Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 177-184).

XXIII

Lautomne feutrée vint prendre possession des allées du parc. La grande pelouse, couverte de feuilles tombées, se tachetait comme une peau de panthère. D’autres chutes jaunes, en se noyant dans l’eau, transformèrent la physionomie du petit lac. Partout, les branchages à demi déshabillés commencèrent à révéler l’architecture noire des arbres. Un bleu plus doux traînait en haut, un soleil plus léger allumait par places des pourpres rouges et violettes.

Octobre !

Les cheveux de Rédalga, pareils à la saison, rutilaient de la même façon que les bois couleurs d’incendie.

Cette torche vivante se promenait parmi les ors multiples de la nature en décomposition. Parfois, une idée passait. Rédalga revenait vers son amant toujours penché sur son marbre, pour lui montrer le collier rouge de grains de sorbier ou la couronne de grappes noires de sureau dont elle s’était ornée.

Il voyait venir à lui, du fond de l’automne flammée, cette bacchante silencieuse dont la chevelure coiffée de luisantes baies copiait tous les tons des feuillages défunts.

— Oh ! que tu es belle ! s’écriait-il, enthousiasmé par la poésie de cette apparition.

Elle repartait heureuse. Et, de loin, il la suivait longtemps des yeux.

Les mauvais rêves étaient passés.

Il n’y avait plus d’heures dangereuses au cours des journées. Calmée et douce, elle vivait à côté de lui, tendrement, sans jamais le gêner dans son travail, ne demandant rien, ne semblant désirer que ce qu’il lui donnait.

Ses nervosités morbides complètement disparues la laissaient plus belle et comme rajeunie.

Levés moins tard que les premiers temps de leur séjour, ils descendaient dans le parc vers dix heures. Jude empoignait sa gouge, sa rondelle ou sa râpe et reprenait le modèle de sa fontaine ; enfin sortie des limbes. C’était le moment, pour Rédalga, des grands jeux avec le chien. À travers le parc, tout en entraînant la lourde bête grise, elle allait à la découverte de l’automne.

Lente et tragique Fête-Dieu, l’universelle effeuillaison est plus riche en surprises que même le printemps. La Mary Backeray du passé, enfance initiée aux secrets de la campagne, le savait mieux que personne. Elle cherchait parmi les jonchées du sous-bois et trouvait la petite feuille rouie dont les bruns et les ocres mêlés de vert vif imitent les plus beaux cuirs de Cordoue. Du même geste qu’elle montrait ses couronnes et ses colliers, elle se dépêchait d’apporter sa trouvaille pour la faire admirer.

D’autre fois, c’était un bel éventail de lumière fait d’une feuille de marronnier, intacte et palmée, tombée du haut de l’arbre en perdition, ou bien, dans l’assassinat général de la végétation, une branche plus ensanglantée que d’autres.

Ainsi se passait la matinée, et, sitôt le déjeuner fini, pendant qu’Harlingues continuait à fouiller son groupe, elle venait s’asseoir près de lui, studieuse, absorbée dans sa chère méthode, jamais abandonnée depuis la première leçon.

Elle avait depuis longtemps dépassé Jude. Souvent elle lui disait de petites phrases françaises qui, toujours, le faisaient tressaillir d’étonnement et de plaisir.

Il augurait que bientôt il commencerait vraiment à parler avec elle, Cette idée ouvrait dans l’avenir un grand paradis. Alors ils pourraient tous deux se raconter l’un à l’autre. Ce qui, pour les autres, fait partie des commencements n’était pour eux qu’un projet encore fort lointain. Que de richesses leur étaient réservées encore ! Que de zones de mystère !

À d’autres instants, quand sa compagne apportait dans l’herbe la corbeille où, maintenant, elle rangeait ses divers ouvrages de couture, quand elle se plongeait dans des calculs pour la transformation de cette vieille jupe ou le rajeunissement de son corsage du soir, les rêveries d’Harlingues prenaient une forme singulièrement précise.

— Après tout, se disait-il, pourquoi pas ? Il me semble que je t’aimerais encore plus si nous étions mariés.

Hypocritement, il eût souhaité des conversations autour de sa nouvelle idée. Mais, en cherchant dans les nouveautés apprises depuis qu’ils étudiaient, il ne trouvait jamais que des choses dans le genre de : « Avez-vous le canif ?… » « Non, mais mon frère a le crayon. »

Alors il disait à brûle-pourpoint :

Are you divorced ? (Êtes-vous divorcée ?).

Et, fière de son français, Rédalga répondait :

— Oui, je suis.

Le soir qui tombait tôt les ramenait à la maison. Depuis quelque temps ils faisaient du feu dans le salon. La façon dont Mary Backeray tisonnait montrait sa lointaine expérience des cheminées campagnardes où croulent les bûches de la mauvaise saison. Songeuse, la bouche hermétique et les yeux visionnaires, elle s’absorbait à contempler les flammes.

— Travaillons !… réclamait Jude.

Car c’était le seul moment de la journée où il pût ouvrir à son tour la méthode. La séance de prononciation commençait, avec ses gaîtés et ses difficultés. Ou bien, quelquefois, au crépuscule, ils s’en allaient à Paris, faisaient une ou deux courses, restaient même à diner dans quelque modeste restaurant, toujours ravis de rentrer et de reprendre leur vie recluse à Bellevue.

Quand Rédalga fit recouper ses cheveux, quand elle acheta ce chandail et ce cache-nez roux choisis par Jude, il fut surpris de voir avec quelle obstination elle refusait qu’il payât. Il en fut également peiné, peut-être. Cependant cette délicatesse ne lui déplaisait pas, qui rejetait si loin les vols de cigarettes et de vin de la vilaine période.

Ils eussent aimé, les jours qu’ils prenaient le train, aller voir Alvaro dans son hôtel. Mais Alvaro voyageait.

— Tant mieux, après tout !… pensait Harlingues. Quand il reviendra sa fontaine sera finie ou presque. Il aura la surprise de l’ensemble.

Mais un nuage passait alors sur son front. La fontaine terminée, il faudrait quitter Bellevue. Vivre séparés ?… Ce n’était plus possible. Une seule solution s’imposait décidément : épouser Mary Backeray.

— Il n’y a encore qu’Alvaro qui pourra m’arranger ça. Les histoires de consulats, ce n’est pas mon affaire. Dès qu’il va revenir, il faut que je le prenne à part pour lui en parler.

Ce retour s’accompagna d’une charmante fête.

Ayant annoncé sa visite, le Portugais appris par un mot que sa fontaine se terminait. Il préféra remettre cette visite. Il voulait, en même temps qu’il aurait la surprise de la fontaine, l’inaugurer par un dîner et quelque cérémonie. « Pour nous trois seulement, écrivit-il. J’enverrai la veille un artificier pour préparer des feux de Bengale et des eaux lumineuses. Ne m’avertis, maintenant que lorsque le terrain sera nettoyé, les fleurs en place, et l’eau tombant dans le bassin. »

La première quinzaine de novembre y passa tout entière. Samadel et Krikri vinrent aider aux aménagements derniers. Les ouvriers envahirent. Les conduites d’eau prirent plus de temps que tout le reste.

Ensuite Gilbert, avec ses aides-jardiniers, aplanit les tranchées de la tuyauterie et disposa les massifs.

Novembre. On ne pouvait plus planter que des chrysanthèmes. Harlingues et son amie allèrent en choisir l’espèce et les couleurs chez l’horticulteur.

À mesure que le chantier se nivelait autour de la fontaine, ses proportions si bien calculées par le génie du sculpteur s’affirmaient dans leur justesse exquise. Et quand, échevelés, énormes, les magnifiques chrysanthèmes s’ébouriffèrent aux deux côtés du petit bassin, on eût cru que le parc tout entier avait été dessiné pour ce marbre dont la blancheur reculait ses limites, précisait son style.

L’arrivée d’Alvaro, couronnement de trois mois de travail haletant, prenait, dans son propre domaine, le caractère d’une solennité. Les gardiens s’étaient endimanchés. Harlingues avait mis son plus beau complet. Rédalga son chandail et son cache-nez neufs. Un mince coup de soleil réchauffait le parc humide où les destructions de l’automne s’en allaient en pourriture.

Tout le monde guetta le visage de l’arrivant, sa première exclamation.

— Oh ! quelle merveille !

Alors, autour du petit chef-d’œuvre, se déroula la guirlande des paroles. Harlingues avait sa tête de côté, Rédalga battait des mains. Comme à l’atelier devant l’ébauche, Alvaro voulut embrasser son ami.

La nuit tombait qu’ils étaient encore là tous trois à écouter le chant d’oiseau du filet d’eau versée tranquillement et pour toujours dans le bassin de marbre.

— Viens, maintenant, voir quelque chose dans le garage, dit Jude.

C’était le moulage de plâtre réduit la veille en miettes par Samadel. Une larme alluma les petits yeux en grains de café.

— Et dire que tu te faisais scrupule d’habiter chez moi, mon grand ! Jamais je ne pourrai reconnaître ce que tu me donnes !

— Nous avons été si heureux, ici… fit mélancoliquement le sculpteur.

— Mais j’espère que vous y serez encore heureux longtemps ! Ce n’est pas parce que la fontaine est finie que vous allez partir, je pense ? Si tu aimes ma maison, restes-y tant qu’il te plaira, tout l’hiver et tout le printemps si tu veux. C’est un honneur pour moi que de t’y héberger, tu le sais !

— Oh ! Alvaro !…

Le soupir délivré de Jude remplaça tout ce qu’il ne dit pas.

Alvaro fut indigné :

— Alors tu pensais que la porte allait se refermer comme ça du jour au lendemain ? Et d’abord, continua-t-il avec sa pénétration coutumière, comment t’arrangerais-tu maintenant, à Paris ?

— Je voulais justement te dire deux mots à ce sujet, Alvaro. Je t’en parlerai tout à l’heure.

Il leur fallut enfin rentrer à la maison. Alvaro, prié de jouer, s’assit au piano. Puis, il revint causer autour du feu. Les cigarettes s’allumèrent.

Et, quand Rédalga monta se préparer pour le dîner :

— Puisque lady Mary n’est plus là, cher, dépêche-toi de me mettre au courant. Du reste, je crois que je devine.

Et longuement, Harlingues parla des projets encore ignorés de sa compagne.

— Tu as raison. Tu ne trouveras jamais une femme comme elle. C’est une grande artiste, je puis te l’affirmer. Tu verras, quand vous pourrez échanger vos idées ! Mais allons au plus pressé. Tâche de venir un jour seul à Paris. Nous nous débrouillerons ensemble pour les papiers. Moi je vais habilement la questionner à table, sans en avoir l’air, tu n’en doutes pas…

Ils avaient dîné au champagne, grande exception enfin accordée par Harlingues sur l’insistance de son ami.

— Le champagne, c’est à peine de l’alcool. D’ailleurs, je te promets qu’il n’y aura ni vins ni liqueurs.

Et ce fut devant le premier feu de Bengale. Ils étaient peut-être un peu gris tous les trois.

— Regarde ! Regarde ! criait Alvaro. Que c’est beau, cher ! Tu es le plus grand sculpteur de notre époque !

Emmitouflée et silencieuse, Rédalga tout à coup parla. Sa lente phrase en français surprit autant Harlingues qu’Alvaro. Solennellement, elle prononça :

— Moi, je pourrais avoir fait ici une livre de poèmes aussi belle que votre statioue…

Alvaro comprit peut-être, lui, tout le tragique de ces paroles. Mais, emporté par le lyrisme de cette grande heure, Harlingues saisit son amie aux épaules avec un rire de triomphe.

— Va, répondit-il, ma plus belle statue, girl adorée, c’est toi !