Récits et légendes/Terre/Les âmes voyagent

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 85-93).

LES ÂMES VOYAGENT…

Le père Édouard Gagné venait de vendre son bien. Il partait pour les États avec sa famille. Cela s’était vendu à la criée, y compris le roulant, la maison et les meubles. C’est François Lemieux qui avait tout acheté avec l’argent qu’il s’était mis de côté. Pourtant, le père Gagné avait travaillé dur, lui aussi, mais il n’avait pas eu de chance. Sa femme, qui était feluette, avait toujours vécu dans les remèdes ; ses filles, aussitôt grandettes, s’étaient livrées aux dépenses, et ses garçons n’étaient pas vaillants. On disait, dans le village, qu’ils avaient « Les côtes sur le long »… La chose avait été rude pour le père Gagné, mais il fallait bien vendre pour régler les affaires. Et depuis ce jour-là le vieux n’était pas gai.

C’était le 2 novembre au soir. Il veillait encore dans sa maison, ce soir-là, avec François Lemieux l’acheteur, et deux voisins ; celui d’en haut, le père Beaulieu, et celui d’en bas, le père Boucher, à sa rente depuis longtemps.

C’étaient des figures honnêtes d’habitants, figures mornes, ridées comme leurs champs, mais figures ouvertes où luisaient des yeux francs. Le père Gagné était, parmi eux, le type le plus parfait du colon défricheur. Épaules carrées, larges mains, prunelles ardentes, aspect d’énergie et de force. Mais son dos commençait à plier sous le poids des ans. Assis dans la grande chaise berceuse aux châteaux usés, le vieillard se tenait penché, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, et les autres le regardaient avec cette pitié muette qu’on a devant les grands chagrins…

Ils parlaient des morts. Les habitants, dans leur âme simple et croyante, ne s’effraient pas des mystères de la mort. Ils en parlent avec tranquillité comme ils parlent du temps et des semailles. Le soir était lourd, le vent soufflait. On entendait battre les portes des remises, et dehors, quelques chiens jappaient.

— « Ce soir, dit François Lemieux, les morts voyagent. Ils viennent rôder autour des bâtiments. Ils rentrent aussi parfois, dans les maisons, pour revoir les lieux où ils ont vécu. Ma grand’mère avait l’habitude de leur mettre un couvert pour qu’ils mangent. Je vous dis que les morts voyagent. Il y en a qui se font voir. Mon père a vu un nommé Charron qui lui devait cinquante piastres. Il l’a vu tout courbé, et il a compris qu’il disait : « J’ai tes cinquante piastres sur le dos »… Mon père lui a crié. « Je te les donne ! » et, depuis, il ne l’a pas revu. Vous souvenez-vous de ce pauvre Roussel qui a été vu, un soir, avec des chaînes sur les bras, faisant le tour de la terre qu’il n’avait pas voulu payer ? Moi, je vous dis que les morts voyagent »…

Il se fit un grand silence. Ensuite, le père Gagné qui n’avait pas parlé jusque-là, se réveilla de sa torpeur. Il se leva, vida sa pipe sur le devant du poêle, et, se redressant, il dit :

« Oui, je crois que les âmes reviennent. Cela ne peut pas être autrement. Quand on a passé des années et des années dans la même maison, cultivant la même terre, faisant les mêmes travaux, semant le printemps, récoltant l’automne, battant le grain l’hiver, on ne peut pas s’en aller comme cela, du jour au lendemain, comme une feuille qui part au vent. On revient dans ces maisons, où l’on s’est toujours assis à la même place, dans la même chaise, près de la même table. Non, on ne peut pas s’en aller comme cela, du jour au lendemain. Moi, je vous dis que, mort ou vivant, je reviendrai sur ma terre ! » Il s’arrêta pour s’essuyer le front où la sueur coulait. Elle était profonde et vivante la tristesse de ce vieillard, dont l’âme était pétrie de toute l’énergie d’une race. — Il reprit : « Cette terre-là je l’ai prise en bois debout, j’ai fait de l’abatis, j’ai ésouché, éroché, labouré, hersé, semé. La première année ça n’a rien donné. Ensuite, c’est venu clairaud, puis, en dernier, tout a poussé dru : de la belle avoine bien fournie, de l’orge, du foin prends-en en v’la. Je me suis logé, j’ai bâti un hangar, puis un fournil. Tout ce que vous voyez ici est l’ouvrage de mes mains. Non, on ne peut pas s’en aller comme cela du jour au lendemain. Je vous dis que, mort ou vivant, je reviendrai sur ma terre ! »

Il se tut, et s’assit, calme et sombre. Il parlait sans excitation comme s’il avait toujours pensé ces choses et comme si ses paroles ne devaient surprendre personne. Alors, tous se turent. Autour d’eux, en eux ils sentaient la présence des morts. Et eux-mêmes, sous la froide lumière des vieilles lampes à l’huile, dans cette tristesse de novembre, avec leur front pâle et leurs regards effacés ils ressemblaient à des morts anciens qui seraient venus s’asseoir à la place accoutumée.

Un an environ s’était écoulé quand on apprit que le père Gagné était mort aux États. C’est une de ses filles qui avait écrit cela. « Vous savez, écrivait-elle, il ne s’est jamais adonné avec le monde de par ici. Il a toujours trouvé de quoi à redire. Au printemps, quand le soleil s’est mis à chauffer, il parlait sans cesse de sa terre. On voyait qu’il s’en ennuyait. »

« Je sais pas, disait-il, si Lemieux a labouré la planche d’en haut c’te année. Il va avoir du beau grain dans la prairie des moutons. C’est un bon travaillant : je suis sûr qu’il rôde déjà dans ses champs. »

« L’idée lui marchait tout le temps comme ça. À la fin, il avait perdu la mémoire. Le docteur a dit que c’était le mal du pays ». — Ainsi disait la lettre.

Peu de temps après, un soir que François Lemieux s’en allait à l’étable, faire le train, il vit, à quelques arpents de la grange, un homme qui marchait dans son champ. C’était en octobre, le mois des brumes. Un brouillard épais pesait sur toute chose. Un petit vent sec faisait craquer les branches, tendues en bras de squelettes, le long des clôtures. L’homme marchait lentement, suivant un sillon, la tête basse, comme absorbé dans une pensée profonde. François Lemieux le reconnut : c’était le père Édouard Gagné. Tout saisi, il courut à la maison du père Boucher, et poussant la porte comme un coup de vent, il dit avec une voix tremblante : «  Venez voir le père Gagné qui se promène sur ma terre ! » Puis il courut de même chez le père Beaulieu et dit encore : « Venez voir le père Gagné qui se promène sur ma terre ! » Alors ils s’approchèrent tous les trois et le regardèrent s’éloigner. Son grand corps, ses épaules osseuses se profilaient sur l’horizon noir. Il marchait lentement comme quelqu’un qui veut retarder le départ inévitable. Parfois, son bras faisait le geste de semer. «  C’est bien lui, fit le père Beaulieu. Il l’avait dit qu’il reviendrait sur sa terre ! » — Longtemps ils le regardèrent et quand ils ne virent plus rien ils se séparèrent, émus et pâles. Et François Lemieux dit simplement, comme se parlant à lui-même : « Je le savais bien que les âmes voyagent ! »