Récits de l’invasion
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 540-569).
RÉCITS DE L’INVASION [1]

II [2]
HISTOIRE
DE GOTTON CONNIXLOO


I

Le village de Metsys, qui groupe ses toits gris dans la plaine flamande, non loin de Malines, a conservé intacte jusqu’à ce jour une belle église de style flamboyant. Sa façade irrégulière ressemble à un vieux visage couvert de rides dont le sourire amical et mystérieux recèle un monde de secrets. Aux voussures du porche s’enroulent des guirlandes de fleurs et de fruits. Le tympan, où apparaît la Vierge Marie encensée par les anges, frémit d’un battement d’ailes. Un gable pointu surmonte le porche et répète l’angle aigu de la toiture. De la croisée du transept s’élève un clocher si fin et si précieusement ajouré qu’on dirait qu’il va trembler dans le vent ou dans la vibration des vifs carillons qui s’en échappent les matins de dimanche. Autour de l’abside dorment des tombes.

Le voyageur qui arrive à Metsys au soir d’un jour pluvieux, marche longtemps à travers la grasse campagne monotone, passe des villages dont les tas de fumiers sont presque gros comme les chaumières, il longe des canaux où les péniches noires sur l’eau luisante semblent cheminer dans un rêve accablé, — morne route ! Lorsqu’il voit jaillir sur la mince zone ambrée de l’horizon l’aérien clocher, il jouit d’un soudain allégement. La flèche de pierre entraîne vers les hauteurs les soupirs qui se perdaient tristement dans l’immensité de la plaine. Ranimé comme par un signe d’appel et d’espérance, le voyageur se hâte ; et s’il s’arrête au crépuscule sur la place plantée de tilleuls où bruit une petite fontaine, parmi les humbles maisons rangées en rond devant lesquelles barbotent quelques canards, s’il contemple la vieille église recueillie et parée sous ses joyaux, il en frissonnera peut-être comme s’il découvrait une grotte aux fées.

Depuis bientôt vingt-six ans, — l’on m’assure que l’occupation allemande n’y a rien changé, — les habitans de cette petite place voient entrer dans leur église, tous les jours, à midi, puis de nouveau le soir, entre chien et loup, un personnage grand, mince, aujourd’hui courbé et dont la barbe, longtemps très noire, commence à blanchir ; c’est le sonneur et chantre Connixloo. Lorsqu’il a sonné l’Angelus, il traverse la place de son pas long et mécaniquement hâtif, regagne sa maisonnette située en face de l’église et se rassied à l’établi de cordonnier où les gens de Metsys lui apportent leurs souliers à rapiécer. C’est un homme solitaire ; les matrones du village ne s’attardent pas auprès de son établi. La solennité des grand’messes dominicales où, depuis tant d’années, il chante seul et debout, dans la première stalle du chœur, l’Introït et le Kyrie, le revêt d’un prestige permanent. Sa figure maigre et triste, l’expression sévère de son nez aquilin et de sa bouche serrée intimident. On respecte ses habitudes de silence. On sait qu’il a eu de grands malheurs, mais personne, hormis le curé, n’ose jamais l’en entretenir. Sa grande piété l’enveloppe de mystère et le protège des indiscrétions. On se dit que c’est un homme qui a société dans l’autre monde. Le cadre si régulier de sa vie est une niche, où il apparaît comme un saint, rigide, retiré les yeux au ciel. Pourtant, si l’on scrute de près sa physionomie, on y remarque un clignotement des yeux qui indique une nature nerveuse et inquiète ; si l’on cherche son regard, on sent quelque chose qui s’agite au fond de ses prunelles brunes et se dérobe. Un observateur perspicace comprendrait assez vite que, dans sa niche de solitaire, le chantre de Metsys abrite une âme craintive, inégale et tourmentée.

Cet homme a été marié. A Metsys, ses contemporains se rappellent encore le beau festin de noces donné. — il y a de cela vingt-cinq ans bien comptés, — dans une ferme des environs d’où ils avaient ramené en cortège, à la lumière des lanternes, par une neigeuse nuit d’hiver, Jeanne Maers vers la maison de Connixloo. On n’avait pas vu, de mémoire d’homme, une plus belle fiancée. Deux ans après le mariage, on la portait en terre. Elle venait de donner le jour à une petite fille.

Resté veuf avant trente ans, Connixloo n’avait jamais voulu se remarier, malgré les conseils qui ne lui avaient pas fait défaut. Les hommes lui disaient à la brasserie :

— Vivre sans femme, Connixloo ? tu n’y penses pas ! Et ça ferait pourtant mauvais effet si on savait que le chantre de Metsys court les jupons !

Il répondait en citant l’apôtre saint Paul qui, disait-il, écrivit une épître pour recommander aux chrétiens de ne pas se marier s’il était possible, et au pis de se contenter d’une fois. Cette attitude étonna tellement qu’on se demanda si la belle Jeanne ne lui avait pas causé du chagrin. Car on oublie bien, pensaient ces hommes, une femme qu’on a perdue, mais non une femme qui vous a trompé.

La petite fille, qu’on appela Marguerite à son baptême et plus habituellement Gotton, fut mise en nourrice jusqu’à l’âge de trois ans chez les parens de sa mère. Puis Connixloo voulut la prendre chez lui ; il fabriqua pour elle un petit lit avec un édredon de plumes, il alla lui acheter à Malines deux poupées et, sans réfléchir qu’elle en avait passé l’âge, une douzaine de bavettes brodées. La grand’mère étant morte au cours de ces trois ans, il n’eut pas de peine à se faire rendre l’enfant par deux jeunes tantes en plein épanouissement de maternité.

Quand la petite Gotton fut installée à Metsys, elle attira quelques visites féminines chez le sévère Connixloo. On venait tantôt lui apporter un peu de fromage frais, tantôt, si l’on avait su qu’elle était malade, un remède contre le rhume ou la colique, tantôt on offrait de l’emmener jouer dans telle ou telle ferme où il y avait des petits enfans. On la trouvait trottinant autour du tabouret où son père était assis tirant l’alêne, ou bien accroupie devant la cheminée et interrompant la contemplation des braises rouges par de subites cabrioles et des éclats de rire. Elle était jolie et sa solitude émouvait le cœur des femmes. Les excellentes visiteuses reprirent auprès du veuf l’œuvre de persuasion dans laquelle la grosse trivialité masculine avait échoué. « Elever une fille, lui disait-on, la gouverner, vous ne savez pas comme c’est difficile pour un homme ! Tout chantre que vous êtes, vous y perdrez votre latin, Connixloo ! » Il y avait en particulier dans le village une veuve sans enfans qui possédait un peu de bien et s’était figuré que Connixloo ne pouvait manquer de l’épouser. Plusieurs années durant, elle y compta, se disant qu’après tout il serait acceptable pour des secondes noces, pas gai, mais fidèle, et du reste bien de sa personne avec son nez mince et sa barbe noire. Elle allait chez lui plusieurs fois la semaine et passa bien des nuits à préparer sa résignation digne, mais empressée, à un mariage qui ne lui fut jamais offert. Cette veuve et plusieurs autres femmes, par la suite, ne voulurent pas de bien à Connixloo ni à sa fille. A leurs exhortations, il répondait : « Bah ! le bâton deux ou trois fois l’an entretient les bonnes mœurs, surtout quand il y a aussi le bon exemple. » Les femmes rentraient chez elles en plaignant la petite.

Pour mieux donner le bon exemple et se préserver des tentations, Connixloo devenait de plus en plus dévot. Ses fonctions à l’église lui ménageaient avec l’Eternel une intimité toute particulière. Quand il parlait des choses de Dieu depuis le mystère de la Sainte-Trinité jusqu’à la dernière burette acquise par la paroisse, c’était avec le sérieux, la modestie orgueilleuse et les sous-entendus d’un serviteur privilégié. M. le curé lui avait fait don d’un catéchisme fort développé du diocèse de Malines. Il s’y instruisait, le soir, en revenant de sonner l’Angelus quand il avait fini son travail et couché la petite. Assis sur son lit et penché vers le lumignon, il scrutait les points difficiles de la doctrine et se heurtait péniblement à de savans vocables incompréhensibles. Pourtant, quelque lumière naissait par endroits de son étude et il en ressentait une joie sèche et silencieuse. Le dimanche, à la brasserie, il entretenait de théologie l’instituteur, le bourgmestre et quelques fermiers. Il avait des idées très nettes sur la distinction du péché mortel et du péché véniel, — et qui n’étaient pas rassurantes. Il parlait aussi, volontiers, des indulgences et vous énumérait avec un clignotement des yeux confidentiel et comme une sorte de gourmandise les pèlerinages qu’il avait faits, les scapulaires dont il était muni. Puis il terrifiait l’assistance débonnaire en ajoutant avec un grand coup de poing sur la table : « Tout ça, mes amis, si vous avez sur la conscience un seul petit péché mortel pas confessé, ça vous passe dessus comme de l’eau sur un dos de canard ! »

Gotton grandissait et l’on admirait qu’elle fût si sage. À sept ans, elle commença de fréquenter l’école et y resta jusqu’à sa première communion. Après quoi, elle fut envoyée pour trois mois chez ses tantes de la ferme Maers qui lui apprirent à soigner les vaches, à les traire, à baratter la crème, à faire le beurre et différentes sortes de fromage frais. Elle s’initia joyeusement à tous ces travaux, en compagnie de petites cousines de son âge. Les rires de ces enfans l’agitaient et plus encore les baisers qu’elle les voyait continuellement recevoir de leurs mères. Possédée d’une étrange émotion, où un plaisir suraigu se mêlait de détresse, elle riait plus fort que les autres et se pendait à son tour au cou de la plus jeune de ses tantes, qui était douce et jolie et allaitait son dernier bébé. Elle se prit pour cette jeune femme d’une sorte de passion, la cherchant, la suivant partout des yeux et l’appelant tout haut la nuit dans ses rêves. À cause de cela, on la jugea singulière et l’on blâma derechef l’obstination de Connixloo.

Les trois mois écoulés, la petite Gotton, à peu près instruite dans les arts du laitage, quitta en pleurant une maison trop pleine, trop active et trop heureuse pour qu’on pensât à l’y regretter. Ce fut l’aînée de ses tantes qui la reconduisit à Metsys. Celle-ci souffla dans l’oreille de Connixloo en lui laissant la petite : « Elle est bien gentille ; mais elle vous donnera du fil à retordre ! »

Cependant Connixloo avait remis en état une petite étable longtemps inemployée qui se trouve à l’arrière de la maison, du côté où un petit potager se continue par des champs à perte de vue. Et il venait de mettre le plus clair de ses économies à l’achat de deux belles vaches, choisies au marché de Malines. En regardant les magnifiques bêtes rousses et blanches, fumantes dans le matin d’automne et battant de la queue l’énorme voûte surbaissée de leurs flancs, Gotton se sentit réconfortée. Son père lui dit qu’il faudrait les mener paître tous les jours comme elle avait vu faire à ses cousines, leur tirer le lait matin et soir et préparer, comme elle venait aussi de l’apprendre, du fromage frais qu’un crémier de Malines enverrait prendre deux fois la semaine. Gotton avait douze ans. Elle se sentit traitée en grande personne et en éprouva tout ensemble de l’orgueil et de la mélancolie. Le sentiment profond et mystérieux d’une absence mettait un trouble dans toutes ses pensées. Elle se rappela sa jolie tante et les rires de ses cousines et elle songea : « C’est donc fini ; je ne suis donc plus une enfant ! » Lorsqu’elle eut gâté ses premières livraisons de fromage, le bâton paternel lui ôta quelque chose de cette illusion ; mais en se disant : « Je ne suis plus une enfant, » elle se représentait surtout qu’elle vivrait sans que personne l’embrassât. Personne en effet ne l’embrassait et dans sa solitude elle avait des heures de langueur où le besoin de caresses faisait frémir ses lèvres.

Connixloo avait découragé les assiduités féminines ; du reste, une petite fille de douze ans n’intéresse plus guère l’instinct maternel que chez sa propre mère, et si aucune veuve ou fille du village ne pensait plus à épouser le sonneur, aucune femme non plus n’eût désiré prendre soin de Gotton. L’enfant grandit à l’abandon, rêvant seule, des après-midi entiers, dans les pâturages où elle conduisait ses vaches. Plus tard, quand elle se rappelait cette période de sa vie, elle retrouvait la sensation de la brume qui vous pénètre d’heure en heure, qui engourdit la tête et refroidit le sang. Ses souvenirs se condensaient en des images d’automne, lentes et grises.

Dans la monotonie désolée de cette vie, elle oublia bientôt sa jolie tante et ses cousines et la gaieté de la ferme Maers. Elle oublia aussi tout ce qu’elle avait appris à l’école. Le soin de l’étable et la culture de quelques légumes absorbaient ses pensées. Sous le poids du silence, son esprit se collait à la terre, grasse et exigeante maîtresse. Pourtant il lui resta un plaisir, un étonnement, une source de rêve : ce fut la vieille église. Elle n’aimait pas les offices où elle voyait les autres petites filles, vêtues de robes plus soignées que la sienne, se grouper autour d’une mère ou d’une sœur ainée ; mais elle aimait venir seule à l’église, quand elle avait rentré ses vaches, après un long après-midi dans les prairies humides, se réchauffer l’âme aux feux des vitraux. Elle en guettait jusqu’à la nuit les scintillations de plus en plus sombres. Il faisait si froid, dehors, et si morne ; le grand horizon semblait transi, les chaumières accroupies au bord de la route boueuse avaient un air de pauvre bétail grelottant ! Mais dans la petite église aux ornemens bizarres, pleine de choses grêles et tumultueuses, une inextinguible ardeur faisait éternellement palpiter les vitraux. Le mystère de ces feux vitrifiés fascinait l’enfant. Ses yeux se repaissaient de pourpre ténébreuse et de bleu. C’étaient des monceaux de gemmes, des essences brûlantes, des élixirs vivans qui lui offraient le spectacle d’une infatigable frénésie. Elle tombait, en les contemplant, dans un abîme de rêverie. Cela lui semblait si beau, si étonnant que ces petits morceaux de verre assemblés pussent continuer ainsi de tressaillir et de brûler à travers les pâles hivers mouillés et l’ennui terne, inexorable qui noyait la campagne ! Elle s’émerveillait de leur incommunicable secret, de cette passion active et dévorante qui, au premier rayon de l’aube, se ranimait en eux. Et peut-être se demandait-elle, dans un de ces instans d’éveil spirituel qui passent sans presque laisser de souvenir, s’il existait quelque part sous l’écorce de la terre ou derrière les nuages et derrière même la coupole des journées claires un semblable foyer de vie et d’ardeur, un cœur haletant d’où nous vient notre sang et notre âme, et tout amour, toute lumière, tout espoir... Mais qu’elle se sentait loin de ce divin foyer et quelle épaisseur de brume, de limon et d’ignorance entre elle et lui !

Elle rentrait à la maison d’un pas distrait, l’âme lourde d’obscurs désirs informulés. Elle trouvait son père assis à l’établi, pâle, la tête penchée sur un vieux soulier. Il se levait pour aller sonner l’Angelus et préparer les burettes pour la messe du lendemain. Elle allumait la lampe qu’une chaîne de cuivre suspendait à la poulie du plafond. Puis commençait la longue veillée muette. De loin en loin, Connixloo posait une question à sa fille ou lui donnait un ordre au sujet du travail domestique. L’enfant avait un peu peur de son père, comme d’une puissance qu’on ne comprend pas. Elle lui obéissait strictement, avec une soumission presque machinale. Elle ne songeait pas à se demander si elle l’aimait : elle le subissait en silence comme la pluie, le vent, le long hiver. Pourtant, au début, Connixloo avait eu de la bonne volonté ; il avait désiré que sa petite fille fût gaie et se sentit en confiance avec lui. Mais comment s’y prendre ? Ces futures femmes sont si mystérieuses Déjà ! A sa façon, Gotton était aussi pour Connixloo une puissance qu’on ne comprend pas. Dépité de sa propre maladresse, il avait renoncé à plaire et cédait à son penchant naturel pour un laconisme dur.

Près de lui, l’enfant se sentait encore plus perdue que dans l’immensité somnolente des champs. Assise au coin du feu, surveillant la soupe, elle souhaitait qu’il ne lui parlât pas et s’abandonnait au jeu lent de sa rêverie. C’étaient le plus souvent de pauvres images bourbeuses et triviales qui se déroulaient dans sa tête. Mais parfois, à travers l’épaisseur engourdie de ces souvenirs qui semblaient composer tout son esprit, perçait une étrange aspiration qui ne ressemblait pour Gotton à rien de ce que les mots peuvent dire, un désir humble, naïf et triste de n’être plus Gotton Connixloo, gardeuse de vaches sous un ciel pluvieux, un rêve sans paroles, presque sans images, assez puissant pourtant pour éveiller à demi dans une sourde souffrance toute la profondeur de ses entrailles.


*

Sept années avaient passé et Connixloo se frottait quelquefois les yeux en murmurant : « Seigneur bon Dieu ! Que ça pousse vite, une fille ! » Il s’aperçut presque subitement que l’enfant était devenue femme et qu’elle était très belle. La transformation l’étonna comme si elle eût été l’œuvre d’un seul matin. Gotton avait dix-neuf ans et du corps vigoureux grandi sous d’humbles vêtemens, dans de grossiers travaux, le mystère féminin s’exhalait à présent comme une odeur suave et confuse. Elle était silencieuse, autant que jamais ; mais dans ce silence qui autrefois semblait bêtise ou humilité, Connixloo soupçonnait maintenant une vague menace. « Oui, pensait-il, ils avaient raison, ce n’est pas facile de savoir ce qu’une fille a dans la tête. » Elle ressemblait à sa mère, une vraie Flamande, tandis que lui avait du sang wallon. Il ne pouvait penser sans un malaise à cette florissante jeune femme qu’il avait trop violemment aimée. Oui vraiment, il eût souhaité ne pas se rappeler que pour Jeanne Maers il eût jadis vendu son âme. Il lui en voulait encore, malgré sa fin si prompte et si pitoyable à ses premières couches, et il en voulait à Gotton.

Elle avait cette ample beauté des Flandres, hardie, fleurie, vivante et riante en ses rondeurs : des cheveux blonds qui pesaient sur sa nuque comme une corde d’or dix fois tordue et nouée, un cou puissant d’une blancheur humide et nacrée, des joues d’une pulpe aussi lumineuse que des pivoines nouvellement écloses dans une aurore de printemps. De petites mèches brillantes s’envolaient autour de son front poli. Ses sourcils rares traçaient une longue courbe fuyante et dorée sur de petits yeux si clairs, si frais, si transparens qu’ils semblaient miroiter de l’intarissable nouveauté des sources.

Que signifiaient les scintillations de ces petits yeux ? Voilà ce que Connixloo se demandait parfois, mordu d’une brusque inquiétude, quand Gotton silencieuse, la bouche humide, les joues éclatantes, rentrait des champs avec les vaches. Il la regardait venir du seuil de la chaumière, debout entre les touffes de géranium qui devaient sans doute au voisinage du tas de fumier le rouge épais de leurs corolles. Vaguement, il percevait ce qu’il y avait de charnel et de voluptueux dans la démarche lente de cette belle fille, dans le balancement de ses épaules et de ses hanches robustes. On était en mai. Il songeait : « Elle a changé depuis l’hiver. Ce n’est peut-être pas prudent de la laisser passer seule des journées aux champs ! » L’éclosion de cette fleur de jeunesse ne lui était qu’un pesant souci.

« Il faudrait la marier, » se disait-il encore. Mais elle était têtue et elle avait déjà tourné le dos depuis un an à plusieurs partis du village, sans que personne pût comprendre pourquoi.

— Rien de nouveau ? lui demandait-il comme elle arrivait au seuil.

— Rien, répondait-elle. Il n’y avait jamais rien de nouveau. Mais pourquoi cette lumière bizarre dans ses prunelles, cette petite flamme naïve, méchante et joyeuse ? Demain, il irait lui-même la surprendre aux champs.

Vers trois heures, le lendemain du jour où ses confuses craintes s’étaient résumées en cette résolution, Connixloo traversa le village et suivit la route, entre des champs de betteraves, jusqu’à une bande de pâturage qui borde la lisière d’un petit bois. Gotton se tenait là, près de ses vaches, debout dans l’herbe épaisse, un bas de tricot à la main. Mais ses aiguilles ne travaillaient pas et elle semblait suivre des yeux un homme qui s’éloignait par la route. Connixloo regarda cette silhouette qui seule bougeait dans la plaine. C’était celle d’un homme large d’épaules, presque trapu et qui boitait. Il allait tête nue et l’on pouvait distinguer que ses cheveux étaient roux. Du côté de sa jambe la plus courte, il portait, suspendu dans sa main, quelque chose de brillant et qui semblait lourd. Cela avait l’air d’un paquet de faux ; en le remarquant, Connixloo fit réflexion que la première fenaison ne tarderait pas. Il s’arrêta un instant perplexe, inquiet, puis aussitôt se rassura : un boiteux ! Il aborda Gotton qui ne l’avait pas vu venir.

— Bon pâturage, ici, pour les vaches ?

Gotton retourna la tête sans marquer la surprise, mais elle avait le sang au visage.

— C’est toi, père ? L’herbe est bonne, oui ! et la journée est belle aussi !

Si Connixloo eût gardé un soupçon, il n’en eût rien dit à sa fille pour ne pas la mettre en défiance et la mieux surveiller. Mais, déjà soulagé, il lui demanda pour en avoir le cœur tout à fait net :

— Tu n’as parlé à personne ?

— Si, fit-elle.

— Tiens donc, et à qui ?

— Tu ne le connais pas. Un forgeron d’Iseghem qui passe quelquefois par ici.

— Et toi, donc, comment le connais-tu ?

— Il m’a parlé sur la route.

Il y eut un temps de silence. Gotton tricotait. D’une voix aigre, Connixloo reprit :

— Et il y a longtemps que tu as fait cette belle connaissance ?

— Quand j’ai moissonné à Iseghem l’été dernier, c’est lui qui m’a refait l’anneau de ma faux.

Connixloo se rappela le paquet de lames brillantes qu’il avait aperçu de loin. Il demanda :

— Était-ce lui qui s’en allait par la route quand je suis arrivé ?

— Peut-être.

— Il est boiteux ?

— Ça se peut bien ! dit-elle avec un accent irrité.

— Et pourquoi que tu n’as rien dit à ton père de cette connaissance-là ?

Gotton releva sur son père ses petits yeux scintillans et ne répondit pas.

Connixloo se sentit envahi d’une émotion étrange où la peur l’emportait sur la colère. Si Gotton avait baissé la tête, si elle s’était embrouillée, si elle avait eu l’air de mentir, elle l’eût rendu furieux ; mais cette directe franchise et ce regard incandescent lui donnaient le frisson. Il eut la sensation soudaine de cet abîme d’impuissance où un aveu pourrait le jeter. « Je la surveillerai, se dit-il ; elle a l’air prêt à dire quelque chose d’extraordinaire. » Et il reprit avec plus de calme :

— Ecoute, Gotton, tu sais que je ne veux pas de ça. Tu peux te marier le jour qu’il te plaira. Il ne manque pas de braves garçons à Metsys à qui tu as fait la grise mine. Si tu veux rester fille, libre à toi. Et si tu ne veux pas rester fille, prends un mari. Mais pas sur les routes, tu m’entends. Je ne t’ai pas élevée dans l’honneur et la religion pour que tu fasses la nique à des partis convenables et t’en ailles courir les amourettes à travers champs.

Gotton ne protesta pas de son innocence et ne fit aucune promesse : elle se tut. Connixloo, sans savoir pourquoi, devant ce silence qu’il pouvait prendre pour du respect, se sentit décontenancé. Il tira sa pipe de sa poche, et quand il l’eut bourrée, de ses doigts qui tremblaient un peu, il dit :

— Assez d’herbe aujourd’hui pour les vaches ; rentre avec moi.

Gotton piqua de l’aiguille les deux vaches rousses qui ruminaient accroupies et les poussa devant elle. C’était dommage de rentrer sitôt. Le ciel était d’un doux bleu clair, et de cette lisière du bois on entendait roucouler des ramiers. Ils marchèrent côte à côte et tristement jusqu’au village. Connixloo fumait sa pipe en remuant des pensées inquiètes et Gotton, pleine d’un trouble amer, soulevait de temps en temps son bras et le laissait traîner avec langueur sur l’échine d’une de ses vaches. Quand elle eut ramené ses bêtes à l’étable, en attendant l’heure de les traire, elle rentra dans la salle basse où un vieux jambon resté de l’hiver pendait aux poutres noirâtres du plafond, parmi des chapelets d’oignons. Son père l’attendait debout près de la fenêtre, nerveux et mordillant son pouce. Mais quand elle fut là, il ne sut que lui dire. Sa table, avec les instrumens tout préparés et plusieurs paires de chaussures promises pour la fin de la semaine, l’invitait au travail. Il essaya de s’y mettre. Gotton cependant ranimait le feu et donnait du soufflet sur les cendres. Elle eût voulu dire quelque chose de gentil ; elle avait pitié de son père parce qu’il était triste et aussi parce qu’il était dur. Levant la main vers le jambon couleur de cuir, elle dit :

— Veux-tu, père, que je le mette à dessaler, et tu inviterais M. le curé à le manger avec nous dimanche ?

— C’est une bonne idée, dit Connixloo, et même j’y vais tout de suite.

Décidément, il ne tenait pas en place. Au curé, il s’ouvrit à demi de ses inquiétudes.

— Ne te tracasse pas trop, mon bon Connixloo, lui dit le curé ; tu lui as toujours donné le bon exemple, ce ne sera pas perdu. Seulement, vois-tu, elle est jeune ; ne lui fais pas la vie trop triste. Le jeune sang peut bien tourner au vice en dedans quand on ne le laisse pas bouillonner un peu honnêtement au dehors. Gotton est une bonne enfant, mais elle a toujours eu des fumées dans la tête. Veille sur elle et amuse-la quelquefois. Et puis, envoie-la-moi bientôt pour que je lui parle. Adieu, Connixloo, et merci pour dimanche ; c’est entendu !

Le lendemain Connixloo quitta la maison sur les pas de Gotton et, par un chemin détourné, il gagna le petit bois à la lisière duquel il l’avait trouvée la veille. Il l’aperçut de nouveau dans la prairie et, se cachant derrière un buisson d’épine, il résolut de l’observer jusqu’à l’heure du retour.

« Je saurai bien ce qu’il en est, pensait-il ; ce n’est peut-être pas pour rien qu’elle est revenue au même endroit. » Il s’étendit à plat ventre, les coudes enfoncés dans la mousse où traînaient des guirlandes de pervenche fleurie. Le bois était plein d’une douce odeur de verdure neuve ; les abeilles bourdonnaient dans un merisier en fleur et, sur les hautes branches des chênes, des ramiers, dont les voix confuses, nombreuses, semblaient sortir d’un demi-sommeil azuré, se renvoyaient les longs et faibles soupirs de la volupté. Parfois sur la trame ondulante de leurs roucoulemens se détachait le cri plus vif, plus joyeux, plus impérieux qu’un petit oiseau jette à plein gosier, un cri qui s’élevait au milieu de ces soupirs comme la voix du petit enfant triomphant nait des langueurs et des pâmoisons de l’amour.

Connixloo était entré comme un étranger dans cette fête du printemps, et voici que son esprit se prêtait insensiblement aux suaves influences dont l’air était animé. Il se rappela qu’il avait chassé quand il était jeune et la fraîcheur des aubes lointaines où il guettait le renard au bord d’une clairière lui revint à la mémoire, avec ses senteurs de feuille morte et d’herbe mouillée. Il y avait longtemps qu’il n’avait pensé à cela ; longtemps qu’il ne s’était trouvé ainsi, seul et immobile, dans le bruissement et le parfum de milliers de vies qui nous ignorent. Il se passait en lui quelque chose de bizarre, comme un léger déplacement de ses axes spirituels, et le contact du sol tiède et moussu faisait courir dans ses jambes maigres un frémissement de bien-être qui ressemblait à de la jeunesse.

En tendant le cou, il pouvait voir, entre deux buissons d’aubépine, le pré de la lisière baigné de cette blonde et liquide lumière qui s’échappe d’entre deux nuages. Gotton était là, debout dans la pluie d’or, contre un horizon chargé. Elle paraissait fraîche et brillante comme une belle image, avec sa jupe rayée de vert et de bleu et le petit fichu à dessins, couleur de faïence, qui se nouait au bas de son cou blanc et renflé. Connixloo la considéra longuement et, peu à peu, il oublia presque pourquoi il était venu aux aguets dans le bois ; il oubliait Gotton ; il revoyait Jeanne Maers que Dieu lui avait enlevée, croyait-il, parce qu’elle l’eût empêché de faire son salut : Jeanne Maers belle comme une aurore de mai, comme une prairie tout en fleur, comme un jardin éclatant. Il se rappela qu’il avait ainsi rôdé autour d’elle, qu’il s’était caché pour la voir à son aise, pour étancher la soif qu’il avait de la voir au temps de ses vingt ans, lorsque, tout enfiévré d’amour, il n’osait pas faire sa demande. Et d’un seul bond, en une seule vague, comme s’il n’avait jamais fait de pèlerinages ni brûlé de cierges pour obtenir d’oublier Jeanne, les souvenirs passionnés de son mariage l’envahirent tout entier : il revit la jeune épousée, souriante et craintive sur le lit nuptial, levant vers lui son clair visage pareil à une large rose que les baisers ne froissaient pas. Cette vision, avec tout ce qu’elle évoquait de fureur amoureuse et de délices, le bouleversa si profondément qu’il eût voulu marcher, parler, pour dominer la violence du désir et se retrouver lui-même, Connixloo chantre et sonneur, homme sans faiblesses qu’une femme ne ferait pas dévier d’une ligne hors du droit chemin. Mais la nécessité de rester caché, de tenir le guet le rappela au présent : il était venu pour surveiller Gotton qu’il soupçonnait d’être en proie à cette même fièvre, à ce même délire enflammé dont un ressouvenir venait de traverser son sang. Il se reprit avec colère au sortir de la minute étrange de rêve et de vertige ; il serra les dents et sentit s’augmenter la détestation qu’il avait de ces erreurs de la chair dont la tentation redoutée venait de l’humilier lui-même.

Gotton était descendue jusqu’au bord de la route et, abritant ses yeux de la main, elle semblait regarder et attendre quelqu’un qui approchait. Connixloo l’observait, le regard tendu, le cœur battant. Et voilà qu’au tournant de la route, il vit surgir une silhouette qu’il reconnut aussitôt : c’était le forgeron boiteux d’Iseghem, aperçu la veille. Il portait cette fois-ci sur son épaule deux grandes pioches. Il marchait vite. Peut-être dirait-il seulement bonjour en passant ; il avait l’air d’aller à son travail. Mais non : il abordait Gotton, il enjambait le fossé pour la rejoindre dans le pré. Il était tout près d’elle, maintenant ; il semblait lui parler les yeux dans les yeux. Connixloo voyait distinctement sa chemise bleue, son tablier de cuir noirâtre, sa barbe rousse ; il voyait ses gestes qui paraissaient être tantôt de prière et tantôt de chagrin ; mais il ne pouvait entendre aucune parole. Que se disaient-ils, si graves ? Connixloo s’attendait à de grands rires, à des coquetteries, à des friponneries. Et ils étaient là tous les deux parlant bas, tristes, aurait-on dit, et Gotton les bras pendans avait l’air de ne savoir que devenir. Au bout d’un quart d’heure environ, elle se retourna vers les vaches qui paissaient en haut du pré et elle entraîna le forgeron. Ils regardèrent ensemble les belles bêtes fauves, aux mamelles rosées et gonflées et Gotton se mit à en caresser une sur le front. Alors le forgeron irrité lui prit la nuque entre les mains et lui renversa la tête sous une tempête de baisers.

Connixloo s’était redressé entre les buissons d’aubépine ; il suffoquait d’indignation. Il eût voulu bondir en avant, mais il n’était pas armé, et cet homme, ce boiteux, avait des épaules de lutteur ; il pourrait le tuer d’un coup de pioche. Il s’enfuit à travers le bois...

Quand Gotton eut rentré les vaches, elle alluma le feu dans la grande pièce basse qui sentait le cuir et le lard. Elle suspendit la marmite, par une double chaîne, à deux crocs, fixés à droite et à gauche de l’âtre, et se mit à éplucher sur ses genoux les oignons et les pommes de terre pour la soupe du soir. Elle était étonnée, et contente, que son père ne fût pas là comme de coutume à sa table de ressemeleur. La solitude prolongeait en elle l’écho des paroles étranges qu’elle avait entendues, paroles effrayantes et délicieuses : « J’ai faim et soif de toi. Depuis que je t’ai vue à la moisson d’Iseghem, je n’ai plus eu un jour de repos ; tu ne peux pas comprendre le mal que c’est. Ça ne peut pas continuer, vois-tu, Gotton. Si seulement tu connaissais ce mal, tu saurais que ça ne peut pas continuer. »

Non, Gotton ne savait pas, ne comprenait pas ; mais en plongeant son regard brillant et naïf dans les yeux de l’homme qui lui parlait ainsi, elle y voyait brûler une flamme chaude, palpitante, fascinante, qui l’étonnait et l’attirait comme autrefois les tisons pourprés des vieux vitraux mystérieux. Pourtant elle se défendait ; elle disait : « Mais ta femme ?... Mais tes enfans ?... Mais mon père ?... » Et lui murmurait plus ardemment : « Je t’aime ! » Quelquefois aussi, il lui répondait directement : « Ma femme ira vivre chez ses parens qui sont riches et ne nous ont jamais aidés. Elle n’a point d’affection pour moi ; elle n’aura que de la colère et pas de chagrin. Elle se fera du bien en racontant du mal de moi. Et ton père ?... Mais ton père ne t’aime pas ; il te garde comme une pièce d’or, comme une chose qu’on pourrait lui voler. Moi, je t’aime... Tu seras pour moi comme mes propres yeux, comme mon, propre sang. »

Et il faisait des projets pour l’avenir ; il expliquait : « La forge de Meulebeke est à vendre depuis deux ans que le forgeron est mort. C’est moi qui ai toute la clientèle du village ; je travaille pour Meulebeke autant que pour Iseghem, et j’ai mis un peu de côté à force de battre le fer. Je peux acheter la forge à présent. Nous vivrons là tous les deux ; tu ne verras plus tes anciennes connaissances et personne ne te fera de misère. »

Hier encore il lui avait dit cela, et elle, sachant qu’elle n’avait plus en elle-même la force de résister, avait failli dire à son père : « J’aime cet homme, ce boiteux que tu as vu marcher sur la route. Il me quittait. Il veut m’emmener vivre avec lui, quoiqu’il soit marié. Ne me dis pas de mal de lui, mais vois ce que tu veux faire. » Oui, elle avait failli parler, car elle avait peur du péché ; mais elle n’avait pas pu : le père était trop sec, trop dur, trop toujours le même, et peut-être aussi qu’il n’avait pas assez de courage. Elle l’avait bien senti la veille, quand il avait cessé de la questionner, qu’il se dérobait, qu’il ne voulait pas entendre.

Aujourd’hui, elle n’avait pas essayé de discuter avec cet homme ; elle n’avait plus la force de dire non, et elle ne trouvait pas non plus celle de partir. A ses sauvages prières elle avait seulement répondu par un murmure : « Nous nous damnerons ! » Il lui avait fermé la bouche avec des baisers.

Comme le crépuscule était grêle et trouble dans la fenêtre !

La soupe bouillonnait maintenant dans la marmite. Comment le père n’était-il pas encore rentré ? Gotton prépara sur la table le pain, la bière et le fromage. Elle se sentait lente et triste, perdue dans cet instant présent qui la déracinait du passé et au delà duquel tout était incertain. Ses gestes mêmes disaient son désarroi. Un long moment elle resta debout au coin de la table à regarder le pan de ciel qui s’encadrait dans la fenêtre à petits carreaux. Du fond de la pièce obscure, ce bleu cendré du soir apparaissait comme un regard tendre, fiévreux, insistant, plein de secrets. Avec un grand frisson, Gotton finit par s’en détourner et elle alluma la lampe.

Alors la porte s’ouvrit et Connixloo parut, blême et claquant des dents.

— Ha ! te voilà, ribaude ! dit-il d’une voix basse et frémissante de fureur. Tu oses rentrer dans la maison de ton père ! Cache-toi donc la figure !

Gotton, debout devant le feu, le regardait, pétrifiée. Elle dit enfin :

— Père, je t’aurais tout dit hier. C’est toi qui m’as arrêtée. Et aujourd’hui, qu’est-ce que tu as fait ?

— Ce que j’ai fait, coquine ? Est-ce à moi de te rendre des comptes ? J’ai fait que je sais. Je sais que tu te laisses embrasser par des gueux sur les routes ; que tu te frottes comme une paillarde contre un homme qui n’a pas l’air de vouloir t’épouser. Et un boiteux, encore !

Gotton ne répondit pas. Connixloo, qui était hagard et glacé, se fit servir une écuelle de soupe pour raffermir son corps tremblant. Tandis qu’il l’avalait à grandes lampées, Gotton, accroupie au coin du foyer sur un escabeau, l’observait dans un fixe silence et, lui, retournait dans son esprit cette parole, ce demi-aveu qu’elle venait de prononcer : « Père, je t’aurais tout dit. » Avait-elle commis la faute qui ne se répare pas ? Était-il trop tard pour lui faire peur ? Ne restait-il qu’à la jeter dehors et à dévorer sa honte devant toute la paroisse ? Comme la veille, Connixloo eut peur. « Non, non, se dit-il, pas d’aveux, pas de confession, pas de paroles ! » Il craignait la ruse ou l’audace que cette fille simple saurait exercer comme les autres si seulement elle était amoureuse. Surtout il ne voulait pas entendre le verdict de déshonneur. « Il est encore temps d’empêcher le pire, pensait-il. Je peux briser net en lui montrant que je suis le maitre. »

Il voulait à toute force rester celui qui ordonne et qui châtie, et comme il tremblait cependant de ne plus l’être ! Comme il tremblait de s’entendre dire : « Ce qui est fait est fait ; tu ne peux plus rien empêcher ! » Non, encore une fois, il ne ferait pas de questions. C’était trop dangereux. Dans sa colère et dans l’agitation apeurée de ses pensées, il gardait avec une masculine simplicité sa foi en la violence. L’amour apparaissait à son esprit d’ascète rustique comme une tentation toute basse et toute brutale, toute corporelle et qui doit être brisée dans le corps. Dès qu’il eut avalé sa soupe, il passa dans l’arrière-chambre et revint avec un gourdin.

Gotton ce soir-là fut durement battue. Elle n’avait pas demandé grâce devant le châtiment ; elle ne s’était même pas étonnée que son corps, tout à l’heure enveloppé d’un regard idolâtre, dût subir à présent cette cruelle injure. Debout devant le foyer, le bras appuyé à la cheminée, elle pliait le dos sous les coups et le feu éclairait d’un reflet rouge son visage et ses cheveux. Connixloo frappait de toutes ses forces, soulageant sa rage. « Ribaude, ribaude ! » répétait-il entre ses dents, et sa respiration devenait courte. Elle, cependant, le corps criblé de douleurs éclatantes comme des éclairs entre-croisés, se sentit dans cet ouragan soudain allégée de son trouble. De plus en plus, elle se courbait et à mesure que son visage approchait des braises elle y voyait se dessiner une face au poil roux, aux pommettes enluminées, aux narines larges et tendues ; elle y voyait apparaître des yeux brûlans et généreux, les yeux de l’homme à qui elle appartiendrait.

Quand le sonneur eut les bras fatigués, il laissa tomber son bâton et dit :

— Cache-toi maintenant, et que tu aies au moins la peur, si tu n’as pas la honte !

Elle se redressa avec peine et le regarda droit en face d’un regard où il n’y avait ni peur ni honte ; puis elle se traîna vers sa chambre en s’appuyant au mur.

La nuit était devenue tout à fait noire. Ce soir-là, pour la première fois depuis celui où Jeanne Connixloo avait quitté ce monde, les paroissiens de Metsys éteignirent leurs feux sans avoir entendu carillonner l’Angelus.

Vers la fin de la nuit, Gotton qui avait dormi plusieurs heures se leva sans bruit et mit la tête à la petite fenêtre de sa chambre. Les champs d’orge qui s’étendaient de ce côté étaient noirs encore, mais l’horizon commençait à pâlir et il semblait que la nuit soulevât lentement de terre ses ailes obscures. En haut, le ciel était plein d’étoiles, des étoiles surgies aux heures désertes de la nuit et dont les figures ne sont pas familières. Gotton s’étonna de leur aspect insolite et elle éprouva quelque vague contentement de voir que ce ne seraient pas les vieilles étoiles de tous les soirs qui la regarderaient partir. Elle resta un moment la tête appuyée au montant de la fenêtre, rêvant à ce qu’elle allait faire. Elle entendait, tout près d’elle, les vaches qui dans la noire étable froissaient la paille et mugissaient indolemment. Le premier chant du coq strident et triste la fit sursauter et réveilla durement le nerf de l’action. Il n’y avait pas de temps à perdre. Avant deux heures, Connixloo serait levé pour l’Angelus du matin. Elle s’habilla, mit sur elle sa robe la plus neuve en se disant que, de longtemps peut-être, elle n’en aurait pas d’autre. Puis à tâtons, car elle aurait eu peur d’allumer une bougie, elle composa un petit paquet de hardes : quelques chemises, deux ou trois mouchoirs qu’elle noua dans un fichu. Elle prit ensuite ses sabots à la main et entr’ouvrit la porte de sa chambre. La largeur de la pièce d’entrée qui s’étendait devant elle et qu’il fallait maintenant traverser lui parut immense. Le profond silence et cette teinte grise qui commençait à se glisser à la surface des choses semblaient perfides et redoutables. Gotton saisie d’angoisse se retourna vers la fenêtre de sa chambre. Si elle pouvait ne pas traverser cette cuisine ! Mais non, la fenêtre était trop petite, il n’y avait pas à y penser. Alors, elle s’aventura, le cœur battant, parmi les obstacles invisibles, les fantômes du passé, les souvenirs de crainte et d’obéissance dont la pièce était peuplée. Dans leurs bas de laine, ses pieds ne faisaient aucun bruit sur le carrelage. Involontairement, ses yeux se fixaient sur l’établi de son père où le fil, les pièces de cuir, les pinces et l’alêne étaient préparés. Dans une demi-hallucination elle le voyait assis sur le tabouret de bois, ses longues jambes maigres étendues sous la table, les épaules penchées sur son ouvrage. Il semblait qu’il dût se retourner subitement et demander de sa voix rêche : « Où donc vas-tu, Gotton, à cette heure ? » Et tout de même, elle tendait anxieusement l’oreille, sachant qu’en réalité son père dormait dans l’arrière-chambre, mais qu’il n’avait jamais eu le sommeil bien solide et que le trottinement d’une souris le faisait sursauter. Ouvrir la porte était terrifiant. Gotton fit tourner deux fois la clef rouillée dans la serrure et tira le loquet de fer avec la sensation que, dans cette seconde, tenait tout son destin : Connixloo dans sa chambre ne donnait aucun signe d’éveil et déjà par la porte entre-bâillée le frais et pur matin jaillissait au visage de la jeune fille et calmait son cœur.

Elle sortit, chaussa ses sabots, puis respira longuement. La petite place était déserte et muette. On n’entendait que le murmure de la fontaine sous les tilleuls. Les fleurs aux fenêtres commençaient à se colorer sourdement, mais les maisons, l’église avaient un aspect de cendre, une étrange pâleur de visages angoissés. Sans regarder en arrière, son petit paquet à la main, Gotton s’engagea dans le chemin par où, les jours précédens, elle avait mené paître ses vaches. Elle ne marchait pas vite ; elle avait mal dans les os ; mais cette douleur était presque le seul souvenir qui lui restât des coups de la veille. Son cœur était comme lavé de tout sentiment de crainte, d’humiliation ou de rancune ; il n’y subsistait que la joie d’obéir enfin simplement et hardiment à l’instinct ; d’avoir brisé les chaînes qui blessent l’espérance et de marcher seule dans l’aurore limpide vers l’éblouissant inconnu de l’amour.

La route était longue jusqu’à Iseghem, et toute droite entre des champs de betterave, puis des champs d’orge que moirait la brise. En regardant onduler l’herbe déjà haute, Gotton se remémorait la dernière moisson, dans les mêmes champs, ces longues journées de fatigue et de soleil au soir desquelles les filles rentrent au village presque titubantes, égrenant sur la route leurs rires énervés.

Elle pensa au jour où elle avait été seule, pendant le repos de midi, jusqu’à la forge d’Iseghem, parce que l’anneau qui fixait au manche le couteau de sa faux s’était brisé et qu’elle ne pouvait plus continuer le travail. Elle revoyait la sombre ouverture de cette forge, béante sur la rue foudroyée de lumière, le grand cube d’ombre où elle n’avait distingué qu’au bout d’un instant les bras nus et la barbe rouge du forgeron.

— Quand vous la faut-il, cette faux ? avait-il demandé. Il avait une voix singulière, neuve, joyeuse et sauvage. Elle avait répondu timidement :

— On reprend le travail dans une heure.

— Dans une heure ? et quand est-ce que je dînerai, moi ? Allons, je vois que vous y tenez, repassez dans une heure.

L’accent de cordialité l’avait enhardie et elle avait repris :

— Apportez-la-moi plutôt quand vous aurez fini. Je suis dans le champ à la veuve Rosalie et je vous ferai dîner avec les moissonneurs.

— A ce qui paraît qu’on ne s’ennuie pas cette année à la moisson ? Eh bien ! c’est entendu !

Il était venu, elle lui avait servi à manger et versé de la bière. Et depuis, elle l’avait rencontré souvent sur les routes et quelquefois, entre les monceaux de gerbes, elle l’avait aperçu qui la guettait sans rien dire. Quand elle rencontrait ce regard, la tête lui tournait, pendant une seconde ses yeux ne voyaient plus rien, ses genoux se dérobaient. Son cœur se fondait dans sa poitrine. Mais ce vertige ne durait pas : c’était comme le passage d’une force étrangère, d’un esprit brûlant qui la renversait d’un coup d’aile et s’enfuyait aussitôt.

Elle se rappelait tout cela et songeait aussi qu’à la moisson prochaine, s’il lui permettait encore de se louer, il viendrait la chercher le soir et qu’au lieu de rentrer avec les filles, elle marcherait lentement avec son amoureux, vers le gîte inconnu de leur ardent repos.

Elle approchait d’Iseghem dont elle voyait à présent les chaumes se grouper sur la plaine. Quelques bouquets de bois s’élevaient de loin en loin parmi les champs, ou bien un rideau de peupliers longeant le miroir gris et luisant d’un canal. Deux petites collines à l’horizon, deux renflemens délicats comme les mamelles d’une enfant de treize ans, portant chacune un moulin à vent. Les ailes tendues de toile blanche commençaient à tourner allègrement au bord laiteux du ciel occidental, et lorsqu’en face le soleil surgit et parut faire retentir la verte terre d’un grand coup de cymbales, les deux moulins s’illuminèrent d’une frissonnante roue de rayons roses.

Gotton devait traverser Iseghem et gagner la route de Meulebeke. Là, elle attendrait. Celui qu’elle cherchait lui avait dit hier : « Je travaille pour Meulebeke autant que pour Iseghem ; il faut encore que j’y aille ferrer des chevaux demain avant de commencer ma journée à la forge. »

Dans le village, les coqs chantaient le dernier chant de l’aurore et leurs voix qui se répondaient de ferme en ferme déchiraient le calme de l’azur. De jeunes garçons assuraient leurs attelages et partaient pour les champs. Gotton passa devant la forge : elle en regarda l’ouverture noire qu’elle n’avait jamais franchie qu’une fois par ce midi de la dernière moisson. Au-dessus, les volets verts des fenêtres étaient clos ; aucun signe de vie ne paraissait sur la maison. Le forgeron dormait-il encore auprès de sa femme ? Gotton, avec un méchant sourire de ses yeux clairs, pensa : « La dernière heure de la dernière nuit ! » et comme elle s’éloignait, elle garda son regard intérieur durement fixé sur l’image de cette femme, cette Gertrude Moorslede qui était laide et malpropre, qui ne parlait que pour se plaindre et marchait en traînant les pieds. Elle ne pensa pas aux enfans ; son âme obstinée n’était pas prête pour le remords, ce jour-là.

La route d’Iseghem à Meulebeke longeait un canal bordé de peupliers et n’en était séparée que par une bande de pâturage. Deux troncs abattus gisaient dans l’herbe côte à côte. Gotton s’assit et commença d’attendre. Elle attendit longtemps. Malgré la montée du soleil, il faisait froid ; l’herbe épaisse la mouillait aux chevilles ; elle porta la main à ses cheveux : ils étaient trempés de rosée. La fatigue de la marche ajoutait à la courbature de tous ses membres ; elle était par moment tout près de pleurer. Un chaland, halé de la rive par un vieux cheval exténué, glissa sur le canal. Le patron, debout parmi les monceaux de marchandises, la regarda tout à loisir. Quelques hommes à pied passèrent sur la route ; ils la regardèrent aussi et elle eut honte, car elle devait avoir l’air d’une fille chassée, avec son petit paquet de hardes et sa figure transie. Mais personne ne lui dit rien. Elle éprouva que, pour la première fois, elle était seule au monde et sans abri et elle sentit s’accroître en elle un désir plus profond, plus douloureux que tout ce qu’elle avait connu jusqu’alors, de reposer entre les bras de l’homme qu’elle aimait : « Quand donc viendra-t-il ? » soupirait-elle au fond de son cœur, et les larmes débordèrent de ses yeux.

Enfin, sur la route déserte, cette blouse bleue, ce pas dérythmé… c’était lui ! Elle se leva, s’avança vers lui et d’une bouche qui tremblait un peu, elle lui dit :

— Luc Heemskerque, qu’il en soit de moi pour toutes choses maintenant selon ton plaisir.

Il la contempla un instant, trop saisi pour lui parler ; il regarda les lèvres bleuies, le front mouillé de rosée, les joues mouillées de larmes ; puis, d’un élan farouche, avide, il referma sur elle ses bras puissans.


Le deuxième dimanche après que Gotton se fut enfuie de la maison paternelle, le curé de Metsys, ayant achevé son homélie sur l’évangile du jour, toussa dans son mouchoir rouge et dit :

« Mes frères, la charité ne m’oblige pas à me taire avec vous sur le scandale qui vient de désoler notre paroisse ; mais plutôt elle m’oblige à le condamner devant vous et à vous exhorter avec une nouvelle vigueur à la haine de ce péché de fornication contre lequel, de la première à la dernière page, les Saintes Écritures ne cessent de s’élever. Une enfant de notre paroisse a quitté pour les puanteurs de l’adultère le parfum d’un saint foyer. Si elle nous revient un jour repentante et prête à la pénitence, mes frères, Dieu nous inspirera le pardon. Mais que la miséricorde répandue dans le sein du pécheur contrit ne se confonde pas à vos yeux avec cette coupable indulgence pour le péché, devenue si habituelle aux cœurs affadis de cette génération. Rappelez-vous, mes frères, que l’horreur du péché doit s’étendre jusqu’au pécheur lui-même, tant qu’il ne désavoue pas son crime et continue d’insulter à la loi de Dieu. Rappelez-vous que l’adultère doit être évité plus qu’un lépreux, puisque c’est une lèpre de l’âme qu’il risque de communiquer. N’ayez donc avec lui ni conversation ni commerce, que son nom ne soit pas prononcé dans une demeure chrétienne. Et ainsi, mes frères, vous servirez peut-être son âme, puisque Dieu ne dédaigne pas d’utiliser le châtiment pour la conversion du pécheur — et plus sûrement encore vous servirez les vôtres et celles de vos enfans que vous avez mission d’engager dans le chemin du ciel. Ainsi soit-il. »

Cet anathème fut écouté par les paroissiens de Metsys dans un profond silence qui recouvrait des sentimens très divers. Les jeunes filles baissèrent les yeux et leurs visages exprimèrent toutes les nuances de la confusion féminine. Les plus simples n’éprouvaient que le malaise mêlé d’intense curiosité qui agite un enfant devant qui l’on va fouetter un camarade. Les plus pieuses rougissaient douloureusement devant le mal entrevu. Mais celles qui avaient déjà connu ou deviné quelque chose de l’amour frissonnaient de penser que ce qui se passe de si mystérieux et de si poignant dans le secret du cœur et dans le sens profond et caché qui n’a pas de nom, pouvait éclater ainsi aux yeux de tous et prendre subitement ce visage d’infamie.

Parmi les hommes, quelques-uns avaient envie de rire, croisaient des regards gourmands et moqueurs. D’autres semblaient profondément contristés. Les mères serraient durement leurs lèvres et tournaient la tête pour envoyer de tous les côtés leurs signes d’approbation. Certes, elles blâmaient Gotton et, devant leurs filles, la traînaient dans la boue ; mais aussi elles se rappelaient leurs conseils de matrones : « Remariez-vous, Connixloo ; élever une fille à vous tout seul, vous n’y arriverez pas ! » La veuve qui l’avait attendu longtemps se rengorgeait aujourd’hui et redressait les épaules d’un air qui signifiait : « Si j’avais été là, ce ne serait pas arrivé. Je l’ai toujours dit que les hommes n’ont pas de bon sens. »

Toute la paroisse se mit à genoux quand le curé descendit de sa chaire et, dans le silence qui suivit, tandis qu’au bas de l’autel il revêtait ses ornemens avant d’entonner le Credo, on entendit des sanglots brefs : c’était Connixloo qui pleurait dans sa stalle de chantre, la tête entre les mains.


II

Luc Heemskerque avait acheté la petite maison de l’ancien forgeron de Meulebeke. Derrière la forge se trouvait une grande chambre, pavée de tuiles rouges où il mangeait et dormait avec Gotton. Du fond de cette chambre, un vieil escalier de chêne, tourné en colimaçon, conduisait à un grenier où des amas de vieille ferraille voisinaient avec quelques provisions de légumes sous des cordes à sécher le linge.

Gotton avait pris possession de ce logis sans un jour de dépaysement. La solitude ne l’étonnait pas, elle y avait été accoutumée à Metsys. Ses occupations n’avaient guère changé : laver, raccommoder, faire la cuisine ; il ne lui manquait que de soigner les vaches et de les mener aux champs ; mais Luc Heemskerque lui avait promis des poulets et un agneau qu’elle nourrirait dans le jardin et qui lui tiendrait compagnie. Elle obéissait à Luc, comme toute son enfance elle avait obéi à son père ; mais le bonheur de cette soumission amoureuse était si nouveau, si insoupçonné que souvent au milieu du travail domestique elle s’arrêtait pour laisser déborder dans le silence la plénitude de son cœur. Ainsi son allégresse intérieure était la seule chose à laquelle elle ne s’habituât pas.

Dans les premiers temps, elle avait pu craindre quelque violence de son père ou simplement quelque démarche pénible et embarrassante comme une visite du curé, une tentative de persuasion. Mais rien n’était venu. Depuis le matin où elle avait quitté la maison de son père, elle était, pour Metsys, comme à l’autre bout du monde. Dans Meulebeke, elle sortait rarement. Tout le monde au village savait son histoire ; on se la montrait du doigt et personne ne lui adressait une parole de bienveillance. Pourtant elle lavait à la fontaine, sur la place du village, et quoiqu’elle s’arrangeât pour y aller de très bonne heure, elle y rencontrait toujours quelques commères. On se poussait du coude quand elle approchait ; il arrivait qu’on l’insultât. « Hé ! la fille, faut du toupet pour venir laver le linge de vot’lit avec du linge d’honnête monde.

— Peut-être bien, répondait-elle avec lenteur, qu’il vaut mieux être heureuse qu’honnête, puisque ce ne sont pas ceux qui sont heureux qui pensent à dire des méchancetés.

Elle avait la réplique si hautaine et si drue qu’elle fermait la bouche au zèle. Elle sentait que ces femmes qui l’injuriaient ne pouvaient la regarder sans envie. Elle savait à présent qu’elle était belle ; l’amour qu’elle inspirait lui était devant le monde comme un vêtement de princesse et comme une armure. Elle savait qu’elle marchait comme aucune autre femme, avec un mouvement des hanches ample et rythmé, léger et puissant, et que Luc s’enivrait rien que de la voir aller et venir. Loin de lui, elle devenait orgueilleuse ; près de lui, l’amour humble, ardent, voluptueux et simple dominait seul tout son être. Trop emportée par la passion pour rester coquette, elle oubliait sa beauté et servait en silence son maître le forgeron.

Elle aimait à le voir à la forge, debout, les manches retroussées jusqu’aux épaules, battre à grands coups le fer incandescent et arracher de l’enclume des gerbes d’étincelles. Souvent, quand elle avait fini son travail dans la chambre et au petit jardin où elle faisait pousser des légumes, elle venait, le tricot dans les mains, s’asseoir près de la porte, au fond de la forge et le regarder. Le bruit de son souffle entre les coups la traversait comme une flamme. Parfois des cliens entraient et engageaient la conversation avec Heemskerque ; mais quand ils s’apercevaient soudain de la présence de Gotton dans l’ombre noire, ils étaient pris de malaise et abrégeaient l’entretien. Cette belle fille pécheresse, avec son regard intense, leur représentait vaguement Vénus, la diablesse qu’adoraient les païens et pour qui se perdent tant d’hommes.

La journée faite, Luc disait souvent à Gotton : « Viens-tu faire un tour ? » Et Gotton, qui n’osait presque pas sortir seule à cause des mauvais propos, souriait avec reconnaissance et s’en allait changer de tablier. Alors ils partaient, en se donnant le bras, par un sentier qui filait derrière leur jardin, droit à travers champs, et si loin qu’on pût voir de ce côté-là il n’y avait que la plaine verte ou bigarrée, blonde ou rousse ou encore bleue selon l’heure et les saisons. Au printemps, Luc passait des branches d’aubépine dans le chignon de Gotton pour voir son clair visage lui rire dans une broussaille de fleurs blanches. Il lui disait tout bas des mots de passion et rafraîchissait contre son cou et ses joues une tête enflammée par le feu de la forge. Heureuse et docile, elle se prêtait à la violence des caresses. Elle était comme une fleur toujours fraîche, intacte, resplendissante dans l’insatiable tempête de l’Amour. Mais lui, parfois, avait une façon de la regarder sauvage et presque triste qui l’effrayait. Elle était restée un peu timide avec lui, parce qu’il était beaucoup plus âgé qu’elle et si fort, si actif, si résolu ! Sous les duretés de son père, elle avait toujours senti les inquiétudes d’une nature craintive : la peur de l’enfer, la peur de la rumeur publique, la peur de la ruse et de l’ardeur féminines, tels étaient les vrais ressorts de la vertu et des sévérités de Connixloo. Mais ce Heemskerque, avec ses yeux exaltés, il semblait vraiment qu’il n’eût peur de rien. C’était un homme solitaire, habitué à l’effort, à la peine, qui dix heures par jour, à demi nu souvent et tout en sueur, courbait le fer à sa volonté. Appuyée sur son bras, Gotton se sentait protégée.

Au cours de leurs promenades du soir, il lui avait raconté la dure vie qu’il avait eue et qui l’avait fait tenace et volontaire.

— Tu ne m’as jamais demandé, Gotton, pourquoi je suis boiteux. Je ne suis pas né comme ça, tu sais, et ce n’est pas la faute de ma mère, ma pauvre petite, si ton homme va clopinant. Mon père avait une forge près de Bruges. Moi, j’étais un garçon qui poussait très droit, le plus petit de quatre frères. Quand j’avais dix ans, je me pris de querelle, un jour, avec mon ainé. Lui était fort et violent. Il a saisi le marteau de la forge et m’en a lancé un coup au travers des jambes. Je suis tombé raide, évanoui. On m’a porté sur mon lit. J’avais une cuisse cassée. Je suis resté trois mois sur le dos. On n’a pas appelé de médecin, personne ne m’a soigné ; on m’apportait à manger et c’était tout. Mon ainé travaillait à la forge et gagnait déjà de l’argent, mes parens ne voulaient pas se fâcher avec lui. Les premiers jours j’ai hurlé sans arrêter. Et puis la douleur s’est éteinte. J’ai attendu en patience que ce soit raccommodé ; la nuit, je tâtais le sol avec le pied pour savoir si ça se refaisait, si ça se calait. Quand j’ai pu me tenir sur mes jambes, il y en avait une plus courte que l’autre, avec une grosse bosse dure comme une pierre sur le côté. Alors, tu comprends bien que je ne voulais plus rester dans la maison où mon frère m’avait fait ça. Je ne voulais pas clopiner derrière les autres qui m’auraient toujours couru devant dans la vie. Je suis parti une nuit sans un sou, comme un vagabond, pour m’en aller ailleurs, je ne savais pas où, gagner mon pain. Pas une fois je n’ai mendié. Avant le soir du premier jour, j’ai trouvé à me louer dans une ferme pour soigner les chevaux de labour et tenir l’écurie. J’y suis resté deux ans ; je travaillais pour ma nourriture et ne voyais jamais un écu. Ça ne me plaisait pas et je gardais toujours l’idée de m’établir forgeron comme mon père, parce que j’aime un travail qu’on fait tout seul et où on est le maître.

Et puis dans ce travail c’est des bras qu’il faut, et je pensais qu’un boiteux n’y serait pas plus maladroit qu’un autre. Alors de temps en temps je m’en allais, pour un jour, pour deux jours, chercher dans un village ou dans l’autre une place d’apprenti forgeron. Quand je rentrais, on disait toujours qu’on allait me renvoyer, on croyait que j’avais été à la noce avec des filles et que je m’étais fait payer à boire ! et puis on me gardait tout de même parce que je travaillais bien. C’est à Malines que j’ai trouvé ma chance, un jour que mon patron m’y avait envoyé pour livrer à un maquignon deux chevaux de labour qu’il venait de lui vendre. Un forgeron de faubourg m’a pris chez lui et quand j’ai eu mes dix-sept ans, il m’a placé chez le forgeron d’Iseghem qui était vieux et ne pouvait plus suffire à son travail. Bientôt il m’a laissé toute la place. Là, j’ai gagné de l’argent. J’ai cru que j’en avais fini de manger de la vache enragée. Et puis je me suis marié et diable !... j’ai vu que je ne faisais que de commencer.

Gotton écoutait et se rappelait sa propre enfance, Calme et monotone et les rêveries de ses douze ans dans l’église de Metsys. Et elle songeait que tous deux, lui à travers tant de luttes et de peines, elle à travers tant de rêves, ils n’avaient grandi que pour ces jours d’amour. Cette pensée lui embellissait encore toutes les heures. Au jardin, en arrosant un petit rosier nouvellement planté, tige sèche, grise, épineuse, que Luc avait rapporté pour elle de Malines, elle se disait, méditant sa propre destinée : « Il ne sait pas qu’il poussera bientôt des roses... nous non plus, nous ne savions pas. »


Au bout de deux ans, Gotton dit à Luc : « Dieu ne nous a pas bénis ; nous n’avons pas d’enfans. » Elle exprimait ainsi pour la première fois le souci qui depuis plusieurs mois troublait son cœur. D’abord ce n’avait été qu’une pensée fuyante, une brève angoisse au milieu du bonheur. Et puis elle se disait : « Nous avons bien le temps ! » Mais le temps n’amenait rien et Gotton commençait à entrevoir que peut-être cela continuerait toujours ainsi et qu’elle vieillirait auprès de Luc sans espérance. Alors elle se sentit murée dans cette félicité sans horizon ; il lui sembla que son bonheur se refermait sur elle comme une tombe. Toute sa vigueur et toute sa tendresse aspiraient au travail maternel, à porter, à nourrir, à élever des enfans. Elle les désirait pour elle-même, par le plus instinctif de sa nature et elle les désirait pour Luc qui avait, à cause d’elle, abandonné les siens. Il y avait des heures où elle devenait jalouse de cette Gertrude Moorslede qui les lui avait donnés et envers qui elle se savait coupable. Si elle eût elle-même enfanté, ses petits l’eussent protégée contre le remords : ils auraient eu tellement besoin de Luc ! et ils l’eussent protégée aussi, pensait-elle, contre le mépris public. Avec des enfans, elle eût été presque pareille aux autres femmes, une mère plutôt qu’une maîtresse. On aurait cessé de se la montrer du doigt ; on aurait peut-être oublié le scandale... Et même comme maîtresse, elle s’inquiétait : elle craignait que chez Luc l’ardeur du plaisir ne s’épuisât bientôt, qu’il ne prît en dégoût un lit stérile, et sa propre vie lui parut morne comme une année qui n’aurait pas de saisons.

Cette secrète souffrance la rendit plus sensible aux marques d’hostilité qu’elle recevait chaque jour. Les gens de Meulebeke ne s’étaient pas accoutumés au scandale ; ils n’avaient pas fait leur paix avec les adultères. Aucune famille n’avait ouvert sa porte à Gotton ; aucune femme n’entrait chez elle. Quand elle passait le seuil d’une boutique, les clientes hâtaient leurs achats et faisaient montre de leur mauvaise humeur. On remarquait en sortant : « Ce n’était pourtant pas l’habitude de rencontrer ici des filles perdues » et la marchande de répondre : « On dit bien qu’il faut de tout pour faire un monde ; n’empêche que mon goût, c’est de servir les honnêtes gens. » Un jour que Gotton déposait sa monnaie sur le comptoir de la boulangère, celle-ci le ramassa en disant : « Et les petits Heemskerque, ils n’en ont peut-être pas beaucoup d’argent à porter chez le boulanger ? » De pareils traits s’enfonçaient au plus frémissant de cette âme.

Aussi les yeux de Gotton maintenant se durcissaient et sa belle démarche balancée avait pris comme un air d’insolence. Tous ses rêves se concentraient de plus en plus sur la grande revanche : l’orgueil d’être mère. Un petit enfant couché entre ses bras, un petit visage chaud et tendre collé à sa blanche mamelle veinée, voilà la vision dont elle se berce, la fille méprisée, en traversant le village où pas une figure ne lui sourit. Puis la vision se développe : il y a plusieurs enfans, trois, quatre, pendus aux jupes de Gotton, mais il y en a toujours un tout nouveau, un tout petit qui tient de la tête aux pieds entre les deux coudes qui le balancent. O faiblesse chérie ! ô fière abondance ! Dans la souffrance d’une telle nostalgie, des pensées d’autrefois, presque oubliées depuis les premières joies d’amour, avivaient soudain leur aiguillon. Cet état de péché dont elle avait eu peur avant la faute, elle en retrouvait la conscience et l’inquiétude et, par momens, elle se demandait avec effroi si une malédiction d’en haut avait desséché ses entrailles.

Des mois passèrent sans qu’elle osât parler de son angoisse au forgeron. Mais quelquefois, en revenant de ses courses, il la trouvait assise, la tête dans les mains et pleurant. Tant qu’il travaillait à la forge, le sentiment de sa présence refoulait le chagrin ; elle allait le voir, comme dans les premiers temps, frapper sur l’enclume, et de le regarder ainsi, en silence, lui rassasiait le cœur. Mais les jours où Luc était en courses dans les villages voisins, ou quelquefois à la ville, son esprit vagabondait dans une solitude où rien ne la défendait plus de la mélancolie. La déception de sa vie de femme rouvrait la porte au souvenir et beaucoup de choses qu’elle aurait crues oubliées lui revenaient à la mémoire, nimbées de tristesse. Elle se rappelait les jours placides qu’elle passait aux champs et où, parmi les scabieuses et les marguerites, elle était elle-même comme une fleur au sang tranquille. Elle avait peur de son père, elle s’ennuyait avec lui, elle était quelquefois battue, oui, c’est vrai, et pourtant comme toute cette vie d’avant l’amour lui apparaissait de loin fraîche et sereine, avec un secret rayonnement ! On ne changerait pas, on ne reviendrait pas au temps passé ; mais on se dit tout de même qu’on ne savait pas comme c’était bon. Elle se rappelait encore les carillons qui tous les quarts d’heure épanouissaient dans l’air comme une petite fleur de musique à six pétales, et toutes les fleurs formaient une claire guirlande suspendue entre l’aube et le soir. Et puis ces belles sonneries du dimanche, si basses d’abord, puis de plus en plus hautes, vives, pressantes, légères comme pour hâter les pas des paroissiens qui de toutes les fermes venaient à l’église. Il lui arrivait de les entendre encore, quand, par une matinée de dimanche, le vent était vif et venait de Metsys. Elle distinguait alors la voix de la grosse cloche qui donnait d’abord et semblait dire : « Quittez vos étables, tirez vos pieds des sabots où collent la boue et le fumier ! » et ensuite les autres cloches dont les voix lui parvenaient en rapides mêlées aériennes, ces cloches argentines qui parlaient d’une joyeuse ascension de ce monde épais vers les régions où les âmes des hommes chantent avec les anges. Gotton entendait et rêvait, mais elle ne quittait pas son jupon de tous les jours, ni ses sabots ; elle n’allait pas à l’église. Elle n’aurait pas cru que cela finirait par tant lui manquer ! Alors elle pensait à l’église de Metsys ; elle avait envie de revoir son curé, les mains saintement levées, chantant la Préface. Elle retrouvait avec cette image l’impression confuse que lui donnaient les incompréhensibles paroles latines résonnant si richement dans le chœur de bois sculpté, — l’antique mélodie à la fois étrange et familière qui semblait animer d’une vie magique les personnages grouillans du retable, les figures des chapiteaux. Elle revoyait les vitraux, ces énigmes palpitantes qui avaient brillé sur son enfance et suscité ses premiers rêves ; — ces gemmes, ces braises inextinguibles — quelle sorcellerie ! — Comme elle avait aspiré à participer de leur ardeur ! et quand elle avait connu le regard passionné de Luc, elle avait cru trouver un foyer du même feu — foyer tout proche, tout humain, auquel son âme pourrait s’allumer, pourrait devenir aussi brillante et brûlante !... Dans les premiers temps de leur amour, c’avait été son intime bonheur de sentir que sa passion veillait en elle, à travers la solitude, le travail monotone, les jours brumeux et jusqu’au plus obscur du sommeil. Il lui semblait qu’en effet son âme était devenue comme incandescente et qu’il devait y avoir autant de différence entre un cadavre et une ressuscitée qu’entre la jeune fille qu’elle avait été et l’amoureuse qu’elle était devenue. Mais maintenant elle apprenait que l’amour n’a pas la fixité des gemmes et que s’il ne peut grandir et se propager comme la flamme, il s’étouffe douloureusement parmi des cendres.


CAMILLE MAYRAN.

  1. Copyright by Camille Mayran
  2. Voyez la Revue du 15 juillet.