Récits et légendes/Terre/Le calvaire et les bœufs

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 23-30).

LE CALVAIRE ET LES BŒUFS

Bien des Calvaires s’élèvent le long de la mer, étendant leurs bras gris sur l’immensité des flots. Ils sont grands, ils sont solennels ces calvaires qui ont vu tant de malheurs, entendu tant de sanglots. À voir ces tristesses, à entendre ces plaintes, ils sont brisés de fatigue, et semblent vouloir se laisser tomber eux aussi, s’en aller dormir enfin avec les morts de la mer que rien ne peut plus réveiller jamais. Les Calvaires de la mer sont tristes et solennels.

Mais ils sont beaux aussi les Calvaires paisibles des routes, qui veillent sur les champs, auprès des maisons endormies… Ceux-là ont un air doux qui repose. Quand il y a un Christ de fer sur la Croix de bois, et qu’on veuille bien le regarder un peu, on trouve qu’il ressemble à tous les habitants qu’on connaît. Il en a la figure sereine, le sourire naïf et doux. Son geste éternel semble fait de pitié… Il a l’air de nous regarder et de nous dire : « Je suis le gardien des moissons. Je connais la faim incessante qui tourmente les hommes affamés, et je protège les blés qui leur donnent du pain. Mon visage est impassible et mes bras sont inertes, mais l’ombre que j’étends sur la plaine est une ombre bienfaisante qui chasse les ténèbres mauvaises. Je suis la sentinelle des champs, le muet soldat de la terre. Je suis le père des paysans, je les aime ; je suis heureux quand un soleil fécond dore les flancs de leurs coteaux, et qu’un riche automne comble leurs greniers »… Ainsi parlent les Calvaires des routes, veillant sur les maisons endormies…

J’en connais un qui s’élève sur une colline, loin, bien loin des villes, dans une vallée silencieuse que de grandes forêts vierges entourent. Un silence infini règne dans cette nature que l’on croirait sortie d’hier des mains de Dieu. Quand on a fini de contourner le chemin capricieux qui mène à cette vallée, on aperçoit le Calvaire dressé dans cette solitude comme un roi et un maître. Un rosier sauvage grimpe autour, et quand le soleil le darde, sur le haut du jour, le Calvaire tout-à-coup s’embrase et ressemble à un grand bûcher où flambent des roses. — Emblème de l’éternelle beauté que la Croix jette sur le monde.

Quelques maisonnettes seulement voisinent ce Calvaire. Leur pignon gris se découpe nettement sur le vert sombre des forêts. Elles ont l’air de sentinelles gardant la solitude des bois. La première de ces maisonnettes abrite un jeune paysan à qui le père a donné son bien en mourant. Ce vieux se nommait le père José ; personne ne lui connaissait d’autre nom. Il était reconnu pour un homme emporté et violent, mais il avait bon cœur et on le disait très avenant.

Or, on raconte qu’un jour, alors qu’il n’était pas encore vieux, le père José revenait des champs, conduisant une charge de blé que tiraient ses deux bœufs favoris : le Blanc et le Roux. C’étaient, en effet, deux belles bêtes que ces gros bœufs, droits sur leurs jarrets, l’œil vif, « tendres de gueule, et francs dans le collier ». Aussi, le père José n’avait-il pas assez de ses yeux pour les regarder. Il les aimait, il admirait avec une satisfaction profonde leur mine fière, leur haute stature, leur apparence d’endurance et de force. Ils étaient ses compagnons de défrichement, du temps où il lui avait fallu peiner si dur. Ce qu’ils en avaient arraché de souches et tracé de sillons ! Ils étaient un souvenir vivant de ses jours de glorieux labeur. Il leur parlait toujours avec tendresse : « Avance mon Roux ! Par ici mon Blanc ! » Et les bœufs l’écoutaient, dociles et doux. Mais ce jour-là le père José ne parlait pas : il fronçait les sourcils, mécontent de sa journée. La pluie l’avait dérangé ; elle avait même menacé de gâter son grain. Une roue de la charrette s’était brisée dans une ornière. L’attelage s’était cassé, enfin tout avait mal marché et l’homme était en proie à un violent mécontentement. Les plis de son front se creusaient d’une façon méchante. De temps en temps il lançait un juron qui faisait s’envoler les oiseaux, épeurés, et dresser les oreilles des bœufs pensifs. Arrivé devant le Calvaire, il ne songea pas à se découvrir et à se signer, comme d’habitude. Il cria rudement à ses bœufs et lança un nouveau juron. Mais les bœufs au lieu d’avancer s’arrêtèrent aussitôt et demeurèrent immobiles comme attachés au sol. D’abord, le vieux pensa qu’une bête sauvage, sortie du bois, se tenait droite devant ses bœufs, comme cela était arrivé déjà. Il regarda au proche, au loin : rien. Rien d’étrange ne paraissait sur la route. Alors, il se dit : « Ils sont fatigués, voilà tout. Laissons-les se reposer un peu ». Il sauta de voiture, s’approcha de ses bêtes, les cajola, leur parla, passant doucement sa large main sur leur cou de velours. Les bœufs se laissaient faire et ne bougeaient pas. — « Allons ! dit-il, mon Roux, mon Blanc, est-ce que ça va à présent ? »… Pas davantage les bœufs ne bougèrent. Alors le père José sentit sa colère renaître. Il escalada les fossés du chemin, s’enfonça dans les aulnes, et revint avec une longue branche dont il fit sauter les feuilles dans un tour de main. Puis, de toute sa force, il en cingla un grand coup sur les flancs des deux bœufs. Leur chair frémit, leurs nerfs tremblèrent, mais ils demeurèrent quand même immobiles. Découragé, il s’assit dans l’herbe sans rien dire. Quand il releva la tête, il aperçut son voisin, et comprit que celui-ci lui disait : « Peut-être que vous avez juré, père José, ou bien vous l’avez pas saluée et la croix est insultée. » Alors, le vieux, regardant le Calvaire, se sentit plein de remords. Sa colère tomba d’elle-même. Timide comme un enfant pris en faute, il se leva, ôta son chapeau, et fit un grand signe de croix, avec lenteur, les yeux baissés… Au même instant, sans attendre le commandement, le Roux et le Blanc se remirent en marche, les naseaux fumants, le jarret souple, et les cornes luisantes sous le ciel gris. Le jour baissait au-dessus des montagnes, jetant un voile d’argent sur la solitude sauvage. Des alouettes au cri plaintif passaient au ras des collines, avec un bruit de chose légère. Et le Calvaire étendait ses deux bras en face de l’immensité, dominant tout, bénissant tout, semblant dire aux hommes que la croix des champs n’est pas étrangère aux moissons qui remplissent les greniers et baignent les maisons de l’admirable rayonnement du pain.