Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 192-206).

XXV

Enfoncé dans l’auto d’Alvaro vers une heure du matin, il se sent voyager sous de la pluie. Les roues vertigineuses, depuis la sortie de Paris, ne roulent que sur des mollesses de boue.

Il est frémissant et satisfait. L’exécution du calvaire monumental lui est virtuellement confiée. Beaucoup de travail et beaucoup d’argent en perspective.

En même temps que les idées de maquette se présentent déjà, son esprit recompose toute cette journée mouvementée. L’abbé Moutiers et le marquis de Fontagnes, deux charmants hommes, n’attendent que son projet pour lui donner définitivement la commande. L’enthousiasme d’Alvaro les a gagnés d’avance.

En Seine-et-Oise, le terrain se prête magnifiquement à cette Passion qu’il faudra tailler en plein granit. L’énergie du lutteur se réveille au fond de l’âme et dans les muscles de l’artiste. Le travail ne commencera qu’au printemps. À cette époque, il sera marié. Rédalga, près de lui, le regardera, muette et passionnée collaboratrice. Chaque coup donné dans le granit rythmera ceci : « C’est pour elle ! »

À l’épouse il rapporte, cette nuit, le butin formidable de sa journée. Son cœur bat d’un orgueil primitif, comme dut battre celui de l’homme des cavernes traînant sa plus belle chasse aux pieds de la compagne. Il ne pourra rien lui raconter, pourtant. Mais elle verra sa joie et son triomphe, dès le premier coup d’œil, au visage qu’il ramène de Paris.

Il grelottait un peu, malgré la couverture de fourrure. Dans un moment il sortirait du noir, du mauvais temps, du froid, pour retrouver le lit tiède où l’attendait l’amour. Une impatience heureuse le fit sourire dans l’ombre de la voiture. Cette journée sans Rédalga, ce retour dans la nuit ramassaient toutes les petites joies de leur amour en un seul bloc de tendresse. Et, comme si quelque chose eût, en lui, douté jusqu’à présent, il résuma d’un mot ce qu’il éprouvait :

— Oui, décidément, je fais bien de l’épouser !

Avec un clapotis de pneus dans des flaques, la voiture s’arrêta. Harlingues, d’avance, avait ouvert la portière.

— Inutile d’entrer !… dit-il au chauffeur. Je traverserai bien l’avenue à pied. Veuillez seulement klaxonner deux ou trois fois pour avertir que c’est moi. Merci. Tenez, mon ami ! Voilà pour vous.

Le chauffeur leva sa casquette et reprit son volant, Harlingues n’était pas au milieu de l’avenue que le bruit de l’auto partie ne lui parvenait déjà plus.

Sous son parapluie, il arrivait à l’endroit où l’on commence à découvrir la maison. Il n’écarta pas le parapluie afin de la voir éclairée — éclairée pour lui. Mais il s’avança plus vite dans les ténèbres de la nuit novembrale. Le chien, au loin, aboya.

Il monta le perron d’un pied trébuchant. À la porte, voyant que tout restait éteint, il hésita.

« Je vais l’effrayer. » Et il frappa, ne pouvant faire autrement.

Les abois du chien devinrent furieux. Harlingues attendit. Rien ne bougeait dans la maison. Une petite peur le fit sourire encore un coup.

— Rédalga, cria-t-il, ouvre. C’est moi, chérie.

En même temps, il levait la tête pour voir la lumière apparaître.

Mais la maison resta noire.

Dans un geste d’impatience, il ferma son parapluie pour s’en faire une canne et frapper la porte plus fort.

— Rédalga !

Le chien s’étranglait de rage au bout de sa chaîne, là-bas.

Harlingues regarda brusquement à sa droite. La maison des gardiens, au-dessus du garage, venait de s’allumer.

— Bon ! Je les réveille, ceux-là !

La fenêtre de leur chambre s’ouvrit. Angoissée, la voix de Gilbert interpella :

— Qui est là ?

— Comment, qui est là ? Moi, donc.

Il entendit l’exclamation étouffée de Léontine.

— Mais c’est M. Harlingues !

— Bien sûr, que c’est moi. Venez donc m’ouvrir,

Il commençait à s’agacer de cet accueil si peu semblable à celui qu’il attendait. Enfin Gilbert, ajustant ses vêtements, parut dans la nuit, tenant à la main une lampe électrique qui fit voir les rayures de la pluie. Léontine arrivait derrière lui, la tête enveloppée dans un fichu.

— Mais quoi ? s’exclama Jude avec humeur, Qu’est-ce qui se passe ? Madame ne vous a donc pas dit.

Une idée passa comme un éclair. « Elle n’a pas pu leur expliquer la dépêche. J’aurais dû en envoyer une autre en français. »

Le jardinier et sa femme étaient près de lui.

— J’ouvre, monsieur !… Tiens ! Prends la lampe, toi, Léontine. Éclaire-moi la serrure. Non, madame ne nous avait pas dit que monsieur revenait.

Un coup de genou dans la porte acheva de l’ouvrir. Vite, Gilbert alla tourner le commutateur du vestibule.

— Enfin ! dit Harlingues. Ce n’est pas trop tôt !

Léontine, entrée derrière lui, referma la porte. Il cria vers la cage du petit escalier :

It is me dear ! C’est moi !

Le gardien et sa femme s’entre-regardèrent.

— Mais, monsieur, remarqua Léontine, madame n’est plus là !

— Quoi ?

Le front plissé, les épaules remontées, la tête en avant, Harlingues marchait sur elle. Béante, elle regarda de nouveau son mari.

— Mais enfin, grogna Gilbert, puisque monsieur avait fait télégraphier à madame de le rejoindre à Paris ce soir ?

Le mot eut de la peine à sortir :

— Moi ?…

Gilbert, des deux mains, se frappait les jambes.

— Ben alors, on n’y comprend plus rien ! Je…

Sa femme l’interrompit.

— Tu vois ? Je t’avais bien dit que c’était drôle que madame ne nous l’avait pas dit tout de suite en recevant la dépêche !

Jude, d’un mouvement somnambulique, retira son chapeau trempé, l’accrocha soigneusement au porte-manteau, déboutonna son pardessus ruisselant. Puis, avec lenteur, il passa sa main dans ses boucles. Il était aussi blanc que ses statues. Alternativement il fixait Gilbert et Léontine. Enfin, et sur un ton singulièrement poli :

— Voyons, mes amis, voyons ! Il faut tâcher de nous entendre. Vous dites que madame est…

Tout à coup il se rua dans l’escalier en rugissant comme un fauve :

— Rédalga !… Rédalga !

Dans la chambre, il ne resta qu’une seconde. L’homme et la femme, épouvantés, le virent redescendre en trombe. À la dernière marche il garda dans sa main la rampe, et il la secouait si fort que l’escalier trembla.

— Maintenant, vous allez tout me dire ! hurla-t-il.

L’un contre l’autre, Gilbert et Léontine gagnaient la porte à reculons.

Harlingues ferma les yeux, passa sa paume sur son front. Il bredouilla :

— Non, non !… N’ayez pas peur. Je ne vous gronde pas. Vous n’y êtes pour rien, mes pauvres gens… Mais, vous comprenez, c’est à devenir fou !

À partir de cette minute, les demandes et les réponses se suivirent, hachées, saccadées.

— Voyons !… Voyons !… Madame a reçu la dépêche à quelle heure ?

— À deux heures et quart, monsieur.

— Vous ne l’avez pas vue tout de suite, vous dites ?

— Si, monsieur, moi je l’ai vue, puisque c’est moi qui l’ai portée à madame. Mais pas Gilbert. Il n’était pas là. Mais madame a attendu jusqu’à sept heures, pour tout expliquer ce qu’il y avait dessus.

— Comment a-t-elle pu vous expliquer, puisqu’elle ne parle pas français ?

— Madame s’est fait comprendre tout de même, monsieur. Laisse-moi parler, Léontine ! Elle est venue à la cuisine, à sept heures, donc, et elle a dit, je l’entends encore : « Monsieur pas rentrer, mais moi aller à Paris. » C’est là qu’elle nous a fait voir la dépêche, qui était en anglais et signée de M. le comte, et elle a dit : « Vous voyez ? Monsieur dites-moi venir Paris ce soir. »

— Et, tout de suite après, elle a dit à Gilbert : « Vous porter bagage. »

— Elle n’a pas diné ?

— Non, monsieur.

— Alors ? Alors ? Continuez !

— Alors, ma foi, Léontine est montée avec elle dans sa chambre.

— Laisse-moi donc parler, puisque c’est moi qu’étais avec elle ! Je suis montée. Sa valise était faite en haut. Elle avait ramassé tout dans la chambre, comme monsieur a pu le voir. Elle a mis son chapeau, sa veste par-dessus son chandail, et puis le cache-nez, et puis elle m’a serré les mains et elle a très bien su dire : « Adieu, Léontine ! » Et elle m’a même donné un pourboire, et un joli pourboire, monsieur, je vous assure. N’est-ce pas, Gilbert ?

— Continuez ! Continuez ! Alors ?

— Alors Gilbert a pris la valise que je lui avais descendue, et il a suivi madame à pied jusqu’à la gare… Raconte, toi !

— Je lui ai pris son billet pour Paris, des secondes, qu’elle m’avait fait avec deux doigts, et je l’ai mise dans le train. Et elle m’a donné pour ma course. Ça, elle a du cœur ! Et elle m’a serré aussi la main en disant : « Adieu ! »

Un silence pesa dans ce vestibule, si long que le bruit grignotant de la pluie reprit sa place dehors.

Harlingues tenait toujours la rampe, mais il ne la secouait plus. Il s’y appuya pour demander presque bas :

— Et comment avait-elle passé sa journée ?

Ce fut encore Léontine qui parla.

— Monsieur, je crois qu’elle s’était recouchée monsieur parti. Vers midi, elle a sonné. Elle était dans son lit. Elle m’a fait comprendre qu’elle voulait déjeuner en haut. Pendant que je me préparais en bas, je l’ai entendue prendre son bain. Elle a mangé en peignoir. À deux heures, elle est sortie tout habillée, sous son parapluie, pour porter ses restants à Flic.

— Quel air avait-elle ?

— Très gai, monsieur ! Elle en a dit de toutes sortes au chien, et je la voyais, de ma cuisine, lui faire des farces avec les petits bouts de viande et les os.

— Ensuite ?

— Ensuite, la dépêche est donc arrivée. Je suis allée lui porter devant la niche. Elle l’a lue, et elle l’a mise dans la poche de son chandail.

— Est-ce qu’elle avait l’air fâchée ?…

— Pas du tout, monsieur. Elle m’a dit : « Monsieur pas rentrer diner. » Et elle a continué à s’occuper du chien, même que je lui ai dit qu’elle allait prendre froid.

— Ensuite ?

— Ensuite, elle est revenue à la maison. J’ai compris qu’elle me demandait du feu dans le salon. Je lui en ai fait. Elle a pris des cigarettes et son livre qu’elle lit toujours.

— Bon. Et puis ?

— Et puis, moi, je ne sais pas. J’étais dans ma cuisine et elle au salon. À quatre heures et demie, elle a sonné.

— C’est vrai ! Son goûter ! Je n’avais rien laissé pour elle !…

— Justement, monsieur ! C’était assez embarrassant ! Elle me parlait bien, mais moi je n’y comprenais rien. Alors, elle m’a emmenée dans la salle à manger, elle a ouvert le buffet, et elle m’a montré qu’il fallait lui donner les gâteaux secs du dessert et le vin rouge de la table.

— Ah ! Ah !…

— Ben, monsieur, je sais bien ce que monsieur pense. Mais j’y pouvais t’y quelque chose, moi ? Ce coup-ci, c’est pas Gilbert qu’il faut accuser. Il était à son jardin ou chez nous. On ne l’a vu que très tard à la cuisine. Alors, monsieur, moi je ne pouvais pas surveiller madame au salon. C’était trop mal poli. Qu’est-ce qui aurait supposé ce qui se passait ? J’étais dans ma cuisine. Je n’ai rien entendu.

La phrase d’Harlingues ne fut qu’un souffle.

— Alors, n’est-ce pas, elle a bu ?…

Les prunelles de Léontine montaient sous ses vieilles paupières tandis qu’elle levait la main au ciel. Gilbert, détourné, tordait sa moustache grise.

La jardinière reprit entre ses dents :

— Monsieur n’a qu’à regarder au salon. J’ai tout laissé comme c’était. Quand j’ai vu ça ce soir avant d’aller me coucher.

Elle ajouta, tout en hochant la tête :

— Et pourtant, quand elle est venue, à sept heures, nous dire qu’elle partait, on n’aurait jamais deviné ça.

Elle se tut. Un silence encore, plein de choses qui dépassaient les paroles.

Gilbert, au bout d’un moment, cessa de tordre sa moustache. Le questionnaire, maintenant, allait changer de bord.

— Alors, comme ça, monsieur n’attendait pas du tout madame à Paris ?

Curieuse, Léontine continua :

— Alors, le coup de la dépêche, c’était pas vrai ?…

Le menton tendu, tous deux attendirent l’histoire.

Harlingues descendit de sa marche. L’humiliation montait à ses lèvres comme un vomissement.

Il prit, du mieux qu’il put, un air dégagé :

— Qu’est-ce que vous voulez. C’est un malentendu, voilà tout. Maintenant, allez vous coucher, mes amis. Je vous demande pardon de vous avoir tant dérangés.

Du geste, il les congédiait.

— Bonsoir, Gilbert, bonsoir Léontine.

Comprenant qu’il ne leur raconterait rien, un peu pincés, ils ouvrirent la porte.

— Alors, bonsoir, monsieur.

Il y avait les grandes cendres de la cheminée et les petites cendres des cigarettes. Il y avait la dépêche d’Alvaro tombée par terre, la méthode sur le canapé, le dictionnaire sur un fauteuil. Et, sur le bord de la table centrale, il y avait l’assiette de gâteaux, un verre sali, la bouteille vidée de vin rouge, le flacon de cognac presque vide aussi.

Sans vouloir obéir à sa déception tragique, refusant de simplement sangloter, Jude examinait ces vestiges un par un, avec l’attention de quelqu’un qui déchiffre un texte difficile.

Depuis qu’il connaissait Mary Backeray, sa vie se passait à interpréter des énigmes. Une dernière fois, cette nuit, il fallait construire des hypothèses. Il n’avait plus pour le guider que des choses inertes, ces bouteilles, ce verre, ces cendres, l’atmosphère de ce salon où elle avait vécu sa journée inexplicable.

Debout au milieu du décor éloquent, les mains dans les poches, le front bas, il ne s’apercevait même pas que la nuit était glacée et qu’il tremblait de froid. La lumière fixe de l’électricité s’ajoutait au silence absolu de trois heures du matin pour accentuer le vide de la maison. Les pièces inhabitées autour et au-dessus de lui, le parc pluvieux enveloppant la maison, le ciel bas courant sur le parc, il sentait physiquement ces vastes isolateurs multiplier son grand abandon.

Sans rien déranger, avec d’étranges précautions, il vint s’asseoir dans le fauteuil, au coin de la cheminée. Il semblait craindre, en touchant à quelque chose, de perdre une chance de reconstituer la vérité.

Les coudes sur les genoux, le menton dans les mains, il s’absorba, toute son intelligence appelée à l’aide.

Elle savait que ce jour serait long à passer. Elle a dormi jusqu’à midi pour gagner du temps. La pluie, qui n’a pas cessé depuis le matin, a joué son rôle dans le drame. Elle ne s’est habillée qu’après avoir déjeuné, ce qui est contre son habitude, parce que s’habiller était une occupation. Elle est allée sous son parapluie s’amuser avec le chien, afin de pouvoir parler à quelqu’un qui la comprenait. La dépêche, qui reculait encore le moment où cesserait l’épreuve, est venue ajouter un élément dangereux à tous les dangers qu’elle courait. Elle s’est installée au coin du feu pour tisonner, employer ses mains désœuvrées. Elle a fumé pour aider ses rêves. Qu’est-ce qu’elle a lu dans les flammes, avec ses yeux hypnotisés sur le bel avenir, quel bonheur à portée de la main a dansé pour elle dans les fantasmagories du feu ? Seule avec l’exaltation de sa joie et ne pouvant la supporter plus longtemps, courageusement elle a voulu concentrer son esprit sur des précisions qui la calmeraient. Elle a pris la méthode. Petite fille bien sage, elle a étudié son français. Étudier le français, c’est encore un pas du côté du bonheur futur. Dans son désir d’avancer plus vite, elle a voulu profiter de ces quelques heures austères pour pousser plus avant le travail quotidien. Elle a cherché, dans le dictionnaire, des mots que la méthode trop lente ne lui enseignait pas assez rapidement. Jusque-là, vaillante, honnête, elle a continué d’être la femme régénérée sur laquelle le mauvais passé n’a plus aucune prise.

Quatre heures et demie.

Ce n’est pas elle qui se souvient, c’est l’animal qui se réveille.

Il réclame péremptoirement son dû. Encore une fatalité. Rien n’a été prévu pour cette heure impérieuse. Le vin rouge et les biscuits donnés par Léontine, c’est toujours de l’honnêteté. Mais le vin rouge n’a pas l’accent du porto de tous les jours. Un seul verre ne suffit pas pour le remplacer. Elle en boit un second. À ce moment, il faudrait sonner pour faire enlever tout. Elle s’ennuie. Sa tête n’en peut plus d’avoir retenu des mots. Il pleut. Une belle promenade avec Flic, dans les bois, la mènerait allégrement jusqu’au dîner. Après le dîner, elle se coucherait tout de suite pour dormir en attendant le cher retour. Elle se remet à tisonner. Sa gorge est sèche. Le vin est là. Personne ne la verra.

Le troisième verre est le commencement du désastre. Le démon endormi s’agite, reconnaît son ancienne fureur. « Encore ! encore !… » demande-t-il. Et la bouteille de vin se vide. La pluie n’existe plus, l’ennui s’est envolé. Dépêchons-nous d’entretenir cet état merveilleux. Dans le buffet de la salle à manger, il y a le flacon de cognac aperçu tantôt en prenant le vin. Clandestine, coupable, à pas de loup elle va chercher la miraculeuse chose. Et maintenant elle ne voit plus rien que la joie détestable de la rechute.

Après ?… Après voici l’horreur, le ressort caché qu’il fallait découvrir. Elle se souvient d’une certaine nuit où, recroquevillée dans les oreillers, son regard fut celui de Desdémone. Elle a peur, ô douleur ! éternel remords ! Elle a peur ! Et c’est parce qu’elle a peur qu’elle décide de s’enfuir, se sachant impardonnable.

Elle pourrait cacher les témoins de sa faute. Pourra-t-elle cacher que son haleine est à l’alcool, son visage pétrifié par l’ivresse ? Pourra-t-elle empêcher son réveil d’être pâteux lorsque l’amant revenu se penchera sur elle ? D’ailleurs, tout lui sera révélé d’une minute à l’autre par les bouteilles vides ou disparues, L’avenir joyeux recule, le bonheur ne danse plus dans les flammes de la cheminée. Il ne reste plus qu’à s’en aller.

Harlingues se leva. Tout n’était pas perdu. Rédalga savait trop comme il l’aimait, et qu’il ne pouvait pas, pour un moment d’égarement, renoncer à elle. Dès le lever du jour, il prendrait le train, il courrait à l’ancien hôtel de Mrs Backeray. C’était là qu’elle s’était réfugiée, sûre d’y être reçue sans difficultés. Obscurément, elle devait compter qu’il viendrait y repêcher l’épave, comme il l’avait fait déjà. Sans rien dire il la prendrait par la main pour la ramener, et leur vie recommencerait. Plus étroitement que jamais il la surveillerait, voilà tout.

Un soupir de soulagement délivra sa poitrine. Il était heureux de pouvoir s’accuser, lui seul.

Car, le vrai coupable, c’était lui.

Sans aucune précaution, oubliant l’essentiel, il était parti comme un enfant. Il fallait poster Léontine à la garde de la convalescente mal guérie. Il fallait cacher les poisons. Il fallait songer au goûter de quatre heures et demie. Il fallait surtout ne pas accepter de dîner à Paris. Ce n’était qu’à genoux qu’il pouvait demander pardon.

Un flot de tendresse souleva son cœur.

— Pauvre chérie ! dit-il tout haut.

Il allait monter se coucher tout de même, et, plein d’espoir, dormir, peut-être.

Pourquoi jeta-t-il encore une fois les yeux autour de lui ?

Sur le guéridon, restés à leur place de tous les jours, il y avait les trois livres de Mary Backeray.

Harlingues allongea la main. Ils avaient toujours été pour lui la chose hermétique et sacrée, le mystère d’une pensée dans laquelle il ne lui était pas permis de pénétrer.

Pour les feuilleter une fois encore, il se rassit.

— Il faudra que je trouve quelqu’un pour me les traduire, à la fin ! Même déformés par la prose, ces vers m’apprendraient sur elle tant de choses que je ne sais pas ! Alvaro n’a pas le temps de faire ce travail. Du reste, je n’oserais pas le lui demander.

Rêveusement, il prit le premier volume qui lui tomba sous les doigts. Il s’ouvrait de lui-même à cette page. Le regard de Jude s’agrandit. The Call.

Il se souvenait…

« Seule devant un petit feu, un soir d’hiver, elle entend les ténèbres l’appeler. Sa maison est chaude autour d’elle, et belle, et peut-être est-ce le bonheur. Mais le bonheur n’est pas fait pour elle. Elle a depuis trop longtemps pris l’habitude de n’être pas heureuse. Derrière les vitres noires, il y a des voix qui l’attirent, et, tout à l’heure, dans le froid et la nuit, elle s’en ira toute seule vers son génie, vers son destin désespéré. »

Phrase après phrase, la vérité si perspicacement trouvée tout à l’heure s’effaçait pour faire place à l’autre vérité, la seule exacte, celle-là qui, peu à peu, figeait dans ses veines tout le sang de Jude Harlingues.

Rédalga ne reviendrait pas. Rédalga resterait introuvable. Vainement il irait demain la chercher dans Paris. Elle était perdue pour lui.

À partir du moment où l’ivresse commence, en même temps que la peur qui, certes, est un facteur néfaste de son acte, — cette peur qui lui en rappelle d’autres — retrouvant son âme vraie dans l’alcool, seul lyrisme de certains poètes, elle redevient celle qui, par un soir de sa vie passée, écrivit ces vers terribles.

L’existence, une fois de plus, l’a ramenée devant le même petit feu, seule, écoutant ses voix l’appeler dans la nuit. Il ne fallait jamais la quitter. Il ne fallait pas la laisser seule devant ce petit feu, le soir, il ne fallait pas lui permettre d’écouter ses voix. Quelques heures de retard ont suffi.

Non, elle n’est pas née pour devenir la muette collaboratrice d’un autre art que le sien, la femme à qui l’on fait l’honneur de l’épouser, la compagne d’une inspiration étrangère.

Elle n’est ni Rédalga, ni lady Mary, ni la girl, ni la chérie. Elle n’est pas Mme Jude Harlingues. Elle est l’auteur de ces trois livres, Mary Backeray, l’exilée, l’abandonnée, dont personne ne soupçonnera jamais le génie, l’Anglaise dévoyée qu’on voit, seule à minuit dans les bars de Paris, scander pour elle-même les vers composés entre deux consommations. Elle est, qui n’écrit plus rien si l’amant la range, l’épouse, l’asservit, le farouche poète de l’indépendance, de l’ironie et de la douleur, la pathétique inspirée à qui son vrai destin dicte ce cri, le seul qu’elle ait le droit de crier jamais : Le bonheur n’est pas fait pour moi.

Monstrueusement, candidement, avec son ingénuité de mâle, il a cru, l’amant, qu’une telle proie se captait comme n’importe quelle femme, et qu’il suffisait à celle-ci d’être amoureuse de lui pour oublier sa sombre poésie, son amer devoir, — sa raison d’être.

Tranquille et fier, sans même s’apercevoir de son attentat, il voulu la sacrifier toute au bonheur, leur cher bonheur si tentant. Mais la solitude et la nuit sont revenues la trouver au coin du tranquille petit feu conjugal, et, frémissante, désespérée, une fois de plus elle les a suivies, elle est partie comme elle était arrivée, sans explication.

Le bruit de la pluie continuait à grignoter l’ombre du dehors.

Assis au coin de l’âtre éteint, l’homme, grelottant, hébété, restait, la bouche ouverte et les yeux morts, à regarder devant lui, dans l’invisible, les débris de sa plus belle statue à jamais détruite.


FIN