Récits de l’invasion
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 306-344).
RÉCITS DE L’INVASION

I
L’OUBLIÉE [1]

Mme Estier rentrait de l’hôpital en traversant le Luxembourg. Il était rare qu’elle fût libre assez tôt pour goûter ce plaisir, et il lui était plus habituel de gagner la rue de Fleurus à la nuit noire, en contournant les grilles du jardin clos. C’était un soir rose et glacé de la première semaine de février ; le jet d’eau qui fusait d’un pilier de glace dispersait dans la solitude enchantée du crépuscule son bruissant cristal. Une lune bleuâtre, phosphorescente à peine, montait au-dessus de la terrasse en demi-cercle couronnée de marronniers. Mme Estier, enveloppée jusqu’au menton dans sa jaquette de fourrure, marchait d’un pas allègre. Après la journée de travail chaude, heurtée, bourdonnante, elle avançait les joues roses, la bouche entr’ouverte et voilée de vapeur, dans l’air froid qui faisait bleuir les visages moins jeunes et se recroqueviller les corps moins actifs. Elle jouissait physiquement de cet air dur et pur et de sa propre vigueur qu’une marche rapide et bien rythmée reposait des fatigues du jour, mais c’était sans y faire attention. L’hôpital peuplait encore son esprit ; elle emportait avec elle, dans les oreilles, dans les narines, l’atmosphère de la grande maison malodorante où l’on apprend à connaître d’une façon si amèrement détaillée la douleur, la patience, la solitude, l’humilité. Le médecin-chef devait amputer demain un de ses malades. Elle pensait à l’innocente figure de petit paysan qui venait encore de lui sourire sur l’oreiller, puis au vide qu’il y aurait, dans quelques heures, à la place du pauvre membre qu’elle avait longtemps soigné. Cela ne se supportait pas facilement ! Elle pressait le pas : « C’est incroyable, se disait-elle, que je n’aie jamais pu m’habituer à ces amputations ! »

Le Luxembourg était si beau qu’arrivée au bord de la terrasse, au lieu d’en descendre les marches, elle alla s’appuyer à la balustrade, derrière laquelle s’alignent les romantiques reines de France. Elle reposa son regard sur le grand cercle désert étendu à ses pieds entre les deux terrasses. Le sol avait cette nuance presque invisible, ce gris si pâle des fortes gelées. Les marronniers d’en face entrelaçaient leurs brunes ramures contre le ciel couleur de lilas. A droite, les vieux platanes s’échevelaient plus haut dans l’infini de l’azur cendré. C’était ce soir mystérieux qui revient, fidèle et furtif, une fois chaque année au penchant de l’hiver, ce soir léger, ce soir transparent qu’on reconnaît soudain comme un parfum et qui vous fait dire avec un délicieux étonnement : « Ah ! comme les jours allongent ! » L’heure nouvelle conquise sur la nuit de l’hiver parut suave à la jeune femme dont le cœur vivait depuis longtemps d’attente et d’espérance. Elle évoqua son mari, — l’hôpital recula vers d’indifférens lointains. L’absent était là ; elle s’appuyait à son épaule... Elle goûta une seconde d’illusion fraîche et surprenante comme à l’assoiffé qui se penche sur un puits l’odeur de l’eau. Elle serra les dents et se redit l’acte de foi quotidien que cette grise lueur du premier printemps rendit plus intense : « Il me reviendra. »

Une femme en deuil, conduisant par la main un petit garçon, apparut du côté des grands platanes. La solitude était si complète que tout de suite Mme Estier remarqua le petit groupe. Les deux silhouettes, nettement détachées sur le sol blafard, lui produisirent une impression de mélancolie. Que tout le monde avait donc l’air chétif et triste dans ce froid ! Elle les suivit vaguement des yeux jusqu’au bord du bassin où elles s’arrêtèrent devant la flexible aigrette de cristal. Alors, sans savoir pourquoi,. Mme Estier se mit à penser à Vouziers où elle avait été élevée dans un joli couvent et à son amie de pension, Denise Huleau, la petite Nise comme on disait, qui s’était fiancée tout juste après elle, six mois avant la guerre, et n’avait pu se marier avant que l’invasion l’eût emprisonnée à Vouziers. « Pauvre petite Nise, si bizarre, si gentille, qu’est-elle devenue ? » Sur cette réflexion, Mme Estier sentit l’onglée lui mordre les pieds, et elle reprit vivement sa marche. Elle passa près du bassin gelé, sauf, au milieu, un rond noir où retombait la pluie du jet d’eau. Elle croisa la femme en deuil, qui tenait dans son manchon d’astrakan la main du petit garçon. Puis elle entendit une voix frêle, presque cristalline, qui disait : « Quand le bassin sera dégelé, Léonard, je te donnerai un petit bateau. »

Mme Estier se retourna : cette voix charmante avait pour elle un son si familier ! Elle fit quelques pas derrière la promeneuse, puis, s’écartant un peu, essaya de distinguer un profil sous les bords du chapeau noir, et soudain elle s’avança en murmurant :

— Denise ! Est-ce possible ?

— Oh ! Adrienne ! s’écria la voix frêle.

Et deux jeunes visages glacés se pressèrent avec ferveur.

— Depuis quand es-tu revenue ?

— J’ai été rapatriée en décembre.

— Et tu ne m’as rien dit ?

— Pas encore. Ne m’en veuille pas.

Et les grands yeux timides se baissèrent.

Adrienne Estier dit tout bas, en touchant le voile de crêpe :

— Je n’ose pas t’interroger ?

Denise dit :

— Mon frère Max il y a un an, maman à l’automne.

Muettes, elles s’embrassèrent de nouveau.

Puis Mme Estier demanda :

— Rentre avec moi, c’est tout près ; où habites-tu ?

— A l’hôtel Corneille.

— A l’hôtel ! Mais, Denise, tu m’as oubliée !

— Non, non, dit Denise avec un battement nerveux des paupières. Mais tu ne sais pas... J’ai traversé des choses très dures. Écoute, pas encore ce soir, demain si tu veux...

Adrienne Estier chercha les yeux de son amie, de grands yeux dont elle avait aimé la clarté depuis l’enfance.

— Encore Mlle Huleau ? demanda-t-elle d’une voix tendre.

— Oui.

Il y eut une seconde de silence. Mme Estier regarda le petit garçon qui avait laissé sa main dans le manchon de Mlle Huleau. Mais elle ne demanda plus rien.

— Je suis à l’hôpital toute la journée, reprit-elle, au mieux je rentre pour six heures : tu me resteras à diner...

La jeune fille secoua la tête. Mme Estier la prit dans ses bras et sentit frémir les minces épaules. « A demain, dit encore Denise Huleau avec un sourire plein d’une grâce humble et blessée. Comme tu es bonne, comme je vais être heureuse que tu m’aies trouvée ! » Puis elle se retourna vers le muet petit garçon, lui sourit aussi et l’entraînant, elle s’éloigna rapidement vers la Fontaine Médicis.

L’entrevue avait été si brève dans l’ombre du soir que Mme Estier aurait pu se demander si elle n’avait pas rêvé.

La nuit, dans sa jolie chambre de jeune mariée, où le berceau de son bébé était posé près de son lit, elle dormit mal. La pâle figure de la petite Nise lui apparaissait voletant décolorée parmi des feuilles mortes. C’était dans un bois où un amputé courait sur des béquilles, furieux et cherchant sa jambe. Elle se réveillait la tête pleine de confusion, le cœur étreint — et elle pensait : « Pauvre petite Nise, pauvre mignonne ! Est-ce qu’elle est vraiment seule dans la vie maintenant ? Son fiancé ? elle ne l’a pas nommé... il a dû arriver quelque chose... Et qu’est-ce que c’est que ce petit garçon ? » A peine s’assoupissait-elle que de nouveaux songes peuplaient son sommeil de chuchotemens douloureux : c’était Mme Huleau, blanche comme la cire, qui murmurait pendant qu’on la mettait en bière : « Faites bien attention à Nise ; » et Denise répondait d’une voix impatiente : « Ne dites pas cela, maman ; il n’y a plus personne pour faire attention à moi. Ah ! si ! les deux bouleaux dans le jardin. Pardonnez-moi, maman ! » et la voix s’éteignait dans un long soupir.

Vers deux heures, Adrienne Estier se leva, alluma sa lampe et alla ouvrir un petit secrétaire où étaient rangés quelques souvenirs de sa vie de jeune fille. Elle en sortit une enveloppe pleine de photographies et un paquet de lettres qu’elle ouvrit aussitôt recouchée. C’étaient les lettres que Denise Huleau avait écrites à son amie entre la dix-huitième et la vingt-troisième année, pendant les séparations de l’été ou du printemps. La jeune femme se mit à les relire : de gracieuses lettres d’un ton modeste et tendre où passait quelquefois comme un frisson de mélancolie. Comme des lettres de vieille dame, elles commençaient presque toujours par : « Ma belle... »

Adrienne Estier sourit en revoyant cette appellation. Au couvent, autrefois, on disait : « jolie comme Adrienne ! » Elle leva les yeux vers le miroir pendu en face de son lit et regarda sa longue figure claire aux traits fins. Un instant elle pensa à son mari : « Je ne lui ai jamais montré mes vieux trésors, » se dit-elle. Je me demande s’il comprendrait ? » Puis elle s’absorba longuement dans ses photographies. C’étaient d’abord des groupes de pensionnaires sous les lilas de leur couvent. Denise Huleau était là, toujours au premier rang parce qu’elle était la plus petite, assise au bout du banc avec un air de diablotin, des cheveux de soie pâle ébouriffés autour de son front et des yeux si grands, si clairs, si sensibles... Une étrange petite fille, changeante et pleine de mystère ! Elle n’était pas jolie, trop pâle avec un nez rond quelconque, — un ovale médiocrement dessiné, — mais quand elle était émue et qu’un peu de rose léger palpitait a ses joues, elle devenait ravissante. Elle intéressait tout le monde par sa mobilité. Il y avait des jours où l’on disait : « Tiens, Nise a ses yeux de feu d’artifice ! » et, dès le lendemain, quelquefois : « Tiens, Nise est sous la cendre ! »

Ces jours-là, les jours de cendre, elle n’était plus qu’une pauvre petite chose vague, chétive, accablée par les leçons trop difficiles, les exigences de la règle, les taquineries des compagnes. Adrienne se rappela Nise, le buste enfoncé sous le couvercle de son pupitre, s’abandonnant au désespoir. Elle se rappela aussi que, devant ce couvercle spasmodiquement secoué, elle avait un jour haussé les épaules, et la honte soudaine que lui avait causée le regard profond et compatissant d’une jeune maîtresse. Elle sentait encore aux joues la chaleur de ce moment-là, et dans son cœur, avec le subit renversement de son orgueil d’enfant sage — la perception obscure, poignante d’un mystère de tristesse qui enveloppait sa petite amie. En rentrant à la maison elle avait demandé à ses parens : « Nise Huleau, elle a perdu son père, n’est-ce pas ? Est-ce qu’il y a longtemps ? » Plus tard on lui avait raconté la longue agonie de Denys Huleau, paralysé en pleine jeunesse par une lésion de la moelle dont il avait mis trois ans à mourir. Quand Denise était venue au monde, sœur cadette de deux garçons, le mal était déjà là. L’enfant portait en elle quelque chose d’une nature malade, une avidité découragée. Elle ne ressemblait pas du tout à sa mère, et d’après les portraits qu’Adrienne avait pu voir toute sa vie dans la maison des Huleau, pas à son père non plus, — quoiqu’elle tint de lui le front bombé et le blond léger des cheveux. Dans ses jours de rêverie, Adrienne avait songé quelquefois : elle ressemble à la maladie de son père, — elle reproduit ce qu’a pu sentir, ce qu’a pu souffrir cet être jeune et condamné, cet infirme amoureux, cette âme qui dans la gangue d’un corps paralysé s’affolait par momens du désir de vivre. On savait que le ménage Huleau avait été passionnément uni. Mme Huleau qui, après son veuvage ne quitta plus jamais le deuil, vit grandir d’un œil un peu lointain et presque sévère ce troisième enfant. C’était comme si elle n’eût pas cru tout à fait que cette créature sensitive et singulière fût vraiment son enfant à elle, le dernier fruit de sa jeunesse et de son amour brisé. Veuve, elle avait essayé de supporter la vie en s’adonnant à la dévotion et aux bonnes œuvres ; son caractère s’était précisé, simplifié sous l’action d’une rigide discipline. C’était une femme de volonté cornélienne. Lorsqu’elle retrouva quelque joie, ce fut par ses fils qui lui ressemblaient et dont les études exceptionnellement brillantes lui apportèrent cet élément de fierté qu’une femme de son espèce regarde instinctivement comme son dû. Mais Denise, trop petite, trop nerveuse, avec ses accès de convoitise et ses désespoirs, l’inquiétait sans émouvoir vraiment son cœur.

Tout en scrutant ses photographies de couvent. Mme Estier reformait intérieurement l’image de sa petite compagne, dans les années qui suivent la première communion. Comme elle était touchante et charmante, cette enfant chétive dont les yeux pâles avaient de subites ardeurs ! Sur ses tempes presque transparentes sinuait une coulée bleue. Ses cheveux, nattés en semaine sur le sarrau noir, s’étalaient le dimanche entre ses deux épaules, — un flot soyeux, d’un blond où l’on eût dit qu’était coulé un peu d’argent, et qui luisait avec un éclat tiède. Ce flot sur sa robe de pensionnaire, c’était comme l’épanchement visible d’une qualité secrète de son être, l’effluve émané de sa douceur profonde. Elle avait de petites mains fiévreuses, toujours chaudes, égratignées par les chats. La raisonnable Adrienne éprouvait tant d’attrait pour ces petites mains que souvent, pendant l’étude, elle les cherchait sous le pupitre voisin et leur abandonnait la sienne...

A seize ans, Denise avait été prise de la fièvre typhoïde et était restée un mois en danger. Au couvent, on avait beaucoup prié pour elle. Dès qu’elle n’était plus là, chacun sentait le besoin qu’on avait de sa présence, de son charme humble et ardent, de sa douceur faible, de ses grands yeux où les événemens quotidiens se coloraient d’une manière imprévue. Quand Denise n’y venait plus, les leçons de littérature n’étaient pas moins intéressantes, ni le jeu de barres moins animé, ni le chant du salut à la chapelle moins pieux. Mais c’est au fond de soi-même que l’on sentait manquer quelque chose d’indéfinissable, comme si toute la série bien rythmée des heures se déroulait sur un fond d’ennui. Adrienne se rappelait la classe de seconde consacrant ses récréations à réciter le chapelet, sous les acacias du jardin, pour la guérison de la petite Nise. Pendant longtemps, l’idée de fièvre typhoïde était restée associée pour elle à l’odeur des grappes molles que le souffle de juin balançait au-dessus de la procession.

A la rentrée d’octobre, Nise était revenue changée, grandie d’un seul jet, avec des cheveux courts qui faisaient un désordre soyeux sur sa tête. Elle avait l’air perdu, comme si son âme d’enfant ne pouvait pas s’accommoder de ce corps transformé, allongé, alangui. Elle s’abandonnait à des crises de larmes, en pleine classe, sans aucun instinct de cacher ses peines comme font les grandes personnes. A cette époque, un sentiment passionné qu’elle éprouvait pour la maîtresse d’études épuisait les forces de son être en désarroi. Quand la jeune Mère Perpétue, — droite comme un cierge, — la tête haute et souriante, la démarche invariablement calme, venait prendre la garde de l’étude ou de la récréation, on voyait Denise Huleau rougir et se troubler. Plusieurs de ses compagnes, en l’observant à de tels momens, avaient senti leur curiosité demi-moqueuse se muer en une étrange émotion : le visage malheureux et ravi de la petite Nise exerçait un magnétisme, Adrienne s’attardait dans la nuit froide et silencieuse à cette évocation de souvenirs, les chauds souvenirs de la prime jeunesse, de l’éclosion. Par delà l’horreur monotone de l’hôpital et des récits de guerre, par delà les brutalités, les angoisses, les désastres de chaque jour et tout cet épouvantable étonnement, quelle tendre lumière brillait sur le couvent de Vouziers ! L’insomnieuse, triste, se penchait sur une autre petite image, non plus un groupe de classe, mais une photographie d’amateur tirée un après-midi d’été par une élève qui avait apporté son kodak à la récréation : c’était Nise, debout, en uniforme d’écolière, les épaules minces et tombantes sous la pèlerine plate, la tête un peu inclinée de côté, la bouche aux coins tendrement incurvés, le petit front bombé, les yeux pareils à deux fontaines transparentes. — « Pauvre petite mignonne ! songeait Adrienne, qu’est-ce que la guerre t’aura fait, à toi ? » Et elle sentit le poids des deux ans et demi de silence et de douleur qui venaient de passer sur sa ville natale, sur tout le petit monde de son enfance et de sa jeunesse, sur son amie. En contraste avec la silhouette énigmatique et endeuillée qu’elle avait embrassée au crépuscule, près du bassin, la fantaisie du souvenir lui montra Nise un soir de bal, chez une de ses tantes. Cette petite Nise, toute chétive et maladroite qu’elle était restée parmi ses compagnes devenues de sveltes et vigoureuses jeunes filles, dansait avec délices, — et comme un sylphe. Le soir de ce bal, elle était apparue portant une robe d’un rouge clair de coquelicot, — bien hardie pour Vouziers, mais cette sévère Mme Huleau savait ce qui était joli ! — dans laquelle sa pâleur s’enflammait comme une fleur blanche dans l’incandescence de midi. Elle avait dansé infatigablement, enivrée, sans orgueil, sans coquetterie, lumineuse comme le duvet qui flotte et tournoie dans l’air. Les groupes, inévitablement massés dans les portes, la regardaient. On disait : « Elle est étonnante ! C’est Cendrillon ! » Mais la chose qui ravissait encore la mémoire d’Adrienne, c’était le radieux regard que sa petite amie lui avait jeté plus d’une fois par-dessus l’épaule d’un danseur, quand elles se croisaient dans les remous de la valse. Quel infini de confiance, quelle puissance d’aimer dans ce regard ! Aucune jeune fille n’avait cet amoureux éclair, aucune n’était aussi ouverte, — simple et singulière à la fois, comme les enfans de l’immense nature inconsciente, comme une fleur qui déplie sans inquiétude au soleil sa corolle où s’inscrit un dessin étrange. Les obscurités, les tristesses, les violences de l’âge des tempêtes avaient passée On est plus heureux et plus calme à vingt ans qu’à seize. Mais dans l’âge nouveau, les traits inaltérés de l’enfance apparaissaient plus purs. On sentait dans tout son être une irrémédiable sincérité, une naïveté que la vie ne changerait pas, quelque chose d’humble, de réfractaire à toute prétention et même à toute élégance, quelque chose d’aérien et de sauvage, quelque chose de passionné. A côté d’elle, des filles plus jolies et mieux faites semblaient vulgaires ; les petitesses cachées devenaient sensibles.

Adrienne était arrivée au bout du petit paquet de photographies ; elle tenait la dernière dans sa main. Elle l’avait prise elle-même, elle s’en souvenait bien, dans le jardin de Mme Huleau pendant une courte visite qu’elle faisait à Vouziers au retour de son voyage de noces. La petite feuille était encore toute fraîche... Pourtant, ce printemps de 1914, comme c’était loin ! Denise avait vingt-quatre ans ; elle était fiancée depuis trois mois, elle devait se marier à l’automne, aussitôt que son fiancé, professeur de philosophie dans un lycée de Paris et qui préparait le doctorat, aurait achevé d’écrire sa petite thèse. Il était venu passer auprès d’elle les congés de la Pentecôte. Adrienne avait été invitée pour faire sa connaissance. On avait pris le thé dans le jardin qu’embaumaient les seringas. « Sais-tu qu’il est exquis ? » avait-elle dit à Denise au tournant d’une allée. C’était un grand jeune homme, mince, qui avait un beau front élevé, une figure tout en hauteur, des yeux gris légèrement inégaux dans de profonds orbites, des moustaches et une petite barbe châtain doré entre lesquelles on voyait la lèvre inférieure, fine et vivement colorée. Ses mains étaient longues et noueuses. Il parlait d’une voix scandée, un peu âpre, qui se faisait quelquefois très caressante. « Denise, disait-il en souriant avec l’air d’un homme perdu dans un rêve d’opium, promettez-moi que nous ne passerons jamais la Pentecôte ailleurs qu’à Vouziers. »

C’était un ami de Max Huleau, alors élève de troisième année à l’Ecole normale. Il s’appelait Philippe Brunel. Denise l’avait connu au cours d’un séjour à Paris où sa mère l’emmenait quelquefois voir son frère. Au séjour suivant, les deux jeunes gens s’étaient fiancés.

Ils étaient là, tous les deux sur la petite feuille encore fraîche et luisante, couple fluet dans la moiteur d’un jour de juin. Ils avaient un aspect irréel, — on n’aurait su dire pourquoi, — elle avec une figure de première Communion ; lui, oh ! lui, bizarre, charmant du reste, avec une expression à la fois voluptueuse et distraite, comme s’il jouissait non pas de l’heure présente, mais de quelque lointaine transposition de cette heure en musique ou en philosophie... L’image évoquait pour Adrienne les frais et forts parfums de la Pentecôte, et les rossignols du jardin de Mme Huleau.

Elle remit dans leurs enveloppes les lettres et les photographies, les posa sur sa petite table ; elle regarda son bébé qui, sous sa tente de mousseline bleue, les lèvres entr’ouvertes, semblait sucer le sommeil comme du lait ; une seconde, elle pensa au mystère de la croissance, à l’inexorable enchevêtrement de forces qui du dedans et du dehors pousse chaque être à son destin... elle soupira, éteignit sa lampe, essaya de dormir. Mais elle avait trop ouvert l’écluse des souvenirs et jusqu’au matin le bouillonnement du passé continua de bruire à travers son insomnie.


Le lendemain, comme elle rentrait en hâte à six heures, oppressée de tristesse, après avoir passé la journée au chevet de l’amputé, elle trouva Denise qui l’attendait assise au coin du feu dans le salon, — mince, modeste, provinciale, les mains jointes dans le creux des genoux.

Elle avait un air assagi, un maintien tranquille ; elle était devenue une jeune dame pareille à beaucoup d’autres de l’espèce menue et discrète.

— Denise, ma mignonne ! enfin, enfin ! tu es près de moi ! Laisse-moi ôter ton chapeau, tes gants ; que nous soyons ensemble comme autrefois ! Tu as froid, n’est-ce pas ? ce froid est affreux !... » Elle s’agenouilla pour remettre deux bûches dans le feu. Puis elle prit des mains de la jeune fille le chapeau noir et le voile de crêpe. « Oh ! ce noir ! dit-elle. Oh ! Denise, que j’ai de peine de te revoir ainsi ! » Elle courut ranger ce chapeau et enlever le sien dans le vestibule. « Oh ! toi, toi ! » murmurait-elle en étreignant son amie. Il lui semblait embrasser sa propre enfance et l’image meurtrie des tendresses et de la douceur d’autrefois. « Comme tu as maigri ! et tu ne me dis rien. Tu me brises le cœur... Mon Dieu, comme tu as souffert !... »

Les larmes roulaient sur les joues de Mme Estier, tandis qu’entre ses mains elle tenait le visage appauvri aux lèvres pâles, gercées, où les yeux brillaient d’une lumière désincarnée, comme deux étoiles solitaires dans un ciel froid.

— Et toi ? demanda Denise. N’est-ce pas ? on a peur de raconter et on a peur de demander !

— Moi ? répondit Adrienne, je suis une privilégiée, j’ai encore mon mari, j’ai un enfant ; et pourtant, je vis dans une angoisse telle que, par momens, il me semble qu’il vaudrait mieux être morte.

— Oh ! dit Denise, tu as un enfant !

— Oui, laisse-moi te le montrer, veux-tu ? j’aimerais le voir dans tes bras.

Elle disparut et revint aussitôt portant un poupon qu’elle déposa sur les genoux de Denise. Elle-même s’accroupit à côté, collant sa joue à celle de l’enfant.

— Comme il est joli ! dit Denise. Quel âge a-t-il ?

— Un an ces jours-ci. Mon mari a été blessé en Artois au printemps de 1915, je l’ai eu un mois en convalescence, — il m’a laissé ce petit monstre pour me tenir compagnie, pour que je ne sèche pas de chagrin et d’impatience, n’est-ce pas, Raymond ? n’est-ce pas, mon pauvre ami ?

Elle fermait les yeux en parlant et arrondissait sa belle petite bouche. L’enfant dévisageait Denise d’un regard intense et noir.

— Oh ! dit-elle, comme il me regarde, quel sérieux ! Et elle l’embrassa impulsivement, d’un mouvement presque sauvage.

— Est-ce qu’il ressemble à son père ? demanda-t-elle.

— Oui, beaucoup.

— Je lui fais peur, il va pleurer, dit brusquement Denise. Tiens, reprends-le.

Adrienne le prit dans ses bras et s’en alla en le berçant.

— Voilà, dit-elle en rentrant, je l’ai rendu à nounou. Je veux l’avoir à moi toute seule. Denise, comment est-ce chez nous ?

— Chez nous ? c’est comme dans une prison et, pour beaucoup de pauvres gens, c’est le bagne. Ceux qui sont forcés de travailler pour l’ennemi ! Je pense que vous le savez ici, qu’il y a des martyrs, là-bas ? Des garçons qu’on attache au poteau. hors la ville, tout nus, jour après jour, parce qu’ils refusent le travail. On les attache avec des fils de fer barbelés, — ils saignent dans le froid, l’hiver, et l’été au grand soleil, piqués par les taons. Un jour on nous en a ramené un à Vouziers qui délirait, frappé d’insolation. Il y en a qui cèdent ; j’en ai vu qui s’en allaient en file, tête basse, la pioche sur l’épaule. Nous savions qu’on les emmenait aux tranchées. Tu te rappelles ce petit Julien que nous aimions tant, le fils de notre jardinier ? Il y est allé...

— Mon Dieu, Denise ! mais c’est horrible !

— Oh ! oui ! Oh ! c’est une abomination de tous les jours. Ces gens-là marcheraient sur le Christ en croix. Ils détruisent tout ce qu’on aime. Nos forêts, tiens, les forêts de notre pays, sont toutes rasées, nous les avons vues passer en camions sous nos fenêtres. Elles aussi elles allaient à leurs tranchées ! Pour les abattre, ils emploient des prisonniers belges et russes qu’ils laissent dépérir de faim. Tout leur est machine. Eux-mêmes fonctionnent comme des pièces d’une machine énorme. Le plus étonnant, c’est que, pris en particulier, souvent les soldats ne sont pas méchans. Mais ils font partie de la machine » et cela rend tout possible. Imagine cela, nos vieilles forêts tondues par ces troupeaux d’affamés ! Les gens de chez nous partageraient volontiers leur pain avec ces malheureux. C’est une horreur, tu sais, de voir des gens qui souffrent de la faim ; ils prennent des expressions effrayantes qui ne vous laissent plus de repos, — surtout ces Russes que nous ne comprenons pas et qui n’ont que leur regard ! Les Allemands défendent qu’on leur donne quoi que ce soit : pour un morceau de pain tendu à un prisonnier on paye une amende, — assez grosse pour ne pas pouvoir souvent recommencer ! Et il y a eu les déportations de jeunes filles pour le travail des champs. Les journaux en ont souvent parlé ici, n’est-ce pas ? On est venu chez nous pour chercher s’il y avait quelqu’un à prendre. On m’a laissée à cause de maman qui était si malade ; — du reste je crois que de toute façon, on ne m’aurait pas trouvée assez robuste, — mais bien d’autres sont parties ! C’était l’été dernier ; depuis, les familles ont reçu de leurs nouvelles deux ou trois fois, pas plus, et on ne sait pas comment ces malheureuses sont traitées, ni quand elles reviendront.

— Et la ville ? demande Adrienne. Est-ce qu’il y a eu des destructions ?

— Non, mais petit à petit les maisons finissent par être vidées. Les soldats ne volent jamais rien, sauf les légumes quand ils ont mal diné et qu’ils trouvent moyen d’escalader le mur d’un potager. Mais la Kommandantur vous envoie constamment un peloton commandé par un officier pour emporter un jour des chaises, un jour des draps, un jour votre piano, un jour votre batterie de cuisine... Ah ! qu’ils sont pédans, qu’ils sont sordides !... Le jour où j’ai vu un Boche ouvrir mon lit pour y compter mes couvertures, j’ai senti que je pourrais lui crever les yeux. Il allait faire la même chose dans le lit de ma pauvre maman si malade ! mais cela, je l’ai empêché.

Il y eut un lourd silence entre elles. Le poids de l’oppression leur humiliait le cœur.

Adrienne murmura : « Chérie, parle-moi de toi-même ! »

Denise était courbée sur sa chaise basse, le menton appuyé sur ses deux poings, son pâle visage tourné vers le feu.

— Ah ! répondit-elle, pardonne-moi ! on prend tellement l’habitude de souffrir seule. Et j’ai traversé tant de choses ! je ne me connais plus. Maman est tombée malade dans l’été de 1915. Jusque-là, pendant toute la première année, elle n’avait été occupée que de charité. Il y avait beaucoup à faire : dès le premier hiver, nos pauvres ont manqué de vêtemens ; et puis il y avait les malades à soigner : on n’en prenait presque plus à l’hôpital qui était toujours plein d’Allemands. Moi, j’accompagnais maman partout. Je ne pouvais plus être seule, je ne sais pas comment j’aurais passé deux heures sans elle. J’avais perdu le sommeil : sans nouvelles de Philippe, sans nouvelles de mes frères, j’étais désespérée. Et maman était si bonne pour moi, elle me soutenait, je ne la quittais plus. Et tu sais comme je suis distraite et maladroite et qu’il faut de la patience pour faire les choses avec moi !

Sans que maman se fût jamais plainte, je remarquais sa mauvaise mine. Je pensais qu’elle se donnait trop de mal, qu’il lui faudrait du repos. Mais elle s’était rendue nécessaire à bien des gens, et toutes les deux, quand nous avions passé un jour sans voir nos pauvres, nous étions trop tristes. Pour moi, tu le devines, l’idée que j’aurais pu me marier dans la semaine de la mobilisation, être à Paris chez Philippe, où maman serait sûrement venue me rejoindre avant l’invasion ; avoir de ses nouvelles, le voir peut-être quelquefois, le soigner s’il était blessé, le pleurer s’il était mort : c’était le supplice du regret, ajouté à celui de l’absence et de l’inquiétude. J’étais dévorée. Au commencement, je parlais tout le temps de mon chagrin à, maman. Mais il me sembla qu’elle n’aimait pas beaucoup Philippe et qu’elle ne regrettait pas vraiment que je ne fusse pas mariée. Dans la suite, je cessai de lui en parler.

Ce fut le 12 juillet, au matin, que notre vieille Danielle entra chez moi comme je m’habillais et me dit avec une figure bouleversée que maman était malade. Je courus chez maman, qui était très pâle, dans son lit, les traits tirés : elle me dit de ne pas m’inquiéter, mais d’aller avec Danielle à l’hôpital demander un médecin. Nous connaissions un peu un jeune major dont maman avait obtenu quelquefois la visite chez un malade pauvre.

J’y allai, le major vint à midi en sortant de l’hôpital ; maman voulut le recevoir seule. Il partit en disant qu’il reviendrait le lendemain et maman ne me donna aucune explication ce jour-là que je passai tout entier près d’elle. Le lendemain quand elle eut revu le major, elle me dit que c’était un cancer au sein. Elle l’avait laissé se développer en secret depuis deux mois : il ne pouvait y avoir aucun doute. Elle était d’un calme absolu. Elle me dit : « C’est une longue maladie, j’espère que je reverrai tes frères. » Moi, hélas ! je ne pouvais pas me contenir, je sanglotais comme une folle : cela lui déplaisait. Elle reprit cette expression sévère qui m’intimidait quand j’étais petite. Je ne peux pas me figurer qu’une sainte aille au martyre avec plus de force et de majesté. Et pourtant elle m’avait emmenée chez des gens qui avaient cette maladie-là, et nous savions toutes les deux ce que c’était. Elle continua de sortir encore quelque temps, et de se lever tous les jours, et presque jusqu’au milieu de novembre. A ce moment-là, un coup terrible brisa ses forces. Nous reçûmes une lettre de Jean qui venait d’être fait prisonnier et qui nous annonçait la mort de Max.

Ma pauvre maman ! On ne peut pas parler de ces choses-là ! Max avait été tué dès le début de la guerre, à la bataille de la Marne.

Jean disait aussi : « J’ai reçu un mot de Philippe un mois avant d’être pris. Il était au front et il allait bien. »

Nous commençâmes un hiver sinistre. Maman souffrait beaucoup. La nourriture à laquelle tout le monde est réduit là-bas ne lui convenait pas et elle s’amaigrissait. Nous n’avions pas de quoi nous éclairer. La première année, il restait dans la ville un peu de pétrole, mais, dès le commencement du second hiver, on n’en pouvait plus trouver. Pas une goutte d’huile non plus. La bougie était si chère qu’il fallait la ménager ; nous brûlions de petites lampes au saindoux, mais le saindoux, nous le prélevions sur la ration qui est bien juste, et c’était quelquefois à choisir entre se nourrir et s’éclairer. Ah ! ce lumignon dans la grande chambre ! Maman me le faisait mettre tantôt sous le portrait de mon frère et tantôt sous le portrait de Max. A partir de quatre heures du soir, nous vivions comme dans un sépulcre. Les bons jours, maman me demandait de lui faire la lecture. Je m’asseyais près de la lumière et de là je la voyais à peine, elle, si pâle sur son oreiller, les yeux grands ouverts comme deux trous d’ombre plus noire, au fond de cette ombre. Elle m’envoyait chercher des livres sur l’étagère de la chambre de mon père (que nous n’avions jamais changée, tu te le rappelles), les livres qu’elle lui avait lus à lui-même pendant sa maladie. Il y avait des choses sur l’histoire romaine ; je me demandais comment cela pouvait l’intéresser. J’aurais eu si envie de lui lire les livres que m’avait donnés Philippe, des livres nouveaux qui avaient passionné Philippe et Max, — écrits par leurs maitres. Mais j’étais trop timide pour le lui proposer... Quand elle souffrait trop, nous ne lisions pas, je tricotais, toujours près de la veilleuse, mais souvent sans rien voir et mes larmes tombaient dans mon ouvrage. Malgré toute sa force d’âme, maman gémissait quelquefois...

Les soirs où elle me laissait approcher d’elle notre petite lumière, cela m’apaisait de voir sa figure. J’avais là comme une heure d’anesthésie entre le jour gris où l’on traîne sa peine et la nuit insomnieuse, où elle vous ronge. Ce visage de maman, même douloureux, m’apparaissait si beau, si cher, dans une auréole au milieu des ténèbres, séparé de tout ce qui n’était pas lui ! Malgré l’immense respect que m’inspirait maman, je sentais quelque chose d’avare en moi qui se refermait sur la possession de son visage ; c’était à moi, ce visage, à mes yeux, à mon amour. Mais les soirs où elle ne voulait pas que je fusse près d’elle, où elle ne voulait pas être éclairée, et les nuits où elle gémissait à voix étouffée, dans le fond de cette chambre qui me semblait grande et noire comme une église... je chavirais dans un infini de tristesse. Alors je pris l’habitude de penser à Philippe comme s’il était là, dans la chambre voisine, et plus tard comme s’il était plus près encore, tout à côté de moi. Je le situais dans la pièce, je savais de quel côté il aurait fallu tourner la tête pour le voir, ou tendre la main pour le toucher. Cela me devint un secours, et quelquefois une espèce d’ivresse. Je te dirai une chose étrange, Adrienne ; c’est que, depuis la lettre de Jean qui nous annonçait à la fois la mort de Max et que Philippe au mois d’octobre 1915 était sain et sauf, je ne pensais plus jamais à la possibilité que Philippe fût tué. Du moins j’y pensais, mais l’idée ne prenait pas de réalité pour moi ; elle ne m’émouvait même plus après m’avoir torturée la première année. Il me semblait que le destin avait été éprouvé, qu’il avait donné une réponse sûre. C’était fini. Je pensais de plus en plus à mon avenir et je me livrais à une vie de rêve qui se développait dans les interminables noirceurs de l’hiver, et m’était comme un philtre pour me donner la force de traverser l’autre.

Maman était soignée par le major allemand, le petit Dr Lucius Godfried, qui avait fait son diagnostic. Il venait à la maison tous les cinq ou six jours à midi en quittant son service, toujours en uniforme, empestant l’éther et l’acide phénique. C’était un petit homme trop malingre pour faire du service au front, un petit jeunet, blond et barbu, un peu voûté, avec une figure inquiète et des yeux clignotans. Nous l’avons toujours trouvé attentif et très poli. Il avait une grande admiration pour maman à cause de son calme et de son courage. Il me disait quelquefois en sortant de sa chambre : Sie ist doch wunderbar die gnädige Frau ! Quelquefois il m’a vue pleurer ; alors il me regardait d’un air navré, il baissait et secouait la tête en répétant : Ach’ Fraulein, ich weiss ; es ist schrecklich. Cette affreuse maladie l’impressionnait vraiment : il avait vu quelqu’un de sa famille, — une tante qui l’avait élevé, m’a-t-il dit, — mourir ainsi. Il s’est donné bien du mal pour nous avoir de la morphine : ce n’était pas facile, les pharmaciens n’en vendaient plus et il y a eu bien des semaines où nous en avons manqué. Pauvre maman, quelles semaines ! J’ai passé des jours et des jours à espérer l’instant où je lui reverrais un sourire ! Ses yeux s’étaient creusés, pâlis ; ils avaient pris une transparence trouble. Après les grandes crises, ils me regardaient quelquefois comme si ce n’étaient plus les yeux de maman. J’en éprouvais une angoisse indicible.

Que te dire de plus, mon amie ? Comment te dépeindre la longueur de ces mois ? L’hiver passa : ce fut une éternité. — Au printemps, il y eut un peu de mieux. Maman put descendre tous les jours au jardin ; j’y installais sa chaise longue ; elle vit fleurir les lilas, les cytises. La fraîcheur et le parfum des fleurs lui faisaient plaisir, elle s’en étonnait elle-même. Les pauvres chez qui elle n’allait plus venaient à elle ; on lui amenait des petits enfans ; elle distribuait les vêtemens que nous avions cousus et tricotés, Danielle et moi, pendant l’hiver. Moi, je ne sortais plus jamais ; je ne voyais plus de soldats boches que les jours où ils venaient chez nous pour quelque réquisition. Quand j’étais assise près de maman qui sommeillait, sous nos vieux arbres filtrant le soleil, la douleur de la guerre s’atténuait… Après de longs recueillemens, maman me parlait souvent de mon père, quelquefois comme s’il était mort l’année précédente. Je me rendais compte qu’elle avait une vie de souvenir comme moi j’avais une vie d’espérance. L’absence complète de nouvelles, le manque de communication avec le monde du dehors effaçaient de plus en plus le présent, et maman glissait tout naturellement vers le passé, vers des choses à quoi elle avait pensé toute sa vie sans nous les dire. Souvent, j’avais l’impression qu’elle m’oubliait en me parlant ; elle me parlait comme si j’avais connu tout son passé, elle faisait allusion à des événemens que je n’ai pas sus. Nous ne parlions pas de l’avenir, pas de Philippe. Je me taisais sur lui parce que, vis-à-vis d’elle, j’avais une pudeur de trop penser à lui, de trop vivre par le fond du cœur, perpétuellement en sa présence. Je savais dès lors que maman ne le reverrait pas, — ni Jean, — et que si je devais être heureuse, ce serait loin d’elle, après qu’elle aurait été jusqu’au bout de son calvaire… J’éprouvais le besoin de lui voiler cela.

Jean nous écrivait régulièrement chaque semaine ; je lui écrivais de même et ainsi nous partagions la triste vie des prisonniers. Vers la fin de juin, un mot, très habilement voilé, d’un de ses camarades que nous ne connaissions pas, mais qu’il nous avait souvent nommé dans ses lettres, nous fit comprendre qu’il s’était évadé depuis plusieurs jours et qu’on avait des raisons de croire au succès de son entreprise. Ensuite, nous ne reçûmes plus aucune nouvelle. Maman, qui était fière de cette action, mais qui en ressentait une terrible angoisse, tomba plus malade. J’avais demandé à Jean de se tenir, s’il était possible, en communication avec Philippe et de me transmettre des nouvelles. Deux fois dans l’hiver, il m’avait écrit : « Philippe va bien. « Après son évasion, le seul fil qui me rattachât à l’existence visible de mon fiancé fut rompu. Je n’avais plus de contact avec Philippe que dans l’invisible. Je continuai de vivre en l’évoquant à toute heure. — Sa pensée était mon seul recours, car je ne priais guère dans ce temps-là. Et, de même que je le sentais incorporel près de moi, il me semblait quelquefois perdre le poids, la substance de mon corps et me fondre en lui.

L’été fut très dur ; les crises de douleur revinrent plus cruelles que jamais. Maman était vraiment rongée par sa plaie, qui s’agrandissait d’une manière effrayante. Elle avait alors constamment ce regard pâli dont je te parlais tout à l’heure et où je ne reconnaissais plus sa personnalité : un regard anxieux et froid qui avait l’air de venir d’une autre âme. Cela t’étonnera peut-être ; mais je te dirai que de tout ce que j’ai souffert par la maladie de maman, le plus intolérable, c’était de lui voir ce regard.

Vers le milieu de septembre, il y eut un brusque changement et, quoique les douleurs se fussent apaisées, je compris qu’elle était beaucoup plus malade. Le major Gottfried me dit que la fin était proche. Elle eut un dernier chagrin : c’est à peu près à ce moment que le malheureux petit Julien, comme je te le disais tout à l’heure, après avoir été deux jours attaché au poteau, s’en est allé travailler aux tranchées des Allemands. Elle le sut, et je vis se peindre sur son visage un degré de tristesse qui appelait la mort. Elle ne souffrait plus que par passages ; mais elle était très faible et presque méconnaissable. Je passais mes journées entières près de son lit dans une oppression que je ne soulageais qu’en prononçant tout bas le nom de mon fiancé. Pendant des heures quelquefois, elle restait immobile, ne me demandant rien. Je ne savais pas si elle sommeillait ou si elle s’absorbait dans ses pensées. La profondeur de ses orbites était effrayante à voir. Une fois, en ouvrant ses pauvres yeux que les paupières ne découvraient plus tout à fait, elle me dit, après un de ces profonds silences : « Ne me plains pas, mon enfant. J’ai bien souffert, mais je suis au bout. On ne peut pas regretter d’avoir souffert. » Et puis elle reprit, après s’être tue un moment :

— Non, je ne regrette rien ; ni mon veuvage qui a dévasté ma jeunesse, ni la mort de mon fils que j’ai donné à la France, ni cette maladie qui m’aura fait mourir aussi cruellement que ton pauvre père. Je veux te le dire et tu te le rappelleras dans tes propres épreuves. La vie est dure, mais c’est le chemin vers Dieu. — Les moyens d’expression lui manquèrent, mais, sa pensée se prolongeant dans la défaillance de ses forces, elle répéta plusieurs fois confusément « le chemin, le chemin... cela vaut la peine ! »

Elle me parlait rarement de Dieu et je ne me doutais pas de cette concentration de pensée religieuse qui se révélait dans ses paroles. Elle était si forte, maman, et si solitaire ! Max lui ressemblait.

Dans la soirée du même jour, elle me dit : « Nise, tu seras bien seule ici, quand je n’y serai plus. Tu devrais te faire rapatrier. Le docteur m’a promis de t’aider pour les démarches et de donner lui-même un avis favorable. Si tu pouvais retrouver ton fiancé, ce serait bien, et nous avons lieu d’espérer que tu le retrouveras. » Comme je pleurais sans pouvoir lui répondre, elle me caressa doucement la main en disant : « Pauvre petite... c’est long, deux années de jeunesse... je sais... je sais... c’est très long, Je ne voudrais pas que tu en perdisses une de plus ! »

Sa voix était indulgente ; elle me caressait comme si j’avais été près d’elle un petit chat perdu. C’est incroyable qu’ayant aimé maman comme je l’aimais, je me sois sentie toujours si loin de son âme.

Deux jours plus tard, elle demanda le prêtre. Ce fut le vieux curé de notre paroisse qui vint la voir. Elle resta longtemps seule avec lui, puis il vint me chercher et me dit de préparer la chambre pour l’Extrême-Onction. Maman désira que je fisse appeler nos deux vieilles cousines, qui venaient régulièrement chez nous le dimanche, au sortir des vêpres, prendre de ses nouvelles et qu’elle n’avait pas reçues depuis trois mois. J’envoyai Danielle pour les chercher. Elles arrivèrent ensemble, cousine Agathe et cousine Rose ; elles entrèrent timidement dans la chambre. Maman les avait toujours impressionnées. Maman leur fit un signe de la main pour leur demander de s’agenouiller, et la cérémonie commença. L’énergie de maman nous dominait à tel point qu’aucune de nous ne pleura. Je sentais dans mon cœur une force qui me venait entièrement d’elle. Quand ce fut fini, elle appela mes cousines, et l’une après l’autre, elle les attira vers son lit pour les embrasser. Elle dit : « Adieu, mes bonnes amies, merci de votre affection. »

Cousine Agathe dit : « Ne te tourmente pas pour Denise. » Mais maman ne souhaitait pas que j’allasse vivre chez nos cousines, — « l’ombre, et l’ombre de l’ombre, » — comme elle les appelait autrefois, avec la triste et indulgente ironie de son sourire ; — elle répondit nettement : « Je la confie au bon Dieu. Elle va tâcher d’aller à Paris retrouver son fiancé. »

Ce fut le lendemain vers cinq heures du soir que je perdis maman. Pendant toute la dernière journée, elle ne dit presque plus rien, mais, quand je m’agenouillais près d’elle, sa main me bénissait. Son agonie fut très calme et j’ai eu cette consolation de la voir délivrée de la souffrance avant qu’elle le fût de son corps. Aussitôt qu’elle eut rendu le dernier soupir, ses traits se fixèrent dans une beauté presque effrayante. Elle n’avait pas cet air étranger qui m’avait donné de telles angoisses, — non, elle était elle-même, magnifique et intelligible. Son visage exprimait la somme de sa vie avec une hauteur, une tristesse, une sévérité, une paix dont j’étais confondue et comme glacée. Je restai près d’elle jusqu’à minuit. Une dernière fois, j’avais placé le lumignon à la tête du lit pour la contempler dans la douloureuse lumière de tant de veilles, — d’une contemplation que j’eusse voulu faire pénétrer, par delà l’heure présente, jusqu’à l’extrémité de ma propre vie.

A minuit, Danielle, les yeux rouges de larmes, vint me remplacer à notre prie-Dieu, — et je passai dans ma chambre. La tête me tournait ; j’avais besoin d’air. J’ouvris la fenêtre et sortis sur le balcon. Adrienne, comment te dirai-je ce que fut cette heure-là, cette honte de ma vie ? Je respirai comme on boit quand on sèche de soif. Il avait plu dans la journée ; l’air était léger, lavé. Une odeur humide et un peu amère se dégageait des feuilles mortes et du lierre et des dernières roses suspendues à la grille du balcon. Dans un abime de bleu pur je voyais les étoiles briller à travers le feuillage déjà bien éclairci des bouleaux. Elles paraissaient grandes et palpitaient comme des cœurs de lumière. Il y avait bien quinze jours que je n’étais même pas descendue au jardin, et ce silence, cette fraîche profondeur de la nuit m’entrèrent dans l’âme. Quelle beauté lucide, brillante, solennelle ! Quel repos qui s’impose à nous, venu des plus lointaines étoiles ! Et, au milieu de ce repos, l’âme émet comme une note de musique, simple, et primitive et monotone, pareille au cri des cormorans que j’ai entendus sur la côte de Bretagne par les grands clairs de lune. Une note qu’on ne peut pas étouffer ! Je pensai à Philippe. Je pensai que j’allais partir, revivre dans le pays libre où il était soldat, — et seulement l’idée de le retrouver, lui vivant, réel, après avoir embrassé deux années son fantôme, cette idée m’enivrait. Ce fut d’abord simplement une certitude tout à fait suave ; il y avait des souffles d’air qui passaient sur mon front et me faisaient frémir comme des promesses de tout ce dont mon cœur avait eu longtemps besoin. Mais à mesure que je m’absorbais dans la pensée de Philippe, mon avidité grandissait. Tout mon chagrin, tout le poids de deux ans de souffrances, de privations, d’attente, de deuil, d’angoisse affreuse au chevet de maman, tout cela se muait en un désir de bonheur qui me labourait la poitrine. Une fièvre, un emportement inouï. Et déjà presque un avant-goût, déjà la saveur de la joie sur les lèvres. C’est monstrueux, n’est-ce pas ? ce soir-là ! ce soir sacré ! Tout d’un coup j’eus honte, j’essayai de dompter cette frénésie, je quittai le balcon ; mais je n’osai pas rentrer dans la chambre où Danielle veillait près du lit ; je m’agenouillai contre la porte ; j’y appuyai ma tête ingrate et puis, je me jetai sur mon lit où je restai tremblante jusqu’au matin. Je crois qu’il fallait que je te dise cela, mon amie, pour que tu comprisses ma vie comme je la comprends maintenant moi-même.

Ensuite, je te dirai que j’engageai aussitôt les démarches nécessaires pour obtenir d’être rapatriée avec Danielle et qu’elles réussirent, grâce à l’appui du Dr Gottfried. Jusqu’en décembre, nous attendîmes de semaine en semaine l’annonce du départ. Je vivais dans un double rêve entre maman et Philippe. Je ne me rappelle presque rien de ce temps-là.

Quand nous quittâmes Vouziers, — une centaine de personnes dans un petit train local, — un sous-officier ouvrit à la dernière minute la porte du compartiment où j’étais assise avec Danielle et, ramassant vivement un enfant qui était debout sur le quai, il le hissa vers nous. « Orphelin, dit-il en français avant de refermer la porte, rien à faire ici. En France, en France... » C’était un garçon de six ans, brun et délicat. Il avait une expression stupéfiée, passive, mortellement triste. Toutes les places des deux banquettes étaient occupées ; mais je ne suis pas grosse et je pus l’asseoir à côté de moi. Je regardai l’étiquette qu’on lui avait suspendue au cou. Son nom : Léonard Seulin, y était inscrit, et la mention : Orphelin.

Ce premier voyage dura huit heures. Il était nuit quand nous arrivâmes dans un village où étaient dressés de grands baraquemens de planches où nous dûmes nous installer. Il s’y trouvait de la paille fraîche. On nous avait avertis d’emporter chacun notre couverture, et j’appris ce que c’est que de dormir comme un soldat. Nous étions en quarantaine et au secret afin de ne pouvoir apporter en France aucune nouvelle récente sur les mouvemens de troupes. Cela dura huit jours. Je m’occupai un peu pendant ce temps du petit Léonard Seulin et de plusieurs autres enfans qui avaient été amenés au train en même temps que lui, et confiés à la charité des voyageurs. Mais il y avait parmi nous des mères de famille qui naturellement avaient pris autorité sur ces petits.

Nous étions une triste société ; je me rappelle surtout ceux avec qui j’ai achevé le voyage. Il y avait un jeune homme, — le seul du convoi, — un tuberculeux, si maigre avec ses tempes collées, bleuâtres, sa pauvre bouche saillante et pâle, qui semblait savourer continuellement l’amertume d’un mal auquel il n’y aura pas de remède. Il parlait quelquefois pour rassurer des vieilles femmes qui s’agitaient et disaient qu’on les avait trompées, que les Allemands, au lieu de nous renvoyer en France, allaient nous garder dans ces baraques jusqu’à la fin de la guerre. Il intervenait avec une voix patiente et fatiguée et puis il détournait rapidement la tête comme s’il avait craint qu’on ne lui parlât de lui-même. Il y avait un très vieux prêtre, très poli, qui s’étendait le soir sur son lit de paille avec autant de dignité que s’il se fût assis dans son confessionnal. Il avait une belle couronne de cheveux blancs, de petits yeux brillans et vagues qui ne regardaient nulle part et dont l’expression distraite avait quelque chose d’apaisant. Nous ne comptions guère que ces deux hommes dans le convoi. Eux à part, c’étaient des femmes malades ou chargées de beaucoup d’enfans. Je me rappelle une pauvresse, une femme en fichu qui avait de grands yeux bruns pleins d’ardeur et des creux profonds sous ses pommettes, — et qui portait son dernier bébé roulé dans un beau vieux châle de cachemire. Quand nous étions entre nous, portes closes, nous parlions des Allemands ; chacune racontait ce qu’elle avait eu à souffrir, ce qu’on lui avait pris dans sa maison, qui des siens avait été emmené au travail forcé. On se disait aussi qui l’on allait chercher en France ; qui l’on tremblait de ne pas retrouver. Beaucoup de ces femmes avaient un mari dans l’armée. Cela me perçait le cœur de penser que plusieurs sûrement ne trouveraient d’autre réponse au terme de leur voyage que le silence de la mort. Et pour moi-même, j’étais toujours dans la même folie de sécurité. Je n’avais pas un doute réel, pas une inquiétude !...

Après les huit jours de quarantaine, nous rejoignîmes à la frontière d’autres groupes d’émigrans qui venaient pour la plupart du pays minier autour de Lens, et devaient voyager avec nous. La traversée de l’Allemagne dura trente-six heures. Je n’en retiens qu’une vision : celle d’un prisonnier français en uniforme bleu foncé, qui bêchait un champ au bord de la voie et, se redressant au passage du train, nous envoya des baisers des deux mains. Le petit Léonard était toujours dans le même compartiment que moi. Il m’étonnait par sa douceur et son silence. Quand on lui demandait s’il avait connu sa maman, il répondait d’une voix lente et unie : « Elle est morte. » A le regarder, je me sentis convaincue qu’il avait assisté à cette mort, — peut-être tout seul, — qu’il avait contemplé ce mystère affreux de sa maman devenue insensible, indifférente et ne se retournant plus quand il pleurait. Il me parut bien élevé, timide et propre. Il y avait de l’étonnement et de la résignation dans le fond de ses yeux muets ; tout son visage était étrangement privé de sourire. Il ne me parlait pas ; mais il se tenait volontiers près de moi et me témoignait une sorte de confiance animale qui m’était très douce. Cela m’aidait à supporter un excès d’espoir et d’émotion qui me dévorait. Je me calmais en tenant sa petite main.

A Schaffhouse, nous descendîmes du train allemand. La gare était pleine de femmes suisses qui étaient venues pour nous accueillir, pour secourir nos pauvres ; elles distribuaient des vivres, des vêtemens ; elles nous ouvrirent Je grandes salles pour nous laver. Les enfans assis dans la gare mangeaient le chocolat qu’on leur avait apporté ; beaucoup de femmes pleuraient : nous étions si épuisés de fatigue ! Et malgré la bonté des Suisses, la France paraissait encore loin.

Nous y arrivâmes le lendemain matin, après avoir fait encore une nuit de chemin de fer. A Genève, nous avions quitté le train suisse pour monter dans un vilain petit tramway qui nous fit passer la frontière. Il neigeait en abondance, et la neige feutrait tous les bruits, mettait un grand calme, une magie dans l’air. Je crois qu’il n’y eut pas dans notre convoi de cœur si angoissé que cette heure n’ait desserré. Nos petits garçons s’étaient réunis sur la plate-forme du tramway et leurs figures excitées paraissaient très roses dans les tourbillons blancs. Dès que les maisons d’Annemasse furent en vue, ils se mirent à chanter la Marseillaise, tous ensemble, à voix aiguë. Ce fut une minute de ravissement. La Marseillaise ! Comment la savaient-ils, ces petits garçons de dix ans, de huit ans, qui depuis deux ans et demi avaient vécu sous l’oppression allemande ? Ah ! c’était beau, tu sais ! On se sentait comme une rivière gelée qui au printemps se remet à courir...

Je pris le train, le soir, avec Danielle, le train de Paris. Je n’avais pas la force de rien penser. Un seul mot battait en moi comme une cloche et vibrait jusqu’au bout de mes doigts : Demain ! Demain !

... La petite Nise, le visage tourné vers le feu avait un regard absorbé comme quelqu’un qui contemple attentivement la profondeur d’un grand trou...

— Voilà, dit-elle... nous étions arrivées à Paris ! Je me suis fait mener à ce petit hôtel où j’étais descendue avec maman toutes les fois que nous étions venues voir Max : je n’en connaissais pas d’autre. A mesure que l’heure approchait où j’allais être fixée sur le sort de Philippe, j’étais prise de peur. De loin, je te l’ai dit, depuis longtemps je n’avais pas vraiment douté. Le sentiment de sa vie m’obsédait trop. Mais au dernier moment, la foi me manquait. J’étais comme on dit que sont les somnambules quand on les réveille brusquement au milieu d’une action dangereuse. N’est-ce pas ? elles ont le vertige tout d’un coup et quelquefois elles tombent. L’excès de fatigue me laissait l’esprit inerte : je me retrouvais dans cet hôtel où j’avais vu maman.

Max et Philippe ; je ne sentais plus que le vide autour de moi ; il me semblait probable que la mort m’avait tout pris.

Dès que j’eus fait ma toilette, je demandai à Danielle de venir avec moi rue de l’Abbé-de-l’Epée. Tu sais que c’est là qu’était le petit appartement de Philippe, son petit logis au cinquième étage, plein de livres et de vieilles étoffes. Max m’y avait emmenée plusieurs fois au début de mes fiançailles. Je pris le bras de Danielle dans la rue ; mes genoux se dérobaient. J’entrai seule dans la loge de la maison, il y avait là un vieux concierge gras et pâle, absorbé par son journal. Je pensai que toute ma vie dépendait de deux ou trois paroles qu’il allait me dire, je regardai sa vieille bouche molle et hargneuse avec une fascination de terreur. Je ne savais comment poser ma question. Ce n’était pas le même concierge que j’avais vu là les quelques fois où j’étais venue. Il me dévisageait par-dessus son journal d’un air ennuyé. Je finis par demander : « Monsieur Brunel a-t-il toujours son appartement ici ?

— 30, avenue de l’Observatoire, » répondit-il, et il se replongea dans sa lecture.

Je ne voulus rien demander de plus : je savais que Philippe était vivant ; je me rappelle cette bizarre sensation de faiblesse et presque de souffrance, comme si mon corps était trop petit pour contenir l’enthousiasme qui m’agitait. Je brûlais de courir avenue de l’Observatoire, mais je n’osais pas. Il ne savait pas la mort de maman, il fallait lui dire cela d’abord : et je pensai tout d’un coup que lui aussi voudrait peut-être me dire quelque chose avant que nous ne nous voyions. Le concierge avait parlé d’un ton catégorique qui me semblait impliquer que Philippe vivait maintenant à Paris. Du reste, comment eût-il déménagé s’il faisait encore la guerre ? Il était donc réformé ; il avait reçu quelque grave blessure... Cela ne me faisait pas peur. J’avais trop de joie de le savoir vivant. Il me vint à l’esprit que ce nouvel appartement, il l’avait choisi pour m’attendre, — en pensant à notre mariage, — que c’était l’endroit où nous allions vivre ensemble. Je n’aurais pas voulu y entrer autrement qu’amenée par lui. Je rentrai, je lui écrivis une longue lettre que je portai ensuite à la boite des pneumatiques. Je lui disais que je ne sortirais plus que je ne l’eusse vu ou que je n’eusse reçu un mot de lui.

Le lendemain, aussitôt après déjeuner, j’envoyai Danielle faire visite à des parentes qui avaient quitté leur ferme des environs de Vouziers et s’étaient réfugiées à Paris dès le début de la guerre. J’étais sûre que Philippe allait venir. Je remontai dans ma chambre où je ne pus faire autre chose que d’attendre, les yeux fermés. Ah ! j’ai pris de mauvaises habitudes à Vouziers pendant les soirées sans lumière ! Attendre, les yeux fermés, quand est-ce que je me guérirai de cela ?

A deux heures et demie, un petit garçon m’apporta sa carte. Je demandai qu’on lui donnât le numéro et qu’on le laissât monter.

Une minute après, il entrait dans la chambre. Il était en civil, la manche gauche de son veston pendait vide depuis l’épaule, et plate, le long de son corps. J’eus l’impression que sa taille était amaigrie et déviée, son équilibre incertain. Il était extrêmement pâle. Je fus saisie au point de ne pouvoir bouger. Assise au bout d’une vieille chaise longue, je joignais les mains vers lui et le regardais en pleurant. Il ferma gauchement la porte et puis, au lieu de venir à moi, il se tint debout à l’entrée de la chambre comme un homme qui ne sait que devenir. Alors je compris qu’il s’était passé autre chose que ce que je voyais, quelque chose de pire. Je lui demandai tout bas : « Philippe, qu’est-ce qu’il y a ? »

Il s’approcha ; il s’assit, il finit par dire : « Je n’ai pas tenu la promesse de nos fiançailles, Denise, je me suis marié. »

Je fermai les yeux en essayant de comprendre. Il dit misérablement : « Vous n’auriez peut-être plus voulu de moi, Denise ; vous voyez comme ils m’ont arrangé. »

C’est inouï, Adrienne, n’est-ce pas ? inouï, les choses que les hommes peuvent dire quelquefois !

Je lui demandai s’il pouvait me raconter comment cela était arrivé. Je pensai que je le voyais pour la dernière fois et que, si c’était possible, j’aimais mieux le comprendre.

Il me raconta en effet son histoire depuis qu’il avait été blessé à Verdun, au mois de mars dernier. On l’avait, me dit-il, amputé une première fois à Bar-le-Duc, — puis amené à Paris où il avait été nécessaire de l’amputer de nouveau, à deux reprises, — et de finir par désarticuler l’épaule. Il me dit que, dans l’excès de la souffrance, on change, que le passé pâlit.

Adrienne se leva impatiemment et, portant haut sa jolie tête raisonnable, elle se mit à marcher dans la chambre à la manière des jeunes gens :

— Il t’a dit cela, à toi ? dit-elle. Et elle pensait : « Oui. oui, les voilà bien, ces rêveurs, ces intellectuels, ces contemplateurs d’eux-mêmes. Voilà ce que ce philosophe a trouvé à dire à cette petite âme fidèle ! La souffrance vous change ! Après le récit de Nise, le mot vient à propos ! »

A son irritation se mêlait quelque âpre contentement d’avoir épousé un ingénieur qui était un homme simple. « Ces Huleau, pensait-elle, ont toujours eu sur la vie des perspectives irréelles. Comment le pauvre Max s’était-il entiché d’un pareil garçon, avec cette figure sans volonté ! »

Mais au fond d’elle-même une voix impartiale suggérait : « Est-ce que ce n’est pas tout de même vrai que la souffrance vous change quelquefois ? qu’une sensibilité remuée à de certaines profondeurs est prête pour des émotions et des passions nouvelles ? » Elle se rappelait tel et tel blessé de son hôpital, — des gens simples pourtant, — chez qui la fièvre amoureuse du regard l’avait frappée. Elle entendait l’écho des paroles éperdues que bégaient souvent les opérés en se réveillant de l’anesthésie...

— Alors, demanda-t-elle d’une voix amère, qui a-t-il épousé ?

— Une infirmière, répondit innocemment la petite Nise. Il me dit qu’elle l’avait assisté par deux fois après le chloroforme, dans un temps où il regrettait de n’être pas mort. Avant d’être blessé, il avait traversé à Verdun une semaine si affreuse, dans un trou boueux, au milieu de morts et de mourans, qu’il en avait gardé l’impression d’être brisé, tari pour toujours. Hélas ! lui qui m’avait si puissamment protégée contre le désespoir, je ne l’en protégeais pas ! A l’hôpital il était désespéré. Il me dit que cette jeune fille qui l’avait soigné répandait une influence de consolation, d’apaisement. Je me rappelle les termes qu’il employa : il parlait de sa profonde tranquillité, de sa force, de la beauté de ses gestes. Il m’expliqua qu’il avait trouvé en elle la guérison de l’âme. Cela dit tout, n’est-ce pas ? la guérison ! Moi, je n’avais à lui apporter qu’une vie déjà bien blessée ; comment l’aurais-je guéri ? Peut-être aussi que je l’aimais trop. Il n’y avait pas de sérénité là dedans. Et lui, ce philosophe, c’est son instinct de chercher à n’être pas troublé. Il me parlait longuement comme à une amie.

« Ces gens-là ont la passion de se raconter, pensait Adrienne. Je suis sûre qu’il l’oubliait tout à fait en lui parlant. Et ils comptent toujours sur la sympathie ! Pauvre enfant, lui raconter son second amour ! »

— Il avait les tempes humides, continuait Denise. Il m’appelait toujours par mon nom. Heureusement ! Je pensais : « Il voit bien qu’il ne peut pas feindre que nous ne nous soyons pas aimés ! » Il me dit qu’une fois rétabli, il avait acquis la certitude que ce sentiment, — né dans la maladie, — durerait au delà, qu’il tenta sa chance, et qu’il sut que la jeune fille l’aimait aussi. Ils se sont fiancés au mois de juillet ; mariés au mois de septembre, en Bretagne, au bord de la mer. Je voulus savoir le jour : ce fut dans la même semaine où j’avais perdu maman !...

Je lui demandai si sa femme avait eu connaissance de ses premières fiançailles. Il devint inquiet, il me répondit avec agitation que non. Elle ne savait pas, — il ne fallait pas qu’elle sût, ce serait pour elle un très grand trouble de conscience. Il se tut, et puis au bout d’un instant il dit : « Elle est très pieuse. » Comme je ne répondais rien, je sentis qu’il s’inquiétait de plus en plus ; son inquiétude m’indignait, et j’avais trop d’orgueil pour dire le mot qui l’aurait dissipée. Je me sentis rougir. Lui ne s’en aperçut pas ; il avait la figure absorbée ; il ne pensait qu’à sa femme ; c’était comme s’il l’avait vue devant lui avec un reproche et une souffrance dans tout son être. Il finit par dire d’une voix timide et dont l’accent de tendresse était à me faire crier : « En ce moment-ci surtout, elle a besoin d’être très ménagée. » Puis à son tour, il rougit brusquement et fixa ses yeux sur le tapis.

« Mais, Philippe, lui dis-je, il ne me serait jamais venu à l’esprit de compromettre la tranquillité d’âme de votre femme. »

Adrienne goûta au passage cette nouvelle ironie : l’archange de sérénité menacé par la petite Nise !

Celle-ci continuait :

— Il y eut ensuite un silence entre nous, — affreux. Il n’osait plus me regarder, et moi, je me sentais devenir inerte comme une pierre.

Je le regardais cependant ; surtout son beau front et ses tempes serrées qu’autrefois j’aimais tant à toucher, et je me disais : « Voilà, c’est fini... voilà... »

Nous causâmes encore un peu. Il me dit qu’il était réformé, qu’il avait repris son cours de philosophie et la préparation de ses thèses.

Puis il se leva et il murmura : « Denise, si j’avais pu croire que je vous retrouverais ainsi, dans ce deuil, dans cette solitude... » Mais il n’acheva pas cette phrase. Il demanda simplement : « Est-ce que je ne vous reverrai plus ? Est-ce que je ne peux vous servir à rien ? » Je lui fis signe que non. Il insista encore : « Tout est fini ? » Adrienne, n’est-ce pas que c’était cruel, que c’était atroce de me demander cela ? J’étais tellement tentée, — après qu’il m’eut pourtant fait passer par la torture, je peux le dire, — de me jeter contre son épaule mutilée, — cette épaule qu’une autre avait soignée, — de l’embrasser comme autrefois, lui mon ami, mon fiancé, mon seul trésor, et de lui dire : « Cachez-moi quelque part ! Emportez-moi ! » Tellement tentée ! Si j’avais parlé, j’aurais dit cela. Je lui fis signe avec la tête qu’il fallait s’en aller. Il s’en alla, et je sus que c’était fini.

Qu’est-ce que tu crois qu’on peut faire, Adrienne, quand on est au désespoir ? Pendant les deux premières heures après qu’il m’eut quittée, je fus très calme. J’avais de petits travaux de couture à faire. Dès que Danielle rentra, je l’appelai et nous travaillâmes ensemble en disant notre chapelet. Depuis la mort de maman, j’avais pris l’habitude de coudre souvent dans la même pièce que Danielle. A huit heures, je lui dis de préparer mon lit et d’aller dîner. Dès que je me suis retrouvée seule dans cette chambre où il m’avait parlé, je me suis sentie tout à fait malade. C’est bizarre, n’est-ce pas ? Malade, glacée, claquant des dents et si faible que je dus me rasseoir plusieurs fois er me déshabillant.

Je sentais cela d’abord plus que le chagrin : ce frisson affreux dans tout mon corps et un obscurcissement des yeux, comme on dit que l’éprouvent les mourans. Je me couchai, j’éteignis la lumière ; je passai toute la nuit sans dormir, sans bouger ; au moindre mouvement, il me semblait que mon cœur allait se briser. J’étais comme livrée à une force qui me protégeait contre l’excès de mon mal, qui m’empêchait de remuer, qui m’empêchait de penser. Dans une passivité absolue, j’entendais l’écho des paroles de Philippe et des miennes ; elles frappaient dans ma tête comme des coups de marteau ; je les subissais. incapable de les maîtriser ou de les dépasser par une réflexion quelconque. Depuis, je me suis dit que cette torture morale ressemble beaucoup à une torture physique. L’intelligence ne peut rien contre. On est pris, happé, solidement mordu, mâché et remâché pendant des heures. On a beau se faire petit, soumis, se tenir coi : la machine à supplice est là ; elle travaille avec toutes ses dents ; on dirait qu’elle vous tient par les pieds, par les mains, c’est horrible !...

Le matin, comme je ne bougeais toujours pas, Danielle entra plusieurs fois, s’informant de ma migraine avec un air dolent. Je me rappelle que le son de ma propre voix m’étonna quand je lui répondis, tellement il était sec et changé. Et je me dis : « Voilà, c’est fini, je ne suis plus jeune, je prendrai l’habitude de n’être aimée par personne. Je parlerai probablement toujours comme cela. »

Vers midi, je m’habillai rapidement et je sortis. En rentrant le soir, je dis à Danielle : « M. Brunel est venu me voir. Il lui est arrivé beaucoup de choses pendant la guerre. Il a été blessé. On lui a coupé un bras, et puis il s’est marié. » Il me sembla que les cris de cette femme si bonne allaient me rendre folle. J’aurais eu moi-même tellement besoin de crier ! Je lui dis : « N’y pensez plus, Danielle. Si vous saviez comme je suis décidée à l’oublier ! » Moi qui n’avais jamais dissimulé ! Moi qui avais pleuré dans ses bras après la mort de maman !

Des trois jours qui ont suivi, je garde un souvenir confus. Je sais que de ma vie je n’avais autant marché. Chose bizarre, je n’avais jamais non plus tant regardé autour de moi les figures, les objets, les vitrines des magasins. As-tu remarqué comme cela vous entre dans la cervelle, ce qu’on voit quand on souffre ? Chez le dentiste par exemple ?... Je me rappelle dans les moindres détails une crémerie où j’ai déjeuné. Le guéridon de marbre, les chaises peintes au ripolin vert, un groupe d’étudians étrangers qui étaient assis à une table voisine, parlant une langue rauque et riant fort, et la tenancière, et la petite servante qui subrepticement doubla pour moi la portion... J’avais évidemment la figure de quelqu’un qui souffre de la faim. Il faisait bien noir et bien sale, cette semaine d’avant Noël, je ne sais si tu te rappelleras — et quels visages on rencontrait, terreux, soucieux, harassés, avec toujours les mêmes plis flasques et tristes des narines à la bouche, et puis de temps en temps dans la masse une jolie femme, une créature tout à fait d’une autre espèce que les autres avec des joues roses, des dents brillantes, une manière vive et légère de remuer la tête, un air content. Chaque fois que j’en voyais une, je me demandais si elle ressemblait à la femme de Philippe et les mots qu’il avait dits, — les mots les plus cruels, — me brûlaient plus fort : « Elle a besoin d’être très ménagée en ce moment. »

Un soir, j’entrai à la Sorbonne, où Max m’avait emmenée deux ou trois fois entendre un cours qui le passionnait. Je vis une queue de gens qui se pressaient à la porte d’un amphithéâtre, je me rangeai parmi eux et j’entrai. Le cours était justement de ce professeur qu’aimait Max et de qui ses lettres nous parlaient presque chaque jour. Quand il entra, maigre et grisâtre derrière l’huissier, il me fit l’effet d’une espèce de mannequin, le reste, l’ombre d’un homme. Autour de moi j’entendis des jeunes filles qui chuchotaient, je compris qu’on le plaignait d’avoir perdu son fils unique. Il parla d’histoire grecque pendant une heure, d’une voix morte, mécanique ; il n’y avait pour l’écouter que des femmes et quelques étrangers dépenaillés. Je n’avais encore rien trouvé qui fût aussi triste. Cela m’apaisa. Il y a des momens où l’on arrive à se reposer dans sa douleur comme un nageur qui fait la planche. On ne cherche pas autre chose. On ne se représente plus qu’il existe autre chose ; on est là tranquille, baigné dans un fluide sombre qui pénètre jusqu’au dernier repli. Les résistances du dedans cèdent, les palpitations meurent, et on croit alors que c’est fini de se débattre, qu’on a vraiment renoncé. D’ailleurs, je te dirai qu’à aucun moment je n’ai senti de révolte. Oh ! je vois bien que je ne ferai jamais une révoltée ; je n’en ai pas l’étoffe. Mais le plus dur pour moi, c’était de comprendre, de me mettre les faits dans la tête, de les planter à la racine même de ma vie intérieure qui était tout entière l’amour de Philippe.

J’errais au hasard ; je regardais toutes les figures ; je regardais surtout les mutilés dont chacun était pour moi comme une ombre de Philippe, et j’étais épouvantée d’en rencontrer un si grand nombre. J’entrais dans les églises ; plusieurs fois je m’arrêtai à Notre-Dame. Je m’appuyais au pilier du transept et je regardais la rose Nord, qui est si triste, froide, ensanglantée, glorieuse, comme une promesse de paradis suspendue très loin au-dessus des plaies humaines. Et le froid de la pierre insensible contre mon épaule me faisait du bien.

Un après-midi, je me trouvai au bord d’un grand cimetière ; je crois que c’est le cimetière Montparnasse. J’y entrai ; j’y restai longtemps ; il neigeait ; personne n’était venu chez les morts par un si vilain temps. Il me semblait que j’aurais donné tout au monde pour me retrouver à Vouziers sur la tombe de maman ! En sortant, à la nuit tombante, je vis, contre le haut mur tapissé de lierre, un homme et une femme qui s’embrassaient. Je les regardai, là, si près des morts, eux qui étaient comme j’avais été moi-même quelques jours encore auparavant : des gens livrés au transport, des gens pour qui la mort n’existe pas ! C’étaient un soldat en uniforme boueux et une femme misérable. Combien de temps avaient-ils été altérés l’un de l’autre ? Ils n’ont pas bougé pendant que je passais ; je n’ai pas vu les figures, mais j’ai senti la passion de cette pauvre femme, la tension de tout son maigre corps immobile. Elle était suspendue comme l’alouette au sommet de son élan. Bien sûr, ils ne savaient plus qu’il faisait froid et sombre ; ils n’étaient plus pauvres ; tout était beau pour eux. Je m’en allai, me croyant calme. Ces choses-là me faisaient mal comme un poison qui ne se révèle que peu à peu.

Je rentrai ; je trouvai Danielle les yeux rouges d’avoir pleuré, qui me couchait et me montait du bouillon.

Un dimanche vint, le quatrième dimanche de l’Avent qui était aussi la veille de Noël. Un grand désir avait surgi en moi de voir cette jeune femme qui est maintenant la femme de Philippe. J’avais beau souffrir, je n’arrivais pas à croire tout à fait à la réalité. Il y avait quelque chose en moi qui n’y croyait pas. Je te l’ai dit, j’avais tellement pris l’habitude d’un recours intérieur à mon fiancé. J’avais avec lui une vie de rêve qui pendant deux années et demie avait fini par équivaloir presque à une réalité. Je fermais les yeux et il était dans la chambre ; je pleurais et il appuyait ma tête sur son épaule. J’avais eu ainsi avec lui une vie de tendresse complète et de toutes les heures, si intense que je me disais quelquefois : « Quand nous serons réunis, ce ne sera pas plus doux. » Alors, tu le comprends bien, cette habitude restait : c’est comme quand on est assis près d’un mort, on croit toujours le voir respirer. Et je pensais : « Si je le vois avec sa femme, ce sera fini. »

Il m’avait dit qu’elle était pieuse, et lui-même avait l’habitude d’aller à la messe. Nous y étions allés ensemble ; nous l’avions suivie deux ou trois fois, l’un à côté de l’autre, très attentivement. J’ai toujours eu l’impression qu’il n’avait pas beaucoup de foi, mais les choses de l’Eglise lui plaisaient. J’ai voulu essayer de les apercevoir à la messe où je ne doutais pas qu’ils n’allassent ensemble, — et tard probablement, — puisqu’elle était « très à ménager. »

J’allai pour la messe de onze heures à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ils n’y vinrent pas.

J’attendis encore : à midi ils arrivèrent ; je le vis, lui, marchant derrière elle dans le jour pâle et comme filtré de cette église. Une grande jeune femme, — oh ! Adrienne, — tellement jolie, mais pas comme les jolies femmes qui n’ont pas l’air de la race humaine ! — de longs yeux bruns, de longs cils sur des joues mates, et un beau nez recourbé. Elle portait un chapeau noir dont le bord se relevait en arrière sur un chignon châtain, brillant et parfaitement ordonné ; une jaquette de loutre, un manchon gris. Ceci me montra que le ménage de Philippe était plus fortuné que je ne l’eusse fait. Elle marchait bien, d’un pas long, aisé. Sa figure était sérieuse, tranquille, avec une expression de douceur et de réserve. Je la suivis des yeux et m’installai dans le bas-côté à un endroit d’où je voyais son dos mince, son beau chignon et, de trois quarts, sa joue pâle. Lui m’était presque caché par le grand chapeau noir. Elle suivit toute la messe, et quand je vis comme elle priait, je me mis à prier moi aussi, à demander la force d’accepter cela et de vivre selon ma destinée.

A un moment, je la vis s’incliner un peu vers Philippe en montrant du doigt une ligne sur son livre : quelque texte qui l’avait frappée. Je conçus à quel point elle était heureuse ; cette sensibilité de Philippe si fine, si vibrante qui sait répondre à tout, elle pouvait y faire passer chacune de ses pensées. Et elle avait déjà dans ce simple geste un tel air de sécurité ! On eût dit qu’il était à elle depuis toujours. J’eus l’impression qu’elle me démontrait en toute douceur, en toute bonne foi, et invinciblement, que je n’avais jamais existé. Et pourtant, je la plaignais un peu du mal qu’elle m’avait fait, — que je n’aurais voulu faire à personne, — ni elle non plus sans doute...

La messe achevée, ils sortirent ; je les suivis du regard dans la colonne qui se pressait vers la porte ; puis je sortis, je les vis descendre les marches ; elle l’arrêta, ils se sourirent ; elle entr’ouvrit son pardessus, glissa ses doigts dans la poche de son veston et en tira quelques sous qu’elle mit dans la sébille d’un mendiant. Ils s’éloignèrent et je ne les suivis pas davantage.

Je les avais vus ; je comprenais mon malheur. Il avait rencontré une femme beaucoup plus belle que moi, meilleure aussi probablement. Ils s’étaient aimés ; peut-être même était-ce le cœur de la jeune fille qui s’était ému le premier... Alors, c’était inévitable, n’est-ce pas ? Celle qu’on sacrifie, ce ne peut pas être celle qu’on aime.

J’étais brisée de fatigue, je me sentais faible ; ma douleur sommeillait lourde, énorme, mais tranquille au dedans de moi. L’après-midi, je retournai à l’église, — une autre église, — j’entendis vêpres, le salut, un long sermon, tout cela du fond d’une torpeur d’épuisement. Je pensai à maman comme, du temps où je la soignais, je pensais à Philippe, — avec cette même impression de me jeter dans un refuge hors du monde. Je n’avais pas le courage de porter mon regard en avant vers aucune forme d’avenir, mais il me semblait déposer toute ma vie, une seule masse indistincte de douleur, sur les genoux de ma pauvre maman. Je pensais que personne n’aurait jamais pitié de moi, hormis elle, du fond de son éternité. J’appelais sa main sanctifiée sur ma tête vaincue. Ah ! j’aurai Jean, oui ; je ne l’avais pas encore retrouvé à ce moment-là ; maintenant je sais qu’il est au front ; nous nous écrivons. Mais il ne saura jamais ce que j’ai souffert. Peut-on dire ces choses-là à des garçons ? Leur propre vie est trop jeune, trop abondante pour qu’ils soient capables de pitié.

Et alors, mon amie, je revins sur le passé. Je me dis : « Personne n’aura pitié de moi ; mais de qui ai-je eu pitié ? à peine de maman ! » La parole d’agonie du Seigneur se prononçait dans mon esprit : « Eh quoi ! vous n’avez pu veiller une heure avec moi !... » Je compris qu’elle était pour moi d’une vérité effrayante. Moi qui ai passé tant de nuits au chevet de maman, je me demandai quand j’avais vraiment veillé avec elle, pris ses douleurs pour moi, compati, comme je la suppliais maintenant de compatir. Je le vis clairement : quand je m’ingéniais à la soulager, je cherchais à repousser la souffrance de l’entendre gémir. Son martyre ne m’était pas immédiat. Je continuais toujours de penser à Philippe, à mon amour, de sentir cette béatitude qui frôlait perpétuellement mon âme... Et enfin j’arrivai au souvenir de l’heure que je t’ai dite, cette heure terrible d’égoïsme et de frénésie. Je goûtai l’humiliation la plus profonde. Je compris que mon cœur trop cupide avait mérité son désastre. Et l’idée me vint que peut-être ce serait mon sort, mon utilisation, que de rester simplement par ma douleur même un être qui croit à la douleur et qui a pitié.

Je partis lentement ; j’avais à peine mangé depuis six jours et j’étais très faible. Je crois que si quelqu’un m’avait tendu la main pour m’y appuyer, je l’aurais acceptée. Il n’y avait pas de voiture et le soir était froid. Je rentrai à pied, je me couchai et, pour la première fois depuis la visite de Philippe, je m’endormis d’un sommeil calme et sans rêves.

Vers deux heures du matin, je m’éveillai. C’était la nuit de Noël et l’heure où autrefois nous rentrions à la maison, maman, mes frères et moi, après la messe de minuit. Je m’assis brusquement ; j’étais très réveillée, toute tendue, sans aucune fatigue. J’avais l’impression qu’il y avait quelque chose à faire, une décision à prendre, une espérance à embrasser ; je sentais que c’était fini maintenant d’errer et de me consumer en pensant à moi. Et cependant je ne savais pas du tout ce qui allait arriver. Mon cœur battait à grands coups espacés. Pendant quelques secondes, je restai ainsi, les yeux ouverts, dans le noir, et puis je sentis monter du fond de moi-même l’image de cet orphelin de Vouziers, ce petit Léonard Seulin, avec sa figure d’abandon, ses yeux où le froid de la mort est entré. Comment l’ai-je si bien revu après l’avoir tellement oublié ? Je me dis : « C’est cela, c’est lui ; voilà ce qu’il faut que je fasse, » et j’éprouvai une grande joie.

Le soir de ce jour de Noël, le soir même, je repartais pour Annemasse, laissant Danielle à l’hôtel. Je retrouvai tout de suite la jeune femme qui, à notre arrivée, avait pris soin des petits orphelins de notre convoi. Je lui dis pourquoi je venais et comment je m’étais décidée. Elle ne parut pas étonnée. C’était une charmante personne, la femme d’un pasteur ; elle avait un visage heureux et sérieux plein d’innocence, un visage de bon augure. Elle m’emmena vers la maison où était logé Léonard Seulin, chez une bonne paysanne de Savoie, avec six autres petits orphelins rapatriés comme lui. La maison était un peu à l’écart et on voyait de loin ses volets verts au milieu d’un immense champ de neige. Nous entrâmes ; les enfans jouaient dans la cuisine ; ils étaient tous propres et bien vêtus. Léonard était le dernier arrivé. Dix jours à peine s’étaient écoulés depuis que nous étions descendus ensemble sur la place d’Annemasse. Aucun des autres ne portait sur son visage cette expression fixe d’étonnement et de tristesse. Il me reconnut, mais ne me sourit pas. Je lui demandai s’il voulait venir avec moi pour ne plus jamais me quitter. Il me regarda de ses yeux graves et hocha la tête. En quelques heures, les premières formalités furent accomplies, j’avais le droit d’emmener Léonard. Nous étions à Paris le 28 au matin. Danielle n’a pas été bien contente...

Toutes deux se turent et se regardèrent. Adrienne Estier demanda :

— Tu veux le garder toujours ?

— Naturellement.

— Tu l’aimes ?

— Oui, j’ai ce bonheur. Je l’aime plus intimement chaque jour. Quand nous sommes seuls ensemble, et que la pensée de notre commune misère et faiblesse m’accable, je prends sa petite tête entre mes mains, et je sens alors que cette pauvre petite miette d’amour dont nous faisons notre nourriture, lui et moi qui avons tout perdu, suffit à nous tenir en vie, mêlés à l’immense communion des êtres qui s’aiment. Pour un cœur qui s’est cru retranché du milieu des vivans, c’est une résurrection.

— Denise, prends garde ; tu es bien jeune encore, quoique tu ne t’en doutes pas ! et si aimante ! L’amour ressuscite, comme tu dis, dans le cœur, le vrai amour, celui de la fiancée pour le fiancé. Ne te crée pas un devoir trop absorbant.

Denise secoua son index devant sa petite figure aux yeux intenses.

— Non, dit-elle, cela, non ! Si Philippe m’avait repris sa parole après un mois ou deux de fiançailles, je te dirais : peut-être... Quoique... un tel charme ! est-ce qu’on ne resterait pas empoisonné pour toujours ? Mais j’ai trop vécu de lui, en lui, pendant ces trente mois de silence où je lui ai donné tout ce que j’avais de passion dans l’âme. Ce qui se passe dans cette profondeur de désir et de souffrance, rien ne peut plus l’effacer. Non, vois-tu. Non.

Il y eut un silence, puis Denise reprit : « J’en adopterai d’autres, plus tard. Un seul, ce n’est pas assez ! — et puis, je l’aimerais trop, je finirais par lui devenir un fardeau... »

Denise se leva pour partir et lorsqu’elle eut fermé son manteau, elle saisit les mains de son amie :

— Adrienne, ramène-moi jusqu’à l’hôtel, je t’en prie. Cela m’a fait tant de bien de te parler, tu ne te figures pas ! On a besoin d’un témoin, de quelqu’un qui vous voie. Cela vous donne de la force. Je sens que maintenant j’en ai pour faire une chose que je n’ai pas encore faite. Mais si tu me laissais aller seule, je ne sais pas, peut-être que je ne pourrais plus.

Sans faire de question, Adrienne remit son chapeau, sa jaquette de fourrure. Elles partirent ensemble. Il était tombé de la neige dans la journée et la lune bleuissait les rues désertes. En chemin, Denise dit :

— C’est bon de respirer, dis, Adrienne ? L’air a un goût de neige. Je sens cela maintenant comme si je m’étais relevée de mon cercueil.

— Oui, mon petit.

— Le croirais-tu, reprit Denise, depuis que j’ai revu Philippe, j’ai vécu d’abord dans de telles transes, puis j’ai traversé une lutte si dure pour n’être pas tout simplement écrasée de chagrin, pour sauver ma vie, mon âme, que je n’ai pas versé une larme, pas une seule. J’ai passé du désespoir à l’action presque sans détente, sauf dans cette nuit de grâce, cette nuit de Noël ! Il y a eu des jours où j’aurais bien voulu pleurer, — maintenant plus. J’ai renoncé à cette douceur. Et voilà ce que j’aime : c’est cet air affilé de la nuit, c’est cette lumière calme et impassible de la lune qui me fait froid dans le cœur à l’endroit qui a été si longtemps brûlant.


Elles arrivèrent à l’hôtel Corneille. Denise passa la première, conduisit son amie à travers le vestibule à demi éclairé qui sentait la cuisine, — puis par l’escalier, — et, par un long couloir obscur et feutré, à sa chambre. Elle alluma l’ampoule électrique qui pendait au plafond. « Danielle ! » appela-t-elle. Une porte s’ouvrit et une grande femme osseuse qui avait de beaux cheveux gris brillans peignés en arrière de son front ridé, entra dans la pièce. Une lueur éclaira sa figure soucieuse et ses petits veux gris vert enfoncés sous des sourcils épais.

— Mademoiselle Adrienne ! s’écria-t-elle.

Adrienne lui serra la main.

— Tu l’appelles mademoiselle, dit Denise, et elle est mère de famille !

— Mademoiselle Adrienne ! reprit la vieille servante, pas possible !

— Mais si, Danielle, et j’espère que vous viendrez voir mon poupon.

— Léonard est couché ? demanda Denise.

— Oui, mademoiselle.

— Viens le voir, dit Denise à son amie. Danielle, s’il te plaît, allume le feu dans ma chambre.

Les deux amies passèrent dans la pièce voisine. Au pied du lit de la servante, il y avait un lit d’enfant où le petit garçon en chemise blanche était encore assis, la figure tournée vers la porte.

Adrienne conçut avec un peu d’ironie triste le détail de cette timide maternité de jeune fille. Elle pensa au gros poupon qu’elle installait chaque matin sur son oreiller et dont elle baisait les petits pieds roses. Denise avait toujours été très pudique ; — nerveuse et passionnée comme elle l’était, elle devait passer une partie de ses nuits à penser à l’enfant. Adrienne se la figurait glissant jusqu’à la porte, pour écouter s’il respirait bien et ne faisait pas de cauchemar, — mais elle aurait cessé d’être elle-même si elle avait pu se résoudre à le coucher dans sa chambre. Ce petit garçon les regardait de ses yeux pleins de silence. Il était singulièrement beau ; la lumière électrique éclairait d’un jour dur son front lisse sous d’épais cheveux, son nez droit, sa nuque fine et cambrée, creusée d’un sillon où s’enfonçait une mèche drue, ses petites mains pâles où se modelaient encore les fossettes de la première enfance.

— Pourquoi parle-t-on toujours de la beauté des femmes ? dit tout bas à Denise la belle Adrienne, quand il y a ces êtres-là !

Denise embrassa Léonard et lui dit quelques mots à l’oreille. Adrienne s’approcha souriante et dit : « Bonjour, Léonard. » L’enfant levait vers elle ses larges et tristes yeux, sa bouche taciturne. Sans résistance, il se laissa caresser la main. Quand elles s’en allèrent, il eut une expression d’angoisse ; il tira la manche de Denise : « Pas toi, marraine. Reste ici. » Denise lui baisant le front dit tout bas : « Marraine revient tout de suite. » Il y avait un rayon dans ses yeux quand elle entra derrière Adrienne dans sa chambre. Danielle levait la trappe sur une flambée de bois ; elle se retira. Denise ouvrit un tiroir dans une table d’acajou : elle y prit un portefeuille.

— Tu devines, dit-elle : ce sont ses lettres. J’en ai vingt- deux. J’ai tout risqué pour les emporter avec moi. Une petite servante qui devait partir dans notre convoi a été retenue pour avoir mis dans sa malle une photographie de sa maîtresse morte, au bas de laquelle il y avait écrit : « Souvenir. »

Quelle folie, n’est-ce pas ? J’allais à lui, et il fallait que je risque mon bonheur pour ne pas me séparer de ses lettres ! Je les avais cousues dans le fond de ma malle entre la toile et l’osier. A la façon dont on a visité nos bagages, on aurait dû les trouver vingt fois ! Quelle folie !...

Eh bien ! tu vois, je n’ai pas encore eu le courage de les détruire. Je ne les relis pas, mais je sais qu’elles sont là, et tant qu’elles y seront, je n’aurai pas vraiment accepté ma vie. Tiens, Adrienne, je n’ai pas la force ; mets-les dans le feu !

Elle déposa entre les mains d’Adrienne Estier le paquet de feuilles minces et crissantes, couvertes d’une fine écriture d’intellectuel ; et, ouvrant la fenêtre, elle s’accouda à la balustrade.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent dans un silence absolu. Puis Adrienne posa ses doigts sur l’épaule de son amie et dit tout bas : « C’est fait. » Denise ne bougea pas, et Adrienne se penchant vit à travers le voile de crêpe le profil blanc et crispé levé vers la lune, le bout des ongles appuyé contre les dents.

Tout à coup, Denise chercha la main d’Adrienne, la porta à sa bouche, y colla passionnément ses lèvres, « Merci, balbutia-t-elle, laisse-moi. C’est fini maintenant. Eteins la lumière en sortant, je t’en prie. Merci, merci ! »


CAMILLE MAYRAN.

  1. Copyright by Camille Mayran.