Récits du Labrador/Le Lièvre

L'Imprimerie canadienne (p. 105-109).


LE LIÈVRE


Parler encore du Labrador prouve un entêtement que j’oserai stigmatiser de méritoire. Depuis bientôt vingt ans que je le décris, que je l’exalte, que je l’aime, je n’ai fait encore qu’un seul prosélyte.

Tous les étés le retrouvent sur la côte, et, s’il n’y a point encore affronté l’hiver, c’est qu’il ignore les joies nombreuses qui naissent sous les flocons de neige de cette saison privilégiée. S’il connaissait comme moi les délices du jack, les entraînements de la chasse à la pelleterie, les inimitables aspects des aurores polaires, les hécatombes de perdrix blanches à la chair savoureuse, les nuits aux étranges clartés, il ne voudrait plus quitter des lieux si attachants, où le pittoresque de la nature ne le dispute qu’à la splendeur des tableaux et à la grandeur des horizons.

Vous entretiendrai-je des ressources du Labrador ? Vous dirai-je à quel point la nature s’y est montrée prodigue de tous ses dons ? Ferai-je briller ses pierres précieuses ? Soulèverai-je pour vous le sol qui couvre ses mines ? Non. Avant de parler de ces choses, je laisserai le présent m’entraîner encore quelques années vers l’avenir. Je laisserai les esprits étroits et les ignorants, que l’on rencontre, hélas ! dans toutes les situations sociales, me reprocher quelque temps encore, la folie douce mais persistante dont ils me croient atteint. Je vous parlerai seulement de ses bêtes au milieu desquelles j’ai vécu, au milieu desquelles je voudrais toujours vivre, au milieu desquelles il me serait doux de mourir.

Les bêtes du Labrador, qui donc les connaît mieux que moi ? Je ne les ai pas étudiées en naturaliste, il est vrai, je ne saurais les empailler ; mais je les ai tant fréquentées, tant pratiquées, tant aimées, qu’elles ont ouvert pour moi, toutes grandes, les portes qui me séparaient de leur instinct, de leurs mœurs. — De leur instinct. J’ai protesté quelque part contre ce mot vide de sens quand il s’applique aux bêtes, et je sens que vous protestez ou que vous protesterez un jour avec moi.

Vous connaissez le lièvre ? Vous en avez mangé, n’est-ce pas ? Vous le savez indispensable au civet ? Peut-être même l’avez-vous chassé, l’avez-vous pris, l’avez-vous tué ? Mais vous ignorez, j’en suis sûr, qu’il change de sexe. Oh ! je n’affirme pas ce fait étrange, et je crois, malgré ce qu’en disent les planteurs de la côte, qu’il est permis de douter. Ce que j’affirme c’est qu’il y a des saisons où tous les lièvres que vous prendrez, en prissiez-vous mille et plus, appartiendront au sexe séduisant, lorsqu’en d’autres saisons tous ceux que vous capturerez seront pourvus des caractères du sexe répugnant.

Le lièvre est un animal essentiellement forestier. Il s’abrite en été sous les troncs abattus et l’hiver sous les branches touffues et tombantes des conifères que recouvre la neige. Il est plein de vivacité et de finesse. Il est très brave. Je ne l’ai jamais vu fuir sans qu’il y fût forcé. Ses mœurs domestiques sont détestables. Il s’habitue très vite aux pièges qui lui sont tendus et apprend plus vite encore à les éviter ou à les détruire.

Il sait très bien, au moyen des incisives tranchantes dont il est armé, couper les collets et les rendre entièrement inefficaces !

À ce propos, permettez-moi le récit d’une anecdote.

Un sauvage chassant le lièvre avait placé dans un chemin quelques collets en fil de laiton. Mais les animaux qu’il se proposait de prendre étaient bêtes futées et connaissaient à merveille la manière de les détruire. C’est en vain qu’il employa tous les moyens usités en pareille circonstance. Rien n’y fit et il dut abandonner son chemin aux soins de sa femme, moins occupée que lui. Celle-ci ne fut pas plus heureuse que son époux. Intriguée d’un pareil insuccès, elle guetta les lièvres et s’aperçut bientôt que ces derniers s’asseyaient gravement à quelques pouces du collet avant d’en couper le fil.

Ce fut un trait de lumière, — les femmes ont toutes les intelligences. — Elle remit des collets partout où ils avaient été coupés ; puis, à quelque distance de chacun d’eux, elle enfonça plusieurs fiches de bois très acérées. Le lendemain, un grand nombre de lièvres étaient pris. Aussi puissamment chatouillés par ces pointes aiguës que prodigieusement surpris d’une impression si complètement inattendue, ils avaient perdu la tête et s’étaient précipités dans les collets.

Depuis cette époque, tous les chasseurs ont délaissé les méthodes anciennes de préservation des collets. Les lièvres n’ont point encore trouvé le moyen de combattre un procédé aussi persuasif que funeste ; mais ils y parviendront, n’en doutez pas.

Ils y parviendront très vite même, vous pouvez m’en croire. En attendant cette époque, je le chasse quelquefois au fusil. Rien n’est plus amusant que cette chasse qui se fait après les premières grosses bordées de neige qui précèdent le grand hiver. Je vous engage à suivre mon exemple, et, si vous aimez à voir lever l’aurore, si vous estimez, comme moi, que deux ou trois heures de marche dans les bois, sous les rayons déjà timides du soleil des derniers jours de l’automne, constituent la plus incomparable des sauces que l’on puisse confectionner au déjeuner qui vous attend à la maison, vous n’hésiterez pas à vous livrer à ce sport très agréable et presque toujours fructueux.