Récits et légendes/Terre/La maisonnette sur la colline

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 9-16).

LA MAISONNETTE,
SUR LA COLLINE…

Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline. L’ombre des peupliers la recouvre, la paix l’enveloppe, le silence l’entoure, et le bonheur la remplit… Elle est un nid humain à l’abri des souffles terrestres. Elle donne l’idée de la douceur et de l’amour. Un homme, une femme et des enfants l’habitent. Je ne la revois jamais sans songer à leur histoire simple et belle, une histoire de colon comme il y en a beaucoup dans notre pays, mais que nous n’avons jamais remarquées, une histoire d’habitant qui devrait être écrite en lettres d’or sur les murs de nos écoles, et que nos enfants devraient apprendre par cœur. C’est une histoire humble et sublime, inconnue et vivante, une histoire inépuisable de grandeur et de fécondité, c’est l’histoire des histoires : une vie de défricheur.

Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline…

L’homme et la femme qui l’habitent étaient autrefois un jeune homme et une jeune fille qui s’aimaient. Nés tous deux de parents pauvres ils n’avaient aucun avoir ni l’un ni l’autre. Mais ils s’aimaient. Ils s’étaient vus dans les champs, par les jours de moissons ; leurs yeux s’étaient rencontrés et leurs cœurs s’étaient compris. Ils se promirent de s’aimer toujours. Que ne possède-t-on pas quand on aime ? Que n’entreprend-on pas par l’amour ? Ils se marièrent et firent des noces. Je m’étais cachée parmi les invités pour regarder danser, mais je ne regardais pas la danse. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce jeune couple qui était presqu’un couple d’enfants. « Que vont-ils devenir ? Comment vont-ils faire pour vivre ? » me disais-je intérieurement. J’étais joyeuse et inquiète devant eux. J’entendis quelqu’un dire : « C’est une fille hardie : il n’a pas même une terre en bois debout ! » Et je les plaignais, je croyais qu’ils allaient beaucoup pâtir, que la misère viendrait frapper à leur porte, et je tremblais à les voir si frêles et si jeunes. Mais je n’avais pas vu la flamme de leurs yeux, et deviné le rêve de leurs âmes. Je ne savais pas que la sainte ambition des ancêtres devait renaître en eux, et que, de nouveau, par ce jeune couple, l’histoire des aïeux allait se renouveler…

Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline…

D’abord, ils vécurent chez son père à lui. Mais il s’était dit qu’il aurait une maison et une terre. Il s’empara d’un morceau de forêt, en abattit les grands arbres, fit brûler ce qui restait de troncs et de branches, enleva les souches, laboura avec peine ce sol nu et sema à larges mains, la joie au cœur. Que de travail et de patience ! Cependant, d’une année à l’autre, le domaine s’élargissait. Ici un peu de seigle, là un peu de blé, plus loin un peu d’avoine. Enfin, il devenait l’habitant qu’il avait rêvé d’être. Il eut plusieurs chevaux, des vaches à lait bien en ordre, et de beaux troupeaux de moutons qui paissaient, tranquilles, dans la prairie. Et, plus tard, il se bâtit cette petite maisonnette, perchée sur la montagne, au milieu de ses champs. Comme c’est joli à voir cette blanche habitation dans la lumière du matin ! On dirait la retraite d’un savant, loin du monde, ou d’un poète, près du ciel… C’est la retraite d’un colon. Mais un colon est un savant aussi et un poète… C’est un savant qui comprend le mystère sans l’approfondir, un poète qui, sans le savoir, crée la poésie et la beauté. C’est toi, ô colon, qui fais naître le rythme des épis et les strophes des blés, et la nature serait en deuil si tu ne la célébrais par la gloire des faucilles !…

Quand vous découvrirez, dans les replis de la montagne, perchée comme un nid d’aigle, simple et majestueuse, la demeure du colon, quand vous passerez devant la maison du défricheur, amis, inclinez-vous. Le colon est un être sublime comme le héros des champs de bataille. Il a ses combats aussi, mais des combats qui sèment la vie, et ses victoires sont l’espoir du monde. Le premier ouvrier de la civilisation c’est lui. C’est lui qui fait reculer l’ombre et s’étendre l’horizon. C’est lui qui fait des éclaircies dans la forêt, qui laisse, en marchant, des traînées de lumière… Il va toujours de l’avant. Il a la soif des cimes. Il marche à l’assaut des monts, et découvre à l’univers les richesses de la terre. Il est le conquérant que Dieu dit à l’homme d’être, et quand, arrivé au sommet des collines, il se trouve en face du ciel, l’aube le salue comme son frère, et la nature l’acclame comme son enfant… Son œuvre est l’œuvre utile par excellence. Sans lui, les campagnes que nous aimons n’existeraient pas. Sans lui, nous ne verrions pas flotter sur nos champs les chevelures soyeuses des orges, et les perles des avoinés, semblables à une pluie d’argent… Nous ne verrions pas sortir des vieux moulins la farine nouvelle et, sur nos tables, nous ne verrions pas de pain…

Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline…

Sa lampe vigilante s’allume chaque soir. Sa lueur s’étend sur les moissons neuves, comme un phare sur la mer… Son toit fume doucement… Sa légère fumée se dresse au-dessus des peupliers et des collines parfumées. Et cette fumée blanche qui monte sans bruit et qui renaît toujours est l’image de ces humbles âmes que nul, ici-bas, ne remarque, mais dont la trace demeure, et dont l’œuvre s’éternise… Le jeune homme et la jeune fille d’autrefois sont devenus les maîtres de ce domaine qu’ils ont conquis et qu’ils ne cesseront d’occuper, car des enfants aux cheveux d’or, aux yeux de ciel, croissent, parmi eux, comme des fleurs vivantes, aux grâces éternelles… Car les moissons futures rempliront les bras de leurs fils… Ainsi se perpétue la pensée des ancêtres… Cela s’appelle vivre ; mieux encore cela s’appelle survivre…

Le soir, quand les bruits s’éteignent et que les lampes s’allument, quand les êtres mystérieux se lèvent, et que l’esprit du passé rôde sur les ailes de la nuit, à l’heure où le vol des âmes commence autour des maisons bien-aimées, je crois voir l’âme des premiers colons, les fondateurs et les martyrs, entourer, là-bas, la maisonnette sur la colline !…