dans un vieux château où se mourait ma grand’tante, qui m’avait élevé et que j’aimais tendrement. Je passai là deux mois à peu près seul avec ce garçon ; nous courions les bois ensemble, divaguant sur des sujets intimes. Pour être juste, il me plut.

MADELEINE.

C’est bon. La lettre !

LE COMTE JEAN.

Nous étions fort liés, enfin… Depuis, il m’a tout-à-fait planté là.

MADELEINE.

La lettre !

LE COMTE JEAN.

Il n’était qu’original dans ce temps-là… Il paraît, comme vous allez le voir, qu’il y a aujourd’hui quelque chose de plus… Il est fou…

MADELEINE

« Comte Jean, mon cher cousin,

« Le temps me presse ; je suis forcé de vous écrire à la hâte cette lettre, dont chaque terme aurait besoin d’être pesé avec recueillement. Nous sommes demeurés depuis deux ans si étrangers l’un à l’autre, que je sais à peine quel est l’homme qui va me lire. Il faut, comte Jean, je vous en prie, que cet homme soit celui que j’ai connu il y a trois ans, celui qu’un sentiment de piété commune me fit rencontrer près d’un lit de mort, l’homme avec qui j’ai vécu, pensé, souffert pendant deux mois, la main dans la main, au fond des solitudes. Je place ma lettre sous l’invocation de ces souvenirs, en priant Dieu qu’ils vous soient présens et chers comme à moi-même.

« Mon antipathie pour votre actrice favorite m’est expliquée ; c’était un pressentiment. On répète dans Vienne que vous soupez ce soir chez elle avec trois de vos amis, et qu’elle doit choisir l’un de vous pour amant. Soyez heureux, comte ! c’est vous qu’elle choisira, non pas seulement parce que vous êtes le plus riche, mais parce que vous êtes bon, et que vous avez à vous seul plus d’ame et d’intelligence que les trois autres, parce que le ver attache au meilleur fruit de l’arbre sa piqûre empoisonnée, parce que c’est l’instinct féroce de ces créatures. Vous m’avez dit autrefois, mon cousin, qu’à l’heure d’un danger, si grave qu’il fût, vous ne voudriez prendre conseil que de moi, de ma raison que vous jugiez droite, de mon expérience que vous jugiez au-dessus de mon âge : je vous rappelle cette parole ; le danger est venu, et voici le conseil : Je connais Madeleine ; elle est le type complet d’une espèce de femmes que j’ai étudiées toute ma vie avec effroi ; elle résume en elle toutes leurs séductions et toutes leurs perversités ; elle les pousse jusqu’à l’extrême, jusqu’au génie. Je la connais ; le hasard m’a servi ; j’ai pu voir à nu, sous cette enveloppe de jeunesse et de grâce, la cervelle décrépite et le cœur pétrifié d’un vieillard qui aurait mal vécu. Je ne vous dis pas qu’elle vous ruinera, quoique ce soit la vérité ; mais sa beauté vaut bien trois millions quand on les a. Soit. Je vous dis que si vous laissez ce vampire appliquer sa lèvre glacée sur votre sein, il ne s’arrêtera pas qu’il n’en ait retiré et qu’il n’ait flétri tous les dons que Dieu y a versés avec plénitude ; il ne s’arrêtera pas qu’il n’ait fait en vous le vide et le désert qui sont en lui.

« Comte Jean, c’est moi qui me suis éloigné de vous ; ma pauvreté relative ne me permettait point de vous suivre dans votre tourbillon. C’est la première fois que ma pauvreté m’a été amère, car je n’ai jamais compris l’amitié que par vous : je m’étais attaché à vous avec enthousiasme, comme à un chevalier des anciens temps, dont vous aviez la générosité, la franchise, l’éclat, la tendresse ; j’aimais vos vertus ; j’adorais vos défauts. Quand je songe à ce que vous êtes et à ce que vous serez en sortant des mains de cette femme, à tous les germes de bonheur, de dignité, d’avenir, qu’un caprice de volupté va étouffer en vous, j’éprouve une douleur qui est plus puissante que ma crainte de vous offenser ; je vous 702 REVUE BES DEUX MONDES. voie donc cette lettre, et je vous atteste, comte, que jamais devoir d’amitié, ja- mais sacrifice de dévouement n’a coûté à un cœur d’ami ce que me coûte cette offense. Adieu. « Maurice. » I4E COMTE JEÀI«. Eh bien ! MADELEINE. Eh bien! c’est étonnant. — Il est fou ou il est jaloux. Qu’allez-vous faire ? LE COMTE JEAN. L’enfermer, s’il est fou; le tuer, s’il ne Test pas. MADELEINE, qui s’est mise à écrire. Bah! amenez-le plutôt souper. Je me charge de le convertir ou de me venger. Faites-lui remettre ça. LE COMTE JEAN,, riant. Bon! vous croyez qu’il viendra! MADELEINE, haussant les épaules. Parbleu ! (Le comte Jean sort en riant.) Cbez Madeleine. Uoe salle étincelante de lamière; une table richement servie et chargée de flears. MADELEINE, ROSETTE, BERTHA, petite fille de huit ans, le comte JEAN, LE prince ERLOFF, le duc D’ESTIVAL, lord SHEFIELD. (Ils commencent à souper.) MADELEINE. (A Shefîeld.) Vous êtes trop bon, milord; j’en ferai part à mon cuisinier. (A Erloff.) Oui, mon prince, ce sont des mauviettes... ou des ortolans... ou des rossignols, je ne vous dirai pas au juste; mais, pour sûr, ça vole quand c’est vivant. — Comte Jean, il me semble que vous négligez Rosette. LE comte JEAN. Pas du tout; mais je ne sais ce qu’elle a, M"^ Rosette.... Elle pousse des sou- pirs au lieu démanger tranquillement et beaucoup, comme à son ordinaire... Aurions-nous un cœur, ce soir. Rosette?... Qu’est-ce que c’est que ça, donc? ROSETTE. Non; voyez-vous, c’est que j’ai avalé quelque chose qui m’est resté dans le gosier.... Ah! mon Dieu! je vais étouffer !... Non, c’est parti. LE COMTE JEAN. Ah! tant mieux!... ma foi^ tant mieux.! Je puis vous dire maintenant. Rosette, que vous m’avez diantrement inquiété.... Enfin, puisque c’est parti, n’en parloas plus. MADELEINE. Qui est-ce donc qui secacheetqui ne dit rien derrière cette colline de fleurs?... Ah! c’est vous, d’Estival... comment ça va-t-il, mon ami? d’estival. Eh ! eh! merci; je vivote... j’ai une faim de naufragé. «ÉDEMPTION. Vm MADELEINE. Cest l’amour, duc... Je vous recommande Bertha, votre petite voisine. d’estival. La jolie enfant avec ses yeux vert de mer! C’est votre fille, Rosette? ROSETTE, avec une grave bonhomie. Oui, monsieur le duc; je le pense du moins, car, vous savez, on ne peut jamais être sûre de rien; les hommes sont si traîtres! (On rit.) SHEFIELD. Oh! comment? LE COMTE JEAN. Laissez-les rire. Rosette... vous avez bien raison de vous méfier, allez... Tenez, moi, j’ai connu une femme qui avait une fille dont elle crut être la mère jusqu’à l’âge de quarante ans... et puis, un beau jour, paff! elle découvrit que c’était une autre... comprenez-vous ça? ROSETTE. lisant à moi, une pareille découverte me tuerait. d’estival. Je le crois bien. Buvez donc. Rosette; noyons ces idées-là, mon enfant. — Ah çà, comte Jean, et votre cousin, à propos? LE COMTE JEAN. Je’rai bien dit, il ne viendra pas. MADELEINE. S’il ne vient pas, après que j’ai pris la peine de lui écrire de ma patte blanche, c’est un cuistre, voilà tout. ERLOFF. Mais quelle idée, mon cher comte, de nous empêtrer de ce cousin-là? Je ne l’ai vu qu’une fois, votre cousin, et il m’a furieusement déplu... Qu’est-ce donc qu’il a dit qui m’a tant déplu? Attendez.... MADELEINE. Qu’est-ce que cela nous fait, mon prince? D’abord, je ne permets à personne d’intervenir dans ma querelle avec ce jeune sauvage. Je désire me charger seule de son éducation... Pour commencer, je lui ai iflarqué sa place à côté de la petite Bertha; ils s’amuseront tous deux à tirer des pétards, puis il s’instruira à lire les devises, et, trouvant ainsi dans ma maison l’utile brochant sur l’agréable, je ne doute pas qu’il ne me rende toute son estime. (Un domestique annonce M. Maurice Erckler.) MADELEINE. Bravo! il est venu! il est vaincu! — Faites entrer. LE COMTE JEAN. Un peu de miséricorde à cause de moi, Madeleine, je vous prie. MADELEINE. ’Ah! VOUS me la baillez bonne, vous, messire Jean, avec votre miséricorde! Je vais lui chauffer vertement son entrée, je vous en réponds... Eh bien! qu’est-ce qu’il fait? Est-ce qu’il refuse le combat? Ici, mon lion! à moi, mon lionceau! et emplissez tous vos verres. (Elle se lève. Entre Maurice.) Ah! parbleu, notre beau cousin (Reconnaissant Maurice, elle se rassied lentement sans ajouter un mot. Tous les convives la regardent avec surprise.) 704 REVUE DES DEUX MONDES. MAURICE. Veuillez m’excuser, mademoiselle; j’ai reçu un peu tard votre invitation. Je ne sais comment vous remercier d’une grâce que je n’avais aucun droit d’espérer. MADELEINE. Mon Dieu! monsieur, c’est le comte Jean qui Asseyez-vous donc, je vous prie. (Maurice s’assied entre Bertha et Shelield.) LE COMTE JEAN. Est-ce que vous souffrez , Madeleine? MADELEINE, éclatant de rire. Répétez-moi ça en face. LE COMTE JEAN. Dame! sans doute : il vous est certainement arrivé quelque chose. MADELEINE. Quelque chose est modeste!.... Il m’écrase quelque chose comme trois doigts avec le pied de sa chaise, et puis il me demande comment je me porte Mais pas bien, comte Jean. Et vous? N’ètes-vous pas blessé?... Ah çà! voyons, ce n’est pas le tout que de se divertir.... qu’est-ce qu’on fait, quand on est écrasé? car voilà ma position dans le monde actuellement, grâce à monseigneur C’est bon, comte, c’est bon.... je comprends votre pantomime.... vous ne l’avez pas fait exprès.... c’est encore heureux. Servez votre cousin au moins.... N’est-ce pas qu’elle est gentille, la petite Bertha, monsieur Maurice? ROSETTE. Dans ce cas-là, ma chère, le mieux est de bassiner avec de l’eau et du sel. MADELEINE. Eh bien! tu y mets le temps, toi... Comment! monsieur Maurice, vous en êtes déjà aux confidences, Bertha et vous? Qu’est-ce qu’elle vous conte dans l’oreille? MAURICE, riant. Elle me conte, mademoiselle, que, d’après vos intentions, nous devons tirer des pétards nous deux; elle s’en réjouit , et moi aussi. Tirer des pétards avec les petites demoiselles, en buvant du vin de Champagne, c’est mon plaisir favori, et jevous sais bon gré de l’avoir deviné. MADELEINE. Monsieur Maurice, je vous jure que c’est le comte Jean.... LE COMTE JEAN. Ah! que diable! Madeleine, permettez. C’est le comte Jean.... c’est le comte Jean I MADELEINE. Ne m’interrompez pas, vous.... Écrasez-moi l’autre pied si vous voulez, mais ne m’interrompez pas... Il est étrange, sur ma parole, que, pour quelques sou- ches rabougries dont vous avez débarrassé votre serre et embarrassé ma route, pour quelques rogatons épineux qui ont éclopé mes chevaux , vous vous croyiez le droit d’interrompre et d’écraser ici à tort et à travers!.... Allons, touchez là, comte Jean.... ce n’est pas sérieux.... (Elle se renverse sur sa chaise.) Ouf! que je suis lasse! en ai-je dit de ces paroles inutiles daus ma vie, grand Dieu!.... Ce qui me console, c’est que je ne suis pas la seule.... Ce n’est pas pour vous que je dis ça, d’Estival... non; mais,’quand on pense que, si on pouvait recueillir et RÉDEMPTION. 705 piler dans un mortier tout ce que nous disons depuis six bonnes années que nous nous connaissons, on n’en tirerait pas une idée, pas la queue d’une, rien, mais là, rien! Serions-nous des brutes, mes gentilshommes? A propos, qui est-ce qui croit à rimmortalité de Tame par ici? Oserais-je vous demander, prince Erloff, le fond de votre pensée sur cette grave question? ERLOFF. Une belle bataille et une belle femme sont deux belles choses. MADELEINE. Vous n’êtes, mon prince, qu’un avaleur de sabres sans moralité. Et vous, mi- lord, avez-vous là-dessus quelque idée qui vaille la peine d’être émise en public? SHEFIELD, Oh! j’attendrai. MADELEINE. Profond comme le tombeau, milord. Et ce petit duc? d’estival. Moi, je crois volontiers au ciel quand vous me souriez, et à l’enfer quand vous souriez au comte Jean. MADELEINE. Qu’on ouvre les fenêtres! ce traître de Français a du patchouli sur lui!... Ré- vérence parler, messieurs, vous êtes tous des bêtes. Voilà assez long-temps que je le pense pour avoir le droit de vous le dire.... Comment! je vous fais servir dans une salle chaude et parfumée un souper royal, je vous verse à flots des rubis et des diamans fondus aux plus généreux soleils du monde, j’y joins ma présence et l’espoir de mon amour, et il n’y a pas un de vous dont la tête parte, dont la langue se délie, dont la pensée se répande en quelque extravagance digne de l’atmosphère idéale où je vous place!... Vous me demandez le nom des plats, la date des vins, vous y ajoutez quelques madrigaux vulgaires ou de mes- quines épigrammes contre le voisin, et c’est tout! Un peu plus, et vous cause- riez de la rente! Qu’est-ce donc qui vous empêche d’être sublimes ou tout au moins absurdes? Quelle convenance vous retient? A quoi vous sert d’être ici et non dans vos salons? Est-ce cette enfant qui vous gêne? Entre la banalité ou la grossièreté n’y a-t-il rien pour vous?... Est-ce ainsi que vous me payez de la libre arène que je vous ouvre, à mes risques, presque à ma honte, par le ciel! en foulant aux pieds tous les préjugés de votre monde impérieux? Qu’on ne m’interrompe pas, sarpejeu ! je suis en train. Je dis que, si vous n’avez chez moi ni plus de raison ni plus de folie que chez mesdames vos épouses. J’en dois conclure que j’ai tort, moi, d’être une courtisane plutôt qu’une ména- gère.... On sait ce que j’y perds, et je ne vois pas ce que j’y gagne. Ai-je seu- lement le plaisir et la gloire de donner l’essor à vos intelligences captives? prouvez-le-moi donc! Ton empereur n’est pas là, Erloff... car je sais que tu as peur de ton empereur, malgré ton grand sabre, mon bon! Shefield, d’Estival, comte Jean, vos nobles collègues, vos nobles familles, vos maîtres et vos esclaves sont loin d’ici.... Profitez-en! lancez-vous! envolez-vous! soyez bouffons ou élo- quens! ayez de l’esprit ou du génie à votre aise! Donnez-moi raison contre le monde et gagnez vos éperons, mes chevaliers! LE COMTE JEAN. La peste! mon enfant, votre langue n’est-elle point dépendue? 70$ REVUE DES DEUX MONDES. MADELEINE. Ne m’appelle pas enfant, comte Jean, c’est toi qui Tes. Donne-moi à boice; (Elle rit aux éclats.) Comme ils ont tous Tair effaré... Allons! rassurez-vous^ mes amis, vous avez tous de Tesprit, et moi aussi. Seulement, ça n’est pas amusant à la longue. Le cercle est étroit, et quand je songe que nous y tournons depuis des années et que nous y tournerons jusqu’à la sépulture, et que c’est la vie cela!... Lord Shefield, votre seigneurie veut-elle me faire la politesse de s’em- poisonner avec moi? SHEFIELD. Non, parce que, si j’acceptais, je le ferais, et je ne veux pas. Et pourtant... mais, si je vous prends au mot, qui sera embarrassé? MADELEINE. Vous, milord, car je prierai votre grâce de commencer, et voici de quoi tuer un escadron, hommes et chevaux. (Elle montre la fiole de Zaphara.) SHEnELD. Voyons. (Il avance la main par-dessus la table et prend la fiolfe.) MAURICE. Voulez-vous me permettre, milord? Je me connais un peu en chimie, et je voudrais savoir... (En prenant la fiole des mains de Shefield, il la laisse tomber.), Ah! pardon! MADELEINE. Gare! sauve qui peut! Si la fiole est brisée, nous sommes tous fanés dans notre printemps. (Rosette se lève en poussant un cri.) MAURICE. Où a-t-elle roulé?... Ma foi! elle est intacte, malheureusement... (Il ramasse la fiole, et la rend à Madeleine.) Je vous avoue, mademoiselle, que je l’avais laissé tomber exprès... J’avais espéré qu’elle se casserait... C’est pitié que de voir, efk de si belles mains une drogue si meurtrière! MADELEINE. Merci de l’intention. Vous me voyez charmée, monsieur, d’une circonstance qui vous enlève à l’entretien de Bertha, et qui vous rend enfin au nqtre. ERLOFF. Ah! ah! Bertha, nous avons donc trouvé un petit mari pour nos étrennes?" BERTHA, à Maurice. Pourquoi est-il prince, celui-là, et que tu ne l’es pas, toi, mon ami? Tu es plus gentil que lui, je trouve. ROSETTE. Elle est bête, ma fille. LE COMTE JEAN. Prenez garde. Rosette : au train dont vont les choses, mon cousin Maurice pourrait bien vous l’escroquer, votre fille. Il est coutumier du fait, je vous en avertis. MAURICE. Comte Jean! MADELEINE. Qu’est-ce que cela signifie? RÉDEMPTION. 707 LE COMTE JEAN. ’Parbleu! vous qui demandez une extravagance, Maurice a votre affaire toute rôtie... Voyons, cousin, ne vous fâchez pas;... vous avez fort négligé ces dames jusqu’à ce moment,... vous leur devez une réparation; souffrez que je les régale de l’anecdote . MAURICE, sérieux. Comte Jean, je vous supplie... MADELEINE. Ne récoutez pas, comte, car je vous écoute. LE COMTE JEAN. Tant il y a qu’un soir mon cousin Maurice, promenant sa mélancolie sous les ombrages du Prater, entendit tout à coup des sanglots au pied d’un arbre... Des sanglots au pied d’un arbre, se dit Maurice, j’ai vu cela dans des romans... Un voyageur passe dans une forêt.., une femme, belle encore malgré sa pâleur, est attachée au tronc d’un bouleau... des bandits ricanent alentour... Enflammé par ces souvenirs, Maurice s’approche, que dis-je? il s’élance, il vole Étes- vous content de moi, Maurice? La mise en scène vous convient-elle? MAURICE. Parfaitement, comte, LE COMTE JEAN. Au pied de l’arbre était un petit paquet de linge sale qui pleurait; Maurice l’interroge : l’enfant, — chacun a deviné que c’était un enfant, — l’enfant déclare être du sexe féminin et appartenir à des parens goguenards, qui ont jugé plai- sant de l’abandonner sur la voie publique. Maurice, naturellement, maudit les parens, bénit l’enfant, la prend par la main, et les voilà partis. Nous ne les sui- vrons pas, mesdames, à travers le dédale des rues de Vienne; il vous suffira de savoir que, depuis quelque temps, mon jeune cousin, qui a le goût des enfans, comme j’ai, moi, celui des perroquets, rêvait aux moyens de se monter peu à peu une famille : le destin avait donc positivement joué dans son jeu en le fa- vorisant de cette rencontre. Bref, après avoir pris l’avis d’un bourgmestre et avoir fait décrasser la petite fille, il l’adopta, la baptisa du doux nom de Margue- rite, et lui apprit l’alphabet et la musique. 11 y a trois ans de cela; l’enfant doit en avoir neuf aujourd’hui. Dans quelques années d’ici, comme elle est jolie et d’une vive intelligence, Maurice, l’ayant pétrie de ses mains et formée selon son cœur, voudra en faire sa femme : c’est alors qu’elle s’enfuira avec un garçon perruquier. ERLOFF, riant, à Maurice. Monsieur, mon compliment; saint Vincent de Paule n’a qu’à se bien tenir là-haut! d’estival, un peu gris. Vous damez le pion, monsieur, à madame ma mère, qui s’était vouée à l’édu- cation des sarcelles. Je bois à votre prud’homie . MADELEINE. Maâarme votre i»ère élevait aussi des oies, monsieur le duc. — Quant à vous, monsieur Maurice, croyez-en *une femme qui a fait toutes ses études, méfiez- vous du dénoûment prédit par le comte Jean. 708 REVUE DES DEUX MONDES. MAURICE. Nous nous sommes un peu perdus de vue, le comte Jean et moi, depuis deux ans; il ne connaît pas la fin de Thistoire. MADELEINE, élevant la voix. La fin de l’histoire! Silence, là-bas! Maurice et Juliette, ou l’orpheline du Prater, seconde partie. (Elle s’accoude sur la table, la tête dans sa main.) Allez, jeune homme! MAURICE. Mais je n’ai pas du tout l’intention de vous raconter... MADELEINE. Moi, j’ai celle de vous entendre. La fin de l’histoire!... ou je casse pour dix mille francs de porcelaine!... Allez, jeune homme. MAURICE. Soit; mais, si le récit vous paraît manquer d’intérêt comme d’à-propos, sou- venez-vous que vous l’avez exigé. Mon noble parent n’a dit que la vérité, selon sa coutume; seulement ce fut moins la générosité que l’ennui qui me jeta dans cette bizarrerie, dont je ne me dissimule pas le côté grotesque. J’avais vingt-cinq ans; la première fougue de l’âge était amortie, et j’éprouvais ce sentiment de lassitude qui est comme un temps d’arrêt au milieu de la jeunesse, et qui marque la transition de fétourderie au vice. LE COMTE JEAK. Tâchez de profiter, Rosette. ERLOFF. Je suis déjà charmé de ce petit morceau. MAURICE, riant. Ma foi! messieurs, laissez-moi conter à ma manière, comme faisait Sancho avant moi, ou nous en aurons jusqu’au jour. J’étais, vous dis-je, comme est tout homme qui pense, dans cette saison de la vie, un peu désenchanté pour le mo- ment de ce qu’on nomme le plaisir, et vivement sollicité par un ordre d’illusions tout opposé, par des fantaisies de bonheur calme, reposé, — pastoral, si vous vou- lez; bref, je songeais à me marier, quand la rencontre que je fis de cette enfant vint donner un autre cours à mes idées. ERLOFF. Mais, par le diable! monsieur, vous recommencez! MAURICE. En effet, monsieur. MADELEINE. Ne faites pas attention, Maurice, le prince est dans les vignes. MAURICE. Sous le paquet de linge sale dont vous a parlé le comte Jean, je trouvai une petite fille aux yeux noirs, aux traits délicats, mais fatigués de misère, au front bombé. Quand je la vis mieux, je fus surpris de la distinction intelligente qui régnait sur ce front à peine développé et déjà pâli. Ses parens, me dit-elle, étaient des mendians de passage qui devaient avoir quitté Vienne depuis le matin. Je vous avoue que je songeai à Mignon, et que j’eus bâti un roman en moins de rien. Je lui demandai si elle voulait que je fusse son père; elle essuya ses yeux, RÉDEMPTION. 709 se leva et me suivit tranquillement. Le soir même, je pris chez moi une vieille femme de charge de ma mère pour me seconder dans mes projets d’éducation. Après m’avoir conseillé sans succès de mettre Tenfant dans un hôpital, elle se résigna en me riant au nez et en haussant les épaules. Quelques jours après, comme je lui parlais à mon tour de faire entrer Marguerite dans un pensionnat, la bonne femme m’appela sans cœur et me dit que j’étais indigne du cadeau que le bon Dieu m’avait fait. ERLOFF. J’aime ces détails simples, et je propose un toast à cette matrone. MADELEINE. Je vous propose, moi, de vous taire ou de vous en aller. MAURICE. Marguerite continua de vivre entre nous deux; vrai cadeau du bon Dieu, en effet! C’était un singuHer caractère d’enfant, plein de fierté et de douceur, d’in- telhgence emportée et de tendresse muette. Jamais elle ne me dit un mot de remerciement; mais, à la fin des leçons de toute sorte que je lui donnais de mon mieux, elle me payait d’un regard profond et rapide qui me laissait tout at- tendri. Je passai ainsi près de cette chère créature deux années auxquelles je ne puis rien comparer dans ma pensée, pas même l’ivresse qui attend l’un de vous,. messieurs, dans un instant. SHEFIELD. Je proteste. MAURICE. Il y a dix-huit mois, la santé de Marguerite s’altéra; sa pâleur devint plus mate; ses grands yeux paraissaient grandir encore. Elle ne souff’rait point, mais elle s’aff’aiblissait de jour en jour. On me conseilla de lui faire prendre les eaux, et je l’emmenai à Aix-la-Chapelle. J’eus le bonheur de trouver là un jeune mé- decin qui nous prit en affection, cette enfant et moi. Le voyage l’avait fatiguée; elle se mit au lit en arrivant; elle avait le délire, et m’appelait toujours sans me reconnaître. L’idée me vint alors pour la première fois que je pouvais la perdre. Le médecin me rassura cependant; il me dit que la maladie avait pris heureu- sement un caractère aigu, et qu’on pouvait espérer une crise salutaire vers le dixième jour. Ce dixième jour arriva sans que j’eusse dormi une heure ni versé une larme; vers le soir, elle me reconnut, et, voyant la fenêtre ouverte, elle de- manda à se lever, disant qu’elle se sentait ressuscitée. Le médecin, notre ami, qui ne nous quittait pas, m’aida à la porter sur le balcon. Je n’oublierai jamais cette soirée : c’était à la fin de juillet; des fenêtres de l’hôtel que nous habitions, on voit une haute coUine chargée de rians bosquets; le soleil s’éteignait peu à peu derrière les vignes; des groupes d’étudians et de jeunes femmes gravissaient les sentiers verts ou étaient assis sous les tonnelles; leurs chants de fête et d’a- mour s’élevaient et mouraient au loin. Je tenais la main de Marguerite dans les miennes, et je l’entendais murmurer faiblement les refrains que la brise nous apportait par intervalles. Alors mon cœur se fondit dans une faiblesse de bon- heur, et je demeurai long-temps sans voix et sans pensée, pleurant comme un enfant. Tout à coup le jeune médecin, qui était à mes côtés, tressaifiit et posa doucement sa main sur mon épaule; je le regardai : il était livide : je regardai T*0 REVUE DBS DEUX MONDES. Marguerite; elle souriait, les lèvres entr’ouvertes et le regard fixe : la pauvre petite était morte; j’avais perdu son dernier soupir dans la dernière chanson. (Bertha pousse un cri, se jette au cou de Maurice, et l’embrasse eu sanglotant.) MAURICE. Chère enfant! Voyons, voyons, bonne petite ame! ROSETTE. Bertha, finirez-vous? Je vous demande un peu qu’est-ce qui lui prend. Tu vas friper le col de monsieur, petite sotte ! C’est bon, je vais t’emmener coucher.... Tu permets, n’est-ce pas, Madeleine? J’ai une répétition demain de bonne heure,... et puis je dors à moitié. MADELEINE. A ton aise. Viens m’embrasser, Bertha. Bonsoir, mon enfant. ROSETTE. Bonne chance, messieurs. (Elle emmène Bertha en la grondant.) LE COMTE JEAN. Cousin, vous pouvez croire que je n’aurais pas entamé l’aventure, si j’avais soupçonné seulement le malheur qui l’a terminée. MAURICE. Je le crois, comte Jean. Maintenant j’ai à m’excuser, mademoiselle, auprès de tous vos convives du peu d’opportunité de ce récit; je puis assurer que per- sonne n’a éprouvé à l’entendre l’ennui que j’ai eu à le faire. Il n’a pas plus dé- pendu de moi de vous l’épargner que de le rendre plaisant; mais le rôle de trouble-fète, que j’ai pris ici bien involontairement, me pèse; je sens qu’il y aurait plus que de la gaucherie à le prolonger, et je vous demanderai, comme M^’^ Ro- sette, la permission.... MADELEINE. Du tout; restez, monsieur Maurice. Votre présence est plus nécessaire que vous ne pensez. Milord et messieurs, je suis femme de parole; je vous ai dit que je distinguerais l’un de vous cette nuit dans le cas où mon cœur serait encore libre.... (Vives rumeurs.) Or, mon cœur est libre comme ma pantoufle.... (Elle lance sa pantoufle en l’air; applaudissemens.) Mais, comme je ne pourrais consciencieu- sement faire un choix entre quatre gentlemen d’un mérite si accompli et si égal, j’ai résolu de m’en remettre à vous-mêmes. Voici du papier et de l’encre; vous allez voter au scrutin secret; l’élu de la majorité sera celui de mon cœur. (Mouveraens divers.) d’estival. Je demande la parole. madeleine. On va me dire que, selon toute apparence, chacun se croyant le plus digne et se donnant sa voix, l’opération électorale peut durer jusqu’au jugement der- nier. J’ai prévu l’objection : je confère à M. Maurice le droit de voter.... (Tumulte et Téclamations.) Silence! M. Maurice est électeur, dis-je, mais il n’est pas éligibte. (A la bonne heure!) Maintenant, messieurs, les convenances me faisant une loi de m’éclipser pendant le scrutin, je m’éclipse. Salut à tous, et bon accueil au ▼ainqueur! (Elle sort en chantant ; tous les convives se Qèvent et «fnftourent Maurice; le «omte Jean seul demeuie à l’écart.) RÉDEMPTION. 71* ERLOFF, à Maurice. Monsieur, je suis loin de prétendre influencer votre opinion; mais vous avez dû remarquer que j’étais muet depuis un instant. C’est qu’il n’y a point de parti pris, monsieur, et je vous avoue que j’en avais un contre vous; mais il n’y en a point qui puisse tenir contre l’expression de sentimens aussi élevés et aussi dignes que les vôtres. (Maurice s’incline.) SHEFiELD, ricanant. Monsieur, je ne suis pas un Grec du Bas-Empire; je vais à mon but sans dé- tours et sans voiles. ERLOFF. Vous me rendrez raison de vos paroles, milord. >a ?.i »- SHEHELD. Certainement. (A Maurice.) Je vous demande de voter pour moi; mais que vous le fassiez ou non, vous êtes un garçon original; vous me plaisez; mes cigares, mes chevaux et le reste à votre service dès à présent. (Maurice s’incline.) d’estival. Monsieur, je ne suis pas de ceux qui achètent des votes.... SHEFIELD. Oh! oh! nous reparlerons de ceci, monsieur le duc. d’estival. Très volontiers... Qui achètent des votes, dis-je. Je vous prie sincèrement, mon- sieur, de ne pas voter pour moi, car j’ai l’intention de vous tirer dès demain des bureaux de la chancellerie pour vous faire nommer au secrétariat de notre lé- gation en France, et je serais désespéré qu’on pût attribuer ma démarche à un autre motif qu’à l’estime dont vous m’avez pénétré. (Maurice le salue.) le comte JEAN, à Maurice, à demi-"voix. Un seul mot, Maurice, je l’aime. (Haut.) Voici les bulletins préparés, messieurs. (Chacun écrit son bulletin et le dépose sur une assiette.) MAURICE. C’est à moi, je crois, de faire le dépouillement? Voici le résultat. (II ouvre les billets.) Lord Shefield, d; le duc d’Estival, 1; le prince Erloff, 1; le comte Jean, 2. LE COMTE JEAN , serrant la main à Maurice», Merci, cousin. A charge de revanche. (Le comte sort d’un côté, Maurice de l’autre.) ERLOFF, partant d’un éclat de rire. Je comprends à présent l’intermède du petit cousin. C’était bel et bien un guet-apens. d’estival. Si vous m’en croyez, nous allons faire un temps de galop jusqu’à Schœn- brunn, après quoi nous déjeunerons, ou nous nous couperons la gorge, selon que le cœur nous en dira. SHEFIELD. Tope! ^s sortent.), 7d2 REVUE DES DEUX MONDES. Le boudoir de Madeleine. IVIadeleiue est assise sur une causeuse, la tète dans sa main. Le comte Jean entre et s’approche sans qu’elle lève les yeux; arrivé devant la causeuse, il incline le genou jusque sur le tapis, et reste dans cette posture sans parler. MADELEINE , soulevant la tête. Tiens! c’est vous? LE COMTE JEAN. Qu’un mot, qu’un geste me fasse entendre que vous espériez voir un autre que moi, et je sors sans une plainte. MADELEINE. Je sais ce que je fais, généralement. Si mon calcul avait pu se trouver en dé- faut, si un autre visage que le vôtre, que votre loyal visage, monsieur le comte, se fût présenté à mes yeux, ma première parole l’eût fait pâlir de honte. Si un regard peut tuer, tout autre que vous ne serait pas sorti vivant de cette chambre. Ce qu’il y a de positif, c’est qu’il en serait sorti, et tôt. LE COMTE JEAN, lui prenant la main. Madeleine ! MADELEINE. Eh bien ! quoi ? LE COMTE JEAN. Que vous êtes belle!... Que je vous aime!... que je vous aime! MADELELNE. Comte Jean, vous êtes un homme d’usage et un homme d’esprit; mais vous êtes un homme, et, sur le terrain délicat où vous voilà placé vis-à-vis de moi, on peut observer que tous les hommes sont d’une égalité désespérante. Ainsi, avec votre intelligence supérieure et votre goût exquis, vous en êtes réduit à me dire exactement ce que le premier venu, en pareil cas, ce qu’un écolier, un en- fant, un sot me dirait. Remarquez cela, comte, en passant. LE COMTE JEAN. Hélas! Madeleine, c’est que je vous aime comme un écolier, comme un en- fant et comme un sot. Si vous m’aimiez, ou si je ne vous aimais pas, j’aurais tout l’esprit du monde. MADELEINE. C’est encore une chose qui se dit aux femmes. Je ne sais pas si c’est wai , mais c’est commode.... Une bonne girouette que votre cousin, à propos! Il vous donne sa voix après sa lettre de tantôt. (Elle rit.) LE COMTE JEAN. Il a sans doute pris de vous une opinion meilleure et plus juste. MADELEINE. Avec ça que je lui en ai donné lieu pendant le souper! LE COMTE JEAN. Sous votre surface légère et brillante, il a pu deviner, comme moi, une tristesse sérieuse que tout l’orgueil d’un homme serait de consoler, une passion sourde RÉDEMPTION. 713 qui n’attend qu’une étincelle. Madeleine, si mon amour, plus vrai, plus ardent que vous ne pouvez croire... MADELEINE. Qu’est-ce que ça peut faire dans le monde, un garçon pareil? Il fait des vers, hein? LE COMTE JEAN. Pas que je sache. 11 travaille à la chancellerie. MADELEINE. Dans un bureau , pouah !... Vous disiez, comte? LE COMTE JEAN. Je vous disais que mon amour... MADELEINE. H est donc pauvre, ce Maurice ? LE COMTE JEAN. Ni pauvre, ni riche. Il ne faisait rien autrefois que s’occuper de musique. Il voulait être compositeur, et je crois qu’il aurait réussi: il a du talent, je vous le ferai entendre un de ces jours; mais il eut besoin d’argent à cause de cette pe- tite fille qu’il avait adoptée, et il entra à la chancellerie. Ètes-vous satisfaite? De quoi riez-vous? MADELEINE. Je ris de vous voir à genoux me conter gravement ces affaires-là. (Le comte se lève avec un mouvement d’humeur; il s’assied près de Madeleine.) LE COMTE JEAN. Vous ne voulez pas entendre parler d’amour, soit. Je ne vous aime donc pas. Appelez du nom qu’il vous plaira le feu dont votre regard brûle mon sang, l’é- tourdisseraent qui me fait chanceler quand ma main touche la vôtre... MADELEINE. Quel âge a-t-il, votre cousin? LE COMTE JEAN, sc Icvant brusquement. Voulez-vous que j’aille vous le chercher? MADELEINE. Franchement, vous me ferez plaisir. (Le comte prend son chapeau et se dirige vers la porte.) MADELEINE, allant à lui. Votre main, comte Jean. Aujourd’hui, je vous demande pardon; plus tard, vous me remercierez. (Le comte lui abandonne sa main et sort sans répondre.) MADELEINE, seule. (Elle se promène avec agitation.) Qu’y faire? je ne l’aime pas. Je n’ai pas besoin d’une infamie de plus Quelle fatigue! quelle fatigue! Il est au moins deux heures du matin... Je rêve tout debout. J’ai le délire, ma foi! Je vois des prêtres et des Juifs dans l’air... 11 avait raison, le prêtre... c’est lui qui est le sorcier... Je suis frappée! Qu’est-ce qui va arriver à présent? Il ne faut pas s’abuser.... Je joue un jeu de vie ou de mort... Quant à recommencer maintenant comme hier, comme avant- TOME I. 46 714 REVUE DES DEUX MONDES. hier, il n’y a plus moyen, je suis à bout. Tant mieux! mon parti est pris... Qu’il vienne ou non , ce sera certainement la même chose. N’importe! je vou- drais le voir. (Elle continue de marcher silencieusement pendant quelques minutes, puis elle s’approche d’une table, prend une feuille de papier et écrit.) «Ceci est mon tes- tament. » (Elle rit.) C’est bête, mais c’est comme cela. (Écrivant.) « Je donne aux pauvres tout mon bien, laissant à mes exécuteurs testamentaires le soin d’en tirer le meilleur parti possible dans cette intention. Je désire que l’on réserve seulement ce qu’il faudra pour continuer les pensions que je fais à quelques pa- rens de ma mère. On trouvera leurs noms dans le cahier bleu qui est sur mon bureau. » Est-il sur mon bureau? Oui. Bon. « Je mets sous ce pli deux souverains qui devront faire seuls les frais de mon enterrement. Qu’on s’arrange pour cela. « Je nomme pour mes exécuteurs testamentaires M. Maurice Erckler et M. le curé de Saint-Étienne. » (Elle signe, ferme le testament et y appose son cachet.) — Voilà l’histoire. — Vont-ils bavarder demain au théâtre ! UN DOMESTIQUE, Ouvrant la porte. Monsieur Maurice, madame. MADELEINE. Ah! — Qu’il entre. MADELEINE, MAURICE. MADELEINE, riant. Vrai, vous voilà? MAURICE. En personne. MADELEINE. C’est aimable. J’avoue que l’heure était indue, Savez-vousde quoi il retourne? MAURICE, riant. Cœur ! MADELEINE. Ah! non, par exemple! je n’ai pas de cette couleur-là dans mon jeu. — La vé- rité est qu’on m’a gâtée, et que je ne sais plus résister à un caprice. On m’a dit que vous étiez musicien, et j’ai eu envie de vous entendre... Voulez-vous vous mettre au piano? MAURICE. Très volontiers. MADELEINE. Eh bien ! non, ce n’est pas ça; et puisque ce n’est pas ça, je vous demande un peu ce que ça peut être? Asseyez- vous là. (Elle lui montre un fauteuil en face d’elle au coin du feu.) Répondez-moi. MAURICE. Vous m’embarrassez beaucoup. MADELEINE , éclatant de rire et laissant tomber sa main sur son genou. Je mettrais ma main au feu qu’il me croit amoureuse de lui ! RÉDEMPTION. 715 MAURICE. Je ne comprendrais absolument rien à un événement semblable; mais il faut avouer que toutes les apparences y sont. MADELEI]E. Bon!... alors vous êtes arrivé à votre but? MAURICE. A mon but? MADELEINE. Me prenez-vous pour une idiote, par hasard? Voulez-vous que je vous dévide fil par fil toute votre trame? Voilà long-temps, je ne dirai pas que vous m’ai- mez, mais que vous me faites l’honneur de souhaiter ma conquête. Votre vanité, qui n’est pas mince, se serait accommodée de ce colifichet. Or... faire la con- quête d’une femme comme moi, quand on n’est ni un grand homme, ni un homme riche, ni un bel homme... car vous n’êtes pas beau.... MAURICE. Ma foi ! non. MADELEINE. Vous n’êtes pas mal; mais vous n’êtes pas beau.... Faire ma conquête, dis-je, quand on compte pour rivaux les noms les plus illustres de la cour et de la ville, quand on n’a pour soi qu’une bizarrerie d’esprit voisine de l’égarement et un talent de croque-notes qui reste à démontrer... c’était une entreprise non petite, sur ma parole! Mais quoi! la ruse supplée à la force; on n’est pas lion, on se fait renard; n’étant point de taille pour un assaut, on creuse une mine... on va partout diffamant l’objet de ses vœux; on affecte d’éviter celle que tout le monde recherche; on colporte ses vices, on nie son talent; on l’appelle vampire; on fait à grand fracas le dédaigneux et le puritain, espérant qu’à la tin la fatigue, la curiosité, l’agacement, nous serviront mieux que notre mérite, et qu’un jour viendra où la dame pourra dire entre deux bàillemens : « Ah çà, qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur? » MAURICE, saluant. Et ce jour est venu? MADELEINE. Ce jour est venu, oui, monsieur. Le système était donc excellent; vous ne vous êtes mépris que sur la nature du sentiment qu’il vous devait rapporter. J’es- père que vous me comprenez, et que désormais vous m’accorderez au moins une vertu, la générosité? La leçon que je vous donne ici, il n’a tenu qu’à moi de vous la donner publiquement, et je ne l’ai pas fait, voulant moins vous traiter comme un homme dont on se yenge que comme un enfant hargneux et mal ap- pris qui est encore d’âge à se corriger. MAURICE. Je voudrais être capable de la persévérance héroïque que vous me prêtez; seu- lement, je l’appliquerais à un but... différent. MADELEINE. Outrager n’est pas répondre, et outrager une femme, en tout cas, n’est pas répondre en brave. 716 REVUE DES DEUX MONDES. MAURICE , se levant. Mon Dieu! mademoiselle, recevez toutes mes excuses: rien n’est plus loin de ma pensée que de vous offenser; mais peut-être aussi faut-il pardonner un peu d’humeur à un homme qu’on vient réveiller sur les trois heures du matin pour lui faire subir une exécution aussi mortifiante qu’inexplicable. MADELEINE. Inexplicable! Est-ce vrai, oui ou non, ce que j’ai dit? M’avez-vous décriée? m’avez-vous appelée vampire? m’avez-vous évitée?... Évitée! pourquoi? Est-ce de votre âge? est-ce naturel?... Pourquoi vous occupiez-vous de moi, d’ailleurs? Qui vous en priait? Allons donc! soyez franc! vous m’aimiez, et vous espériez vous faire aimer à coups de singularités! MAURICE. Je serai franc, puisqu’il vous plaît ainsi. Je ne vous accuse point, mademoi- selle Madeleine : vous êtes sans doute ce que des circonstances indépendantes de votre volonté vous ont faite; mais, telle que vous êtes, le plus grand mal- heur qui puisse arriver à un honnête homme , selon moi , c’est de vous aimer. J’ai tâché de garer de ce malheur les deux êtres qui m’intéressent le plus au monde, à savoir : le comte Jean et moi. Voilà tout ce qu’il y a de vrai dans mon prétendu système. J’ai cherché à éloigner le comte de vous, et moi, je vous ai évitée, n’ayant pas encore vécu et souffert assez dans ce temps-là pour être sûr de moi comme je le suis aujourd’hui. MADELEINE. Ah! ah! vous étiez donc amoureux de moi, définitivement? MAURICE. Non, mais j’avais peur de le devenir. MADELEINE. Ça ne signifie rien, cette distinction... On est amoureux, ou on ne l’est pas! MAURICE. Il en est de l’amour comme du choléra; le tout est de le prendre à temps. MADELEINE. Excusez ma curiosité; mais je ne conçois pas ce qu’un homme comme vous aurait pu aimer en moi. MAURICE. Suis-je aveugle ou stupide? Jamais créature humaine fut-elle, comme vous, douée , sans réserve, sans mesure, de tous les enchantemens qui peuvent trou- bler et ravir un cœur? Est-il une grâce qui vous manque? un détail de votre visage qui ne semble modelé par la main complaisante et délicate d’une mère? Si l’éternelle jeunesse, déesse du sourire et de la beauté, prenait une forme mor- telle, Madeleine, vous auriez une sœur, mais non une rivale... Ce que j’aurais pu aimer en vous! le voilà... et voilà aussi ce que j’ai maudit souvent... Était-ce du dépit, de la jalousie? je ne sais; mais, en face de cette création si parfaite et si ingrate, si divine et si déchue, en voyant gaspillés, flétris, jetés au vent sans pitié tant de bienfaits qui ne vous servaient qu’à offenser celui dont vous les tenez... j’ai éprouvé quelquefois pour vous un sentiment qui ressemblait à de la haine. S’il m’estéchappé, à votre sujet, quelques paroles amères, en voilà le secret. RÉDEMPTION. 717 MADELEINE. Est-ce que vous êtes dévot? MAURICE. Comme il vous plaira. Je suis religieux et je crois au devoir. MADELEINE. M* avez- vous reconnue ce soir dans Téglise? MAURICE. Pas dans le moment; mais, depuis, j’ai su que c’était vous. MADELEINE. Et qu’avez-vous pensé que j’allais faire là? MAURICE. Rien. Changer d’air. MADELEINE. Changer d’air, en effet. ( Elle se lève et marche par la chambre. Après un silence :) Et si je voulais changer de vie, que diriez-vous? MAURICE. Je ne serais pas surpris que la pensée vous en fût venue. 11 arrive un âge où les honnêtes femmes sont tentées par le mal : en revanche, les autres ont leurs crises de vertu; mais se perdre est plus facile que se sauver, et ces caprices d’hon- nêteté ne sont guère que des comédies qu’on se joue à soi-même pour se divertir un moment. On se met sur le visage un masque de vertu pour savoir quelle mine cela vous fait, et on s’en tient là. MADELEINE , s’arrêtant brusquement près de lui. Et si je vous aimais, Maurice? Comédie encore, n’est-ce pas? MAURICE. Peut-être bien. MADELEINE. Et si vous me voyiez brisée de regret et de honte pour des fautes bien moins graves et bien moins nombreuses que vous ne l’imaginez, Maurice, allez, — co- médie toujours, dites? MAURICE, d’une voix basse et triste. Je ne sais. MADELEINE. Vous êtes injuste, vous êtes dur... (Elle s’appuie sur le dos du fauteuil où Mau- rice est assis.) Vous n’avez aucune idée de ma vie; il n’y a pas grand mérite, voyez-vous, à être une femme de bien quand on a été élevée dans une famille de braves gens par une bonne mère La mienne était bohème, mais une vraie bohème, une Égyptienne qui jouait la comédie dans les granges de vil- lage.... Elle était jalouse de moi et me battait quand j’étais plus applaudie qu’elle; voilà les premières leçons de morale que j’ai reçues; je vous passe les autres, qui sont à l’avenant Je suis née sur les planches; on ne m’a jamais mis entre les mains que des livres de théâtre : ni grammaire ni catéchisme, d’ail- leurs.... Si je ne suis pas la dernière des ignorantes et des filles perdues, c’est bien à moi seule que je le dois, à la fierté de mon ame... J’ai appris peu à peu, à force de patience et de courage, tout ce que je sais car, du jour où j’ai vu 718 REVUE DES DEUX MONDES. clair dans la vie, Maurice, j’ai senti que, pour échapper au désespoir, je n’aurais qu’un refuge, le talent, la réputation, la gloire peut-être... Je croyais que cela suffirait, que cela pourrait remplacer tous ces biens qui sont le patrimoine com- mun des plus misérables, et que le hasard m’a refusés à moi, l’intimité de la famille, les douces habitudes du foyer, les douleurs bénies des mères Mau- rice, je m’étais trompée; rien rien ne remplace cela Vous ne pouvez sa- voir, mon ami, ce que je sens là, quand je rencontre une mère qui conduit son enfant par la main, et quand je vois les passans leur sourire avec respect.... MAURICE . Si c’est votre cœur qui parle, Madeleine, j’ai été injuste, c’est vrai , et je vous prie de me pardonner. MADELEINE. Si c’est mon cœur! hélas! en doutez-vous? Ne voyez- vous pas que je suis ren- due? Il y a long-temps déjà que cet orage gronde et me menace Il a éclaté enfin Je suis foudroyée Oui, il y a long-temps mais je continuais de ▼ivre par routine.... A présent, je ne puis plus. (Elle se rassied.) MAURICE. Madeleine, ce n’est qu’une crise qui passera, croyez-moi. MADELEINE. Non , non, il faut que je m’arrête ici , n’importe comment.... Ne comprenez- vous pas que je serais forcée de mériter l’opinion que vous vous étiez faite sur mon compte, de combler à force de folies, d’étourdissemens, d’infamies, le vide qui est béant devant moi!... J’ai plus d’intelligence qu’il ne m’en faudrait, voyez- vous.... Si un honnête homme ne me tend pas la main, c’en est fait; de quelque côté que je me tourne, c’est l’abîme; je suis bien véritablement perdue! Je n’ai plus à dissimuler avec vous, Maurice, répondez-moi avec loyauté. Voulez-vous me sauver? Pouvez-vous m’aimer? MAURICE, Cela est sérieux, Madeleine, n’est-ce pas? MADELEINE. Pardié! si c’est sérieux. MAURICE. ,, Écoutez-moi donc : l’idée de ramener au bien une femme égarée et digne d’amour est, de toutes les illusions que votre sexe fait naître, la plus commune peut-être, la plus généreuse et la plus décevante. L’entreprise en a été sou- vent tentée, et à peu près aussi souvent rompue par un éclat de rire. Je com- prends l’inutilité de ces efforts, parce que je sais combien de conditions rares devraient se rencontrer à la fois pour les faire réussir; je sais tout ce qu’il fau- drait dans un cœur d’homme de tendresse, de courage, de bonté, tout ce qu’il faudrait en même temps chez une femme de résolution persévérante, de gran- deur d’ame et d’humilité d’esprit pour mener à bien un amour de rédemption! Je ne m’abuse donc pas : c’est un rêve; c’est presque l’impossible. Écoutez en- core : je suis égoïste; j’ai acheté mon égoïsme assez cher pour y tenir; je Val payé de tant de nuits troublées, de tant d’amertumes, de tant de sanglots, que j’ai le droit de m’y envelopper désormais avec une sorte d’orgueil, et de ne m’ett dépouiller en faveur de personne. Or, vous aimer, ce serait m’abandonner de RÉDEMPTION. 719 nouveau pour long-temps, pour toujours peut-être, aux agitations et aux orages dont je suis sorti à peine, et sorti brisé.... Eh bien! Madeleine, pour sauver ou seulement pour empêcher de se dégrader davantage cette ame d’élite dont votre firent est illuminé, pour la conserver digne de cette forme charmante, adorable, qui est devant moi, j’affronterais l’impossible, j’affronterais la souffrance.... Je me donnerais à cette œuvre d’amour avec enthousiasme; je consacrerais à ce de- voir.... que dis-je! à cette passion, chacune de mes pensées, chaque battement démon cœur... Oui, Dieu m’est témoin que rien ne m’arrêterait, que rien ne me ferait hésiter ni pâlir au seuil de cette voie douloureuse peut-être, mais sublime, si je n’y devais être suivi pas à pas par un éternel fantôme : — la défiance! MADELEINE. Grand Dieu! vous ne me croyez pas? MAURICE. Je ne vous crois pas, non, et, à cause de cela, je ne puis vous aimer. MADELEINE. Après ce que je lui ai dit! Mais quel intérêt me supposez-vous à vous trom- per? que puis-je espérer de vous, moi? MAURICE. Que sais-je? Je vous résiste, vous voulez que je vous cède : c’est une tentation cpmme une autre. Enfin, vous avez eu des amans.... que leur disiez-vous? MADELEINE. Rien de ce que je vous ai dit, certes. MAURICE. J’ai entendu répéter à un homme qui a été votre amant que vous étiez, vous la belle rieuse, fort sentimentale dans le tète-à-tète. Que lui disiez-vous donc à celui-là? MADELEINE. Avouez, avouez que, si je vous aime, je dois bien souffrir. MAURICE. Oui. MADELEINE, accablée. Je n’ai rien fait pour mériter cela, vous avez beau dire.... (Après un silence.) Que je voudrais être la Marguerite que vous avez aimée, et qui est morte, pleu- rée de vous!... Ainsi, vous ne me croirez jamais? Ah! Maurice, s’il y a réelle- ment une autre vie, et si nous nous y rencontrons, vous vous repentirez... Vous saurez alors si je disais vrai. MAURICE. Vous avez raison, pauvre fille. Quand la mort aura passé sur nous, alors seulement il n’y aura plus de doute possible, ni sur votre amour, ni sur le reste. (Il se lève.) Que cette scène soit jouée ou non, elle vous fait mal comme à moi. MADELEINE, éclatant de rire. Ah! ah! ah! Ma foi! monsieur, vous êtes un roc. C’est superbe! je ne Tau- rais pas cru. Eh bien! maintenant que c’est fini, je vous dirai que vous avez été fort avisé. Là-dessus, bonsoir, ou plutôt bonjour, car, si je ne me trompe, voici l’aurore qui se lève là-bas.... Quand on a le cœur vertueux.... C’est votre affaire, 720 REVUE DES DEUX MONDES. ra.... Ouf, j’ai le gosier en feu! Voilà douze heures que je n’ai déparlé. Dieul que j’ai soif! (Elle s’approche d’un guéridon, y prend un verre et remplit d’eau. Maurice tourne les pages d’un livre posé sur la cheminée; il voit Madeleine dans la glace. Elle tire de son sein la fiole de Zaphara, la vide dans le verre, puis la cache avec précipitation; elle se retourne alors vers Maurice le verre à la main.) MADELEINE. Voulez-vous boire, Maurice ? MAURICE, faisant un pas vers elle. Oui. Donnez. MADELEINE, riant, et approchant le verre de ses lèvres. Eh non, vous êtes sot ! Je vais vous faire apporter de l’eau sucrée. — Ceci est une drogue pour les comédiennes. (Elle vide le verre d’un trait. Maurice courte elle, lui saisit la main et la regarde dans les yeux; elle ajoute en souriant d’un air égaré :) C’est la mort que je viens de boire.... Me crois-tu maintenant? MAURICE. Ce n’est pas la mort! c’est la vie! c’est l’amour! c’est le salut! Je te crois... je t’aime! (Madeleine, les yeux fixes, le regarde sans comprendre.) J’étais chez le Juif... j’ai tout vu... j’ai pris le poison pendant le souper... ce que tu as bu n’est rien. MADELEINE, poussant un cri. Ah!... Maurice!... sauvée !... (Elle tombe défaillante sur un fauteuil.) MAURICE, penché sur elle. Oui, je te crois ! oui, je t’aime! J’unis pour jamais ma main à ta main , mon ameàton ame. Ne regrette rien.... jamais épouse ne reçut d’un homme, au pied d’un autel, plus de foi et plus de respect que ton amant ne l’en consacre à la face du ciel. (Les traits de Madeleine s’altèrent de plus en plus.) Remets-toi, chère enfant!... Madeleine! MADELEINE, d’une voix faible. Non, non... Marguerite! ta Marguerite ! (Elle s’évanouit.) La toile tombe. LETTRE. a A M. l’abbé Miller, curé de Saint^Étienne. « Le matin de Noël. <c Mon cher curé, je crois en Dieu. a Madeleine. » Octave Feuillet.