Récits du Labrador/Le Loup-Cervier

L'Imprimerie canadienne (p. 123-127).


LE LOUP-CERVIER


Je vous ai entretenu du lièvre, de sa chasse et des mésaventures dont il est la pitoyable victime, mais j’ai négligé de vous parler de ses organes. J’ai eu tort et je dois réparer une omission si regrettable, les organes étant, chez les animaux comme chez les hommes, les facteurs indispensables de leur existence et les causes indiscutées de leur mort.

Avant toute chose, et quoiqu’il m’en coûte, laissez-moi vous exprimer une vérité profondément humiliante pour notre espèce : de tous les mammifères, nous sommes les moins complets.

La nature nous a privés des organes que je me permettrai d’appeler surrérogatoires ; et, sauf de bien rares exceptions, elle en a au contraire, trop abondamment pourvu la plupart des animaux qui composent la classe dont notre vanité nous a fort sottement déclarés le plus bel ornement. Cependant, en nous privant de l’appendice que Victor Considérant réclamait avec tant d’avidité comme terme du perfectionnement humain, elle ne fut point marâtre, car elle supprimait en nous une cause de perdition.

On ne saurait croire combien ce prolongement de la colonne vertébrale, quelque réduit qu’il fût à sa plus simple expression, a été cause de trépas aussi lamentables qu’imprévus.

Demandez aux chasseurs. Tous vous affirmeront qu’il n’est pas un animal du bois qui n’ait été victime de l’indiscrétion ou de l’imprudence de cet ornement qu’ils désignent, en leur langage dépourvu de détours, sous le nom de queue.

Il existe, ou il semble exister tout au moins, devrais-je dire, une relation assez constante entre le développement, la forme et le port de cette manifestation physique et l’intelligence ou l’instinct des animaux qui en sont ornés. C’est ainsi que les bêtes qui laissent à désirer sous ce rapport paraissent moins bien douées intellectuellement que celles dont la queue est aussi prolongée que touffue.

Le lièvre, le loup-cervier et l’ours sont un exemple frappant à l’appui de cette loi, que je crois avoir découverte. Le seul instinct les anime. Voyez, au contraire, le renard, le castor et la loutre : oseriez-vous leur refuser quelques-unes des facultés les plus précieuses de l’intelligence ?

Chez les uns, cet ornement imparfaitement tutélaire protège à peine les parties avoisinantes, qui restent exposées à toutes les indiscrétions et aux froids attouchements des bises implacables de l’hiver. Chez les autres, au contraire, il les embellit, il les abrite, il les réchauffe et leur donne cet aspect de candeur et d’originalité si attrayantes chez le renard, si appétissantes chez le castor, si consolantes chez la loutre. Je pourrais vous citer mille exemples de cette étonnante relation de la queue des animaux avec le développement de leur intelligence.

Il résulte de cette loi, aussi vraie que singulière, que les animaux à queue courte sont le plus souvent, contrairement à toute vraisemblance, les tristes dupes de l’imprudence ou de la sottise de ce complément du système vertébral. En voici une preuve éminemment palpable. Vous connaissez tous le grand chat à queue dérisoire, à longues pattes et à oreilles droites terminées par un pinceau, que l’on appelle le loup-cervier ?

Peut-être savez-vous qu’il adore les émanations de la chataire et de la valériane, et que ce goût absurde, il le partage avec tous les félins des latitudes tempérées ?

Vous n’ignorez pas, j’en suis sûr, que tout chasseur est, non-seulement un puits de vérité, mais encore le réceptacle de beaucoup de vertus et d’un nombre infini de malices et de ruses qu’il croit propres à égaliser ses chances dans la lutte qu’il soutient contre les animaux.

Un chasseur, l’un des plus madrés, avait tendu une douzaine de collets à loup-cervier sur son chemin de chasse ; et, comme il connaissait l’entraînement désordonné de cet animal pour la valériane, il avait abondamment drogué sa tenture avec une infusion de cette plante dans une solution de rognon de castor et de whiskey. Le lendemain, il constata, avec ahurissement, qu’un loup-cervier était pris, pris par la queue, dans l’un de ses collets. Sa stupéfaction fut si grande qu’il négligea d’asséner un coup de manche de hache sur la tête du prisonnier, et que celui-ci s’échappa en abandonnant une partie du court organe par lequel il avait été trahi.

Je domine assez mal mes impressions, et il me fut impossible de dissimuler un certain étonnement, lorsque Laurent T… me fit le récit de cette aventure. Il tenait à me convaincre, et voici l’explication qu’il me servit, — explication, à mon avis, à ce point concluante, que depuis il m’a toujours été impossible de comprendre comment il se faisait que tous les animaux ne se prissent pas par la queue.

Chaque bête, paraît-il, a une manière spéciale de satisfaire ses appétits ou ses passions. C’est pourquoi, lorsque nous nous trouvons possesseurs d’un parfum qui nous agrée, nous le portons à nos marines pour en respirer les effluves odorants ; nous en versons des extraits sur notre mouchoir et sur nos habits, afin de leur communiquer une odeur qui nous est chère. Le loup-cervier de Laurent T… en avait usé à peu près de même sorte ; mais ne possédant d’autre vêtement que sa fourrure et aucun mouchoir, il avait trouvé pratique de la frotter sur l’objet de sa convoitise, et cela avec tant de persistance et de guignon tout à la fois, qu’il était resté pris par la queue.

Je hais le scepticisme, — cet esprit des ignorants et des sots ; mais si j’avais été le héros d’une semblable aventure, j’eusse certainement prié le plus courageux de mes amis de vous la conter.