Récits et portraits du Congrès de Berlin/02

Récits et portraits du Congrès de Berlin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 52-87).
SOUVENIRS D’UN DIPLOMATE

RÉCITS ET PORTRAITS DU CONGRÈS DE BERLIN

II[1]
LES SÉANCES ET LE TRAITÉ


I

Les premiers plénipotentiaires anglais et russes étaient assurément, avec le prince de Bismarck, les personnages les plus en vue à la table du Congrès, parce que, sans cesse, ils croisaient le fer, et aussi parce que chacun d’eux occupait de longue date un rang supérieur parmi les hommes du temps.

La littérature et la politique avaient également illustré M. Disraeli : élevé depuis peu à la pairie sous le titre de comte de Beaconsfield, écrivain et orateur célèbre, chef de parti, il arrivait à Berlin, entouré du double prestige de sa renommée et de sa situation de premier ministre. Sa figure, très belle autrefois, maintenant jaune et ridée, gardait encore ses lignes régulières et un caractère intense de finesse et de volonté. C’était un grand vieillard maigre et légèrement voûté, dont les traits un peu bombés, les cheveux longs et bouclés, la barbiche pointue rappelaient l’ineffaçable type sémite : sa physionomie n’en était pas moins très anglaise, et elle eût même paru trop flegmatique si la vivacité intermittente de son regard et la courbe railleuse de ses lèvres n’eussent attesté la vigueur de sa pensée toujours jeune et active. Les années et les fatigues de sa noble et laborieuse existence avaient alourdi son attitude : il ne s’avançait qu’appuyé, d’un côté, sur une canne, et, de l’autre, sur le bras d’un secrétaire : mais il recevait les hommages de tous avec la dignité de l’homme du monde investi d’un grand pouvoir. Loin de plier sous le fardeau, il travaillait sans relâche, vivait à Berlin dans une retraite studieuse, et assistait à toutes les séances : « et par-dessus tout cela, me disait-il un jour en souriant, j’ai en même temps à gouverner l’Angleterre. » Il eût pu ajouter, — je l’ai su depuis, — qu’il consacrait encore quelques instans de loisir aux lettres et aux fictions qui lui étaient chères. On retrouvait toujours en lui l’artiste sous l’homme d’Etat, et l’imagination ne perdait jamais ses droits. Plus d’un passage de ses livres est en quelque sorte le commentaire anticipé de sa conduite parlementaire, de son « impérialisme » grandiose, de sa diplomatie entreprenante : et, sans insister là-dessus, je rappellerai que la mainmise sur Chypre, accomplie à l’époque du Congrès par lord Beaconsfield, avait été pressentie et indiquée jadis, comme nécessaire, dans le roman de Tancrède par Benjamin Disraeli.

Ses discours, eux aussi, étaient à la fois les œuvres d’un maître de l’art et d’un chef de gouvernement. Deux ou trois fois seulement, il a pris la parole au palais Radziwill, — en anglais contrairement à l’usage diplomatique, — et, sur-le-champ, il a dominé l’attention de ses collègues. L’effet de son éloquence était d’autant plus saisissant qu’il demeurait ordinairement impassible dans son fauteuil et ne se mêlait que fort rarement aux échanges d’idées et aux dialogues. Le protocole n’a pu reproduire que le sens de ses harangues, remarquables surtout par l’accent et le style : mais on sentait vibrer dans ce beau langage, un peu aventuré parfois, la volonté et les ambitions d’un grand peuple, la conviction d’une âme passionnée et sévère. Il parlait debout, sans regarder personne, les yeux tantôt fixés au loin, tantôt baissés et concentrés dans une contemplation intérieure. Ses périodes se succédaient rythmées et sonores, calmes ou véhémentes selon la marche du discours, hardiment prononcées, et sa fière dialectique se produisait avec une énergie et un éclat dont l’auditoire subissait visiblement l’ascendant esthétique et l’irrécusable autorité. Cependant, comme la plupart des grands artistes, il n’était dans la vie ordinaire ni imposant ni morose et ne s’entourait d’aucun appareil : ses manières étaient simples, ses entretiens, autant que j’en ai pu juger, affables et bienveillans. Il ne manifestait aucune vanité ; tout ensemble souriant et réservé, il ne cherchait pas à paraître, se maintenait en dehors des polémiques quotidiennes et ne se préoccupait évidemment que de l’aspect général et des grandes lignes des choses. Il pouvait d’ailleurs sans crainte abandonner le rôle le plus actif à son habile et savant collègue, le chef du Foreign Office, lord Salisbury.

Celui-ci, qui depuis, et pendant si longtemps, a dirigé les affaires de son pays, était un de ces grands seigneurs de gouvernement dont les mérites personnels et la situation sociale apportent un si utile concours à la puissance de l’Angleterre. On sait avec quelle souplesse et quelle ténacité il a su plus tard adapter le torysme traditionnel aux conditions modernes de la société parlementaire anglaise, et appliquer, suivant les circonstances, en disciple indépendant mais fidèle, les doctrines de son illustre prédécesseur. En ce moment, il passait à bon droit pour un ministre spécialement expert dans les questions orientales : je l’avais vu, l’année précédente, à la conférence de Constantinople, déployer une compétence et une érudition de premier ordre. Toutefois, sa physionomie pensive, sa noble figure, son vaste front chauve, sa barbe majestueuse, sa douce parole donnaient plutôt l’idée d’un philosophe rêveur que d’un homme d’Etat résolu : son intervention prenait même parfois un aspect humanitaire. Son âme en effet était fort élevée et religieuse, mais sa politique, colorée ainsi d’une nuance sentimentale, n’en demeurait pas moins exclusive et obstinée. Il devenait pathétique ou restait froid selon le point de vue de son gouvernement, et sa ferveur civilisatrice ou ses sympathies pour les opprimés étaient toujours subordonnées à l’intérêt britannique qui en réglait la température. Ses collègues ne s’y méprenaient point ; j’ai remarqué un jour leur vague sourire lorsque, à propos d’une tribu dont il savait à peine le nom, mais qu’il voulait soustraire à l’influence russe, il en décrivait les prétendues souffrances avec autant d’émotion que s’il se fût agi d’une nation en deuil. En revanche, il replaçait sans sourciller nombre de populations chrétiennes, et notamment la Macédoine et la moitié de la Bulgarie, sous le sceptre du Sultan. Je remarquais aussi le changement de sa voix lorsqu’il n’entendait point transiger, et il avait une façon péremptoire de dire : « C’est de la part de l’Angleterre, » qui indiquait la volonté irréductible d’un ministre dogmatique et hautain. On le regardait avec raison comme le tacticien de la mission anglaise : toujours prêt à l’attaque et à la défense, parlant avec abondance et beaucoup d’esprit un français assez incorrect, il suivait toutes les discussions dans les moindres détails, et tantôt ondoyant, tantôt inflexible, soutenait les escarmouches et les batailles en soldat infatigable. Tout en marquant à lord Beaconsfield la plus haute déférence, il agissait en ministre associé aux responsabilités du pouvoir et à la direction d’un parti.

C’est à ce titre qu’il entretenait avec M. de Bismarck et le comte Andrassy les relations intimes qui avaient préparé le Congrès, et même prenait l’initiative des mesures concertées entre les Cabinets de Londres, de Berlin et de Vienne. Ce fut lui qui proposa le système des deux Bulgaries et le mode d’administration de la Bosnie-Herzégovine. En dehors des négociations officielles, il avait le privilège des conversations délicates et insinuantes et des suggestions confidentielles qu’il jugeait opportunes. Je n’ai rien à dire de ces conférences, mais je dois rappeler, simplement d’après notre Livre Jaune, son dialogue avec M. Waddington au sujet de Tunis. Je ne sais pourquoi il a essayé plus tard d’en atténuer la portée, car il était pleinement dans son droit en cherchant à nous distraire de l’Egypte et du traité de Chypre par la perspective flatteuse d’une acquisition facile : son langage exprimait en ceci, comme toujours, la pensée de son gouvernement : « Faites là, disait-il, ce que vous jugerez convenable, et l’Angleterre acceptera vos décisions. » Je ne cite au surplus ce texte si clair que pour mieux faire voir combien, dans toutes les affaires capitales ou accessoires, lord Salisbury, sous le pavillon du premier ministre, exerçait dès lors librement son action sur l’ensemble des questions soumises ou non au Congrès et qui intéressaient de près ou de loin les combinaisons britanniques.

La représentation anglaise était heureusement complétée par le troisième plénipotentiaire, lord Odo Russell, ambassadeur à Berlin. Cet homme d’esprit, dégagé de préventions et de système, agréablement optimiste, avait des allures familières et enjouées : il parlait peu en séance, mais beaucoup au dehors, et quand l’austérité de lord Beaconsfield et les manèges de lord Salisbury inspiraient quelque souci, la vivacité réconfortante de ses appréciations, leur forme originale et parfois plaisante, préparaient une impression meilleure. Il devait aussi, en grande partie, son succès personnel à ses réceptions brillantes dont lady Russell faisait gracieusement les honneurs et à ses relations anciennes avec le chancelier et la haute société de Berlin.

La Russie, menacée directement par la coalition momentanée des Cours anglaise, allemande et austro-hongroise, et qui entendait disputer le terrain pied à pied, avait voulu donner à sa mission les plus solides ressources et le plus grand prestige. Elle avait donc envoyé le prince Gortchakof, chancelier de l’Empire depuis vingt-cinq ans, célèbre à juste titre dans le monde diplomatique, et le comte Schouvalof, qui passait pour être en ce moment le confident particulier du Tsar. Ces deux personnages étaient assistés par l’ambassadeur de Russie en Allemagne, M. d’Oubril, et de plus par un nombreux personnel de conseillers éprouvés.

Tout infirme qu’il fût et octogénaire, le prince Gortchakof avait bravé la fatigue d’un long voyage et la perspective d’une lutte opiniâtre pour défendre jusqu’à sa dernière heure la cause de son souverain et de son pays. Et il la servait en effet avec autant d’expérience que de courage, aidé aussi par les sentimens qu’inspiraient son âge et son rang. J’ai encore sous les yeux l’attitude correcte de son corps un peu courbé, mais actif, sa figure mobile et fine entièrement rasée, son regard brillant sous ses lunettes, ses lèvres minces, sa physionomie avenante et sa distinction exquise, qui lui donnait l’air d’un vieil homme d’État du XVIIIe siècle. Il en avait les grâces artificielles et le style élégant, peut-être les préjugés, mais nul ne connaissait mieux ce qu’il en fallait prendre et laisser, les rouages de la politique ancienne ou moderne, les vues des diverses Cours, le monde slave et européen.

Je ne dirai pas qu’il fût alors tout à fait le même que dans les longues années où, associé à toutes les pensées du règne, il les servait si bien par son art raffiné, ses réserves et ses audaces, ses neutralités équivoques et sa rhétorique subtile : mais il avait gardé la sagacité pénétrante, la volonté tenace et l’ardeur d’autrefois. Cette ardeur était devenue un peu acrimonieuse, presque fébrile, et quelques-uns la lui reprochaient volontiers. Le prince de Bismarck, qui ne passait rien à son rival, raillait souvent une nervosité qu’il qualifiait en riant de « colère sénile » ou de « caprices de vieille femme. » Termes excessifs sans doute, mais le prince Gortchakof paraissait parfois impatient et agité : il lui arriva même de jeter dans un mouvement d’humeur son couteau à papier au milieu de la table, et, en général, il marquait son mécontentement avec une certaine aigreur qui étonnait, sans l’inquiéter, une assemblée très calme et circonspecte. Ceux-ci attribuaient ces susceptibilités à la tristesse patriotique d’un ministre déçu dans ses espérances ; ceux-là, moins bienveillans, prétendaient que son amour-propre était froissé par le triomphe éclatant du prince de Bismarck et surtout par la confiance dont l’empereur Alexandre honorait le comte Schouvalof. Sur ces divers points, je crois qu’on ne se trompait pas : il souffrait évidemment d’entendre contester tous les jours et de voir sensiblement restreindre les avantages obtenus : il avait de plus d’anciennes rancunes envers son collègue allemand ; enfin, comme il était accoutumé à la faveur exclusive de son maître, la situation du comte Schouvalof à Pétersbourg ne pouvait que lui déplaire.

Celui-ci, aide de camp général du Tsar, était persona grata à Berlin. Il réunissait en effet un ensemble de qualités séduisantes et solides ; grand et de belle tournure, avec des traits fort nobles, l’air jeune, bien qu’il eût la moustache blanche et effleurât la soixantaine, il avait les plus élégantes et aimables manières qu’on pût voir. En outre, diplomate avisé et, sinon fort instruit, du moins très au courant des affaires, et expert dans l’art de les présenter, il les discutait avec une élocution facile et une attrayante dextérité. Tout en défendant énergiquement sa cause et ne consentant que les sacrifices nécessaires, il recherchait et accueillait gracieusement les élémens de transaction, soit par esprit conciliant, soit, plus vraisemblablement, en vertu de directions supérieures. Il faisait, comme on dit toujours, bon visage à mauvais jeu, facilitait le travail commun par des accommodemens et des euphémismes, et savait donner à ses concessions l’apparence d’une condescendance amicale à l’opinion de l’assemblée. Sa conduite déroutait parfois le prince Gortchakof qui cependant n’osait pas la contredire, soupçonnant peut-être quelque secret désir du Tsar, mais en ressentait un dépit que devinait et savourait le chancelier allemand. La gracieuse bonne volonté du comte Schouvalof s’étendait même à la rédaction des protocoles : un matin où, contre son habitude, il m’avait envoyé, écrit de sa main, l’un de ses discours que de mon côté j’avais déjà résumé d’après mes notes, j’allai lui lire mon texte, et il ne me répondit qu’en déchirant son autographe.

En revanche, il ne dédaignait pas les succès oratoires et il avait le don des paroles émues et vibrantes. Je rappellerai seulement ici une séance où, à la fin d’un débat consacré à de tout autres objets, il prit la parole d’un air attendri, et, faisant appel à des sentimens communs à tous ses auditeurs, à leur admiration pour une lutte héroïque, proposa de transformer la passe de Chipka en un « glorieux cimetière » à jamais neutralisé. C’était, en réalité, traiter une question stratégique ; mais l’orateur avait enveloppé sa pensée de considérations si désintéressées et si touchantes, et se défendait si bien d’avoir en vue autre chose que le respect des sépultures, que l’opposition du plénipotentiaire ottoman parut d’abord presque inconvenante. L’assemblée, entraînée à demi par ce beau langage, eut besoin de se reprendre et de réfléchir pour se borner à une manifestation sympathique, tout en laissant dans le vague la réalisation d’un projet présenté avec tant d’art et d’éloquence.

À côté de lui, M. d’Oubril était un conseiller très fin et judicieux qui a eu plus d’influence qu’on ne le supposait sur l’harmonie et la tactique de la mission russe. Court et replet, d’humeur enjouée et bon vivant, mais instruit par une longue carrière, il manœuvrait avec beaucoup de tact entre le chancelier du Tsar et le comte Schouvalof, et plaisait à l’un comme à l’autre par sa déférence circonspecte et ses avertissemens discrets. Il était de plus fort agréable au personnel du Congrès qui trouvait chez lui une table justement renommée, le whist traditionnel et la libre causerie d’un cercle.

Outre ces trois représentans officiels, le Cabinet de Saint-Pétersbourg avait délégué à Berlin, sans l’accréditer au Congrès, le principal collaborateur du prince Gortchakof, le baron Jomini. Cet homme éminent, et qui n’a jamais donné toute sa mesure, ayant toujours vécu dans l’ombre un peu absorbante du premier ministre, attirait et retenait autour de lui les plus graves esprits. Je n’ai jamais oublié sa figure de penseur sévère, l’expression profonde de son sourire, ses yeux voilés où passaient de rapides lueurs, l’autorité de sa parole instructive et captivante. On regrettait qu’il ne fit point partie de l’assemblée, et certes il était digne de cet honneur.


II

J’ai dit plus haut qu’après la première réunion où l’antagonisme de la Russie et de l’Angleterre s’était manifesté avec une vivacité inquiétante, les plénipotentiaires avaient jugé nécessaire de se donner quelque temps pour prévenir, en prenant contact les uns avec les autres, des malentendus fâcheux et des disputes inutiles. Bien que les grandes résolutions fussent prévues, il subsistait encore trop de litiges épineux pour qu’on pût négliger ces pourparlers de salon qui sont l’une des meilleures ressources de la diplomatie. Ils profitèrent donc de ces quelques jours d’intervalle pour se connaître, étudier leurs dispositions respectives, et démêler, en causant, les élémens d’entente des opinions irréductibles. Ce travail s’est accompli plus vite qu’on n’eût pu l’espérer de tant de caractères divers : non pas, comme on le verra plus loin, qu’il ait fait disparaître d’inévitables divergences, mais cette période de réflexions calmes et de relations personnelles a sensiblement rapproché ces négociateurs venus de tant de pays différens, et a contribué à maintenir sur un ton généralement affable les discussions complexes et l’expression des idées contraires.

Je n’ai pas à retracer ici la longue série des délibérations, et je m’en réfère sur ce point aux protocoles qu’en nos temps de publicité j’ai dû rédiger avec beaucoup plus de détails qu’on ne le faisait autrefois. Je chercherai seulement, dans cette étude, à mettre plus en lumière les principales scènes et à en préciser le sens et la physionomie d’après les indications que j’ai recueillies alors, et surtout d’après l’impression que j’ai gardée des incidens dont j’ai vu de si près les acteurs.

Ce fut le 22 juin que le Congrès aborda la plus grosse difficulté, le problème bulgare. Il devait en effet commencer par-là : c’était le nœud de l’affaire : mais on vit sur-le-champ qu’on se faisait quelque illusion sur la maturité de la question, et que, malgré les entretiens intimes, le diapason n’était pas fixé. Les représentans de l’Angleterre notamment et ceux de la Russie n’interprétaient pas de même la transaction à intervenir. Depuis longtemps, il est vrai, les Puissances avaient décidé en principe la dislocation de la Grande Bulgarie de San Stefano qui, s’étendant du Danube à la mer Egée, englobant la Macédoine, séparant Constantinople des provinces occidentales, la Thessalie, l’Épire et l’Albanie, réduisait l’empire turc à l’état fragmentaire : on savait que l’Angleterre s’était entendue avec l’Allemagne et l’Autriche pour une répartition de ce vaste territoire en trois parts, et proposerait : 1° la création d’une principauté bulgare, 2° la formation d’une province ottomane pourvue d’institutions libérales et d’un gouvernement chrétien ; 3° la restitution de la Macédoine à la Porte. Mais comme ce projet, accepté d’avance dans ses grandes lignes par la Russie, représentait néanmoins pour elle un douloureux sacrifice, on désirait qu’il lui fût soumis sous une forme et avec des commentaires amiables. Le Congrès fut donc surpris d’entendre lord Salisbury, après avoir nettement déclaré inadmissibles les clauses de San Stefano, présenter la combinaison nouvelle comme une concession bienveillante faite au Cabinet de Saint-Pétersbourg « pour ne pas anéantir entièrement les résultats de la guerre. » Ces paroles, presque ironiques, et qui, en tout cas, accentuaient l’échec de la Russie, ne pouvaient manquer de provoquer les susceptibilités de ses plénipotentiaires. Le comte Schouvalof déclara aussitôt qu’il ne saurait « les accepter » et que son gouvernement « était venu au Congrès pour coordonner le traité de San Stefano avec les intérêts généraux de l’Europe » et non pas, assurément, pour « anéantir le résultat de ses victoires. » L’assemblée était agitée et mécontente : le comte Schouvalof très hautain, lord Salisbury embarrassé de l’incident : il fallut que le Président fît appel à un examen ultérieur de la question, et les plénipotentiaires anglais, comprenant qu’ils s’étaient fourvoyés, demandèrent l’ajournement du débat. Ce fut seulement cinq jours après, et à la suite de plusieurs conférences en tête à tête, que les adversaires parvinrent à se mettre d’accord.

Le Congrès en accueillit la nouvelle avec joie, mais le projet eut alors à subir une autre opposition, qui, pour être moins grave au fond, aurait pu cependant, en droit, motiver un examen non moins étendu ; car enfin si les grandes Puissances avaient concilié leurs différends, la Turquie dont on réglait le sort avait bien aussi ses objections à faire entendre. Carathéodory-Pacha les présenta très énergiquement, dans le style le plus clair, mais l’assemblée n’était à cet égard aucunement inquiète, sachant que la Turquie serait toujours obligée d’accepter ses décisions quelles qu’elles fussent. Aussi l’orateur ne fut-il écouté qu’avec indifférence, et il faut avouer qu’en invoquant, comme il le devait d’ailleurs pour justifier son argumentation, la prospérité des pays bulgares et la fidélité des populations égarées par les excitations étrangères, il avait peu de chances de persuader ses auditeurs. J’observais le sourire des uns et l’impatience des autres, surtout l’irritation du Président qui considérait tout ce plaidoyer comme un hors-d’œuvre fatigant. Il ne pouvait décemment l’interrompre, mais, dès que Carathéodory eut achevé, il ne put se contenir, et riposta rudement comme si celui-ci eût excédé la mesure : il lui déclara qu’il n’était point de son intérêt « de ralentir les travaux du Congrès et de créer des difficultés, » et cette semonce, assez étrangement adressée à un collègue qui faisait son devoir, fut la conclusion du débat bulgare.

En présence de cette attitude intolérante, les plénipotentiaires ottomans ne pouvaient insister davantage, car l’assemblée, elle aussi, jugeait inutile de les entendre. Elle prétendait en toute circonstance décider souverainement les affaires ottomanes sans examiner attentivement les réclamations de la Porte. Une procédure plus développée n’eût pas sans doute modifié ses résolutions, mais il est permis de penser qu’en allant un peu moins vite, en ménageant mieux l’amour-propre de la Turquie, en lui montrant une bienveillance sincère ou feinte, et quelque égard pour ses résistances et ses réserves, on n’eût pas compromis le résultat final. En faisant mieux valoir auprès d’elle les compensations qui lui étaient données, on eût adouci tout au moins les âpres ressentimens et les défiances qu’il n’était pas bien prudent, on l’a vu depuis, d’accroître et d’aigrir encore. On pouvait prévoir en effet qu’elle serait d’autant plus disposée à éluder les clauses du traité qu’elle aurait été plutôt admise à les subir qu’à les discuter.

Quoi qu’il en soit, le Congrès ayant ainsi arrêté, conformément à la motion de lord Salisbury l’organisation territoriale substituée à celle de San Stefano, détermina rapidement la constitution de la Principauté bulgare et de la Roumélie orientale ; les pouvoirs administratifs et militaires du prince et du Sultan dans l’une et l’autre province ; et, tout en construisant cette œuvre qui devait être, on le sait, assez peu durable, montra beaucoup de sagesse en préservant les traités commerciaux et la liberté des cultes. Toutes ces décisions furent prises paisiblement et à l’unanimité. Mais bien que la solution pacifique de la question bulgare ne fût plus douteuse, lord Salisbury et le comte Schouvalof n’avaient pas encore déposé les armes et se livrèrent deux batailles d’arrière-garde : l’une, presque inévitable, à propos de l’occupation russe et de sa durée ; l’autre, provoquée par le ministre anglais, à vrai dire assez inutilement, au sujet de l’élection du prince. Une transaction, suggérée par M. de Saint-Vallier, mit fin à la première : la Russie réclamait un délai de deux ans pour retirer ses troupes, et ne consentit qu’avec peine à réduire son séjour dans la Principauté à neuf mois, et à six mois en Roumélie. Le comte Schouvalof soutint la lutte avec persistance et ne céda qu’à la dernière extrémité, en l’absence du prince Gortchakof que cette exigence anglaise eût certainement exaspéré. Quant à l’élection du prince de Bulgarie, qui devait être, de l’avis de tout le monde, faite par les populations, puis confirmée par la Porte « avec l’assentiment des Puissances, » il fallait être aussi ombrageux que lord Salisbury pour élever là-dessus une objection subtile. Le Congrès ne s’y attendait pas, et il y eut autour de la table un mouvement de lassitude lorsque le chef du Foreign-Office, s’espaçant en précautions oratoires et en phrases onctueuses, épilogua sur l’adhésion réservée aux Puissances, sur leurs divergences éventuelles, et demanda, — visant évidemment une obstruction russe, — que la simple majorité emportât cet assentiment. On vit alors combien il est facile d’éveiller les soupçons d’une assemblée : ces mêmes plénipotentiaires qui n’avaient écouté d’abord qu’avec ennui les insinuations anglaises furent amenés, peu à peu, à s’en préoccuper au cours d’un débat prolongé. Vainement le Président affectait-il de regarder cette discussion comme purement « académique, » l’incident ne prit fin qu’à la suite d’un discours du comte Schouvalof qui dut protester solennellement « que la Bulgarie ne deviendrait jamais une annexe russe. » Personne alors n’insista plus, mais lord Salisbury, en définitive, n’avait pas perdu son temps.

Ici se place un intéressant épisode. J’ai dit que le prince Gortchakof n’assistait point aux dernières séances consacrées à la Bulgarie : peut-être sa santé exigeait-elle quelques jours de repos, peut-être prévoyant les complaisances finales de son collègue, n’avait-il point voulu s’associer à des résolutions qui détruisaient en partie l’œuvre de sa politique. Mais enfin, et quel que fût son dépit, il ne pouvait plus longtemps rester dans l’ombre et paraître, par son abstention, blâmer une condescendance évidemment consentie par le Tsar. Il lui importait aussi de ne pas abandonner davantage le principal rôle à son collègue et de maintenir son rang et ses prérogatives. Sa rentrée en scène était donc nécessaire, mais un peu délicate. Il se tira de la difficulté en maître de l’art. Après avoir accueilli gracieusement les félicitations qu’on s’empressait de lui adresser sur son rétablissement, avec un air de dignité parfaitement conforme d’ailleurs à sa situation dans les conseils de son souverain, il prit la parole et prononça une allocution très pacifique et très pondérée, s’exprimant de haut, avec une lenteur majestueuse, en chef de gouvernement qui approuve un collaborateur, qui lui a laissé l’initiative en son absence, et qui lui donne spontanément la sanction de son autorité supérieure. Puis, pour mieux marquer les distances et son intangible compétence de premier ministre, il développa magistralement la politique générale du Tsar en Orient. Il affirma que la Russie ne désirait pas moins que l’Angleterre sauvegarder les droits de la Turquie, ne poursuivait d’autre but que la sécurité dans la péninsule des Balkans par l’action collective des Cours chrétiennes. Elle espérait, ajouta-t-il, dans un style un peu passé de mode, que « si elle apportait des lauriers, le Congrès les convertirait en branches d’olivier. » Enfin après avoir attesté le dévoûment de la grande nation russe à la cause de la paix, il insinua que nulle Puissance ne voudrait compromettre cette noble cause par des demandes que son auguste maître ne pourrait accepter.

Ce langage élevé, que lui seul était autorisé à faire entendre, et qui, tout en affirmant dans une forme solennelle et persuasive la modération de la Russie et sa déférence aux vœux de l’Europe, prévenait aussi des prétentions excessives, produisit le plus grand effet sur l’assemblée. Elle en comprit l’avertissement final sans doute, mais elle fut avant tout profondément touchée de cette adhésion complète aux récentes décisions qu’elle avait prises. Un courant sympathique s’établit sur-le-champ en faveur de la Russie avec tant de force que lord Beaconsfield, si froid d’ordinaire, s’empressa de reconnaître la sagesse et l’éloquence de l’orateur et protesta des bonnes dispositions de l’Angleterre. La sensibilité des plénipotentiaires se trouva alors si vivement excitée que le prince de Bismarck lui-même crut devoir être ému, et félicita chaleureusement les deux protagonistes de laisser de côté les questions secondaires pour s’attacher uniquement à sauvegarder le repos du monde. L’attendrissement est quelquefois une forme de la diplomatie.


III

Après des démonstrations aussi cordiales, plus ou moins sincères, mais de bon augure, les négociateurs se sentirent l’esprit plus libre et, à leur exemple, on conçut au dehors les meilleures espérances. Ce fut à Berlin l’époque des fêtes mondaines, qui sont dans la tradition de tous les congrès : les réceptions officielles et intimes, les banquet9 se multiplièrent, et la « saison » diplomatique devint extrêmement brillante. Le prince de Bismarck, peu soucieux de ces plaisirs, ne paraissait jamais dans les salons, et le chancelier russe aussi bien que lord Beaconsfield y venaient rarement, alléguant leur âge et leurs infirmités ; mais leurs collègues, les Turcs même, et avec eux les éminentes personnalités de la Cour et de l’aristocratie, les secrétaires des missions, les correspondans de la presse, se rencontraient, tous les soirs, chez les ambassadeurs qui rivalisaient de luxe et de prévenances. Les hôtes du palais Hadziwill, sur qui tous les regards étaient fixés, se reposaient de leurs travaux dans ces réunions somptueuses et animées, au milieu d’un cercle de dames allemandes ou étrangères de haut parage. Le Congrès prenait dans ces intermèdes un aspect tout autre, et plus attrayant que dans la salle de ses séances. Ces hommes concentrés et prudens, qui mesuraient là toutes leurs paroles et manœuvraient en stratèges qui s’observent, retrouvaient dans le monde la liberté de leur attitude et surtout de leur langage. Andrassy déployait l’entrain et les séductions de sa race ; lord Salisbury assaisonnait d’humour sa conversation familière ; Corti décochait les traits souvent aigus de sa verve italienne ; le Grec lettré se révélait dans les fines observations de Carathéodory ; Schouvalof redevenait l’homme de Cour, l’hôte des étincelantes galeries du Palais d’Hiver ; Waddington assouplissait ses formes doctrinaires, et parfois un sourire éclairait le pâle visage de Saint-Vallier. Et cependant, je dois le dire en retraçant ces réminiscences de nos réunions cosmopolites, si la scène et le décor n’étaient plus les mêmes, si les interlocuteurs, à l’abri des notes du protocole, s’espaçaient volontiers en réflexions critiques, plaisanteries, confidences ou médisances, si l’élément féminin donnait aux échanges d’idées une forme délicate et légère, et si l’on semblait remettre au lendemain les affaires sérieuses, il était facile de reconnaître au fond les mêmes passions et les mêmes manèges. La petite pièce se combinait avec la grande. Il n’y avait aucun désaccord entre les discours de la journée et les commentaires du soir, quelle que fût la vivacité superficielle du dialogue, et personne ne disait que ce qu’il voulait dire.

Le prince de Bismarck, tout en demeurant éloigné de ces séances d’un autre genre, n’en ignorait aucun détail, grâce aux récits de son entourage dont il s’amusait fort : je l’entendais souvent y faire allusion, et y ajouter à propos quelque boutade sagace ou railleuse. Il savait n’avoir rien à craindre pour ses projets de ces dissertations indépendantes, rétrospectives ou subtiles, de cette escrime de gens d’esprit en récréation. Toutefois il jugeait nécessaire de ne point laisser le Congrès s’attarder dans les distractions ; il s’empressa, dès qu’on en eut fini avec les Bulgares, de mettre à l’ordre du jour la Bosnie et l’Herzégovine : il fallait en effet régler au plus tôt le sort de ces deux provinces que l’Autriche devait recevoir en échange du concours qu’elle prêtait à l’Angleterre. Cette acquisition se trouvant ainsi étroitement liée au succès de la combinaison bulgare et, de plus, étant la base des arrangemens ultérieurs du Cabinet de Vienne avec l’Allemagne, les trois Cours désiraient également la consacrer. Elles avaient, en conséquence, pris soin de disposer la discussion de telle sorte qu’elle fût prompte et décisive. Aussi avons-nous assisté là à un épisode ordonné comme un véritable scenario, non moins remarquable par la distribution des rôles que par l’enchaînement des idées, et qui a marché au dénouement avec une précision, une vigueur, une rapidité irrésistibles.

L’exposition était confiée au comte Andrassy. Il la présenta clairement, comme un « rapporteur » désintéressé, indiquant seulement le point de fait, l’état troublé du pays, « les dommages r » incalculables » que ces désordres causaient aux régions limitrophes, l’impuissance de la Porte à conjurer ces périls. Ces prémisses étant posées, il rappela les solutions auxquelles on avait songé jusqu’alors : à savoir, les réformes ottomanes, l’autonomie proposée, en 1877, par la Conférence de Constantinople, et, depuis, à San Stefano, et les écarta successivement comme incomplètes, impraticables ou même susceptibles de perpétuer la discorde. Puis, s’abstenant de rien suggérer, il termina en demandant simplement une pacification sérieuse et la constitution en ces contrées « d’un pouvoir fort et impartial. »

Ce prologue était évidemment un appel convenu à un partenaire chargé d’engager l’action. Conformément aux règles de l’art, il y fut répondu sur-le-champ, et, si étrange que fût l’empressement d’une Puissance qui professait le respect de l’intégrité de l’Empire ottoman, lord Salisbury, sans hésitation ni réticences, demanda nettement au Congrès, en homme qui paie sa dette, de statuer « que la Bosnie et l’Herzégovine seraient occupées et administrées par l’Autriche-Hongrie. » Ce discours, non pas seulement préparé, mais écrit, ce qui le rendait plus significatif encore, fut lu par le chef du Foreign-Office avec l’onction oratoire et l’accent pénétré qui caractérisaient son éloquence. Il déclarait la conscience et la responsabilité de l’Europe également intéressées à prévenir « le renouvellement des souffrances » dont elle s’était émue ; puis, repoussant tous les projets précédemment cités et en outre l’annexion éventuelle des deux provinces à l’une ou l’autre des Principautés voisines, il dénonçait avec complaisance les graves inconvéniens « d’une chaîne d’Etats slaves à travers la Péninsule des Balkans. » Son argumentation devint plus ingénieuse encore lorsqu’il parla de la Turquie. Il prétendit la persuader des excellentes intentions de l’Europe, développa sur le ton le plus amical les grands avantages que trouverait la Porte « à se dépouiller de territoires sans valeur stratégique, » dont la défense lui coûtait « des dépenses énormes » et l’exposait à des « dangers formidables. » Le sacrifice qui lui était imposé était donc pour elle un témoignage sensible de la sollicitude des Cours.

L’assemblée écouta en silence cette théorie audacieuse, sachant bien que la décision proposée était inéluctable. Néanmoins, comme les plénipotentiaires turcs ne manqueraient pas de réclamer, et comme on pouvait craindre aussi des objections russes, il fallait corroborer l’effet obtenu, et le prince de Bismarck entra en lice résolument. Il annonça d’abord la complète adhésion de l’Allemagne à la motion anglaise : puis, plaçant la question en dehors et au-dessus des intérêts austro-hongrois, et lui imprimant « un caractère européen, » il posa en principe que « seul, un État puissant » préviendrait en Bosnie-Herzégovine le retour des « secousses périodiques qui avaient ébranlé l’Orient » et représenta la mesure indiquée non seulement comme l’exercice d’un droit, mais comme l’accomplissement « d’un devoir. » Il semblait ainsi, d’après cette casuistique, qu’on eût à se faire scrupule non pas de dépouiller la Turquie, mais de compromettre la paix de l’Europe.

Je ne sais trop si tous les plénipotentiaires partageaient cet avis-là, mais on vit tout de suite qu’il était inutile d’insister, car le comte Corti, qu’on n’éblouissait pas aisément, ayant sollicité du comte Andrassy quelques explications complémentaires, celui-ci se borna à exprimer assez cavalièrement l’espoir que l’Italie apprécierait cette affaire comme les autres gouvernemens. Devant cette fin de non-recevoir, la France, qui n’avait pas d’objections particulières, et la Russie, qui estimait les siennes superflues et suspectes, demeurèrent personnages muets.

Carathéodory-Pacha, seul, prit la parole : c’était une antithèse qui ne dérangeait pas le plan de la pièce. Son éloquent et courageux plaidoyer défendait vainement l’administration et les intentions libérales de la Porte. Je pensais, en l’écoutant, que peut-être une revendication véhémente des droits souverains qu’on allait violer eût plus embarrassé le Congrès que cette apologie d’un système jugé : néanmoins, la conclusion n’eût pas été différente, et il est vraisemblable que, de toute façon, on n’eût opposé à ses discours, comme on le fit, que le silence. La proposition anglaise fut adoptée à l’unanimité par les grandes Puissances, qui affectèrent, suivant le mot de M. Waddington, de voir là « une mesure de police européenne. » Sous ce prétexte, elles eussent pu aussi bien se partager tout le territoire de l’Empire, et l’on ne comprend guère pourquoi cet euphémisme ne s’appliquait qu’à la Bosnie et à l’Herzégovine.

Le vote n’en était pas moins acquis, malgré l’opposition prévue et absolument correcte des plénipotentiaires turcs qui se déclaraient « liés par les instructions de leur gouvernement, » et l’on s’attendait à voir baisser le rideau, lorsque le Président, irrité par une résistance si bien justifiée et présentée en excellens termes, crut devoir la briser brusquement comme si elle eût menacé en quoi que ce fût la solution adoptée. Cette fois encore, comme à l’issue de la discussion bulgare, et plus impérieusement, il adressa à ses collègues ottomans une véritable mercuriale : « L’Europe, leur dit-il avec un accent dédaigneux et superbe que le protocole n’a pu rendre, n’est pas réunie pour sauvegarder les positions géographiques de la Porte : celle-ci ne peut, en acceptant les bénéfices de l’intervention des Cours, en répudier les désavantages et les mettre dans le cas d’aviser, en dehors d’elle, à leurs propres intérêts. » Il acheva cette harangue dépourvue d’artifice par ces mots équivalant presque à un ordre : « L’accord des Puissances est irrévocable, et le protocole reste ouvert pour recevoir l’adhésion de la Turquie. » Le Congrès était interdit de ce langage, mais n’osa pas en adoucir l’amertume, bien qu’il jugeât, je crois, fort inutile de terminer par cet épilogue un drame si bien construit et si brillamment exécuté.

Que si maintenant, après avoir constaté le talent scénique de ses auteurs et aussi la grande portée politique de la mesure prise, nous l’envisageons au point de vue des principes diplomatiques, il nous semble qu’en cette circonstance, le Congrès les a méconnus tous à la fois : d’abord le droit conventionnel, puisqu’il disposait de la propriété d’un État indépendant ; puis le système des nationalités, puisqu’il adjugeait des populations slaves et turques à un gouvernement qui n’était ni turc ni slave ; enfin la théorie de la conquête, car le cabinet de Vienne, n’ayant point participé à la guerre, n’avait rien à prétendre sur les fruits de la victoire. Le Congrès ne pouvait même alléguer la nécessité de soustraire des chrétiens au joug ottoman, puisqu’il venait d’y replacer la moitié de la Bulgarie et la Macédoine tout entière. Sans doute l’administration brutale et l’incurie de la Porte avaient provoqué ces décrets absolus, et nos idées civilisatrices et chrétiennes ne nous permettent pas de les regretter : mais on ne saurait se dissimuler que les Puissances ne s’appuyaient en cette affaire bosniaque sur aucune autre base que le dogme rudimentaire de la force mise au service de leurs intérêts et de leurs calculs. Cette procédure sommaire servait très bien les projets de « l’honnête courtier, » qui voyait avant tout, dans les décisions despotiques dont il prenait si ardemment la défense, les meilleurs auxiliaires de sa propre hégémonie.


IV

Beaucoup de gens ont pu supposer que cette revendication d’omnipotence, ce dédain désormais évident pour l’intégrité de l’Empire ottoman, étaient inspirés au Congrès par l’arrogance et la vanité. Je n’oserais dire que ces sentimens lui fussent complètement étrangers, mais il faut pénétrer plus avant et comprendre que sa conduite correspondait exactement à l’objet réel, sinon apparent, de sa réunion, et que les Puissances poursuivaient ainsi, non pas une satisfaction frivole, mais leur véritable but, c’est-à-dire le succès de leurs vues collectives et particulières. Comme le prince de Bismarck l’avait déclaré incidemment, mais avec une brusque franchise, elles avaient été convoquées pour traiter de leurs affaires et non pour être agréables à la Porte. Cette parole avait un sens profond : il ne s’agissait pas en effet pour le Congrès, comme pour une simple conférence, d’organiser plus ou moins bien quelques provinces, mais de les placer dans des conditions conformes aux convenances des Cours prépondérantes. Il prenait de la sorte les proportions européennes qui lui étaient fatalement assignées par ses antécédens et l’état général des affaires, et il devenait évident qu’en vertu de la mystérieuse et réciproque répercussion des effets et des causes, les conséquences de ses actes s’étendraient, au-delà du Danube et des Balkans, sur les relations internationales de l’avenir.

Je n’ai pas à parler de ces évolutions lointaines, et, revenant à nos séances, je me borne à constater, comme un des traits caractéristiques du Congrès, sa prétention d’agir exclusivement d’après sa volonté. Bien plus, et quelles que fussent les forces occultes ou les tendances extérieures dont il subissait tour à tour ou simultanément l’influence, il affectait de les ignorer. Ce système indépendant et autoritaire était fort agréable et commode à une assemblée qui n’avait pas de convictions fixes : il lui permettait toutes sortes d’arrangemens équivoques, dilatoires et intéressés, d’excursions dans un sens ou dans l’autre, et la dispensait de mettre d’accord les doctrines ou les intentions diverses qu’elle amalgamait dans ses conclusions altières. Après l’avoir appliqué à la reconstitution de la Bulgarie et de la Bosnie-Herzégovine, elle agit de même, comme on va le voir, à l’égard de la Serbie, du Monténégro, de la Roumanie et de la Grèce. Quant aux Turcs, elle n’avait qu’à persévérer. Bien qu’en fait leurs droits et ceux des nationalités fussent les élémens de ces questions distinctes, elle s’abstint d’en souffler mot et continua de distribuer les bienfaits et les disgrâces en donnant à ses combinaisons l’apparence d’actes de bon plaisir.

Le Congrès commença donc par décréter en principe l’agrandissement de la Serbie ; puis, comme s’il disposait de sa propriété personnelle ou de choses sans maître, il procéda spontanément aux répartitions pratiques, il accorda ou refusa aux Serbes et aux Turcs tels ou tels territoires avec une égale et superbe indifférence pour les observations et réclamations des uns et des autres. En ce qui concerne la Serbie, s’il consentit à modifier, au dernier moment, le plan primitif en lui octroyant le district de Vranja, ce fut par condescendance pour le désir des plénipotentiaires français et par des calculs de compensations tout à fait arbitraires. Pour la Turquie, le Président se contenta d’écarter ses objections par une fin de non recevoir assez singulière : « La Porte, dit-il, ayant accepté ces clauses à San Stefano, ne saurait s’y opposer. » À ce compte, la Porte n’aurait pu discuter aucun article de cette convention et, par ce même argument, on eût été autorisé à ne jamais l’entendre. Mais un tel raisonnement, si spécieux qu’il fût, s’accordait trop bien avec la méthode impérative de l’assemblée pour ne pas lui complaire : il se trouva, il est vrai, que des populations de même origine furent celles-ci laissées à la Turquie, les autres réunies à la Principauté ; mais ces contradictions n’inquiétaient pas le Congrès, qui, précisément, ne voulait reconnaître aucun droit national ou juridique en dehors de sa libre initiative.

Sa conduite fut exactement pareille envers le Monténégro. Il admettait la nécessité de l’accroître pour éviter de ce côté-là de nouveaux troubles, et surtout de lui donner l’accès à la mer, condition indispensable de son existence ; mais il n’entendait pas, le sachant inféodé à la Russie, lui donner une extension inquiétante. Dès lors, tout en lui conservant une part des avantages stipulés à San Stefano, il lui refusa d’assez importans territoires avec une complète indifférence. Les délégués du prince Nicolas, MM. Petrovitch et Radonitch, n’obtinrent pas d’audience au palais Radziwill et n’eurent d’autre ressource que de récriminer au dehors. Ils ne s’en faisaient pas faute d’ailleurs et se posaient amèrement en victimes. Je n’ai pas oublié sur quel ton acerbe ils m’exposèrent leurs sentimens, comme si j’avais rien à voir aux décisions du Congrès : quand je leur rappelai les accroissemens que leur pays avait reçus, ils me répondirent avec indignation, et je crois bien qu’ils considéraient au fond la haute assemblée comme une ennemie du Monténégro.

Quelque temps après, la Roumanie vint à l’ordre du jour. La question se trouvait compliquée par une difficulté délicate et grave. On sait quel concours la Principauté avait prêté à la Russie durant la guerre, et cependant le Cabinet de Pétersbourg exigeait qu’elle lui abandonnât la partie de la Bessarabie que le traité de Paris avait réunie au pays moldave. Les instances des représentans russes indiquaient clairement la volonté du Tsar ; ils laissaient même entendre que cette concession était liée dans leur pensée aux clauses essentielles du traite futur, et que leur adhésion finale, en cas d’échec, demeurait douteuse. Mécontenter à ce point la Russie, au moment où elle avait déjà accepté et devait consentir encore de pénibles sacrifices, semblait donc à la fois discourtois et dangereux. D’un autre côté, la Roumanie invoquait un acte européen, l’origine roumaine de la province en cause, et aussi les services éclatans qu’elle venait de rendre à cette même Cour qui prétendait la déposséder : enfin la Dobrutscha qu’on lui offrait en échange, aux dépens soit des Turcs, soit des Bulgares, ne lui semblait qu’une compensation insuffisante. Le litige se présentait ainsi sous une forme assez embarrassante : lord Beaconsfield défendait le traité de 1856, moins par scrupule, je crois, que pour donner plus de prix à son assentiment éventuel ; le prince Gortchakof faisait appel à la souveraineté du Congrès ; la nationalité de la Bessarabie était systématiquement écartée du débat.

Néanmoins, l’opinion des plénipotentiaires était faite. Leurs intérêts directs n’avaient rien de commun avec cette affaire et ils voulaient avant tout éviter de froisser le Tsar et d’amener des discussions orageuses. Ils résolurent, il est vrai, d’écouter en séance le plaidoyer des délégués roumains, mais je plaignais, à part moi, MM. Bratiano et Cogolniceano en les entendant développer leur argumentation judicieuse et illusoire. Ils avaient au surplus l’air fort tristes l’un et l’autre et n’accomplissaient assurément leur mission que par devoir et sans aucune espérance. A peine en effet eurent-ils quitté la salle que la Bessarabie fut adjugée aux Russes et la Dobrutscha à la Principauté. Tout au plus M. Waddington parvint-il à faire donner à la Roumanie le petit district de Mangalia et l’île des Serpens : c’était une maigre consolation.

Ainsi, par cette série de décisions, l’assemblée affirmait de plus en plus sa toute-puissance. Mais c’est ici qu’après l’avoir constaté, nous avons à reconnaître qu’il y avait à côté des vingt personnages qui siégeaient dans la grande salle du palais Radziwill un vingt-et-unième plénipotentiaire invisible, à savoir l’esprit du siècle, qui intervenait dans leurs décrets superbes et qui s’y faisait sa part avec tout son cortège de faits accomplis et de doctrines vivaces et confuses, d’ignorances et d’audaces ; tantôt désavoué et tantôt subi, il exerçait une pression occulte sur l’autorité du Congrès ; il devenait même l’un des élémens majeurs de l’entreprise dont l’assemblée croyait diriger seule les ressorts, et aussi l’une des causes, la principale peut-être, des indécisions et des dissonances de l’œuvre.

C’est ainsi, pour ne parler que d’un des problèmes soumis au Congrès, que le principe des nationalités, tenu officiellement dans l’ombre, en émergeait sans cesse par l’influence du collaborateur anonyme que je viens de signaler. Souvent, il est vrai, l’assemblée violait ouvertement ce droit nouveau, mais plus souvent encore elle le consacrait par des actes directs ou obliques, de telle sorte que tout en lui opposant bien des résistances, — non sans raison, car ce droit, respectable en thèse générale, cache souvent plus d’un piège, — elle lui a fait faire, librement ou non, des progrès sensibles dans la péninsule des Balkans. Lorsque j’enregistrais au protocole les diverses mesures prises successivement dans un sens ou dans l’autre, je constatais qu’à côté de chacun des décrets contraires à cette théorie, il s’en trouve un autre qui la favorise. En maintenant, sous prétexte de réformes illusoires, la Roumélie orientale et la Macédoine dans le domaine de la Porte contre le vœu des populations, le Congrès créait, d’accord avec ce même vœu, la principauté Bulgare ; en assujettissant la Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie, sans souci de l’homogénéité des races, il l’affranchissait du gouvernement turc ; en séparant une partie de la Bessarabie de l’État roumain, malgré la communauté d’origine, il réunissait aux Serbes et aux Monténégrins d’autres agglomérations slaves ; de plus, en conservant dans l’arsenal diplomatique le vieux système de vassalité auquel il soumettait les Bulgares, il en dégageait légalement Belgrade et Bucarest, proclamait leur indépendance et celle du Monténégro, et réalisait ainsi le rêve que ces trois pays avaient poursuivi depuis si longtemps au milieu de tant de luttes sanglantes. Enfin il allait, dans l’épisode grec, tout en écartant l’idéal des Hellènes, l’encourager cependant par une annexion de haute valeur, et continuer ainsi la préparation fragmentaire d’une nouvelle architecture de l’Orient.


V

Cette dernière négociation a été fort accidentée et les tendances libérales, qui semblaient d’abord se produire dans le sens le plus largo, se sont sensiblement atténuées en route. Elles ont donné des résultats utiles la à cause grecque, mais la conclusion a été, comme on va le voir, assez différente de l’exorde. La question se présentait cependant dans des conditions exceptionnellement favorables. En premier lieu, le Congrès l’avait spontanément introduite dans son programme, bien que la Convention de San Stefano n’eût fait à la Grèce qu’une allusion vague, et n’eût rien stipulé pour elle, et que les Cabinets n’eussent pris (ils l’ont toujours déclaré) aucun engagement envers celui d’Athènes. Leur intervention était donc particulièrement significative. En outre, quoiqu’on ne parlât que d’une « rectification de frontières, » comme cette expression est très élastique, elle surexcitait les espérances et les ambitions connues sous le nom d’Hellénisme. Enfin les traditions de plusieurs Puissances, la nécessité de contre-balancer les avantages accordés aux Slaves, recommandaient fortement les revendications grecques à la sollicitude des Cours. Nous croyions donc tous à Berlin que, si la combinaison plus ou moins étendue qui serait adoptée ne satisfaisait pas complètement la Grèce, elle serait en toute hypothèse ferme, incontestable et claire. Mais quoi ? en diplomatie les meilleures sympathies sont sujettes à caution et la réflexion et les circonstances exigent parfois des ajournemens imprévus. La méthode du Congrès, qui consistait à donner d’une main et à retenir de l’autre, dérivait de la situation politique dont il ne pouvait s’isoler, et s’il y avait lieu de croire que sa bonne volonté à l’égard de la Grèce serait plus énergique et plus précise, il fallait aussi s’attendre à des réserves. Tout cela est exact, mais il est également vrai que, dans l’état des choses, et après avoir montré tant d’empressement au début, l’assemblée aurait pu se reprendre un peu moins vite et adopter une résolution moins timide et surtout moins aléatoire.

Sans discuter en ce moment sa conduite, je me borne à constater, en témoin qui a suivi de très près cette campagne diplomatique, les modifications frappantes de sa pensée. Au début, l’opinion des plénipotentiaires était tellement « philhellène » qu’elle se manifesta sur-le-champ par une sorte d’émulation de bienveillance. On décida sans discussion que les délégués athéniens seraient admis à présenter les vœux de leur gouvernement, et, pour préciser l’objet de cette audience, M. Waddington donna lecture d’une motion préliminaire, conçue en termes généraux, mais qui promettait implicitement une large extension du royaume grec : d’après ce texte, les ministres du roi Georges seraient introduits quand il serait question, non seulement de leur pays, mais « des provinces limitrophes. » Une annexion était évidemment indiquée par ces derniers mots qui les autorisaient à réclamer beaucoup plus qu’une rectification de frontières et désignaient à leur espérance des provinces déterminées. L’assemblée paraissait fort satisfaite et cette rédaction allait être adoptée, lorsque lord Salisbury se leva et lut un Mémoire où il se plaçait dans un ordre d’idées plus flatteur en apparence pour les ambitions helléniques. Il demandait que les représentans de la Grèce fussent admis à participer aux travaux du palais Radziwill toutes les fois qu’il s’agirait des populations de leur race, sous le prétexte humanitaire que les groupes hellènes devaient être défendus comme l’étaient les intérêts slaves. Ces groupes étant disséminés dans tout l’Empire ottoman, un tel projet, s’il eût été accueilli, aurait attribué au Cabinet d’Athènes le droit de contrôler l’ensemble de l’administration turque. Ce résultat étant inadmissible, et non moins contraire à la politique du Congrès qu’à celle de l’Angleterre elle-même, on ne saurait croire que lord Salisbury ait eu l’intention sérieuse d’établir un pareil précédent. J’incline donc à penser qu’en offrant à la Grèce cette satisfaction illusoire, il cherchait seulement à l’écarter de la Russie qu’il affectait de considérer comme uniquement dévouée aux Slaves. En tout cas, ce Mémoire, qui risquait fort de lancer le royaume dans des chemins de traverse, et ne lui donnait aucun avantage réel, avait l’air de surenchérir sur la proposition française et d’ouvrir à l’hellénisme de plus vastes perspectives, de telle sorte que le Congrès l’écouta volontiers et même faillit être séduit par l’argumentation anglaise.

Notre plénipotentiaire eut alors le mérite de ne pas suivre ce courant, qui devait se ralentir si vite, et de maintenir énergiquement, au risque de paraître moins philhellène que lord Salisbury, le texte qu’il avait présenté. Il montra qu’en désignant « les provinces limitrophes du royaume » comme l’unique objet de l’intervention des délégués athéniens, il lui donnait la forme matérielle et définie qui pouvait seule assurer » une solution pratique, tandis qu’en les invitant à une controverse générale, on risquait de disperser, à travers de nombreux détours, d’abord leur action qu’il importait de concentrer, ensuite l’attention et les sympathies de l’Assemblée. Il estimait donc servir beaucoup mieux leurs intérêts en délimitant le champ de la discussion et en précisant le but de leurs efforts. Sa conviction à cet égard était inébranlable, et il m’a dit depuis combien il lui avait été pénible d’avoir paru moins zélé que d’autres pour la Grèce, lorsque, au contraire, par une motion plus mesurée mais plus sérieuse, il lui préparait un agrandissement certain.

La suite a prouvé la sagesse et la prévoyance de cette tactique. Toutefois les sentimens provisoires de plusieurs plénipotentiaires affectaient alors d’être si intenses, que le Congrès fut sur le point de préférer l’amendement spéculatif de lord Salisbury à la proposition substantielle de M. Waddington. Les suffrages furent d’abord également partagés, et il fallut les déclarations impartiales du prince Gortchakof en faveur des diverses races de l’Orient, et l’autorité du Président qui, selon sa coutume, appréciait avant tout les avantages effectifs, pour que la rédaction de notre ministre des Affaires étrangères fût définitivement adoptée.

J’imagine que s’il en eût été autrement, la haute assemblée se fût trouvée quelque peu embarrassée de son ardeur, et de l’immixtion des représentans grecs dans les démêlés des populations homogènes, car il arriva qu’après quelques jours consacrés à l’étude des questions slaves et des complications du problème oriental, la crainte de désorganiser outre mesure l’Empire ottoman avait refroidi sensiblement ses inclinations hellènes. Cette réaction devint même progressivement si forte que le projet français, qui avait paru trop restreint, était maintenant considéré comme extrêmement étendu, excessif même : tout en acceptant l’idée d’élargir le royaume, on élevait contre elle, dans les conversations particulières, une foule d’objections stratégiques et politiques ; enfin j’entendais autour de moi des observations assez aigres sur les prétentions de la Grèce. Si bien que M. Waddington n’espérait plus obtenir qu’au prix de considérables réductions les annexions qu’il avait en vue, et ne doutait pas que, même ainsi modifiées, elles ne fussent contrariées par des réserves de procédure.

Ce fut dans cet état d’esprit fort ombrageux que le Congrès reçut, le 29 juin, les délégués du Cabinet d’Athènes. Il aimait assez admettre devant lui, comme le Sénat romain, les envoyés des princes : il avait déjà accordé cette faveur aux Roumains et il entendit plus tard le représentant du Shah de Perse. Il accueillit les diplomates hellènes avec la plus grande courtoisie, mais sans effusion : M. de Radowitz, qui les avait introduits, leur désigna deux chaises ordinairement occupées par les secrétaires-adjoints, et le Président leur souhaita brièvement la bienvenue. M. Delyannis, ministre des Affaires étrangères, s’avançait en inclinant légèrement sa haute taille : son visage, coupé par une épaisse moustache et encadré de longs favoris grison-nans, ses yeux vifs et scrutateurs, son engageant sourire exprimaient une émotion contenue, une incertitude modeste, et aussi une ferme confiance dans la justice de sa cause. Son collègue, M. Rangabé, ministre du Roi à Berlin, petit, alerte, la mine éveillée sous ses cheveux blancs et bouclés, saluait gaiement l’assistance où il avait de nombreux amis. Tous deux prirent place avec la dignité simple et réservée qui convenait, en présence d’une assemblée toute-puissante et muette, aux orateurs d’un État faible, mais illustre.

Ils savaient, par des communications officieuses, qu’il fallait avant tout ne point inquiéter les susceptibilités de l’auditoire, et M. Delyannis, dans le Mémoire habilement concerté dont il donna lecture, laissant de côté les tendances générales de l’hellénisme, s’associa résolument au système pratique des plénipotentiaires français. Sans doute il demanda un peu plus qu’il n’espérait recevoir, puisqu’il présenta, outre l’annexion de la Thessalie et de l’Épire, celle de la Crète comme le desideratum de son gouvernement ; mais il le fit en homme d’Etat, dans un langage sobre et modéré, invoquant exclusivement des motifs d’ordre politique et l’intérêt de la paix, avec une conviction respectueuse. Son discours est inséré in extenso au protocole. Après lui, M. Rangabé, plus connu comme poète que comme diplomate, improvisa une harangue parsemée de fleurs de rhétorique et de classiques réminiscences, que l’assemblée écouta d’une oreille le distraite et même avec un peu d’ironie. Je ne sais si les deux délégués avaient compté sur une discussion ou, du moins, sur une manifestation quelconque d’un sentiment collectif ou individuel ; mais, en ce cas, ils furent déçus, car ni un mot, ni un geste n’indiquèrent l’impression du cénacle, et dès qu’ils eurent terminé, le Président mit fin à leur audience par une phrase polie qui me rappela le vers de Flaminius dans Nicomède :


C’est de quoi le Sénat pourra délibérer.


Ceci pouvait n’être qu’une réserve strictement correcte, mais ce qui me parut assez singulier, c’est que, après leur départ, pus une allusion ne fut faite à leurs paroles, et que, comme s’il se fût agi d’un incident insignifiant, le reste de la séance fut consacré à de tout autres objets. Une semaine seulement plus tard, la question fut examinée.

Dans l’intervalle, M. Waddington, de plus en plus éclairé d’abord, je crois, par cette attitude indifférente, et ensuite par ses entretiens avec ses collègues, sur le mouvement rétrograde que subissait la cause grecque, comprit l’urgence de resserrer la ligne frontière de son plan primitif, et même, pour prévenir un échec, de ne point donner à la solution proposée un aspect trop absolu. Il ne s’y décida, je le sais, qu’avec peine, pour rallier à l’agrandissement territorial du royaume les opinions désormais, défiantes, indécises ou indolentes. Il eut soin cependant de définir, dans un travail précis, les limites minimum de l’annexion, de telle sorte que l’assemblée ne pût, sans se déjuger ouvertement, refuser de les accepter. En second lieu, tout en regrettant de ne pouvoir donner à son projet la forme d’un décret impératif et immédiatement exécutoire, il lui imprima toutefois le caractère d’un acte ferme de la volonté européenne. Enfin, il eut le mérite de le soutenir dans la séance du 5 juillet avec une éloquence chaleureuse et persuasive, inspirée par les meilleures traditions politiques et parlementaires. Son discours, très étudié au fond, mais dont les développemens improvisés n’ont pu être que résumés au protocole, entraîna l’assistance par son impulsion oratoire et son argumentation énergique, et enleva l’assentiment unanime.

Le principe seul, il est vrai, était reconnu : soit par crainte d’une crise dans les Balkans, soit pour ne pas décréter lui-même une nouvelle atteinte à l’intégrité de l’Empire ottoman, le Congrès croyait bon de faire, au préalable, un appel prudent et courtois à l’entente des deux intéressés et, s’il était nécessaire, à sa propre médiation. Mais il ne doutait pas un instant que ces pourparlers amiables n’eussent pour base l’annexion de la Thessalie et de l’Epire, et pour unique objet de spécifier les détails de la délimitation. Je dois dire, ayant suivi de près toute cette affaire et constaté le sentiment de tous les plénipotentiaires, qu’ils considéraient avoir pris à cet égard une décision souveraine : sans doute les termes de l’article 24 du traité, trop concis et trop vagues, ont donné lieu plus tard à de fâcheux conflits qu’un peu plus de précision eût prévenus[2] ; mais la volonté des Puissances n’en était pas moins péremptoire et sincère, et personne n’avait entendu la subordonner à des interprétations et à des négociations incertaines : elles l’ont d’ailleurs affirmée de nouveau lors de la médiation de 1880, et si elles ont fini par laisser à la Turquie la province d’Epire dont les droits étaient identiques à ceux de la Thessalie, il est indéniable que le Congrès s’était moralement prononcé pour l’une comme pour l’autre, et qu’en ajournant quelque peu le dénouement pour qu’il fût moins pénible à la Porte, il ne supposait pas que l’annexion elle-même pût être remise en cause, et que des subtilités de controverse suggérées par des convenances politiques et aussi par une décroissance de plus en plus sensible des sympathies européennes pour la Grèce, feraient regarder comme un simple vœu la résolution qu’il avait adoptée. Il se faisait illusion assurément ; mais, sans nous exagérer la valeur qu’il attribuait lui-même à sa rédaction, nous ne saurions méconnaître que celle-ci, sous une forme un peu enchevêtrée, était, dans sa pensée et dans l’opinion générale, aussi ferme que toutes les autres clauses. La conclusion de l’affaire grecque à Berlin, étant donné le système de demi-mesures que, pour tant de raisons majeures, le Congrès appliquait là comme partout, se trouvait donc, en somme, avoir étendu et fortifié le domaine des nationalités indépendantes.


VI

Les territoires en litige dans la Péninsule des Balkans ayant été ainsi les uns répartis entre les diverses principautés slaves, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Grèce, les autres restitués à la Porte, il restait encore à s’occuper des résultats de la guerre en Asie Mineure. Mais auparavant l’attention de l’assemblée fut appelée sur une question financière susceptible d’exercer quelque influence sur les exigences finales, à savoir l’indemnité d’un milliard environ imposée à la Turquie par les Russes dans la Convention de San Stefano. Lorsque cette dette formidable arriva sur le tapis, il semblait qu’on allait étudier la quadrature du cercle : on en parlait bien de temps en temps dans les couloirs, mais le Trésor ottoman étant absolument vide et son crédit ruiné, on se demandait comment il serait même possible de discuter là-dessus. Il fallut cependant aborder ce sujet en séance, et il y avait sur tous les visages, en même temps qu’une certaine inquiétude, une nuance de curiosité ironique, comme devant une énigme non moins grave qu’insoluble et dont l’examen semblait également inévitable et inutile. Dans cette situation, le débat ne pouvait être qu’une logomachie prévue et assez vaine. Carathéodory n’eut pas de peine à démontrer, ce qu’on savait de reste, à quel point la Turquie était hors d’état d’acquitter la moindre partie de cette énorme somme : lord Salisbury, exprimant le sentiment général de l’assemblée, affecta malicieusement de rechercher « par quels moyens ses collègues russes espéraient faire exécuter une clause irréalisable. » De son côté, le comte Schouvalof insista sur les engagemens pris par la Porte, et visiblement agacé par le ton railleur du plénipotentiaire anglais et le lamentable exposé de Carathéodory, répondit sur un mode fort aigu « qu’après tout la Turquie aurait dû calculer ses moyens avant d’entrer en campagne. » Assurément ; mais comme, d’autre part, le Congrès était contraire à toute compensation territoriale que la Russie d’ailleurs, sincèrement ou non, déclarait très éloignée de sa pensée, on paraissait de plus en plus engagé dans une impasse. Mais on avait compté sans l’esprit audacieux du chancelier allemand qui simplifia tout à coup la question, suivant son habitude, en passant par-dessus l’obstacle avec un dédain superbe : « L’assemblée, dit-il, ne peut être garante de la solvabilité de la Porte, » et il en conclut, ce qui était plus spécieux que logique, qu’elle devait renvoyer les parties à s’entendre et ne rien insérer sur ce point dans le traité. Cette façon cavalière de supprimer la difficulté séduisit sur-le-champ le Congrès dégagé par un aussi ingénieux subterfuge d’une stipulation inaccessible, et qui s’empressa de la reléguer dans les limbes de la diplomatie.

On en vint alors aux affaires d’Asie : mais bien qu’elles fussent nombreuses, elles n’inquiétaient personne. D’abord elles avaient la chance heureuse de se présenter les dernières et quand tout le monde désirait en finir. L’Angleterre, l’Autriche, avaient atteint leurs principaux objectifs : des avantages multiples étaient attribués aux Principautés balkaniques ; le concert européen se dressait comme un beau décor ; on ne doutait pas de l’issue pacifique du Congrès, et certes la Russie aussi bien que la Porte eussent été fort malvenues de susciter des objections de dernière heure. Un paisible compromis était le complément obligatoire d’un travail presque achevé, et cette solution s’imposait tellement que les représentans russes et anglais, chargés de la préparer dans leurs conférences isolées, y parvinrent, je crois, sans trop de peine. Quoi qu’il en soit, le prince Gortchakof, en ministre jaloux de la dignité de son maître, tint à honneur de prendre, en séance plénière, l’initiative des sacrifices qu’il avait dû consentir. Concertée ou spontanée, la scène fut extrêmement majestueuse : le Congrès, surpris peut-être, à coup sûr charmé, écouta en silence le vieux chancelier russe déclarer que le Tsar, en vue de terminer par un acte désintéressé la grande lutte pour la paix, consentait à abandonner une partie de ses conquêtes asiatiques, Erzeroum, Bayazid et la vallée d’Alachgerd, transformait Batoum en port franc, et ne prétendait garder qu’Ardahan et Kars. La Porte recouvrait ainsi de vastes territoires ; l’Angleterre aurait eu mauvaise grâce à insister : l’assemblée manifesta sa joie, et persuadée ou non qu’elle devait uniquement cette conclusion à la magnanimité du Tsar, elle en félicita le prince Gortchakof et la sanctionna sur-le-champ.


VII

Son labeur matériel était en effet achevé. Mais il lui restait à subir une rude épreuve morale. Comme si la logique et la vérité devaient avoir le dernier mot, ce cénacle allait être mis au pied du mur, et révéler combien son appareil souverain cachait de timidité et de doute. J’avais remarqué, pendant le cours de nos séances, qu’une question de premier ordre demeurait à la fois présente et voilée. On y pensait toujours, car elle était virtuellement au fond de tout, mais on n’en parlait jamais. En un mot : quelle serait la garantie des stipulations collectives ? les Puissances s’engageraient-elles à les maintenir comme elles l’avaient fait au traité de 1856, ou bien les abandonneraient-elles, sans aucune sanction coercitive, au hasard des événemens futurs ? Évidemment, dans l’état actuel de l’Europe, les plénipotentiaires, consciens des lacunes de leur ouvrage, inclinaient à ne point exposer leurs Cours aux périls d’une intervention aventureuse ; mais il leur répugnait de s’avouer à eux-mêmes et d’avouer au monde que leurs décrets ne seraient, au besoin, défendus par personne.

Ils avaient donc laissé ce point délicat dans l’ombre et se flattaient de l’éluder par le silence. Mais ils avaient compté sans l’indiscrétion d’une Puissance intéressée à la commettre : la Russie, sachant bien qu’ils reculeraient devant une clause éventuellement militaire, avait tout avantage à provoquer une discussion qui aboutirait infailliblement au refus de la garantie et, par suite, altérerait l’autorité matérielle et morale d’un traité dirigé contre sa situation présente et ses vues ultérieures en Orient. Elle prenait ainsi, autant que possible, sa revanche de tant de mesures hostiles, et, tout au moins, en contraignant l’assemblée à la déclaration significative de son abstention future, elle lui lançait la flèche du Parthe. Toutefois, par un ingénieux raffinement de diplomatie, le prince Gortchakof, bien loin de la proposer, ce qui eût été suspect, affecta au contraire le désintéressement le plus absolu en réclamant l’insertion dans l’acte final d’un article qui en assurât l’exécution.

Il le fit avec beaucoup d’art, dans un langage solennel. Sans désigner la Turquie ouvertement, bien qu’il eût soin de justifier sa démarche par une allusion transparente, il exposa les dangers que ferait courir à la paix la violation, soit par la force, soit par l’inertie, des dispositions édictées en Congrès ; il invoqua d’une voix émue la dignité de l’Europe qui serait ainsi compromise, si son œuvre restait éphémère. Ce développement oratoire, cette sollicitude pour l’intangible permanence d’un traité dont il ne semblait pas que la Russie dût être à tel point soucieuse, déconcerta visiblement les plénipotentiaires. Ils se trouvèrent, ainsi que l’avait sans doute prévu le premier ministre du Tsar, d’autant plus préparés à rejeter ses conclusions, qu’ils se défiaient de ce grand zèle, et qu’ils se voyaient, avec non moins de surprise que de dépit, placés dans l’alternative d’assumer ou de répudier nettement, — contre leur dessein, — la responsabilité précise et pratique de leurs actes. Leur anxiété était extrême devant ce dilemme captieux.

La question avait été posée à l’improviste et le débat fut remis au lendemain. Dans ces vingt-quatre heures, les échanges d’idées n’avaient fait que fortifier le sentiment négatif de la majorité. La séance s’ouvrit par un discours correct de Carathéodory-Pacha, qui alléguait la sincérité et les bonnes intentions de la Porte et jugeait, en conséquence, toute garantie inutile. Le Congrès ne lui prêta qu’une oreille impatiente : il ne songeait guère en effet à la confiance plus ou moins grande que méritait la Turquie et n’avait en vue que le désir des Puissances de rester libres de leurs mouvemens. Le prince Gortchakof, qui jouait ainsi sa partie à coup sûr, renouvela sa démarche en termes de plus en plus pressans, de l’air calme d’un homme qui accomplit son devoir. Son fin visage demeurait immobile, mais je lisais dans ses yeux la curiosité discrète et maligne de savoir comment l’assemblée s’y prendrait pour pallier la défaillance dont il prétendait lui infliger l’aveu.

Je pensais bien qu’il n’attendrait pas longtemps, car je voyais le prince de Bismarck assez nerveux et tout prêt à la riposte. Comme président, il eût dû inviter d’abord ses collègues à donner leur avis : mais, irrité de l’incident, décidé à n’accepter aucune charge obligatoire pour l’Allemagne, il tenait aussi à ne pas souffrir que lui-même et le Congrès eussent l’air embarrassés devant la phraséologie inopportune de son vieux rival. Il prit donc aussitôt la parole et sortit hardiment du cercle où celui-ci voulait l’enfermer. Par une habile manœuvre parlementaire, bien loin d’excuser le refus de la garantie comme une mesure insolite, mais nécessitée par les circonstances, il prit la chose de haut et présenta au contraire l’abstention du Congrès comme l’application formelle du droit international. Procédant par aphorismes catégoriques et concis, il déclara péremptoirement, d’abord que « nul État n’est obligé de prêter main-forte à l’exécution des engagemens pris, » et ensuite « qu’il ne pouvait exister de garantie solidaire et collective. » Ces deux sentences, dont la première est vraie ou fausse selon les stipulations des traités, et dont la seconde est inexacte[3], étant posées comme des principes indiscutables, il en conclut que les Puissances, sous peine de provoquer « de grands dissentimens, » devaient seulement « surveiller l’exécution de leurs décrets. » Enfin, usant d’une ressource familière à son éloquence, il adoucit l’âpreté de sa voix, sourit, et colora sa péroraison d’une nuance philosophique : « Le Congrès, dit-il avec une certaine mélancolie, ne peut, après tout, faire qu’une œuvre humaine, sujette, comme toute autre, aux fluctuations des événemens. »

L’assemblée fut très satisfaite de ce discours qui la dispensait de s’expliquer davantage et même transformait sa réserve en affirmation des vrais principes. Lord Salisbury se fit l’interprète de sa pensée en exprimant sa répugnance personnelle pour l’emploi éventuel d’une force étrangère : « Il n’en saurait être ainsi, » répondit simplement le Président, et cet arrêt fut confirmé immédiatement par un vote. Bien plus, avec une ardeur peut-être exagérée, on repoussa l’insertion au traité de toute allusion à une garantie quelconque, même sous la forme mitigée d’une clause de surveillance et de contrôle. Toutefois, d’après ce que j’entendais dire, les plénipotentiaires eussent de beaucoup préféré que cette discussion pût être évitée : leur silence eût passé inaperçu, tandis que, malgré la fière tactique de leur président, le refus officiel de toute sanction exécutoire indiquait peu de confiance dans l’efficacité de leurs décisions, et, conformément aux vues du prince Gortchakof, en diminuait sensiblement la valeur.


VIII

Pendant que le Congrès s’évadait ainsi de cette désagréable impasse, une commission de rédaction préparait le texte du traité. Ce n’était point chose facile que de définir et de circonscrire les résultats obtenus, de les dégager de tant de réticences et de circonlocutions, mais il était plus malaisé encore de les concentrer en formules brèves et prudentes et d’envelopper les points délicats de tours de style ingénieux. Notre troisième plénipotentiaire, M. Desprez, rendit à cet égard les plus éminens services : il a été l’un des principaux auteurs de ce travail, et ses collègues s’empressaient de rendre hommage à la dextérité de sa phraséologie, ce qui ne m’étonna point, ayant été sous ses ordres et sachant combien « d’un mot mis en place » il appréciait « le pouvoir. » En peu de temps, les répartitions politiques et géographiques plus ou moins bien déterminées, les bénéfices des uns, les sacrifices des autres, les accords transitoires et la longue série des résolutions secondaires se trouvèrent indiqués en termes tantôt exacts et tantôt discrets, mis en vedette ou laissés dans la pénombre. Le Congrès adopta cet ensemble après une rapide révision. L’instant de la signature était venu.

Le 13 juillet 1878, un mois juste après la réunion première, la foule se pressait encore devant les grilles du palais Radziwill, saluant les plénipotentiaires en uniforme et constellés de décorations. Dans la salle, ceux-ci s’adressaient des félicitations sur l’issue pacifique des négociations, seul avantage en effet qui leur fût commun. Puis ils procédèrent sans préambule et sans commentaires à l’apposition de leurs signatures et de leurs cachets sur les exemplaires originaux destinés à chacune des Puissances. Les textes, sur parchemin, n’avaient pas été copiés suivant l’usage, mais imprimés. La certification fut faite ensuite par M. de Radowitz et moi, et l’on prit place autour de la table pour la dernière fois. Le comte Andrassy remercia le Président, au nom de tous ses collègues, « de la sagesse et de l’énergie avec lesquelles il avait dirigé les travaux. » Le prince de Bismarck exprima à son tour sa haute gratitude à l’assemblée pour la constante « bienveillance qu’elle lui avait témoignée » et complimenta gracieusement les secrétaires de leur concours. Enfin, s’élevant à des considérations générales, après avoir déclaré que « la mémorable époque » du Congrès « resterait ineffaçable dans son souvenir, » et rappelé « le grand bienfait de la paix assurée dans les limites du possible, » il exhorta ses collègues à dédaigner « les critiques de l’esprit de parti, » et ajouta que « l’histoire rendrait justice à leurs intentions. » Ce mot étant peut-être un peu faible, il s’empressa de le corroborer en affirmant l’espoir « qu’avec l’aide de Dieu, l’entente resterait durable » et en proclamant que « le Congrès avait bien mérité de l’Europe. »

Après ces paroles à la fois pompeuses et réservées, il prononça la clôture des séances. L’assemblée se sépara quelques instans plus tard au milieu des manifestations réciproques de cordiale courtoisie. En réalité, si elle avait bien accueilli les louanges un peu banales de son président, et voyait avec un certain allégement d’esprit sa campagne achevée sans encombre, elle demeurait à l’heure des adieux plutôt froide et soucieuse. Cette impression me paraissait visible sur les visages sourians. Le prince de Bismarck seul ressentait et laissait voir un contentement sincère et complet. Sans parler des Russes et des Ottomans, aux dépens desquels s’était établi l’accord, et qui, résignés à la surface, gardaient les uns le ressentiment des restrictions imposées à leurs conquêtes ou à leur politique, et les autres, malgré quelques restitutions insuffisantes, l’amertume de tant de clauses humiliantes et onéreuses, les Cabinets même les plus favorisés n’envisageaient pas d’un œil calme les perspectives de l’horizon. L’Autriche appréciait sans doute la possession de la Bosnie-Herzégovine, mais l’adduction de nouveaux élémens slaves dans la monarchie était une grosse entreprise, et surtout qu’adviendrait-il de l’évolution diplomatique dont la conséquence inévitable allait être l’alliance avec l’Allemagne ? L’Angleterre, si heureuse qu’elle fût d’avoir disloqué la Convention de San Stefano, ne se dissimulait pas combien l’état de choses qu’on venait de lui substituer était menaçant et précaire. Si la France avait repris sa place dans le concert européen, l’antithèse des traités de Paris et de Berlin avait renouvelé en elle de sombres souvenirs, et elle se sentait toujours reléguée dans un recueillement forcé. Au fond, tous les plénipotentiaires comprenaient qu’ils avaient seulement masqué et ajourné les grands problèmes, inauguré une situation douteuse, la paix stérile et incolore, maintenu, aigri peut-être en Orient les rivalités séculaires et préparé seulement une nouvelle arène à des ambitions éternelles. En somme, ce qu’on appelle en Allemagne « la constellation européenne » restait à l’état de nébuleuse. Le chancelier allemand au contraire, grandi encore par son rôle présidentiel, n’y avait trouvé qu’honneur et bénéfice : la Russie était en échec ; l’Autriche, entrée désormais dans l’orbite de la politique de Berlin, lui abandonnait le terrain germanique, en développant dans son empire cosmopolite et sans axe les tendances d’un slavisme à la fois faible et agité ; la suprématie de l’Angleterre à Constantinople, atténuée de plus en plus par les légitimes déceptions de la Turquie désemparée, ne devait point gêner l’influence que l’Allemagne voudrait prendre en Orient. Dans le compte général des profits et pertes, le chancelier gagnait beaucoup suivant sa coutume, et le succès ne lui coûtait rien. La séance de la signature était donc pour lui la consécration de son triomphe, et par le concours des circonstances, la vie de cet homme de lutte, promoteur de tant de guerres, était couronnée par une grande scène pacifique.

Il appréciait cette antithèse, et il a voulu que le tableau commémoratif du Congrès de Berlin fût le commentaire et le trophée de sa carrière victorieuse. Tandis que dans les œuvres analogues d’Isabey et de Winterhalter, les négociateurs de 1815 et de 1856 ne sont que des personnages paisiblement engagés dans une conversation quelconque, la toile du peintre allemand Werner présente un sens symbolique indiqué par un collaborateur inattendu. J’ai su alors en effet que l’éminent artiste recevait, au cours de son travail, les directions et les conseils de ce maître d’un autre genre qui introduisait la diplomatie dans le domaine de la plastique. On ne peut dire sans doute dans quelle mesure son intervention s’est exercée : mais le choix du sujet qui est l’épisode de la signature, l’ordonnance de l’ensemble, la distribution de la lumière, les expressions et les attitudes, indiquent évidemment une intention et des suggestions respectueusement acceptées et, d’ailleurs, remarquablement interprétées par un homme d’esprit et de talent.

On est dans la grande salle du palais Radziwill. Au centre, un groupe fortement éclairé attire sur-le-champ et retient l’attention. Le prince de Bismarck le domine de sa haute taille avec une majesté épanouie et familière : à sa droite Andrassy, le confident du jour et l’associé de demain, se tient immobile, un peu contraint peut-être ; à sa gauche, le Président répond au salut déférent et au sourire gracieusement vague du comte Schouvalof par une poignée de main amicale et condescendante. Sur la même ligne, mais presque à l’écart, le chancelier russe, affaissé dans un large siège, semble répéter une objection rétrospective à lord Beaconsfield qui l’écoute par politesse, appuyé sur sa canne d’un air narquois. M. Waddington, debout au second plan, est seul, raide et sombre : ses yeux atones se perdent dans le vide. De l’autre côté, près de la table où Carathéodory, la plume en main, hésite à placer son nom au bas du texte qu’il réprouve, lord Salisbury et lord Odo Russell présentent à leurs prétendus amis ottomans les flegmatiques encouragemens et les consolations de l’Angleterre. Autour des parchemins officiels, les acteurs secondaires se pressent au fond du théâtre. M. d’Oubril, au moment de signer, oppose d’un air défiant quelque réflexion amère au langage optimiste de Radowitz ; Saint-Vallier jette un coup d’œil oblique et rêveur sur M. de Bismarck et le comte Schouvalof ; Corti, — songe-t-il à la Triple Alliance à venir ? — promène, en dissertant avec Desprez, un regard froid et pénétrant sur ses collègues : Bulow, assis, non loin de son chef, se recueille dans la sérénité. Sans doute, ce tableau documentaire ne reproduit pas matériellement la scène telle que je la revois dans mon souvenir, mais les attitudes préméditées en donnent bien le vrai caractère, et je suis sûr qu’en recevant plus tard de leur président la photographie de l’œuvre, tous les membres du Congrès ont reconnu, comme moi, dans cette « illustration » de leur dernier protocole la synthèse de la situation et surtout des sentimens divers dont ils étaient agités devant l’acte qu’ils léguaient à l’histoire.

En fait, s’il m’est permis de rappeler en terminant mon impression de témoin, j’ose dire que de tels hommes ne pouvaient se faire illusion sur les transactions qu’ils avaient couvertes de leur prestige. En scellant ces clauses médiocres et hésitantes qui laissaient l’Orient gonflé de mystérieuses tempêtes et l’Europe en léthargie fiévreuse, ils avaient trop de clairvoyance pour croire qu’ils eussent constitué la paix véritable qui est la sécurité dans l’équilibre et la justice. Et cependant, il est équitable de le reconnaître : placés, comme ils l’étaient, en présence de problèmes qui excédaient les forces d’un siècle vieux et fatigué, ils avaient fidèlement traduit la pensée du temps. Ajourner les difficultés fondamentales, ajuster par à peu près les secondaires, donner aux peuples une trêve, c’était fatalement tout ce qu’ils pouvaient faire. Si mal combiné que fût l’édifice, il était seul possible alors et sa durée le prouve. Assurément, il y a des brèches aux murailles et des mines dans les souterrains, mais les gros bastions subsistent. Est-ce leur force ou leur faiblesse qui les protège ? Je ne sais, mais le pavillon officiel y flotte encore, et tout le monde estimerait dangereux de les détruire. C’est la justification, un peu ironique, des architectes, qu’en définitive, après vingt-cinq ans, — grand espace de la vie diplomatique, — leurs successeurs ne semblent pas en mesure de rien construire qui soit plus solide et plus beau.


CTE CHARLES DE MOUY.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. J’ai exposé les difficultés subséquentes auxquelles ce texte a donné lieu dans la Revue du 15 août 1900 et du 15 mars 1901.
  3. Nous avons rappelé plus haut que l’article 7 du traité de Paris de 1856 stipule au contraire la garantie en commun des puissances signataires.