Récits de voyages/Les Milles-Îles

Typographie C. Darveau (p. 5-19).


CHAPITRE I.

LES MILLE-ÎLES


I.


Le voyageur, qui veut remonter le Saint-Laurent, à partir de Montréal, et suivre l’ancienne route des lacs, illustrée par tous les chercheurs et découvreurs du dix-septième siècle, seule route qui fût pratiquée et possible, même jusqu’au milieu du siècle actuel, prend rarement le bateau à Montréal même, à moins qu’il veuille subir le long et fastidieux passage du canal Lachine, et perdre une demi-journée dans un voyage qui n’offre que peu de pittoresque et qu’un médiocre intérêt. Il laisse le bateau partir de Montréal à neuf heures du matin, et le retrouve, trente-six milles plus loin, à Coteau-du-Lac, où il s’est rendu par le train de cinq heures, de l’après-midi.

Coteau-du-Lac, dont les Anglais ont fait « Coteau-Landing » ; est la véritable tête de navigation des voyages pour ce qu’on appelait autrefois les « pays d’en haut ». On en part, vers sept heures du soir, et l’on entre immédiatement dans le beau lac Saint-François, qui a une longueur d’environ quarante milles, au bout desquels on arrive à la première étape, qui est Cornwall, petite ville qui n’a guère plus de six à sept mille habitants, mais qui jouit d’une grande importance à cause de ses manufactures et de ses usines.

Il y demeure bon nombre de Canadiens-français. On sait du reste que les comtés ontariens, qui avoisinent notre province, tels que ceux de Glengary, Prescott, Russell, Carleton, Renfrew, tendent à devenir de plus en plus français. C’est grâce à cette invasion graduelle, sans ralentissement, comme sans dessein préconçu ni arrêté, mais régulière et sûre, de notre population, qui s’épanche sur les extrémités et les côtes de la province-sœur, y adhère et glisse de là sur tous les membres et le reste du corps, par petites ondes de plus en plus grossissantes.

C’est ainsi qu’en 1876, neuf comtés voisins de notre province, (Glengarry, Cornwall, Stormont, Dundas, Prescott, Russell, Carleton, South Leeds) qui ne comptaient, réunis, qu’une population française de 25, 466 âmes, en comptaient 41, 674 en 1881, augmentation de plus de seize mille âmes en cinq ans ! Et cela, dans un milieu hostile, ou du moins nullement favorable aux progrès de ceux de notre origine !


II


Cornwall est situé au pied du rapide du Long-Sault. C’est près d’ici que la ligne frontière des États-Unis s’étend, pour la première fois, jusqu’au fleuve, par l’État de New-York, qui borde toute la rive sud du lac Ontario ; plus loin, elle sera continuée par les États de Pennsylvanie et d’Ohio, dont les vastes corps s’allongent jusqu’aux bords du lac Érié. Désormais, le fleuve, à mesure que nous le remonterons, aura donc d’un côté, à droite, une rive canadienne, et de l’autre côté, à gauche, une rive américaine.

Nous allons entrer ici dans le canal de Cornwall, afin de remonter le rapide du Long-Sault, de neuf milles de longueur, rapide toujours en colère et toujours bondissant, qui jaillit, éclate, comme la bave de quelque immense monstre souterrain, et couvre de son écume furieuse les rochers qui lui résistent, le repoussent et le brisent dans son fougueux élan.

Cette navigation en canal, fastidieuse, coupée d’une douzaine d’écluses, va nous prendre plus de douze heures, après quoi nous atteindrons le rapide du Galop, qui n’est rien en comparaison du précédent, mais qui a l’honneur de clore la série des rapides du Saint-Laurent. Le Galop franchi, nous voguerons enfin librement dans le noble fleuve, jusqu’à ce que nous atteignions Prescott, à trente-huit milles en amont de Cornwall.

Prescott est dans le comté de Grenville et est remarquable par tout ce qui empêche de l’être.

Tout ce que j’en connais, c’est d’y avoir passé, plus d’une fois, des nuits entières à attendre le train du Grand-Tronc ; celui-ci ne faisait jamais autre chose que d’être en retard, à cette époque où il n’y avait pas d’autre moyen de se rendre de Montréal à Ottawa qu’en passant par Prescott, ce qui avait simplement pour effet de doubler la longueur du trajet.

Il n’y a pas encore dix ans de cela, et déjà il s’est construit, depuis, deux nouvelles voies ferrées, qui mènent directement à la capitale fédérale ; l’une, le chemin de fer du Nord, devenu une section du Pacifique, l’autre, le Canada Atlantique, qui traversait, jusqu’à ces dernières années encore, un pays presque entièrement sauvage, à partir de Coteau-du-Lac.


La petite ville de Prescott, qui n’a guère plus de quatre mille habitants, a l’avantage d’être située en face d’Ogdensbourg, ville charmante de l’État de New-York, de l’autre côté du fleuve, où la plus grande partie des dits quatre mille habitants de Prescott passent presque tout leur temps. Notons qu’avant d’arriver à Prescott, nous avons passé, à l’île de la Cheminée, les ruines d’une vieille fortification française, et que, trois milles plus haut, nous avons vu la pointe du « Moulin à Vent », (Windmill Point), où se trouvent les ruines d’un vieux moulin, dans lequel les patriotes de « 37 », sous la conduite de Von Schultz, un exilé polonais, s’étaient retranchés, mais d’où ils ne tardèrent pas à être délogés, avec de grandes pertes, peu de temps après.

À vingt milles de Prescott, on atteint Brockville, ainsi nommée en l’honneur du général Brock, qui reçut la mort sur les hauteurs de Queenstown, dans la guerre de 1812.

C’était le 13 octobre de cette même année. Le général américain Van Renselaër avait rassemblé ses troupes à Lewiston, petit village, aujourd’hui ville, situé sur la rivière Niagara, vis-à-vis de Queenstown. Au point du jour il franchit la rivière et gagna, les hauteurs de Queenstown, malgré le feu de l’artillerie anglaise, qui brisa plusieurs de ses barges, et malgré les attaques de la milice et d’une compagnie d’infanterie qui voulurent s’opposer à la descente. Le général Brock était à Niagara, quelques milles au-dessous. Il accourut au bruit de la canonnade, rallia les grenadiers et les conduisit lui-même contre les hauteurs. Il aurait peut-être repris le terrain perdu si en ce moment, il n’avait été atteint d’une balle qui le tua raide, en lui trouant la poitrine

Brockville a une population d’environ dix mille âmes et est remarquable pour son beurre. On en expédie une grande quantité dans toutes les provinces, particulièrement dans le temps des élections. Disons néanmoins qu’il existe aussi à Brockville des fonderies, des usines pour la construction des locomotives, des machines de toute espèce, et, en dernier lieu, des laboratoires servant à la fabrication de l’acide sulfurique et du superphosphate de chaux, pour lesquels on trouve les matériaux dans les environs.

Brockville est une petite ville très animée, paraît-il, et dont les habitants pratiquent le go ahead avec ardeur.

Faisons encore vingt-cinq milles et nous atteindrons, sur le côté américain, Alexandria Bay, bâtie sur un entassement de rochers, en plein milieu des Mille-Îles.

III

Si l’on peut dire d’un endroit que la nature lui a donné le vif éclat et les traits pétillants de la coquetterie animée, en même temps que la séduction et la grâce de la beauté féminine, c’est bien de celui où nous sommes maintenant.

Il est impossible d’imaginer rien d’aussi pittoresque que ce groupement, fait comme au hasard et cent fois répété, d’îlots, de toute forme et de toute grandeur, qui émergent à travers les flots dorés, comme des nids remplis de mousse et de sapinage, ruisselants de fraîcheur et de verdeur, sous un ciel d’azur et de pourpre.

Ces îlots, qui ne sont souvent qu’un rocher au travers duquel ont poussé quelques sapins, épinettes ou bouleaux, ont pris à loisir, suivant leur bon plaisir et le plus arbitrairement du monde, toutes les positions qu’ils ont voulues : dans nôtre grand fleuve, bon et facile comme un géant, et l’ont forcé à se créer une foule de chenaux qui courent dans tous les sens, et qui, à chaque instant, apportent quelque surprise nouvelle au regard enchanté et ravi.

En parcourant leurs multiples dédales, le bateau semble errer comme à l’aventure, ou s’être égaré sans pouvoir retrouver sa route. On perd de vue les deux rives ; il n’y a plus de fleuve, pour ainsi dire, mais un fouillis de passes, au milieu desquelles le vapeur s’engage en tournant, contournant revenant, retournant, comme s’il faisait un jeu de zigzag affolé. Quelquefois il glisse si près des îles qu’on peut jeter un caillou sur leurs rives ; d’autrefois, le passage semble positivement arrêté devant soi, lorsque, tout à coup, par un simple mouvement du timonier, le bateau tourne brusquement et de nouveaux aspects se découvrent.

C’est une féerie continuelle, un changement à vue et incessant de décors, toujours de plus en plus surprenants. On est transporté, ému ; le cœur, rempli d’une ineffable jouissance, peut à peine se contenir dans la poitrine, et il éprouve ce saisissement, ce resserrement qui accompagne les émotions trop vives et trop répétées, ou bien encore une sensation comme celle d’une course rapide, dans l’air frais du matin, sur un coursier vaillant.

Parfois, après être sorti vivement d’une passe étroite, on se trouve en présence d’une espèce de petit lac ; les îles forment cercle et permettent un instant au fleuve de s’épanouir. Alors, on ne sait plus de quel côté porter les yeux ; le regard est sollicité en même temps tout autour de ce cercle de feuillage ensoleillé et de rochers accroupis dans les postures les plus fantastiques. Puis, en un clin d’œil, on est sorti de ce petit espace laissé libre pour permettre au fleuve de respirer, et l’on se trouve de nouveau dans le fouillis inextricable des îlots ameutés sur sa route. Le bateau recommence ses mouvements, que chaque minute voit changer ; il a l’air ahuri, ne plus savoir où aller, et, de guerre lasse, prendre un dernier élan pour en finir. Mais une main sûre le guide. Encore une fois il a tourné un petit groupe îlots qui se dressaient tout droit devant lui, dans une attitude provocatrice, et le voilà qui navigue à l’aise, dans un chenal élargi.

Et cela dure deux heures, deux heures d’émotions, comme on en éprouve rarement dans la vie ; malgré leur fuite rapide de l’âme et le torrent qui les emporte l’une après l’autre. Pour moi, malgré les six années qui me séparent du jour où je vis pour la première fois les Mille-Îles, je m’y reporte encore par la pensée et je sens s’agiter en moi plusieurs des impressions qui me donnèrent deux heures de ravissement ; je me retourne vers ce rayon fugitif qui descend de plus en plus sur l’horizon lointain, mais qui, en s’affaiblissant, laisse une clarté douce comme un souvenir heureux.

Alexandria Bay, située sur la rive américaine, en présence des Mille-Îles, participe de leur étrange beauté et de la physionomie générale de ces lieux, les plus pittoresques de tout le haut Saint-Laurent. C’est en même temps un petit port, d’où partent et où arrivent incessamment de jolis yachts à vapeur, portant les joyeux promeneurs et promeneuses qui viennent passer quelques jours ou quelques semaines dans ce charmant séjour. On les voit se glisser encore dans les ruelles et les sentiers qui divergent de la rive, à travers les rochers couverts de sapins ou drapés d’arbustes divers. Près des quais, deux grands hôtels, style moderne, avec galeries circulaires très larges, terrasses et jardins, donnent une idée lointaine des stations d’eau de la Méditerranée. En face, de nombreux îlots, plus ou moins grands, tout couverts de cottages, les uns nus, les autres vêtus de sapins et de trembles, au milieu desquels circulent toute sorte de petites embarcations. L’air, obligé de prendre sa course dans le dédale des passes, arrive par bouffées remplies de délicieuses senteurs, où se mêlent les parfums des arbres et les fraîches émanations du fleuve. Ce coin de terre ravissant évoque nombre de ressemblances dans l’esprit ; tantôt on se croirait au bout de l’île d’Orléans, et tantôt, pour peu que l’on détourne le chemin, on se croirait à Tadoussac, à voir les nombreuses petites criques qui déchirent le rivage, et que décorent de minuscules cottages, à l’air presque mystérieux. La vie, la gaieté, le plaisir débordent de tous côtés et font retentir l’air de joyeux éclats, qui sont comme l’écho de la fanfare qui est dans tous les cœurs.


Le plus grand et le plus élégant des deux hôtels ci-dessus mentionnés s’appelle le « Thousand Island House » ; c’est bien le moins. Presque en face de lui, au beau milieu du fleuve, se dresse un tout petit îlot, surmonté d’un phare. Il est trop petit pour être tout seul : aussi l’a-t-on relié par une chaussée à deux autres petites îles, qui lui servent de protectrices. Tout autour le vent mugit et le fleuve bouillonne ; puis il s’élargit subitement, de façon à ce que l’on ait comme un aperçu fugitif de la rive canadienne ; mais c’est là encore une de ces plaisantes illusions, comme il en naît à chaque instant dans cet endroit unique. Cependant, si l’on se donne beaucoup de mal, si l’on fait bien des pas en avant, en arrière, à droite et à gauche, si l’on se penche, si l’on se redresse et si l’on fixe obstinément les yeux devant soi, on arrive à saisir un léger fragment de la rive canadienne laquelle paraît assez rude, généralement plate, ne dessinant au loin qu’un monticule tout petit, tout confus, tout ennuyé de se trouver ainsi seul sur une rive qui ne sait que s’abaisser devant les flots pourtant peu redoutables du Saint-Laurent.

Parmi tous ces cottages qui fourmillent sous le regard, il en est que l’on dirait sortir de l’eau, tant est petit l’îlot sur lequel ils sont construits ; ils se tiennent là-dessus comme par miracle, et cependant ils sont habités ; c’est une manière d’être original à l’Américaine. Sur l’un de ces îlots, de moyenne dimension, et qui offre au regard un pan de rocher lisse et vertical, on lit, écrit en grosses lettres blanches, le nom de Cuba : sur un autre, celui de Louisiane. D’autres sont assez grands pour porter de beaux arbres et même des pelouses d’un riche gazon, sur lequel des rayons du soleil impriment des tons flottants et des nuances qui se jouent parmi les touffes d’herbe sans cesse agitées par la brise. Enfin l’on sort de ce fouillis de rochers capricieux, qui ont l’air d’émerger de l’onde l’un après l’autre, pour regarder passer le steamer à mesure qu’il avance ; on entre dans un étroit passage, tout le long duquel une double rangée d’îles semble faire la haie, puis tout à coup, sans que rien en avertisse, on se trouve en présence du fleuve libre, large de plus de deux milles, écoulant à petits flots l’énorme masse d’eau qu’il reçoit des grands lacs, et qu’il ira engloutir quelques jours après dans l’abîme de l’Atlantique.


Cependant, l’œil découvre encore à droite une nouvelle île, mais cette fois grande, large, portant à peine quelques rochers isolés et couverte d’une magnifique forêt, à travers laquelle circulent de belles routes qui semblent distribuées symétriquement. C’est le parc des Mille-Îles, une création ingénieuse, qui fait voir combien il est facile de tirer parti des beautés de la nature. Vu de loin, ce parc a l’aspect d’un petit Éden, et en vérité, il en a bien toutes les séductions, tous les attraits et peut-être tous les dangers. Deux beaux hôtels, dont l’un est situé sur une toute petite île voisine, sont à chaque extrémité du parc ; nous voyons cela de loin ; puis le bateau file vers Kingston, en longeant la rive canadienne, qui descend vers le fleuve en pente douce, revêtue de champs de moisson et d’une profusion d’arbres qui, tantôt, se présentent comme une longue frange sur le bord de l’eau, et tantôt comme de gracieux bouquets distribués çà et là par la nature, avec un art bienveillant, pour le plaisir des yeux. Au loin, à gauche, la rive américaine apparaît très basse, très insignifiante, dépourvue de tout pittoresque. Heureusement que nous ne sommes pas encore annexés !