Récits du Labrador/Le Maringouin

L'Imprimerie canadienne (p. 3-8).

LE MARINGOUIN


Le maringouin, doté par la science du nom harmonieux de culex, a été connu dès la plus haute antiquité. Il fut contemporain du paradis terrestre. Ses importunités contraignirent Adam et Ève, mais surtout Adam, à délaisser la feuille de figuier pour recourir à la dépouille des animaux à fourrure, encore bien rares, il est vrai, aux environs du jardin inimitable si malencontreusement perdu, pour une pomme, par nos aïeux.

Grâce à sa constitution essentiellement humide, — le maringouin naît dans les marécages les plus invraisemblables, — il traversa sans encombre le déluge et parvint jusqu’à nous sans modification apparente de sa nature et de ses instincts primitifs. Il est d’une subtilité extrême, et capable, pour vous sucer le sang, des ruses les plus étonnantes et les plus perfides. Son indiscrétion dépasse toute mesure, et le corps humain est pour lui piquable, mordable et suçable en toutes ses parties. Rien ne l’arrête, ni le sommeil de l’innocence, ni le repos troublé du crime. Il mord, pique et suce toujours.

Mais avant de vous conter combien je fus sa victime, je vous dois sa généalogie.

Il est inutile, je pense, de descendre des Croisés — et quelquefois d’en être trop descendu — pour avoir droit à l’histoire de ses ancêtres.

Contrairement à ce qui se passe pour les hommes, le maringouin est resté sensiblement semblable à ses aïeux. Il n’a pas dégénéré.

Culex Ier, qui fut de très près contemporain des premiers marécages putréfiés, abandonna la famille des némocères, où il appartenait à l’ordre des diptères, pour fonder l’illustre tribu des culicides.

Pline connut les descendants de Culex, que les Grecs appelaient empis, et ce naturaliste si véridique, qui poussa l’amour de la science jusqu’à se faire tuer en observant une éruption du Vésuve, les prit pour exemple des manifestations merveilleuses de la puissance divine dans les êtres les plus petits.

Vous savez comme moi que, chez la plupart des animaux, le sexe mâle, appelé sexe répugnant chez les hommes, est celui des deux qui a pour apanage tous les vices. Chose étrange, il n’en est point ainsi chez l’aimable culicide dont je vous entretiens.

La femelle seule, paraît-il, est sanguinaire. Elle seule nous pompe le sang, pendant que le mâle vertueux butine au milieu des fleurs aux parfums suaves pour se nourrir de leur suc.

Je me hâte d’ajouter que cette particularité de la vie animale est une exception à la loi qui attribue si justement au sexe faible toutes les mansuétudes et toutes les séductions.

L’existence du maringouin est de courte durée, remercions-en le ciel !

Il se reproduit sept ou huit fois dans l’année et, chaque fois qu’il accomplit cette fonction, il meurt.

Mais ces reproductions, suivies de morts encore trop restreintes malgré leur fréquence, donnent des résultats qui font frissonner. On a calculé qu’un couple, — un seul, vous entendez bien, — peut, à la fin d’un été, être représenté par cinq millions de milliards de ses descendants. Quelle fécondité effrayante ! Cela fait froid dans tous les membres, n’est-ce pas ?

Néanmoins cet être, que la patience du plus grand saint ne saurait supporter sans malédictions, est, dit-on, fort utile.

Il assainit les eaux croupissantes en se nourrissant, lorsqu’il est encore en très bas âge, des matières en putréfaction qu’elles contiennent. En nous piquant, lorsqu’il est adulte, il introduit dans notre organisme un liquide qui nous rend moins accessibles aux atteintes des fièvres paludéennes.

Les qualités que l’on prête à cet insecte ne sauraient atténuer en rien la haine féroce que je lui porte.

Je désire son extermination complète, absolue, au milieu des plus cruels tourments. Je voudrais inventer pour lui les plus affreux supplices et je rêve de voir tous les maringouins réunis sur un pal gigantesque, haletant leur dernier soupir.

Je suis cependant d’une nature benoîte et clémente, mais ils m’ont tant mordu ! Je ne connais pas une partie de ma personne qui ait été à l’abri de leurs atteintes. Ils ont transformé mes surfaces les plus abritées en vallées mamelonnées et démangeantes, mes organes les plus délicats en cucurbitacées violacées et rugueuses.

Je pardonne au « moustique à collier blanc », qui provoque un jet de sang à chaque piqûre.

Je subis avec patience les coups du « frappe d’abord », les impressions cautérisantes du microscopique « brûlot » ; mais le culex, je le hais, je le méprise, je voudrais le conspuer et le martyriser pendant toute une éternité.

Il est d’une hypocrisie de bonze, d’une rouerie d’esclave. Il se cache sous les couvertures, dans les replis de la tente, sous les branches de sapin de votre lit. Il s’embusque jusque dans les chaussettes pendues au-dessus du poêle chaque soir et, lorsqu’il vous croit endormi, se glisse hors de ces repaires d’occasion, s’approche cauteleusement de votre chair qu’il pique et suce jusqu’à satiété, puis s’envole l’abdomen alourdi de sang. Tout lui est bon pour atteindre son but. La moindre fissure, la moindre solution de continuité et le tuyau de poêle lui-même lui suffisent pour s’introduire sous la tente où vous vous proposiez de goûter un repos, quelquefois, je devrais dire presque toujours, bien gagné.

Oh ! le culex ! j’ai tout fait pour m’en débarrasser. Je me suis oint des plus invraisemblables culexicides. Je me suis frotté d’ail pilé, de beurre, de graisse de loup marin. J’ai tout employé. J’ai failli mourir asphyxié plusieurs fois en respirant les exhalaisons des substances hétéroclites que mon imagination et ma haine m’avaient suggérées. Rien n’y a fait. J’ai toujours été mordu, mordu partout.

Je céderais volontiers tous les droits que je puis avoir sur les trésors que produiront les taxes, au bienfaiteur de l’humanité qui me donnerait le moyen de mettre mon épiderme, bien tanné, cependant, par les misères de toutes espèces, à l’abri des atteintes aussi cuisantes qu’indiscrètes de ce culicide immonde.