Récits de voyages/Le territoire de Muskoka

Typographie C. Darveau (p. 63-77).

CHAPITRE VI

LE TERRITOIRE DE MUSKOKA


L’ÉTABLISSEMENT DE LA PROVINCE D’ONTARIO


Voyageur, arrête ici tes regards et contemple un pays historique, quoique né d’hier seulement à la civilisation européenne.

Du fond de la baie de Nottawasaga, qui forme l’extrémité méridionale de la baie Géorgienne, où nous sommes en ce moment, nous avons à notre droite la vaste région à laquelle le lac Simcoe a donné son nom, et qui renfermait jadis les nombreux villages des Hurons et des Ojibbewas, avant leur dispersion par les Iroquois, en 1649.

En prenant la rivière Humber, qui débouche à Toronto, et en remontant jusqu’à ce qu’on atteigne le lac Simcoe, à environ quarante-cinq milles dans l’intérieur, on suit l’ancienne route que prenaient les Indiens des deux derniers siècles et les transports de marchandises, au commencement du siècle actuel, pour aller du lac Ontario à la baie Géorgienne, et, de là, au Nord-Ouest, par les lacs Huron et Supérieur. C’est par là que passèrent les Iroquois pour venir détruire les Hurons, cantonnés dans le bassin du lac Simcoe, et les Ojibbewas, qui possédaient de nombreux villages autour de ce dernier lac et du Couchiching, son voisin. Les Ojibbewas comptaient une population d’au moins vingt-cinq mille âmes, qui fut anéantie. À peine reste-t-il aujourd’hui quelques misérables et chétifs survivants de ces populeuses tribus, sur l’île au Serpent, à l’entrée du lac Simcoe. On les voit errer sombres, mornes, traînant leur existence comme un lambeau incommode, et comme accablés du poids du destin qui les a laissés survivre.

À vingt-six milles au nord de Toronto, on atteint la ligne de faîte entre le lac Ontario et le lac Huron. On est à sept cent cinquante-cinq pieds au-dessus du premier et à quatre cent quinze pieds au-dessus du second.


Un peu plus loin que Newmarket, chef-lieu du comté d’York, auquel Toronto appartient, on voit Holland Landing, à l’endroit où la petite rivière Holland disparaît dans le lac Simcoe. C’est de là que jadis les canots, après avoir remonté l’Humber, repartaient pour entrer dans le lac Simcoe, qu’ils suivaient jusqu’à son extrémité supérieure. Là, après quelques portages, on entrait dans la rivière Severn et, avec elle, on allait déboucher dans la baie Géorgienne.

C’est à Holland Landing que l’on chargeait les grands bateaux qui faisaient le transport sur le lac Simcoe. Le grand navigateur Franklin s’y arrêta, lors de sa première expédition au pôle nord, en 1825. Aujourd’hui on passe par là en chemin de fer, et, lorsqu’on est parvenu à Allandale, une douzaine de milles environ plus haut que Holland Landing, la ligne se divise en trois branches ; l’une d’elles, la branche de Muskoka, sous le nom de « Northern and Pacifie Junction, » traverse tout le Muskoka et va frapper le Pacifique canadien, au lac Nipissing ; une autre, la branche de Penetanguishene, aboutit à Midland, sur la baie Géorgienne ; elle a une longueur de quarante-deux milles ; une troisième enfin, la branche de Collingwood, conduit à la ville de ce nom.

Au-dessus de la région du lac Simcoe, embrassant tout l’espace compris entre la rivière Severn, au sud, le lac Nipissing et la rivière des Français au nord, tout le littoral de la baie Géorgienne à l’ouest, et, à l’est, le bassin de l’Outaouais supérieur, s’étend l’immense district de Muskoka, avec ses huit cents lacs, dont quelques-uns ont près de quarante milles de longueur, district aussi grand que la Belgique tout entière, ou cinq fois plus que l’île du Prince-Édouard, qui, à elle seule, forme une des provinces de la Confédération.


II


Le district de Muskoka occupe la partie la plus élevée (les highlands) d’Ontario ; bon nombre de ses lacs sont à plus de quatre cents pieds au-dessus du lac Supérieur. L’ensemble de ces lacs et des rivières qui s’y rattachent distrait environ un dixième du territoire ; mais les neuf-dixièmes qui restent offrent encore environ douze millions d’acres de terres à concéder, ou un peu plus de la moitié de l’Irlande. Là-dessus, il y a bien six millions d’acres de bonne terre arable, ce qui peut suffire à une population de cinq cent mille âmes.

On estime qu’entre la tête de la rivière Mattawan et le littoral de la baie Géorgienne, la largeur du territoire de Muskoka est en moyenne de soixante milles, et sa superficie totale, de sept mille milles.

C’est la région que le gouvernement de la province d’Ontario a choisie pour y faire l’essai de la colonisation gratuite. En vingt ans on y a vu s’élever nombre de cités et de hameaux, et les colonies s’y fonder aussi rapidement que dans les États de l’Ouest. Des chemins de fer la traversent dans toute son étendue, et des bateaux à vapeur sillonnent les plus grands de ses lacs. Dans toutes les directions des communications se sont établies.

Le premier chemin de fer qui fut construit pour relier Toronto à l’arrière-pays du nord de la province s’appelle le "Northern". On ne lui donna d’abord qu’une longueur de quarante-cinq milles. Il s’agissait simplement d’atteindre le lac Simcoe ; mais le développement rapide du pays nécessita en 1879 le prolongement de la ligne jusqu’à Gravenhurst, au pied du grand lac Muskoka.


S’arrêter en plein milieu d’un pays à peu près inhabitable n’était guère en harmonie avec l’esprit d’entreprise des Ontariens. À l’est et au nord, les travaux du Pacifique avançaient rapidement le long de la rivière des Outaouais, de la Mattawan et du lac Nipissing ; bientôt on allait entendre les mugissements de la locomotive sur tout le parcours de la frontière septentrionale ; on ne pouvait pas ne pas se mettre au plus tôt en communication directe et rapide avec la grande ligne transcontinentale ; aussi, dès 1886, le chemin de fer primitif, le modeste " Northern ", faisait-il sa trouée franche et entière, à travers tout le territoire de Muskoka, depuis Gravenhurst jusqu’à La Vase, cent douze milles plus loin, où le raccordement s’opérait avec la ligne du Pacifique.

La Vase est à deux cent vingt-six milles au nord de Toronto, et située à l’extrémité du lac Nipissing, sur l’ancienne route des voyageurs du Nord-Ouest. Trente-cinq milles en deçà, sur la nouvelle ligne, on passait à South River, à proximité de la ligne de division des eaux du lac Muskoka et du lac Nipissing ; on s’y trouve à 378 pieds au dessus du premier et à 553 au dessus du second. On voit par là que le faîte des « hautes terres » d’Ontario est dépassé, et qu’on se trouve déjà, au lac Nipissing, sur leur versant septentrional. Notons, en passant, que le lac Nipissing, pour être à 226 milles au nord de Toronto, est encore néanmoins à plus d’un demi-degré au sud de Québec, et que, pour sortir du domaine des terres colonisables, il faudrait pousser à plus de soixante milles au nord, dans la région des savanes et des marécages qui se déploie autour du lac Abbittibi.


Sur les cartes des premiers voyageurs français et des Pères Jésuites, le territoire de Muskoka est indiqué comme étant entre « l’ancien pays des Hurons, détruits et dispersés par les Iroquois en 1649, et le Pays des Outaouais. » Les Français appelaient alors le lac Muskoka « Petit Lac-des-Hurons, » et le lac Simcoe « Lac Toronto. »

Quand les blancs commencèrent à faire le trafic dans l’intérieur du continent américain, la première route qu’ils suivirent fut celle de la rivière des Outaouais et du lac Nipissing, en second lieu celle de la rivière Humber et du lac Simcoe, enfin celle de la rivière Niagara, entre les lacs Ontario et Érié.

En 1669, le Père Gallinée, parcourant en canot d’écorce le rivage occidental du lac Ontario, aperçut la rivière Niagara ; mais ce ne fut qu’en 1678 que le Père Hennepin découvrit et contempla le premier la célèbre chute de cette rivière, que son prédécesseur n’avait fait que signaler, d’après les rapports des Indiens. Dès 1615 cependant, Champlain, remontant la rivière des Outaouais et la Mattawan, s’était avancé jusqu’au lac Nipissing, où il avait trouvé sept à huit cents Indiens, et de là, s’était engagé dans la rivière des Français, qui l’avait conduit jusqu’au lac Huron. À sa suite étaient accourus les « coureurs des bois » les « voyageurs » et les trappeurs des Compagnies du Nord-Ouest et de la baie d’Hudson, à la recherche des fourrures, dont ils faisaient un riche butin et qu’ils allaient chercher jusqu’aux rivages de la Saskatchewan et de l’Athabasca.

Les voyageurs des premiers temps de notre histoire ont raconté les misères, les difficultés et les dangers de cette route, où ils étaient attirés par une étrange et irrésistible fascination qui a exercé son empire pendant près de deux siècles. Nombreuses étaient les croix qui s’élevaient, jadis, comme des jalons funèbres, le long de cette route, pour rappeler le souvenir des braves, morts en luttant contre les rapides ou contre l’ennemi caché dans les sauvages retraites des rivages :

Seul, en ce bois, que j’ai eu de soucis !
Pensant toujours à mes si chers amis,
Je demandais : Hélas ! sont-ils noyés !
Les Iroquois les auraient-ils tués ?

E. Gagnon. — Chansons populaires du Canada.

La colonisation du territoire de Muskoka ne date que de 1863, vingt-deux ans à peine ! C’est en effet à cette date que fut passée par la Législature d’Ontario l’acte intitulé " Free Grants and Homesteads Act ", qui ouvrait gratuitement aux colons toutes les terres non encore concédées du nord de la province, comprenant, outre le territoire de Muskoka, les districts d’Algoma et de Nipissing, et toute la partie septentrionale des comtés de Renfrew, Frontenac, Addington, Hastings, Peterborough, Victoria et Simcoe, une étendue en quelque sorte illimitée.

Grâce à la libéralité intelligente du gouvernement d’Ontario, la région des " Free Grants " qui, en 1863, n’était qu’une immense forêt, coupée de lacs innombrables et de quelques chaînons de montagnes ne dépassant pas une hauteur de mille à douze cents pieds, qui ne renfermait pas encore une seule habitation, qui avait le désavantage d’un climat très froid l’hiver, puisque le thermomètre y est descendu jusqu’à moins quarante degrés centigrades, s’est néanmoins transformée, au point de renfermer aujourd’hui une population de cinquante mille âmes, et plus de cent vingt townships, distribués entre la baie Géorgienne et les rivages du haut Outaouais.


Portons maintenant nos regards à gauche, de l’autre côté de la baie Géorgienne, et nous voyons s’avancer à perte de vue la longue presqu’île de Saugeen, qui renferme les trois immenses comtés de Huron, Grey et Bruce, et qui coupe en deux le lac Huron, de façon à former, d’un côté, le lac proprement dit, de l’autre la baie Géorgienne, presque aussi grande que le lac Ontario.

Dans cette région également n’avait pas encore pénétré un seul colon, il n’y a pas plus de quarante et quelques années. Les premiers établissements de Grey ne remontent qu’à 1842, et aujourd’hui, on y compte près de 100,000 âmes ; le recensement de 1881 en donnait 74, 128 exactement. — Bruce, qui ne date que de 1853, renfermait, en 1881, après vingt-huit ans seulement d’existence, une population de 64,774 âmes ; et enfin, Huron en compte 76,970, tout en étant à peu près du même âge que les deux comtés voisins. Ce résultat n’est-il pas de nature à nous faire réfléchir, à nous stimuler, à exciter en nous l’émulation qui seule fait accomplir les progrès rapides, et n’y voyons-nous pas quel avenir nous pouvons espérer et préparer pour notre belle vallée de l’Ottawa, pour peu que nous ayons d’énergie, de persévérance et de patriotisme ?[1]


Au reste, la colonisation tout entière d’Ontario, depuis l’érection politique de cette province, offre un exemple du plus haut intérêt ; elle mérite que nous portions nos regards en arrière pour contempler un instant ses débuts, et nous passerons ensuite rapidement à la morale des comparaisons.


III


Il y a une cinquantaine d’années, la population d’Ontario, qui compte aujourd’hui plus de deux millions, renfermait à peine trois cent vingt-cinq mille âmes. Il y avait alors 1,900,000 acres de terre occupée, contre 23,320,000 aujourd’hui. La population agricole était groupée presque tout entière sur les rivages des lacs Érié et Ontario, et toute la contrée tributaire du lac Huron, non seulement était déserte, mais n’avait même jamais été explorée. On comptait une tête d’habitant par chaque trente-deux acres de terre occupée ; aujourd’hui l’on en compte une par chaque dix acres.

La terre n’était pas offerte gratuitement aux colons. On avait bien, il est vrai, essayé le système des octrois gratuits, dans les commencements de la colonie ; mais il en était résulté que bon nombre de gens avaient pris des lots sans posséder les ressources suffisantes pour les faire fructifier. Dans la plupart des cas ils ne comprenaient pas l’agriculture coloniale, et n’avaient aucun moyen de subsistance, dans les intervalles des moissons. On renonça donc promptement aux concessions gratuites et on leur substitua les ventes à l’enchère. Le premier et le troisième mardi de chaque mois, les lots étaient offerts en vente, à Toronto, aux plus hauts enchérisseurs, la mise à l’enchère étant en général de quatre shillings l’acre. Assez souvent des lots situés dans l’intérieur se vendaient à ce prix, et même un shilling de plus, mais ceux qui étaient situés sur les grandes routes se montaient jusqu’à quinze et dix-huit shillings l’acre.

Le "Canada Company" était, après la Couronne, le plus grand propriétaire foncier de la province. Elle mit en vente les terres qu’elle possédait dans la région du lac Huron, à deux dollars l’acre, et, pour engager les fermiers d’outremer à en acheter, elle offrit de payer à tout preneur de cent soixante acres les dépenses de transport de trois membres de sa famille, de Québec à Hamilton.


À cette époque ce n’était pas une petite affaire que d’émigrer au Canada. Le voyage de Londres à Québec prenait parfois jusqu’à deux mois et demi. C’est pourquoi tout émigrant, qui payait seulement trois louis pour son passage, sans la nourriture, était tenu d’apporter avec lui au moins soixante-dix jours de rations. Le transport de Québec à Toronto, par le Saint-Laurent, l’Outaouais, le canal Rideau et Kingston, s’élevait à un louis, onze shillings, six deniers, et le voyage durait de dix à douze jours. — Si le voyageur était un extravagant et voulait se rendre tout droit de Montréal à Kingston, par terre, cette énormité lui coûtait jusqu’à six livres sterling !… Mais nous ne voulons pas nous laisser entraîner trop loin dans ce coup d’œil rétrospectif ; rien n’est plus séduisant ni plus rempli d’embûches qu’un retour vers le passé, qui offre à l’imagination les mirages et les illusions où elle aime à se bercer. Il nous faut fuir cet écueil charmant et nous empresser de reprendre le cours de notre récit, déjà plus que de raison interrompu.



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  1. Les colons de Bruce sont surtout des émigrants des montagnes et des îles de l’Écosse, ou des enfants d’émigrants de la génération précédente qui s’étaient établis dans l’est d’Ontario. Dans bon nombre des cantons du comté, le gaélique est la langue dominante ; elle est régulièrement en usage dans beaucoup d’églises, pour le service divin ou pour le prêche. Rien ne peut mieux donner une idée du progrès rapide de Bruce que l’exemple de la petite ville de Walkerton, élevée à l’endroit où, en 1854, on perçait la grande route dite Durham à travers la forêt absolument vierge.