Récits et légendes/Mer/Le petit fils

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 121-127).

LE PETIT FILS

Il avait grandi sur les grèves, au soleil, à l’air vif, droit et souple comme une herbe marine. Pieds nus, tête nue, sur le sable et dans la vague, le fils de Joseph Lamont était devenu un beau gas au teint d’or, aux cheveux épais, aux yeux profonds comme la mer. Sa grand’mère, la vieille Marie qui l’avait élevé, l’adorait. Son père, pêcheur de la côte gaspésienne, s’était noyé par une tempête d’automne, et le chagrin avait emporté sa mère l’année suivante. Comme le grand’père qui avait péri de la même façon trois ans auparavant, on avait trouvé le père de Louis, mort, sur la rive, et déjà glacé. Ils étaient tous d’une race de pêcheurs, amoureux de leur métier, audacieux et travailleurs. Qui dira la merveilleuse fascination qu’exerce sur ces hommes la mer traîtresse ? Qui dira la magie de son regard, le charme de son sourire ?… Donc la grand’mère avait reporté sur son petit fils orphelin toute la tendresse de son vieux cœur. Elle qui avait souvent demandé à mourir, trouvait une nouvelle joie de vivre par cet enfant, fleur de son âme et de son sang. Cela lui rappelait les plus belles années de sa vie, alors que, jeune femme, son fils, son beau petit Joseph, jouait autour d’elle et s’accrochait à sa jupe. L’enfant ressemblait à son père. — « Ce sont ses yeux et sa bouche, disait-elle. C’est le portrait de mon pauvre enfant ! » Alors elle le pressait avec force sur son cœur. Parfois même il lui arrivait de faire de beaux rêves pour lui. Lorsque l’enfant endormi reposait sur son épaule, la vieille songeait que peut-être cet enfant deviendrait un homme remarquable. Peut-être un notaire, ou un prêtre ! — « Mais tu seras menuisier, forgeron, journalier, tu seras n’importe quoi, mon Louis, mais pas un pêcheur ! Je ne veux pas que tu sois un pêcheur ! Je ne veux pas qu’elle te prenne comme tous les autres, et qu’on te ramène, un soir, froid et raidi dans tes voiles. Non, je ne veux pas que tu sois un pêcheur ! » — Lorsqu’il fixait ses yeux sur le large, la vieille lui disait : « Ne regarde donc pas cette méchante qui a tué ton père ; ne vois-tu pas qu’elle a soif des hommes ? » Il se détournait sans répondre. Il grandissait silencieusement, sentant croître en lui l’âme sauvage de ses pères. Il n’aurait pas voulu faire de peine à sa grand’mère, mais il ne pouvait pas non plus s’empêcher de regarder cet horizon infini qui le tentait, qui le remplissait d’un trouble indéfini, qui élargissait son rêve vague et jeune. Oui, son rêve prenait des ailes sur cette immensité claire, toute grouillante de soleils, de lunes et d’étoiles !…

Or le petit gâs des grèves était devenu un jeune homme. Il venait d’avoir seize ans et travaillait en apprentissage chez un menuisier du village, tout en jalousant ceux de ses camarades qui étaient matelots et pêcheurs. Un soir, comme il venait de quitter la boutique, Louis fut abordé par un étranger, capitaine d’un bâtiment écossais à la recherche d’un homme pour son équipage. — « Vous êtes un garçon vigoureux, dit-il, et débrouillard, ça se voit. Vous feriez mon affaire, tout en voyant du pays, et si vous aimez la mer je vous garderai à mon bord. » — Ma grand’mère ! — oh ! oui, je connais ça, les grand’mères ; elles n’en meurent pas. Elle finira par comprendre qu’elle n’avait pas le droit de mettre obstacle à vos goûts. Si vous craignez ses larmes, partez la nuit. Tenez, à minuit, ce soir, je vous attendrai ici, au coin de cette route. Ne me trompez pas ! Il ne faut pas écouter les grand’mères, mon garçon, ça gâte l’avenir. » — Il partit en lui tapant sur l’épaule.

Louis sans avoir répondu un mot s’était quand même engagé. Il n’avait pas dit non ; intérieurement il avait consenti : il lui faudrait donc être là à l’heure indiquée. Oh ! cette vision de l’avenir entrevu le rendait fou, le brûlait d’une fièvre délirante, d’une joie qui lui semblait au-dessus de tout. Voilà que les morts parlaient, que la vieille âme normande grondait dans son jeune sang. Le charme magique s’accomplissait. Comme tous ceux de sa race, et sans le savoir, conduit par une puissance mystérieuse, il devenait l’homme du large, voué à l’immensité bleue. Il avait l’impression d’entrer en extase dans les régions de cet infini comme on entre en rêve au seuil des jardins enchantés. Sa joie cependant n’était pas complète, et le remords l’envahissait à mesure qu’il se rappelait sa grand’mère. Quand il la vit, il eut envie de pleurer, tellement il se sentait coupable, mais la voix des morts était là en lui qui parlait… Il soupa silencieusement comme d’habitude, évitant de parler, de peur d’échapper son secret. La nuit fut hâtive, et le sommeil bientôt s’appesantit sur les paupières de l’aïeule. Dès qu’elle se fut étendue sur son lit de bois noir, il commença à ramasser ses hardes et doucement, sans bruit, en fit un paquet. Puis il s’assit près du lit et écouta… Elle dormait. Sa respiration faisait un petit bruit sec, et sa poitrine était oppressée. Il se pencha pour la regarder. Son pauvre vieux visage tout ridé était douloureux comme celui des martyrs. Alors il pensa à ce qu’elle souffrirait ; nerveux et pâle, il prit son paquet et se sauva comme un malfaiteur. Il courut jusqu’à l’endroit où l’attendait son capitaine, et en l’apercevant il dit d’une voix tremblante : « Pauvre vieille, bien sûr quelle va en faire une maladie ! »…