Récits de l’histoire romaine au Ve siècle/06

Récits de l’histoire romaine au Ve siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 497-535).
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RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU CINQUIEME SIECLE

LE CONCILE DE CHALCÉDOINE.
GUERRE RELIGIEUSE EN ORIENT. — L’IMPERATRICE EUDOCIE SE REVOLTE A JERUSALEM.[1].


I

La lettre du pape Léon était devenue au concile de Chalcédoine le sujet de tous les débats : on eût dit qu’elle absorbait le concile tout entier. L’importance n’en était pas moins grande au dehors, et l’obligation de la souscrire ne se borna pas aux seuls évêques. Par une exagération de zèle destinée probablement à masquer son origine égyptienne et les circonstances de sa récente fortune, l’ancien apocrisiaire d’Alexandrie, la créature de Dioscore, élevé par lui sur le trône de Constantinople lorsque le cadavre du martyr Flavien était à peine refroidi, Anatolius en un mot, imagina de la faire souscrire aux monastères de la ville impériale. Or on a vu combien les monastères en général et ceux de Constantinople en particulier étaient attachés à l’erreur d’Eutychès. Vainement ce sectaire avait été chassé de son couvent par l’autorité de l’empereur, vainement l’archevêque l’avait remplacé par un archimandrite catholique ; ses moines lui restaient fidèles, et son crédit ne s’était guère amoindri dans les autres couvens. Lui-même, banni à peu de distance de la ville, n’en était pas moins puissant, et bien des yeux restaient fixés sur lui. Son sort pourtant ne laissait pas d’intimider les archimandrites, jadis ses amis ; beaucoup fléchirent sous les injonctions d’Anatolius, mais plusieurs aussi résistèrent, — et à leur tête trois hommes d’un caractère ferme et d’une conviction ardente, Carosius, Dorothée et un certain Maxime, que l’on prétendait avoir été le maître ou du moins l’inspirateur d’Eutychès. Dans les couvens de la ville, un grand nombre de moines, plus encore au dehors, parmi ces bandes arrivées d’Égypte, de Palestine et de Syrie, leur prêtaient un appui tantôt déclaré, tantôt occulte. Parmi ces derniers figurait l’archimandrite Barsumas avec sa milice redoutée de moines assommeurs. Tous ces gens, amoureux d’opposition et de troublés, incitaient Carosius et ses compagnons à se séparer de l’évêque et à former un schisme, qui éclata effectivement plus tard.

Avant d’en arriver à cette extrémité, les moines constantinopolitains voulurent faire une tentative auprès de l’empereur. Ils lui représentèrent dans une requête qu’en dépit de leur obéissance aux canons du concile de Nicée on cherchait à leur imposer la souscription de documens étrangers d’une orthodoxie pour le moins suspecte, et cela sous peine de se voir expulsés des couvens et autres élises, leurs résidences. Aussi demandaient-ils à l’empereur protection contre la violence et reconnaissance de leur droit d’opposition, proposant de venir discuter en sa présence, au palais même, le différend soulevé, et de s’en remettre à sa justice. Marcien leur fit répondre qu’il avait convoqué un concile précisément dans la pensée de lui soumettre ces diverses questions religieuses, si donc les requérans avaient de justes griefs à faire valoir, qu’ils s’adressassent à Chalcédoine et non pas à lui. Renvoyés ainsi au concile, Carosius et les autres signataires de la requête (on en connait dix-huit), s’étaient pourvus devant l’assemblée, et celle-ci, pour les entendre, avait fixé cette même séance du 17 octobre où les Égyptiens avaient refusé de signer la lettre de Léon.

Cependant les magistrats qui présidaient la séance, s’attendant à des débats animés vu la turbulence bien connue des pétitionnaires, avaient convoqué plusieurs chefs des monastères de Constantinople, dont la catholicité ne laissait aucun doute. Ils désiraient, avant l’appel de cette grave affaire, éclairer le concile sur l’identité et les antécédens des moines et abbés qui bientôt allaient comparaître à son mandement Les principaux archimandrites et plusieurs clercs d’un rang, élevé s’étaient rendus à l’invitation des magistrats, et on leur fit prendre place du côté des évêques, attendu leur dignité de prêtres. On lut d’abord devant eux, hors de la présence des requérans, la liste des signataires de la requête, qui se qualifiaient abbés ou prêtres, et à chaque nom les magistrats, interrogeaient sur la qualité et les antécédens de la personne désignée. Il résulta de cet examen qu’à part Carosius ; , Dorothée et Maxime, le prétendu maître d’Eutychès, tous trois archimandrites de monastères bien connus, les autres usurpaient ce titre, et n’étaient pour la plupart que de simples gardiens d’églises ou de chapelles de martyrs, menant les uns la vie solitaire, les autres la vie cénobitique, avec quelques individus composant tout leur monastère. Faustus, archimandrite très considéré dans la ville impériale, était interrogé de préférence par les magistrats, et fournit la plupart des indications. Quelques détails feront voir la manière dont se fit cette curieuse enquête.

Au nom d’Elpidius, qui se qualifiait abbé, « celui-là, dit Faustus, n’est point abbé ; il est commis à la garde des saints tombeaux au monastère de Procope ? — Photin, nous ne le connaissons pas. — Eutychius, il n’a point de monastère ; il est gardien de la basilique Célestine. — Théodore, celui-ci demeure dans les tombeaux (probablement comme préposé à la garde d’un martyrium garni de plusieurs tombeaux). — Moyse, Gérontius, Théophile, ces gens-là nous sont inconnus. — Thomas, c’est un nom que nous ignorons. — Némésinus, ce nom-là me surprend. — Léontius, il demeure près de la ménagerie aux ours (dans un martyrium suivant toute apparence). — Hypsius, il réside au cirque de bois avec deux ou trois compagnons qu’il appelle ses moines, — Gaudentius en compte : cinq dans le quartier de Philippe. » L’interrogatoire marcha de cette façon pendant l’appel des dix-huit signataires ; lorsqu’il fut achevé, Faustus dit aux magistrats : « Que votre magnificence et le saint concile fassent vérifier dans la ville si ces gens qui s’intitulent abbés ont des monastères ou s’ils jouent ici une comédie. » Quant à ceux qui se disent simples moines et qu’aucun, dénoua ni connaît, nous demandons qu’on les expulse de Constantinople comme des imposteurs qui n’ont d’autre but que de provoquer du scandale. »

Sans s’arrêter à ces observations, les magistrats firent entrer Carosius et sa suite, composée d’abord des signataires, puis d’une foule de moines et de clercs qui se joignaient à eux comme adhérens. L’archevêque de Constantinople, ayant remarqué au défilé de cette foule le prêtre Gérontius et un eunuque nommé Calopodius, qui était également prêtre, se leva et dit : « Ces gens-là sont déposés, il ne leur est pas permis d’entrer dans le concile. — Déposés ! répondirent-ils insolemment, personne ne nous l’a fait savoir jusqu’à présent. » L’archidiacre Aétius, Rapprochant de Calopodius, lui dit : « L’archevêque vous répète par ma bouche que vous êtes déposé. — Pour quelle raison ? répliqua le prêtre. — Parce que vous êtes hérétique, continua l’archidiacre, sortez ! » Non-seulement Calopodius ne sortit pas, mais il prit la parole, et, s’adressant aux magistrats, « nous requérons, dit-il, qu’il soit donné lecture de notre plainte. » C’était la plainte récemment adressée à l’empereur et que l’empereur renvoyait au concile ; les postulans y réclamaient protection contre les sévices et les menaces d’Anatolius, qui violentait les monastères pour leur faire signer la lettre de Léon.

Cette lecture finissait lorsque Diogène, évêque de Cyzique, apercevant Barsumas, dont le nom ne figurait pas parmi les signataires de la requête et qui s’était glissé dans la troupe des adhérens, s’écria d’une voix véhémente : « Comment se fait-il que Barsumas soit ici ? Barsumas, l’assassin du bienheureux Flavien, lui qui pressait le meurtre en disant aux meurtriers : Tue, tue ; il n’est pas compris parmi les pétitionnaires, pourquoi l’a-t-on laissé entrer ? » Au nom de Barsumas, cet archimandrite si odieux aux catholiques d’Orient, les évêques ne poussèrent qu’une clameur. « Que nous veut Barsumas ? Il a ruiné toute la Syrie ; il arrive escorté de ses mille moines, qu’il va lancer sur nous. » Le tumulte était au comble, les magistrats firent tous leurs efforts pour l’apaiser, puis ils dirent à Carosius et à sa suite : « Le très religieux empereur vous a fait introduire ici pour que le concile entende vos explications ; mais vous devez d’abord être instruits de ce qui a été réglé touchant la foi. — Avant toute chose, repartit Carosius parlant au nom de tous ses compagnons, nous demandons avec instance qu’on veuille bien lire une seconde requête, que nous adressons cette fois au saint concile ici présent. » Cette seconde requête, Barsumas l’avait signée ; mais en entendant son nom les évêques ne purent se contenir, et le tumulte recommença. De toutes parts ces cris retentirent : « Hors d’ici l’assassin Barsumas ! l’assassin à l’amphithéâtre pour être livré aux bêtes ! Barsumas en exil ! anathème à Barsumas ! » Les magistrats laissèrent les clameurs s’éteindre, et firent lire le libelle par Constantin, secrétaire du consistoire impérial.

Ce libelle osait demander la réhabilitation de Dioscore et l’assistance au concile de ce très saint archevêque, comme il l’appelait, ainsi que des autres évêques ses partisans. L’impudence d’une pareille réclamation au lendemain de la condamnation du patriarche d’Alexandrie mit le concile hors de lui. Sans attendre la fin de la requête, on cria de toutes parts : « Anathème à Dioscore ! c’est le Christ qui l’a déposé ; hors d’ici ces gens-là ! hors d’ici l’injure faite au synode ! hors d’ici la violence ! enlevez la souillure du synode ! » A quoi les archimandrites ajoutèrent, en se mêlant aux clameurs : « Enlevez la souillure des monastères ! — Nous ne pouvons entendre de telles choses, continuaient les évêques, l’homme condamné par un concile ne peut être qualifié d’évêque. On ose le faire pourtant ; pourquoi permettre qu’on foule aux pieds les canons ? — Sans rien préjuger, dirent les magistrats, laissez achever le libelle, » et ils firent signe à Constantin de poursuivre. La requête contenait une verte remontrance à l’assemblée pour avoir « déraisonnablement » condamné le saint archevêque. Si elle ne retirait pas sa sentence, les requérans déclaraient qu’ils secoueraient sur elle la poussière de leurs vêtemens et se retireraient de sa communion. À ces mots, l’archidiacre Aétius saisit le livre des canons qu’il avait près de lui, l’ouvrit et lut à haute voix le cinquième canon d’Antioche ainsi conçu : « Tout prêtre ou diacre qui se sépare de la communion de son évêque pour tenir à part des assemblées sera déposé et, s’il persiste dans son schisme, chassé comme séditieux par la puissance séculière. » — « Ce canon est juste, dirent les évêques ; c’est la loi des pères, qu’elle soit appliquée. » Après un court intervalle de temps, les magistrats reprirent l’interrogatoire, et s’adressant à Carosius et aux autres moines : « Déclarez, leur dirent-ils, si vous adhérez aux décisions du concile. — Je connais, répondit Carosius, la foi de Nicée dans laquelle j’ai été baptisé, et je n’en connais point d’autre. Quand le bienheureux Théotime (c’était l’apôtre des Huns dans la petite Scythie) me baptisa à Tomes, il me défendit de croire autre chose. Quant à ceux-ci, ils sont évêques, — et du doigt il désignait l’assemblée, — ils peuvent nous chasser et nous déposer ; qu’ils fassent ce qu’ils voudront. » Dorothée formula une profession de foi semblable. Barsumas dit-en syriaque, et ses paroles furent aussitôt traduites en grec : « Je crois comme les trois cent dix-huit de Nicée ; j’ai été baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, comme le Seigneur l’enseigna aux apôtres eux-mêmes. » Les autres archimandrites et moines s’exprimèrent dans le même sens. En ce moment, l’archidiacre Aétius s’avança vers eux et leur dit : « Le saint concile croit comme les pères de Nicée ; mais, attendu qu’il s’est présenté depuis lors des questions sur lesquelles les saints pères Cyrille, Célestin et le bienheureux Léon ont publié des lettres dans le dessein d’expliquer le symbole, lettres que le concile œcuménique reçoit avec respect, obéissez à ce jugement et anathématisez Nestorius et Eutychès. — J’ai mainte fois anathématisé Nestorius, fut la réponse de l’archimandrite. — Mais Eutychès, l’anathématisez-vous aussi ? — Il est écrit, reprit Carosius, ne jugez pas pour n’être point jugé vous-même, — puis, interpellant l’archidiacre, il lui dit : Les évêques sont là, pourquoi donc parlez-vous ? — Répondez à ce que le saint concile vous demande par ma bouche, reprit l’archidiacre avec colère ; voulez-vous obéir ou non ? — Si Eutychès ne croit pas comme l’église catholique, acheva de dire Carosius, qu’il soit anathème ! » On ne put tirer autre chose de lui.

Le concile revint à la lettre de Léon, qu’on voulut leur faire signer ; ils s’y refusèrent obstinément. Dorothée soutint qu’Eutychès était orthodoxe, et que, pour être dans l’orthodoxie, il suffisait de confesser que « celui qui a souffert est de la Trinité. » A chaque mot, des murmures et des cris l’interrompaient. « Souscrivez-vous à la lettre, la signez-vous ou non ? » disaient les évêques. Dorothée répondait imperturbablement : « Je crois au baptême, mais je ne signe pas la lettre. » Même obstination chez tous les autres successivement interrogés. Les magistrats, fort perplexes, prièrent le concile de leur accorder un délai de deux ou trois jours pour leur laisser le temps de réfléchir. « Il n’en est pas besoin, dirent les archimandrites, nous ne changerons pas de sentiment. » Le concile cependant, cédant à l’indulgence des magistrats et au désir manifesté par l’empereur, leur accorda un délai de trente jours. Si leur soumission n’était pas entière à cette époque, ils devaient être déchus de leurs grades et dignités et même retranchés de la communion. Que s’ils cherchaient à s’enfuir, ils seraient saisis par l’autorité séculière et soumis aux peines des canons. Après cette décision, on les reconduisit hors de l’église ; nous verrons plus tard ce qu’ils devinrent.


II

Tout empressé que le gouvernement impérial se fût montré vis-à-vis des légats dans l’espoir de les gagner à sa cause, quelques efforts même qu’il eût faits auprès du concile pour l’engager à donner à la lettre du pape ce caractère de canonicité ambitionné par l’église romaine, l’empereur n’en tenait pas moins fermement à son dessein d’obtenir une définition. Une forte pression était donc exercée sur les évêques individuellement par les officiers publics et les personnages importans de la cour ; on les engageait à se rendre dans des conciliabules où la question était agitée, principalement chez le patriarche Anatolius. « Faites quelque chose, leur répétait-on, l’empereur vous en saura gré. » Les évêques obéissaient à contre-cœur ; mais, quand on était en présence, rien n’aboutissait. La fraction du côté droit ralliée à la gauche, les Illyriens, les Grecs continentaux, les Palestins, qui conservaient un vieux levain d’idées eutychiennes ou semi-eutychiennes, inclinaient toujours vers des formules qui effaçaient la séparation des deux natures après l’union, tandis que les Orientaux et leurs alliés d’Asie, de Pont, de Cappadoce, étaient en garde contre toute expression pouvant indiquer la confusion des natures et la passivité du Verbe dans la personne de Jésus-Christ. On s’observait, on se prenait en méfiance, et l’aigreur renaissait entre les partis. Les légats laissaient aller les choses, satisfaits en ce qui les regardait particulièrement, et pensant que de guerre lasse l’empereur lui-même arriverait à se contenter de la lettre du pape. Cependant le patriarche Anatolius, qui voulait être bien en cour, se donna tant de mouvement qu’il fit adopter par des groupes nombreux un projet de définition dont, suivant toute apparence, il était l’auteur. Quand il eut réuni un assez grand nombre d’adhésions partielles, il pensa pouvoir aborder la discussion en assemblée générale ; mais là était la grande difficulté.

Ce projet fut lu à la séance du 22 octobre par le diacre Asclépiade, de l’église de Constantinople. Calqué en majeure partie sur la lettre de Léon, il en différait néanmoins en certains points essentiels : ainsi il portait que Jésus-Christ était de deux natures après l’union, au lieu de dire avec la lettre du pape Léon qu’il était en deux natures. Au fond, cela n’était pas fort différent, et dans des circonstances normales on eût pu adopter l’une ou l’autre formule comme équivalentes ; mais dans la circonstance présente on y vit et on y devait voir une distinction calculée. L’expression de deux natures semblait une concession faite à l’eutychianisme, qui professait bien deux natures avant l’incarnation, mais une seule nature après, du mélange et de la confusion des deux autres. Elle offrait aussi le danger de paraître accepter, puisqu’on ne la réfutait pas, l’expression de Cyrille sur laquelle Eutychès avait construit tout un échafaudage : « une seule nature incarnée du Verbe divin. » L’absence des mots a après comme avant l’incarnation » pouvait faire soupçonner à des esprits prévenus quelque piège eutychien. Au contraire l’expression en deux natures indiquait nettement l’idée catholique de Jésus-Christ, Dieu et homme après l’incarnation, Dieu parfait et homme parfait.

À cette raison générale s’en joignait une particulière : c’est que Dioscore admettait la première formule et rejetait la seconde, qu’il avait même fondé la condamnation de Flavien sur ce que celui-ci avait professé deux natures en Jésus-Christ. La définition proposée, tout en restant orthodoxe, était donc imparfaite en ce qu’elle ne frappait point l’erreur, et n’énonçait rien que les eutychiens ne pussent recevoir aussi bien que les catholiques. L’admettre, c’était laisser les choses en état, et les eutychiens ou semi-eutychiens pouvaient dire avec quelque apparence de droit que la définition leur était favorable.

En effet, les dissentimens éclatèrent pendant la lecture d’Asclépiade ; des murmures et des protestations se firent entendre dans les rangs des Orientaux. « Que vous faut-il donc ? crièrent les partisans du projet ; l’esprit et les termes de cette définition sont inattaquables ; anathème à qui ne croit pas ainsi ! » Anatolius de son côté s’épuisait en objurgations. « Hier, disait-il, ce projet plaisait à tout le monde, comment peut-on le condamner aujourd’hui ? c’est faire et défaire perpétuellement la même chose. » Les murmures continuaient, et les légats appuyaient par leur attitude l’opposition des Orientaux. Jean, évêque de Germanicia dans l’Euphratésienne, s’étant approché des magistrats pour leur dire quelques mots en particulier, les partisans du projet s’écrièrent : « Hors d’ici les nestoriens ! hors d’ici les ennemis de Dieu ! » Ceci s’adressait à Jean, lié d’une amitié intime avec Théodoret et évêque d’une ville qui avait été la patrie de Nestorius. Cette attaque souleva une tempête dans l’assemblée. Les partisans du projet, traitant de nestoriens ceux qui le combattaient, voulaient qu’on les mît dehors. Un courant violent emportait évidemment l’assemblée vers la formule de deux natures, opposée à celle du pape Léon. Paschasinus, se levant alors, dit au concile : « Si vous repoussez ainsi la lettre du bienheureux évêque de Rome, nous demandons acte de votre opposition pour retourner chez nous et tenir le concile en Occident. » Cette déclaration effraya les magistrats, qui virent menacée l’existence même du concile. Une si laborieuse session, tant d’efforts de la part du gouvernement pour amener le rapprochement des esprits, allaient donc aboutir à un avortement honteux. Ils dépêchèrent vers l’empereur le secrétaire consistorial, Béronicien, pour obtenir un rescrit du prince qui tranchât nettement la question.

Béronicien revint du palais peu de temps après, porteur d’un ordre souverain. L’empereur enfin ordonnait. Il voulait que le concile désignât immédiatement trois commissaires pour chacun des diocèses de Pont, d’Asie, de Thrace et de d’Illyrie, et six pour celui d’Orient, et que ces dix-huit commissaires, auxquels s’adjoindraient le patriarche de Constantinople, les trois légats et le prêtre romain qui leur servait de notaire, procédassent séance tenante à la rédaction d’un projet définitif en présence des magistrats. « Si la chose ne se faisait pas, ajoutait Béronicien au nom de l’empereur, il fallait que tous les évêques exposassent leur croyance par la bouche de leurs métropolitains, et en cas d’opposition nouvelle l’empereur avait résolu de transporter le concile en Occident. » Une grande émotion suivit les paroles du secrétaire consistorial. L’idée de venir individuellement réciter leur confession de foi, soit devant l’assemblée, soit devant le métropolitain, qui s’en porterait garant, convenait médiocrement aux évêques ; ils y virent une source d’arguties et d’attaques, et mieux valait, pensèrent-ils, faire des concessions sur les termes d’un projet orthodoxe au fond. Quant à la menace de transporter le concile en Occident, si elle effraya beaucoup de membres, elle en irrita plus encore, et bien des voix s’élevèrent en faveur du projet qu’on voulait jeter de côté. « Il nous plaît, disaient-elles ; qu’on le maintienne ! sinon nous partons : ceux qui le refusent sont des nestoriens. Longues années à l’empereur ! Qu’il nous laisse la définition. » Cécropius demanda qu’on en reprît la lecture. « Ceux à qui la définition ne plaît pas, et qui ne voudront pas la souscrire, s’en iront, voilà tout. Qu’ils partent pour Rome, ajoutait-on ; elle nous plaît à nous, nous la signerons. » Les magistrats intervinrent pour calmer l’irritation. « Il faut pourtant s’entendre, dirent-ils ; Dioscore, en condamnant Flavien, a dit : — J’admets que le Sauveur est de deux natures, je n’admets pas qu’il soit en deux natures. — Le très saint archevêque de Rome a dit au contraire : — Deux natures unies sans confusion, sans mélange, sans séparation. — Lequel voulez-vous suivre, du très saint pape Léon ou de Dioscore ? » Les Orientaux répondirent en masse : « Nous suivons Léon ; ceux qui suivent Dioscore sont des eutychiens. — Vous voyez bien, reprirent les magistrats, qu’il faut retoucher au projet, et pour cela nous allons passer dans l’oratoire de la très glorieuse martyre Euphémie. » Avant de passer dans l’oratoire, les magistrats firent procéder à la nomination des commissaires dans les limites fixées par le mandement impérial. Une représentation double de celle des autres fut assignée au diocèse d’Orient, probablement à cause de sa grande étendue. Quant à l’Égypte, elle ne fut pas représentée dans la commission, les évêques de cette province s’étant abstenus de paraître au concile depuis la mise en cause de leur patriarche. L’opération terminée, les commissaires se réunirent, et, traversant la basilique dans sa longueur, gagnèrent, les magistrats en tête, l’oratoire circulaire où reposait la sainte, qui s’appelait particulièrement le Martyrium.

Les actes ne racontent point ce qui se passa dans le Martyrium ; mais le bruit courut que la discussion avait été fort vive : en tout cas, si le projet d’Anatolius ne fut pas complètement écarté, on y introduisit de profondes modifications dues sans doute à la double représentation accordée par l’empereur au diocèse d’Orient. Au nombre des modifications, on peut compter la formule en deux natures substituée à celle de deux natures, proposée par le patriarche de Constantinople ; c’était le pape qui triomphait. Les Orientaux empêchèrent en outre que, parmi les pièces annexées à la définition comme pièces canoniques ou quasi canoniques, on ne glissât la troisième lettre de Cyrille à Nestorius, laquelle contenait les anathématismes. La proposition venait d’évêques eutychiens ou semi-eutychiens, mais la commission la rejeta sagement ; c’eût été rallumer les torches de la guerre au milieu d’un travail de pacification, Enfin on s’accorda sur un projet que nous donnerons tout à l’heure. Quand tout fut convenu, les magistrats, suivis des évêques, allèrent reprendre leurs places dans l’assemblée, et la séance recommença. Ce n’était pas précisément, comme l’empereur avait paru le désirer, une formule brève et concise définissant le mystère de l’incarnation, comme le symbole de Nicée avait défini celui de la trinité, c’était une exposition assez longue dont une portion pouvait servir à l’usage qu’en voulait faire Marcien. Les magistrats s’en contentèrent prudemment, et le projet fut présenté au concile comme voté par l’unanimité de la commission.

Quand tout le monde fut assis, le chef des magistrats prononça ces paroles : « Plaise au saint synode d’écouter en silence ce que les très saints évêques réunis à l’oratoire viennent de décréter sur la foi, nous présens. » L’archidiacre Aétius, prenant alors la minute de la définition dressée au nom du concile, en donna lecture au milieu d’une profonde attention. Elle commençait par une transcription du symbole de Nicée et de celui de Constantinople, servant pour ainsi dire de préambule. « Ces deux symboles, y disait-on ensuite, avaient suffi longtemps à la connaissance de la foi ; mais tout récemment les ennemis de la vérité avaient inventé de nouvelles expressions pour anéantir le dogme de l’incarnation, les uns en refusant à la vierge Marie le titre de mère de Dieu (théotocos), les autres en introduisant dans la personne de Jésus une confusion et un mélange des deux natures, et forgeant cette opinion insensée et monstrueuse, qu’il n’y a qu’une nature de la chair et de la divinité et que la nature divine du fils de Dieu est sujette à la souffrance comme sa nature humaine. C’est pourquoi le saint concile œcuménique, voulant mettre à néant ces entreprises sacrilèges et montrer que la doctrine de l’église est inébranlable, arrête la définition suivante :

« Que l’on doit confesser un seul et même Jésus-Christ notre seigneur, le même parfait dans la divinité et parfait dans l’humanité, vraiment Dieu et vraiment homme, le même composé d’une âme raisonnable et d’un corps, — consubstantiel au père selon la divinité et consubstantiel à nous selon l’humanité, — en tout semblable à nous, hormis le péché, — engendré du père avant les siècles selon la divinité, et dans les derniers temps né de la vierge Marie, mère de Dieu selon l’humanité, pour nous et pour notre salut ; un seul et même Jésus-Christ fils unique, seigneur en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation, sans que l’union ôte la différence des natures : au contraire la propriété de chacune est conservée, et concourt en une seule personne et une seule hypostase, en sorte qu’il n’est pas divisé ou séparé en deux personnes, mais que c’est un seul et même fils unique, Dieu Verbe notre seigneur Jésus-Christ. Le concile défend à qui que ce soit d’enseigner ou penser autrement, sous peine aux évêques et aux clercs d’être déposés, aux moines et aux laïques d’être anathématisés. »

Après la lecture de cette exposition de foi, tous les évêques s’écrièrent : « C’est la foi des pères ; que les métropolitains souscrivent à l’instant même, qu’ils souscrivent en présence des magistrats : ce qui a été bien défini n’admet point de délai. C’est la foi des apôtres ; nous la suivons tous. » Les magistrats dirent alors : « Ce que les évêques ont établi, et qui leur convient à tous, sera communiqué à l’empereur. » La cinquième action finit ainsi.

La séance du Martyrium resta célèbre dans l’antiquité, et la légende s’en empara bientôt. Elle raconta que les évêques réunis autour du tombeau d’Euphémie, ne pouvant s’accorder sur la rédaction d’un projet, convinrent de s’en remettre au jugement de la sainte. Chaque parti, hérétiques d’un côté, catholiques de l’autre, formula sa proposition sur deux rouleaux de papier séparés qui vers le soir furent déposés à l’extrémité du cercueil, fermé ensuite à clé et scellé soigneusement. Puis l’assemblée se mit à supplier la sainte de l’éclairer par une révélation, et suivant le récit légendaire, la commune prière aurait duré toute la nuit. Le lendemain matin, les évêques enlevèrent les sceaux et ouvrirent la châsse, et alors un spectacle étrange frappa leurs regards. La sainte tenait un des rouleaux dans sa main ; l’autre était jeté sous ses pieds avec l’apparence du mépris : celui qu’elle tenait était naturellement le symbole catholique. Une variante de la légende porte que, l’empereur et l’archevêque de Constantinople ayant été appelés pour contempler le prodige, Euphémie, levant le bras, leur tendit le rouleau qui contenait la profession de foi orthodoxe. Cette fable, recueillie dans les temps postérieurs par des historiens peu scrupuleux sur la vraisemblance, devint tellement populaire qu’on ne peignit plus la patronne de Chalcédoine qu’un rouleau de papier à la main, comme une sibylle qui guidait les conciles œcuméniques eux-mêmes dans l’interprétation des dogmes sacrés.


III

Marcien voulut inaugurer lui-même l’achèvement de cette œuvre si péniblement enfantée, et le 25 octobre, trois jours après l’acceptation synodique de la définition, se tint la séance impériale. Pendant toute la durée, du concile, ce fut la première et la dernière à laquelle l’empereur présida en personne. Pulchérie Augusta était à ses côtés, et derrière eux marchaient, par ordre de dignité, les plus hauts officiers de l’empire et des sénateurs au nombre de trente-quatre. Arrivés en grande pompe à l’église de Sainte-Euphémie, l’empereur, l’impératrice et leur cortège prirent place aux sièges réservés à la présidence, ayant à dos la balustrade du chœur, et à droite et à gauche, dans les travées, les évêques rangés suivant leur importance. L’assemblée était plus nombreuse qu’on ne l’avait encore vue, et l’appareil de grandeur dont les souverains s’étaient environnés ajoutait encore à la majesté de la réunion.

La séance fut ouverte par un discours de l’empereur prononcé en latin, idiome officiel du gouvernement romain, répété ensuite par lui-même en langue grecque avec certains développemens. Marcien y disait que, depuis le jour où un jugement de Dieu l’avait élevé à la direction des affaires, son plus ardent désir avait été de remédier aux maux qui déchiraient la foi. Faire cesser dans l’église les divisions provoquées par les mauvaises passions des uns, par l’avarice des autres (il faisait allusion à l’eunuque Chrysaphius), était devenu l’objet de ses préoccupations constantes. Aussi, non content de convoquer ce saint concile universel, il avait voulu y assister lui-même, pour appuyer les résolutions des évêques et non pour les dominer, suivant en cela l’exemple du religieux prince Constantin. Affligé de voir la vérité de la foi obscurcie par les erreurs et les dissensions d’hommes corrompus, il cherchait aujourd’hui à dissiper ces obscurités et à replacer la foi dans son unité ; c’était donc aux évêques à l’expliquer sincèrement et telle qu’ils l’avaient reçue de la tradition. « De même qu’à Nicée, ajoutait-il en terminant, la foi a été manifestée par l’œuvre des trois cent dix-huit pères, ainsi par vos travaux des erreurs récentes seront dissipées, et l’orthodoxie fondée à tout jamais. La Providence divine fera le reste, elle rendra inébranlable l’ouvrage que j’ai toujours tant souhaité voir debout, et que vos mains ont élevé pour le bien de la religion. » Quand il eut fini, les évêques firent entendre les acclamations d’usage : « longues années à l’empereur, longues années à l’impératrice, longues années aux princes orthodoxes ! » On y joignit celles-ci : « à Marcien, nouveau Constantin ; à Pulchérie, nouvelle Hélène ! »

Aétius dit alors qu’il avait entre les mains la définition faite par le concile. L’empereur lui commanda de la lire. Elle était suivie de trois cent cinquante-six souscriptions, y compris celles des légats dont les noms figuraient les premiers. Diogène, métropolitain de Cyzique, avait souscrit tant pour lui que pour six évêques, ses suffragans, absens : ainsi avaient fait Théodore de Tarse et douze autres métropolitains. La lecture finie, l’empereur demanda si tous étaient d’accord sur cette confession de foi ; l’assistance répondit d’une commune voix : « Tous nous croyons ainsi, tous nous avons souscrit volontairement, tous nous sommes orthodoxes ; » puis les acclamations recommencèrent en l’honneur de Marcien Auguste et de Pulchérie Augusta. On leur donnait les noms de lumières de la foi et de flambeaux de l’univers. « Vous êtes la paix de l’empire, leur disait-on encore, puisse votre foi vous conserver à jamais ! »

Quand le bruit des acclamations eut cessé, l’empereur reprit la parole en ces termes : « La foi catholique ayant été déclarée, nous estimons juste et utile d’ôter à l’avenir tout prétexte de divisions. En conséquence, quiconque suscitera des troubles en public à propos de la foi, soit par des rassemblemens, soit par des discours, sera sévèrement châtié ; si c’est un particulier, on le chassera de la ville impériale, si c’est un officier, il sera cassé, si c’est un clerc, il encourra la déposition, nonobstant d’autres peines civiles. » Ces paroles, qui étaient la sanction du décret du concile, furent accueillies avec enthousiasme. On cria : « Anathème à Nestorius ; anathème à Eutychès ; anathème à Dioscore ! C’est la Trinité qui les a condamnés ; c’est la Trinité qui les a chassés, » faisant allusion au nombre trois de ces hérétiques, qui semblaient aussi former une trinité de mensonge et de blasphème.

La séance continua sous la présidence des Augustes. « Il existe, dit l’empereur, quelques articles de discipline que nous vous avons respectueusement réservés, jugeant convenable qu’ils soient prescrits canoniquement par le concile plutôt que commandés par nos lois, » et sur l’ordre du prince le secrétaire Béronicien en donna lecture. Il y en avait trois ; le premier s’exprimait ainsi : « Nous estimons dignes d’honneur ceux qui embrassent sincèrement la vie monastique ; cependant, comme il en est qui, sous ce prétexte, troublent l’église et l’état, nous avons ordonné que personne ne bâtisse un monastère sans le consentement de l’évêque de sa ville et du propriétaire de la terre. Nous rappelons encore aux moines, tant des villes que de la campagne, qu’ils doivent être soumis à leur évêque, et que leur vie est avant tout une vie de paix, de jeûne et de prière, entièrement étrangère aux affaires de l’état ou de l’église. Ils ne pourront en outre recevoir dans leurs monastères des esclaves sans la volonté des maîtres. » Cet article était dirigé contre les partisans d’Eutychès, qui fourmillaient dans les retraites monacales sur toute l’étendue de l’empire. — Le second article défendait aux clercs et aux moines de prendre des terres à ferme ou de se charger des fonctions d’intendant, à moins que l’évêque ne leur confiât le soin des terres de l’église. — Le troisième enfin interdisait aux clercs de passer d’une église à l’autre sans la permission de l’évêque de qui ils dépendaient, sous peine d’excommunication contre le clerc et contre l’évêque qui l’aurait reçu. — Ces propositions, remises par le secrétaire consistorial entre les mains du patriarche Anatolius, furent l’objet de quatre canons que le concile vota plus tard en se les appropriant, mais dont l’initiative, comme on le voit, appartenait à l’autorité séculière, dans l’intérêt de la police et du bon ordre public.

Avant de lever la séance, l’empereur déclara qu’en l’honneur de la sainte martyre Euphémie et en mémoire du concile tenu pour la foi à Chalcédoine, il octroyait à cette ville les privilèges de métropole, de nom seulement et honorifiquement, sauf le droit et la dignité de la cité de Nicomédie. Ces paroles furent suivies d’acclamations universelles, dans lesquelles Marcien fut qualifié de prêtre et de pontife, vainqueur dans la guerre, docteur dans la foi. « Chalcédoine, disait-on encore, a mérité le titre de métropole ; la décision de l’empereur est juste, elle est digne de la sainte martyre… Que la sainte te garde, pieux empereur ; mais maintenant renvoie-nous. — Pas encore, répondit Marcien. Je sais que vous êtes fatigués par vos longs voyages et par vos constans travaux ; pourtant restez encore trois ou quatre jours, et en présence de nos magistrats décidez ce qui vous conviendra pour le bien de l’église, et que personne de vous ne s’éloigne avant la clôture du concile. »

Une des questions générales qui restaient à régler, et la plus importante sans contredit, était l’abolition solennelle du second synode d’Éphèse, de ses actes et même de son nom : Eusèbe de Dorylée l’avait demandée lors de la troisième action au concile, qui en avait renvoyé l’examen à un autre temps ; les légats depuis lors en avaient renouvelé la proposition à l’empereur, espérant obtenir de lui une loi expresse. La flétrissure d’une assemblée où l’église de Rome avait été offensée dans la personne du pape et de ses légats tenait fort au cœur des Occidentaux, et faisait partie des instructions du pape Léon ; mais l’empereur répugnait à rendre à ce sujet une loi qui pouvait réveiller les passions mal éteintes dans le concile et très vivaces sur plusieurs points de l’empire. La concorde en effet se trouvait rétablie, non sans peine, entre les évêques ; une définition avait été unanimement souscrite où l’hérésie d’Eutychès était condamnée ; le patriarche Dioscore, déposé, expiait dans l’exil les crimes du faux synode qu’il avait présidé, et ses assesseurs n’avaient reçu leur pardon du présent concile qu’en anathématisant les doctrines de l’archevêque d’Alexandrie et celles d’Eutychès ; que pouvait-on faire de plus contre un conciliabule dont les conséquences étaient détruites et les chefs punis ou venus à résipiscence ? Reprendre la discussion des doctrines condamnées était un danger véritable aux yeux de ceux qui avaient observé l’hésitation de beaucoup d’évêques dans les débats de la définition. Anatolius lui-même n’avait-il pas prononcé ces étranges paroles : « Dioscore a été déposé non point à cause de ses doctrines, mais pour avoir excommunié l’archevêque de Rome et refusé de faire lire sa lettre. » La prudence conseillait donc, en face de ces fermens d’opposition mal éteints, de jeter un voile sur les attentats commis dans le passé. L’empereur le crut, et se contenta de rendre une loi qui réhabilitait la mémoire du martyr Flavien : réhabiliter Flavien, c’était flétrir l’assemblée sous les violences de laquelle il avait perdu la vie. Les légats de leur côté tenaient à une loi de l’empereur, et non à un décret canonique qui renouvellerait la discussion. Ils parurent donc satisfaits de cette abolition virtuelle de l’assemblée d’Éphèse, qui ressortait des actes et des opinions du présent concile, et la déclarèrent suffisante. On renonça de la sorte à une loi expresse ou à un canon exprès contre une assemblée dont il ne survivait plus rien.

La conséquence de ces actes divers fut le rétablissement dans leurs sièges des évêques de Cyr et de Dorylée, Théodoret et Eusèbe : le pape leur avait déjà rendu le rang d’évêque justement, il est vrai, mais peu canoniquement, comme l’avaient fait remarquer les murmures de beaucoup de membres lors de la première action ; le concile leur rendit leurs évêchés. On agita la question de Domnus, ancien patriarche d’Antioche, que Dioscore avait fait déposer malgré sa faiblesse, ou, pour mieux dire, sa lâcheté lors de la condamnation de Flavien. Domnus, honteux de lui-même, avait couru s’enfermer dans le monastère d’où il était sorti pour monter au siège épiscopal d’Antioche. Il voulait finir obscurément ses jours dans la solitude, et ne réclamait point, comme Eusèbe et Théodoret, les grandeurs dont il avait été dépouillé. Pourtant Domnus était pauvre ; ses amis intercédèrent pour lui, et le concile, en considération de sa pénitence, décida que son successeur lui paierait une pension sur les revenus de l’église d’Antioche, et fixa lui-même le taux de cette pension.

Les affaires particulières étaient nombreuses et la plupart intéressantes : elles concernaient des intrusions d’évêques dans des sièges déjà occupés ou des usurpations de juridiction d’un ressort métropolitain sur l’autre. Nous en choisirons une qui nous paraît mériter l’attention pour deux raisons : la première, parce qu’elle offre le vivant tableau des mœurs ecclésiastiques du temps ; la seconde, parce qu’on y trouve un personnage qui a joué un rôle assez important dans ces récits, Étienne, évêque d’Éphèse et exarque ecclésiastique de la province d’Asie.

À l’époque où l’église d’Éphèse gémissait sous la main de cet évêque Memnon si fameux par ses intrigues et ses violences lors du procès de Nestorius, c’est-à-dire vers 431, vivait un clerc de la même église nommé Bassianus, riche de patrimoine, et qui depuis sa jeunesse avait eu pour principal soin le soulagement des pauvres. Il avait construit de ses deniers un vaste hôpital où il entretenait soixante-dix lits pour les indigens, les malades et les infirmes. Aussi le peuple l’estimait et l’aimait. Cette charité néanmoins était suspecte à plusieurs, surtout dans le clergé, on l’accusait de servir de masque à une ambition sans mesure ; Memnon alla jusqu’à craindre que Bassianus n’essayât de le supplanter quelque jour sur le siège épiscopal d’Éphèse. Pour prévenir une entreprise de ce genre, il résolut d’éloigner Bassianus de la ville en l’envoyant comme évêque dans un lieu reculé de sa juridiction. Il ourdit à ce sujet un petit complot avec plusieurs clercs de son entourage. Un matin donc qu’il était à l’autel avec eux et Bassianus, il fit saisir celui-ci par les autres, et voulut lui imposer les mains pour le faire évêque d’Évase, ville obscure de la province d’Asie. Le clerc protesta et se débattit ; la lutte, d’après sa déclaration, dura depuis neuf heures jusqu’à midi, et fut si vive qu’ayant été blessé il souilla de son sang l’autel et le livre des Évangiles. Memnon cependant persista, et, quand sa victime fut épuisée d’efforts, il prononça sur sa tête les paroles sacramentelles ; Bassianus était évêque d’Évase. Il protesta toujours cependant qu’il n’avait point consenti et ne consentait point, et il ne parut jamais dans son église. Sur ces entrefaites, Memnon mourut ; Basile, qui le remplaça, releva Bassianus de son siège d’Évase en y envoyant un autre évêque, mais il ne le releva pas de son ordination forcée, et lui conserva la dignité épiscopale. Bassianus passa quelques années à Éphèse, continuant à faire comme évêque sans église, ou évêque vacant, c’était l’expression reçue, le bien qu’il faisait auparavant comme simple clerc.

Une lutte d’autorité existait alors entre le clergé d’Éphèse et le patriarche de Constantinople, celui-ci se prétendant le droit d’ordonner les évêques d’Asie, et le clergé revendiquant ce droit pour lui-même, soutenu en cela par les magistrats de la ville, les possesseurs de terres et le peuple, non moins jaloux que le clergé des privilèges électoraux de la cité. Or Basile avait été ordonné par le patriarche de Constantinople Proclus, et son intronisation n’avait pas eu lieu sans troubles graves et effusion de sang. A sa mort, arrivée en 444, le clergé voulut prendre sa revanche et faire ordonner le successeur avant que le patriarche de Constantinople eût été informé de la vacance. Bassianus, avec qui il s’était réconcilié, était sous sa main ; il le choisit, et plusieurs évêques furent mandés en toute hâte de la province pour procéder à une ordination qui ne souffrait point de retard. Des évêques mandés, il n’en vint qu’un, Olympius de Théodosiopolis ; les autres s’abstinrent par crainte de se compromettre vis-à-vis du patriarche de Constantinople, dont les empiétemens de juridiction, croissant d’année en année, faisaient trembler tous les évêques sur leurs sièges. Ils se rappelaient en effet la terrible expédition de Jean Chrysostome en Asie, à propos de cette même ville d’Éphèse, lorsque, usurpant le rôle de grand justicier dans un diocèse qui n’était pas le sien, il avait expulsé quinze évêques d’un seul coup et en avait institué autant d’autres à leur place. Olympius, arrivé donc à l’appel du clergé éphésien, attendit vainement pendant trois jours les collègues qui devaient l’assister, et, las d’attendre, se disposait à repartir, lorsqu’un soir il voit son logis cerné par une troupe considérable de gens, la plupart armés, et que dirigeait, l’épée à la main, un officier nommé Holosericus. Sur l’ordre de cet officier, on force la maison, on s’empare d’Olympius, et à la lueur des flambeaux on le conduit ou plutôt on l’emporte jusqu’à la basilique, occupée par une troupe non moins considérable et non moins tumultueuse. Bassianus s’y trouvait installé déjà sur le trône de l’évêque. Comment y était-il venu ? Il alléguait une violence faite à sa volonté par le clergé et le peuple ; mais une enquête faite ultérieurement ne justifia guère son assertion. Placé à son côté et sommé par la foule de lui imposer les mains, Olympius eut beau protester de l’irrégularité d’une telle ordination ; il la fit, et Bassianus fut institué évêque d’Éphèse à la pointe de l’épée. Telle est la version la plus vraisemblable des faits ; mais Bassianus la niait : tout s’était passé, disait-il, avec calme et régularité ; il n’y avait eu de violences faites qu’à son désintéressement.

Autour de lui, dans le clergé et parmi les notables, on propagea la même version par une entente commune, afin d’enlever à l’archevêque de Constantinople tout prétexte à intervenir. Toutefois on n’empêcha pas des bruits contraires d’arriver à ses oreilles, et, Bassianus s’étant rendu dans la ville impériale, le patriarche lui refusa sa communion. Le nouvel exarque d’Éphèse était riche ; il était habile, il se mit bien en cour. Théodose lui-même daigna intervenir pour rétablir la paix entre les deux évêques, et Proclus, qui. gouvernait alors le siège de Constantinople, inscrivit Bassianus sur ses diptyques. Celui-ci, rentré, dans Éphèse, remplit les fonctions épiscopales pendant quatre ans sans interruption ni obstacle, ordonna un très grand nombre de prêtres et sacra jusqu’à dix évêques.

On ne vivait pas longtemps en paix dans la glorieuse cité d’Éphèse ; son église non plus ne connaissait guère que des trêves au milieu d’un état permanent d’agitation et de complots. Au bout de quatre années d’administration, Bassianus avait perdu son ancienne popularité dans le clergé, et des trames s’ourdissaient de toutes parts pour l’abattre et le supplanter. À la tête d’une des plus puissantes factions figurait le prêtre Étienne, qu’on pouvait appeler le doyen du clergé éphésien, car il en faisait partie depuis cinquante ans. Des troubles provoqués par elle éclatèrent contre l’évêque durant le carême de l’année 448 : c’était une déclaration. de guerre à outrance entre le chef et ses subordonnés ; on ignore à quel sujet. On écrivit de part et d’autre à l’empereur et à l’impératrice Pulchérie, qui se déclarèrent pour Bassianus. À la réception des lettres impériales, le parti victorieux fit éclater une joie immodérée ; on était au jeudi de Pâques, et Bassianus offrit solennellement le sacrifice en actions de grâces de sa victoire ; mais ses ennemis veillaient, le cœur altéré de vengeance. Le sacrifice s’achevait à peine, que ceux qui venaient de recevoir les saints mystères de la main de l’évêque se jetèrent sur lui, et, le dépouillant de son vêtement sacerdotal, le traînèrent dans le baptistère, où ils l’accablèrent de coups. Pendant ce temps, sa demeure était livrée au pillage, on lui enlevait tout ce qu’il possédait en argent et en meubles, et les gens de son service qui essayèrent de défendre lui ou ses frères furent tellement maltraités que plusieurs moururent sur la place. Emprisonné ensuite dans la geôle épiscopale, il y subit entre autres tortures celle de la soif ; on lui refusa jusqu’à quelques gouttes d’eau pour éteindre la fièvre qui le brûlait. Au plus fort de ces horreurs, le prêtre Étienne montait au trône épiscopal revêtu des ornemens de sa victime, et recevait l’ordination de quelques évêques ses complices. La ville accepta le nouvel exarque, comme elle avait accepté l’ancien ; l’orgueil municipal était sauf, puisque le patriarche de Constantinople ne s’était point mêlé de l’élection ; mais l’empereur, informé de tout, envoya sur les lieux un agent du maître des offices, le silenciaire Eustathius, pour ouvrir une enquête et lui adresser le rapport du fait. Eustathius était un homme juste et ami du bien ; toutefois les passions déchaînées firent tant pour lui voiler la vérité, que l’enquête, interrompue et reprise, finit par n’aboutir jamais, et tout restait encore en suspens quand Théodose mourut.

Le changement de prince et la convocation d’un concile universel rendirent l’espérance à Bassianus. Cet homme, jadis si riche et si généreux, errait maintenant de lieu en lieu, accompagné d’un prêtre qui mendiait pour lui, car Étienne avait mis la main sur son patrimoine comme si c’eût été un bien de l’église. Venu à Constantinople, l’évêque dépossédé se présenta au palais de l’empereur avec une requête où il demandait réparation de ces injures : l’empereur le renvoya devant le concile.

L’affaire était grave ; le concile fixa pour l’entendre sa onzième action, qui se tint le 29 octobre. Bassianus fut introduit, et sa requête lue en sa présence. Comme elle était conçue dans des termes d’une réserve extrême, et que les persécuteurs dont il dénonçait ; les actes n’y étaient point désignés par leurs noms : « Expliquez-vous, lui dirent les magistrats ; qui sont les gens dont vous vous plaignez ? — Ils sont nombreux, reprit Bassianus, et leur chef est l’évêque Étienne. C’est lui qui détient mon siège épiscopal et mon bien. Je désire que tous les faits que j’énonce soient éclaircis, et en premier lieu ce qui regarde mon épiscopat. Nos saints pères du concile verront si j’ai péché, et décideront de moi comme il leur conviendra. — Que le révérendissime évêque Étienne veuille bien répondre, dirent alors les magistrats. — Il se trouve ici, dit Étienne en s’avançant, des évêques du diocèse d’Asie ; on peut les faire approcher, et je m’expliquerai devant eux ; je demande qu’on appelle Léontius de Magnésie, Maronius de Nysse, Protérius de Smyrne, et d’autres que j’aperçois Là-bas. — Commencez par répondre vous-même, » firent observer les magistrats. Étienne alors s’exprima en ces termes :

« Cet homme-ci, dit-il en montrant du doigt Bassianus, cet homme-ci n’a point été ordonné évêque à Éphèse ; mais pendant une vacance de cette sainte église, réunissant une troupe de séditieux armés d’épées et de gladiateurs de l’amphithéâtre, il a fait irruption sur le trône épiscopal et s’y est assis. Votre magnificence ne jugera pas sans doute que c’est ainsi qu’on devient évêque ; en tout cas, il a été chassé comme le voulaient les canons, et quarante évêques d’Asie m’ont ordonné sur la désignation des nobles, du peuple et du clergé, en un mot de la cité entière. Quant à moi, il y a aujourd’hui cinquante ans que je suis attaché au clergé d’Éphèse. — Ne cherchez point à nous circonvenir ainsi, répliqua Bassianus avec véhémence, j’ai été fait évêque canoniquement, je puis le prouver ; et de plus, je n’ai été ni déposé, ni accusé, ni mis en cause par personne. Depuis ma jeunesse, j’ai vécu pour les pauvres ; j’ai construit un hospice où j’ai placé soixante-dix lits ; parce que j’étais aimé de tout le monde, l’évêque Memnon, jaloux de moi, voulut m’éloigner de la ville. » Bassianus alors raconta son ordination forcée à l’évêché d’Évase, son refus persistant, et comment, dans sa lutte violente contre Memnon et ses satellites, l’autel et le livre des saints Évangiles avaient été souillés de son sang. Suivait le récit de son ordination au siège d’Éphèse après la mort de Basile. Rien d’après lui n’avait été plus paisible et plus régulier : il voulait se dérober à l’honneur qu’on lui destinait ; « le peuple, le clergé, plusieurs évêques présens, lui avaient fait violence, et il s’était assis malgré lui sur le trône épiscopal. » — « J’aperçois d’ici, ajouta-t-il, un des évêques qui m’ont ordonné, c’est Olympius de Théodosiopolis : il rendra témoignage en ma faveur. L’empereur a confirmé mon élection, et le révérendissime Proclus non-seulement a communiqué avec moi à Constantinople, mais il m’a envoyé depuis lors ses lettres synodiques. Quatre ans entiers, j’ai gouverné l’église d’Éphèse, ordonné dix évêques et un grand nombre de clercs. Pendant que j’étais là, administrant à la satisfaction de la ville, un complot éclata dans mon église, et je fus dénoncé. L’empereur sur mes explications m’ayant donné gain de cause, mes ennemis furieux m’arrachèrent de l’autel où je venais d’officier, me dépouillèrent de mes vêtemens épiscopaux, me volèrent ce que je possédais, et prirent un d’entre eux pour le faire évêque : c’est Etienne que voilà. »

Quand Bassianus eut fini cet exposé, tout à l’avantage de sa cause, ce fut le tour d’Etienne, qui raconta les mêmes faits d’une façon toute différente. Invoquant aussi le témoignage des évêques d’Asie, « Bassianus, dit-il, n’a point été conduit de force à l’église d’Éphèse ; il y est venu de son plein gré, entouré de gladiateurs, d’épées et de flambeaux, et de lui-même il est allé s’asseoir au siège de l’évêque. Cette raison a déterminé le très saint évêque de Rome, Léon, le bienheureux Flavien de Constantinople, l’évêque d’Alexandrie, enfin celui d’Antioche, à le déclarer intrus par violence et à le chasser. Pour cette raison encore, l’empereur Théodose envoya Eustathius, primicier des silenciaires, s’enquérir des faits et de plus juger entre lui et les pauvres qu’il opprimait. » Le reste du discours d’Etienne était, comme son préambule, une invective pleine d’amertume, démentant un à un les dires de l’adversaire et dénaturant les circonstances des faits ; entre ces deux versions contradictoires, les magistrats restaient en suspens. Dans le doute sur la réalité du fond, ils essayèrent de s’attacher à la forme et de constater de quel côté du moins avait été la violation des règles canoniques. « Que Bassianus, dirent-ils, nous montre s’il a été établi évêque d’Éphèse par le concile provincial, ou qu’il nous dise quels sont ceux qui l’ont ordonné. — Olympius, répondit celui-ci ; quant aux autres, je ne sais plus bien qui ils étaient. » Sommé par les magistrats de déposer, Olympius raconta les faits comme nous les avons donnés plus haut : il était seul ordonnateur, et une foule armée l’avait transporté au trône épiscopal, où siégeait déjà Bassianus.

Là-dessus commença une discussion qui montrait combien l’incertitude était grande dans les esprits. « Je ne me rends pas bien compte, dit un évêque d’Asie, Julien de Byza, comment une ordination faite en violation des canons aurait été confirmée par l’archevêque de Constantinople, Proclus, cet homme si rigide et de si sainte mémoire. » Le nom de Proclus en effet pouvait rassurer bien des consciences. Heureux eux-mêmes de s’appuyer sur une autorité pareille, les magistrats voulurent savoir si vraiment Proclus avait communiqué avec Bassianus, et interrogèrent à ce sujet les clercs de l’église de Constantinople. « Non-seulement, répondirent ceux-ci, le bienheureux archevêque le reçut dans sa communion, mais il lui adressa depuis lors ses lettres synodiques comme à l’exarque d’Éphèse, et inscrivit son nom sur les diptyques. » Ce témoignage fut accueilli avec des marques de satisfaction par une partie de l’assemblée. Reprenant la suite des interrogatoires, les magistrats demandèrent à Etienne dans quelle forme son adversaire avait été déposé, et si lui-même avait été ordonné dans un concile. Etienne, interdit, balbutia. « Je ne puis, dit-il, fournir de mon intronisation les preuves que vous me demandez. Ne m’attendant guère à ce qu’on fît revivre ici une affaire que je croyais finie, je ne me suis point muni de pièces et ne puis qu’affirmer verbalement. Quant à Bassianus, je répète qu’il a été déposé par l’autorité de l’empereur Théodose, du pape Léon et de l’archevêque Flavien. » Plusieurs fois ce dernier nom avait été invoqué par lui dans l’intérêt de sa cause, sur quoi Cécropius de Sébastopolis, indigné, car l’évêque d’Éphèse était un de ceux qui avaient condamné Flavien au concile du brigandage, l’interrompit en disant : « Seigneur Etienne, que Flavien est puissant, même après sa mort ! » Ce mot et le souvenir qu’il réveillait produisirent une émotion générale. Les évêques et les clercs de Constantinople s’écrièrent : « Éternelle mémoire à Flavien ! Voilà la vengeance, voilà la vérité ! Flavien vit après sa mort ; le martyr prie pour nous ! »

Etienne objectait à son adversaire les canons seizième et dix-septième d’Antioche, dont le premier défend à un évêque vacant de s’ingérer à une autre église vacante, quand même il prétendrait y être forcé, et le second frappe d’excommunication l’évêque qui ne se rend pas à l’église pour laquelle il est ordonné. Or Bassianus, de toute évidence, tombait sous l’application de l’un ou de l’autre canon ; néanmoins les évêques d’Asie penchaient généralement pour lui, et leur prédilection se fondait sur d’assez fortes raisons. En effet, si Bassianus était un usurpateur (et comment se fût-on persuadé qu’il ne l’était pas ?), il avait usurpé un siège vacant. Etienne au contraire s’était intrus violemment sur un siège occupé par un autre. Or entre ces deux actes la différence était grande, et plus d’un évêque, en songeant à lui-même, pouvait trouver le premier crime un péché véniel comparativement au second. Cependant l’interrogatoire se continuait au milieu des démentis mutuels, et les adversaires montraient une aigreur croissante. Le système de Bassianus consistait à représenter son élection comme ayant été parfaitement calme et son ordination comme fort régulière. A la déposition de l’évêque Olympius, son unique ordonnateur, qui démon trait précisément le contraire, il ne put se contenir et s’écria : « Il ment ! » Etienne n’était pas plus maître de lui-même, et, quelqu’un ayant dit que Bassianus était resté évêque d’Éphèse pendant quatre ans : « Dites tyran d’Éphèse ! » interrompit-il avec colère. Au milieu du désordre, deux évêques d’Asie, s’avançant en face des magistrats, prononcèrent ces paroles tant en leur nom qu’en celui des autres suffragans de la province : « La justice et les canons ont été violés ; dans l’expulsion de Bassianus ; c’est lui que nous reconnaissons pour évêque d’Éphèse. » Leur déclaration décida l’assemblée, et de toutes parts on entendit, crier : « C’est juste, les canons le veulent ; nous pensons tous ainsi. » La cause de Bassianus était gagnée dans le concile. Elle ne l’était pas pour les magistrats, à qui cette décision parut mauvaise, sans pourtant qu’ils s’intéressassent à la cause d’Etienne ; mais les faits qui avaient accompagné l’élection et l’intronisation du premier leur paraissaient tellement entachés de manœuvres coupables qu’ils ne pouvaient se décider à le proclamer évêque légitime. Ils en conférèrent ensemble avec vivacité, puis leur chef dit au concile : « Notre avis à nous est que ni Bassianus, ni Etienne ne sont dignes d’occuper le siège d’Éphèse, Bassianus parce qu’il s’y est intrus violemment, Etienne parce qu’il a employé pour y parvenir l’intrigue et l’artifice : nous estimons en conséquence qu’il y a lieu d’en instituer un troisième ; toutefois ce sera à vous de décider. » Ce parti, qui frappait à la fois les deux coupables et tranchait au vif toutes les difficultés canoniques, plut à une majorité que tourmentaient encore bien des scrupules. La proposition des magistrats fut donc accueillie avec applaudissemens. « Ce jugement est juste, répétait-on dans l’assemblée ; c’est le jugement de Dieu, vous êtes les gardiens des canons, les gardiens des lois. » Consulté s’il voulait revenir de sa première décision, le concile répondit affirmativement, et un décret fut voté qui ordonnait l’élection d’un troisième évêque en remplacement des deux autres. L’assemblée, comme soulagée d’un grand poids, fit suivre le vote de cette acclamation : et longues années aux magistrats ? longues années au concile ! »

Si bonne qu’elle parut à la majorité, la nouvelle décision provoqua un incident grave et tout à fait inattendu. On avait pu remarquer pendant le vote un grand mouvement parmi les évêques du diocèse d’Asie, qui semblaient se concerter. A un signal donné, ils quittèrent leurs places tous ensemble, et, gagnant le milieu de la nef, ils se prosternèrent la face contre terre, les bras tendus vers le concile. « Ayez pitié de nous, disaient-ils ; c’est notre mort que vous décrétez ; on égorgera nos enfans ! Ayez pitié de nos enfans ; ayez pitié die nous ! » Ces évêques, à ce qu’il paraît, étaient tous mariés, et avaient laissé leurs familles dans leurs villes épiscopales. Connaissant l’animosité qui régnait non-seulement dans la ville métropolitaine, mais dans tout l’exarchat, contre les prétentions juridictionnelles du siège de Constantinople, ils n’avaient pas vu sans terreur décréter la nomination d’un évêque d’Éphèse, soit par l’archevêque de la ville impériale, soit par le concile lui-même. Ils craignirent qu’on ne leur imputât à crime, s’ils ne s’y opposaient pas, d’avoir livré les droits électoraux de leur province, et que le peuple en fureur ne s’en vengeât sur leurs enfans. Ces malheureux restaient donc là dans l’attitude de la supplication, tremblans, baignés de larmes, attendant que l’assemblée, touchée de leurs périls, trouvât quelque moyen de les protéger. Cette scène en effet avait quelque chose d’émouvant, et les magistrats en parurent troublés, car ils connaissaient les fureurs de la populace déchaînée dans ces petites républiques de l’Asie. Pour se bien rendre compte de ce que le danger avait de sérieux en réalité, ils demandèrent au concile dans quel lieu l’évêque d’Éphèse devait être nommé suivant la règle des canons. Là-dessus éclata une grande diversité d’opinions. « Il doit être nommé dans la province, répondirent beaucoup de voix. — C’est une erreur, interrompit Diogène de Cyzique, l’usage veut que l’évêque d’Éphèse soit ordonné à Constantinople ; si l’on avait suivi l’usage, nous n’aurions pas à déplorer les scandales qui s’étalent en ce moment sous nos yeux. Dans la province on ordonne des gens de néant, et c’est la source de tous les maux. » L’opinion. de l’évêque Diogène trouva un contradicteur dans Léontius de Magnésie. « Depuis saint Timothée, dit-il, vingt-sept évêques ont été ordonnés à Éphèse, Basile seul l’a été à Constantinople, et des meurtres, comme on sait, ont ensanglanté son avènement. » Philippe, prêtre de Constantinople, prit la parole après lui pour le combattre. « S’il en était ainsi, dit-il avec chaleur, comment donc le saint archevêque Jean Chrysostome, lorsqu’il se rendit en Asie, aurait-il déposé quinze évêques et en aurait-il nommé quinze autres à leur place1, si ce n’est parce que son siège avait juridiction sur celui d’Éphèse ? L’évêque Memnon fut confirmé à Constantinople, Héraclides et d’autres furent ordonnés du consentement de notre patriarche ; enfin le bienheureux Proclus a lui-même ordonné Basile. Voilà le droit, voilà les canons. » Les magistrats, voyant qu’on ne pouvait s’entendre, renvoyèrent l’affaire au lendemain.

Le lendemain 30 octobre, l’assemblée reprit la question d’Éphèse ; les magistrats, non moins que les évêques, étaient pressés d’en finir. « Notre assiduité au concile, dirent-ils en ouvrant la séance, porte préjudice aux affaires publiques ; nous vous prions donc de nous dire s’il vous est venu quelque nouvelle lumière, qui termine promptement ce débat. — Je suis d’avis, dit Anatolius, que ni Bassianus, ni Etienne, ne soient reconnus évêques d’Éphèse, car ils se sont intrus contre les canons : on en élira un troisième, les deux autres conserveront le titre d’évêque, et seront nourris aux dépens de l’église. » Les légats opinèrent de même. Les magistrats alors firent apporter l’Évangile, conjurant les membres du concile de juger suivant leur conscience. Anatolius redit une seconde fois son avis, que toutes les voix acclamèrent. La sentence fut ensuite prononcée par les magistrats. Elle portait : 1° que ni Etienne ni Bassianus ne remonteraient sur le siège d’Éphèse, mais que la dignité d’évêque leur serait conservée, et qu’ils recevraient pour leur nourriture et leur entretien une somme annuelle de deux cents sous d’or prélevés sur les revenus ecclésiastiques ; 2° qu’un troisième évêque serait nommé suivant les canons : le décret ne spécifia point où il serait nommé et par qui toutefois on l’interpréta en ce sens que l’ordination n’aurait pas lieu dans la province.

Éphèse était donc dépouillée de ce droit patriarcal dont elle avait si étrangement abusé et soumise au siège de Constantinople. Qu’advint-il des malheureux évêques d’Asie ? Ils protestèrent, sans doute pour sauver leur existence et celle de leurs familles, contre la décision synodale et contre l’assemblée qui l’avait rendue. Trois ans ne s’étaient pas écoulés qu’un concile schismatique, prenant la revanche de Chalcédoine, réintégrait Éphèse dans la plénitude de sa vie électorale.


IV

Le concile de Chalcédoine n’avait pas encore achevé sa session que déjà des troubles religieux éclataient dans plusieurs parties de l’empire d’Orient : c’était une réaction eutychienne contre la définition de foi si laborieusement construite et contre la déposition de Dioscore. Constantinople, Alexandrie et Jérusalem étaient les foyers de ce mouvement d’opposition, et cette opposition accusait le concile d’être nestorien, la lettre du pape de contenir des erreurs nestoriennes, l’empereur et l’impératrice, en un mot, de vouloir rétablir l’hérésie de Nestorius. Les monastères servaient partout d’officines à ces calomnies. Dans la ville impériale, grâce aux mesures promptes et vigoureuses de l’autorité, l’agitation fut réduite aux proportions d’une révolte de moines ; mais en Égypte et en Palestine, où le peuple y prit part, ce fut la guerre civile avec tout son cortège d’assassinats, de massacres et d’incendies.

Le lecteur se rappelle sans doute ces moines schismatiques qui, sous la conduite de leurs abbés, Carosius, Dorothée et Maxime, bravèrent le concile en face lors de sa troisième action, et auxquels l’assemblée fixa un délai de trente jours pour venir à résipiscence et se soumettre. Ni Carosius ni ses adhérens n’attendirent l’expiration du délai pour proclamer leur impénitence finale et leur séparation d’un concile qu’ils qualifiaient de nestorien. On les chassa de leurs monastères : ils tinrent des conciliabules dans la ville ; on dispersa leurs conciliabules à coups d’épée : ils les reformèrent dans la banlieue de Constantinople, et l’on vit, comme au temps des joannites, des prêches en plein vent, des baptêmes dans les piscines publiques, des célébrations de mystères dans les cavernes et dans les bois. Carosius et Dorothée, poussés de proche en proche par la persécution, furent obligés de s’exiler : on les traqua dans leur exil, et, suivant l’expression d’un des légats du pape, « on les mit dans un lieu où ils ne pouvaient plus nuire. » Ce lieu était tellement triste, et le séjour tellement insupportable, que Carosius finit par demander merci et se soumettre à ce qu’on voulut : ce ne fut pourtant qu’après la mort de Dioscore, au bout de six ans de captivité ; quant à Dorothée, il ne fléchit jamais.

L’établissement de l’eutychianisme en Égypte, d’où il ne sortit plus, fut accompagné de catastrophes bien autrement lamentables. Après la déposition de Dioscore, le concile avait eu l’idée de lui choisir directement un successeur qu’on enverrait tout ordonné dans sa métropole ; mais le caractère bien connu des habitans d’Alexandrie et la disposition des esprits dans cette ville turbulente firent renoncer bientôt à ce projet : l’on préféra que le patriarche fût nommé sur les lieux. En conséquence, les quatre évêques égyptiens qui s’étaient séparés de Dioscore, lors de la première séance du concile, pour passer du côté des catholiques, partirent avant la fin de la session avec une lettre de l’empereur destinée au préfet d’Égypte. La lettre lui recommandait de prêter assistance aux quatre évêques pour faciliter l’élection d’un archevêque catholique. « Il fallait, disait l’empereur, préparer habilement les choses et prendre à l’avance toutes précautions pour que l’éveil ne fût pas donné aux fauteurs de désordres ainsi qu’à la populace : » La recommandation était sage, et le préfet s’y conforma ; mais, une réunion des nobles et des principaux de la cité ayant eu lieu par ses soins, ceux-ci déclarèrent qu’ils ne pouvaient considérer le trône épiscopal comme vacant, tant que Dioscore vivrait, et que par conséquent ils ne procéderaient à aucune élection pour le remplacer. Dioscore en effet, malgré ses vices personnels et sa tyrannie, était à leurs yeux l’évêque légitime auquel Alexandrie et l’Égypte restaient d’autant plus dévouées qu’il semblait un martyr des doctrines traditionnelles de son église. Cette première tentative ayant échoué, le préfet prit mieux ses mesures pour une seconde, décidé cette fois à respecter moins religieusement. la coutume et les droits électoraux des habitans. D’accord avec quelques notables et certains clercs influens, il réunit, un jour donné, une assemblée électorale entièrement à sa discrétion ; on produisit devant elle un candidat qu’elle nomma, et que les quatre évêques intronisèrent ; Ce fut l’œuvre d’un instant. Le candidat était un vieillard nommé Protérius, archiprêtre de l’église, et qui en avait géré les affaires pendant l’absence de Dioscore. Ces fonctions lui avaient valu sinon l’amour, du moins le bon vouloir des membres du clergé avec lesquels elles le mettaient personnellement en rapport ; aussi ne s’éleva-t-il de leurs rangs aucune protestation violente. Protérius était d’ailleurs un homme digne d’estime et un zélé catholique.

La surprise avait donc bien réussi jusque-là en mettant les opposans en défaut ; mais à peine Protérius avait-il reçu l’imposition des mains et coiffé cette tiare adoptée depuis Cyrille par les patriarches d’Alexandrie à l’instar des évêques de Rome, qu’un grand désordre vint troubler la cérémonie. Le peuple, informé de ce qui se passait, se jeta en tumulte sur l’église, puis sur la demeure des magistrats, qui recoururent à la force armée, mais la sédition s’accrut d’heure en heure. Les soldats, d’abord victorieux, bientôt repoussés, se retranchèrent dans l’ancien temple de Sérapis devenu l’église de Saint-Jean-Baptiste, et s’y défendirent. Les séditieux en firent le siège, et, ne pouvant forcer les portes, mirent le feu au bâtiment : les assiégés furent tous brûlés vifs. Le châtiment de cette barbarie ne se fit pas attendre. L’empereur, informé de tout, supprima au peuple d’Alexandrie les distributions gratuites que l’état lui faisait sur le produit de l’annone ; il interdit aussi les spectacles, ordonna la fermeture des thermes publics, et suspendit les privilèges de la cité. La sédition dès lors se changea en révolte. Les partisans de Dioscore ayant menacé d’arrêter les blés qu’on dirigeait sur Alexandrie pour l’alimentation de Constantinople, Marcien prescrivit qu’on les amènerait dès lors à Peluse, ce qui mit la famine dans Alexandrie. Pour l’exécution de ses ordres, l’empereur fut obligé d’augmenter la garnison de la ville ; on embarqua précipitamment à Constantinople 2,000 hommes de nouvelles recrues, et leur traversée s’opéra par un vent si favorable qu’en six jours, nous dit l’histoire, cette troupe atteignit le port d’Alexandrie ; toutefois cette augmentation de forces n’amena qu’une augmentation de désordres. Ces nouveaux soldats, rudes et mal façonnés à la discipline, se conduisirent envers les Alexandrins avec la dernière brutalité. Ils outragèrent les femmes et les filles, et commirent en un mot tous les excès d’une soldatesque sans frein. Tout le monde alors se souleva et la guerre devint terrible. Elle céda enfin aux procèdes conciliant d’un nouveau gouverneur envoyé pour remplacer l’ancien. Florus, tel était son nom, promit de faire lever l’interdit qui pesait sur Alexandrie, et, par des concessions, prudemment ménagées, obtint le rétablissement de la paix. Ce fut un désarmement politique, mais non une pacification religieuse. Protérius eut besoin de sévir contre son clergé, ses moines et ses suffragans, dont il déposa les plus mutins : les moines surtout, opposans obstinés, éprouvèrent ses rigueurs. La haine que lui portaient les eutychtens menaçant à chaque instant sa vie, le préfet lui donna une garde personnelle, et l’on put voir dans le second siège de l’Orient célébrer les saints mystères, sous la protection de soldats bien souvent ariens ou païens.

Tandis que ces choses se passaient en Égypte, la Palestine aussi se révoltait, et l’on eût pu croire à une triste émulation de désordre entre Alexandrie et Jérusalem. Nous nous arrêterons avec plus de détails sur ces derniers événemens, parce qu’il doit y figurer un personnage important de nos récits, l’impératrice Eudocie, que nous rencontrons toujours en opposition, pour tout ce qui touche le plus le cœur d’une femme, la religion et l’amour, avec celle qu’elle appelait sa sœur, et qui l’avait élevée sur un des deux trônes de l’univers.

La Palestine, province essentiellement monastique et peuplée de couvens et d’ermitages dans ses déserts comme dans ses villes, n’avait pas été la dernière à se précipiter dans le mouvement eutychien. Dès le premier concile d’Éphèse, elle s’était déclarée contre Nestorius, qui lui semblait l’antéchrist, et contre ses partisans, dans lesquels elle voyait les maudits de l’Apocalypse marqués du sceau de la bête. Au deuxième concile d’Éphèse, elle avait suivi Dioscore, et elle accueillit la condamnation de ce patriarche comme une résurrection du nestorianisme. Tous les bruits qui arrivaient du concile de Chalcédoine, — et ils venaient presque tous par des moines voyageurs, — entretenaient la Palestine dans l’idée que cette assemblée était nestorienne, le pape Léon et ses légats nestoriens, l’empereur enfin et sa compagne Pulchérie des nestoriens déclarés. L’impératrice Eudocie, retirée à Jérusalem depuis la mort de Théodose, partageait, à bien des égards le préjugé public. Elle savait par expérience combien sa belle-sœur était l’ennemie d’Eutychès et de cette doctrine, qu’elle-même au contraire avait constamment favorisée. Les deux Augusta s’étaient fait à ce sujet une guerre très vive lors du procès de l’archimandrite à Constantinople et de son triomphe au brigandage d’Éphèse. Tout prédisposait donc la veuve de Théodose, à embrasser le parti d’opposition au concile, et elle le fit avec la passion qu’elle mettait partout. Athénaïs menait d’ailleurs dans la sainte cité de Jérusalem une vie consacrée aux bonnes œuvres publiques ou privées. Elle avait, achevé la reconstruction et l’agrandissement de l’enceinte de la ville entreprise par elle lors de son premier séjour ; nombre de monastères et d’hôpitaux lui devaient leur fondation, et ses libéralités allaient chercher les ermites du désert jusque dans les solitudes les plus reculées. Elle avait élevé de ses deniers, à l’endroit où le premier martyr Etienne avait été lapidé, une magnifique église en son honneur, prenant soin d’y marquer elle-même sa sépulture, comme si elle n’eût voulu pour ses restes mortels d’autre patrie que Jérusalem. Les bonnes œuvres d’Eudocie portaient un cachet de grandeur vraiment impérial qui frappait l’imagination, en même temps qu’elles lui attiraient la reconnaissance des peuples. Elle était la mère des pauvres et la reine d’une province où elle faisait le bien en souveraine. On l’aimait jusqu’à l’adoration, et l’on disait que le roi-prophète l’avait annoncée à sa ville favorite lorsqu’il s’écriait dans un de ses psaumes : « O Seigneur, comble de biens Sion par ta bonne volonté, et que les murailles de Jérusalem soient reconstruites. » Or le mot qui signifiait dans la traduction grecque bonne volonté ou bienveillance, endocia, était le nom même de l’impératrice Eudocie ; pour beaucoup de gens enthousiastes, cette concordance fortuite de mots cachait un sens prophétique. En fait de flatteries, on l’avouera, celle-ci en valait bien une autre.

La Palestine comptait alors parmi ses moines un homme actif, audacieux, prêt à tout, intelligent d’ailleurs, et qui avait acquis par la lecture assidue des auteurs ecclésiastiques la réputation d’un savant ; il se nommait Théodosius. La science chez ce moine était subordonnée au fanatisme, et il étudiait moins pour le bonheur de découvrir la vérité que par désir de la trouver dans l’hérésie d’Eutychès. Il cherchait surtout des textes des pères qui appuyassent sa doctrine de prédilection, même il en fabriquait au besoin. On l’accusait par exemple d’avoir altéré, dans les copies qu’il en répandait, plusieurs des ouvrages de Cyrille qui cependant prêtaient assez aux opinions eutychiennes pour qu’on s’épargnât la peine de les falsifier. De bonne heure, cet homme s’était montré grand fauteur d’intrigues, de mensonges, de bruits calomnieux pouvant produire des troubles ; toujours en guerre avec ses supérieurs, dont il cherchait à ébranler l’autorité, il semait autour de lui la discorde pour en profiter dans l’occasion. Il ne fut pas toujours heureux dans ses tentatives. Chassé de son couvent de Palestine pour diffamation envers son évêque, à ce qu’on peut croire, il se réfugia en Égypte ; étant venu dans la ville d’Alexandrie, il eut l’audace d’attaquer Dioscore. Mal lui en prit ; le patriarche, peu patient, le fit fouetter en place publique et promener par les rues sur un chameau comme un malfaiteur. Le moine et l’archevêque devaient se retrouver un jour en face l’un de l’autre à Chalcédoine ; mais Théodosius ne garda pas rancune à un homme encore plus brouillon que lui, et qui d’ailleurs était le chef du parti qu’il allait soutenir. On le voit dès les préliminaires du concile se rendre à Nicée avec une troupe de moines palestins séduits par sa faconde, puis de Nicée à Chalcédoine, où il se signala parmi les plus fanatiques eutychiens ; il causa même par ses déclamations inconsidérées quelque trouble soit dans le concile, soit autour du concile. »

Il n’attendit pas la clôture de la session pour partir, impatient de regagner Jérusalem, où il espérait bien se mettre en scène d’une façon brillante. Ses compagnons, les moines palestins, partirent avec lui. Tout le long du chemin, il répandait les nouvelles les plus alarmantes pour la foi orthodoxe. « La foi est perdue, disait-il, et nous fuyons avec horreur un concile qui ordonne de reconnaître deux fils de Dieu, deux Christs, deux hypostases du Verbe qu’on serait tenu d’adorer. » Il propageait probablement aussi une traduction grecque de la lettre du pape Léon à Flavien où les expressions relatives aux deux natures avaient été altérées dans un sens nestorien, fausse traduction que le pape désavoua plus tard, mais avec laquelle on lui faisait la guerre en Palestine et en Égypte. L’émotion était grande dans tous les lieux où cette troupe passait. A Jérusalem, Théodosius, s’emparant de l’église de la Résurrection, y tint des prêches où il attaquait violemment le concile et dénonçait l’évêque Juvénal, resté à Chalcédoine, comme un hérétique et un apostat. « Comment, disait-il, Juvénal, assesseur de Dioscore à Éphèse, avait-il pu trahir son métropolitain à Chalcédoine ? Il fallait lui demander compte d’un pareil acte dès son retour, et, s’il ne se rétractait pas solennellement, le chasser de son siège. » Non content d’attaquer de la sorte et son évêque et le concile, Théodosius accusait encore l’empereur et l’impératrice Pulchérie de vouloir étouffer la vraie foi. Sa conclusion était qu’on anathématisât l’assemblée de Chalcédoine, ainsi que le pape, et qu’on résistât jusqu’au martyre aux ordres du gouvernement, s’il rendait obligatoire la définition de Chalcédoine sur l’incarnation. À ces discours d’opposant, il joignait quelques expositions dogmatiques marquées au coin de l’eutychianisme le plus pur. Il prétendait par exemple que Jésus-Christ n’avait point eu de chair véritable et semblable à la nôtre, et que l’essence même du Verbe avait souffert la croix et la mort. Une telle doctrine fit donner à ce sectaire et à ses partisans le nom de phantasmatiques, puisqu’elle réduisait le corps de Jésus-Christ à n’être qu’une illusion ou un simple fantôme. Entraînée par ses sentimens eutychiens, Eudocie embrassa ouvertement le parti des agitateurs ; elle mit à leur service tout ce qu’elle possédait d’influence en Palestine et tout ce qu’elle avait de passion dans le cœur. Elle prit avec Théodosius le commandement d’une insurrection qui, de religieuse qu’elle était d’abord, devint bientôt politique. L’histoire nous dit qu’elle fit appel à tous les monastères qu’elle entretenait, à tous les anachorètes qui vivaient de ses libéralités dans les environs de Jérusalem. Ils accoururent du fond de leurs cloîtres et de leurs cavernes comme une armée de cliens ou de vassaux, les uns par reconnaissance, les autres par orgueil, fiers de servir sous un si haut patronage. Les documens contemporains réduisent à un très petit nombre les archimandrites en renom qui surent résister aux séductions, et encore quelques-uns commencèrent-ils par s’égarer avant de revenir au droit chemin. Ces bandes d’anachorètes, ces moines de tout habit et de toute provenance se concentrèrent à Jérusalem, qui ressembla bientôt à un camp monastique où des milices créées pour prier Dieu en paix vinrent s’exercer à la guerre sainte. La ville elle-même était divisée d’opinions, et dans les derniers rangs du peuple l’instinct du pillage donnait la main au fanatisme. L’absence de toute force publique ajoutait aux causes de désordre un aiguillon puissant. Le comte Dorothéus, gouverneur de la province, était en ce moment sur les confins du pays de Moab en pleine expédition contre les barbares ; Jérusalem, dégarnie de troupes, à la merci d’un coup de main, pouvait devenir la proie facile du plus audacieux.

Telle était la situation d’Ælia Capitolina (nom civil de Jérusalem depuis sa reconstruction par Adrien), lorsque Juvénal, inquiet des bruits qui lui arrivaient de sa ville épiscopale, se hâta d’y retourner, abandonnant Chalcédoine et le concile. Il y trouva toutes choses plus bouleversées encore qu’il ne le craignait. A son entrée dans l’église de la Résurrection, il se vit entouré d’un clergé timide ou malveillant, de moines à l’aspect sinistre, et d’une foule d’habitans dont l’attitude n’était pas faite pour le rassurer davantage. On le somma de rétracter ce qu’il avait fait à Chalcédoine et d’anathématiser les décrets qu’il y avait souscrits. Il résista, voulut se défendre et justifier le concile ; mais Théodosius appuyait ses attaques de faux documens « dont le diable seul pouvait être l’auteur, » disaient les catholiques, tant ils contenaient d’impostures et de perfidies. Juvénal ne put répondre, ou plutôt on refusa de l’écouter, Sa vie fut menacée, et ce n’est qu’à grand’peine qu’il put s’échapper de l’église pour gagner une retraite sûre où il se cacha. Théodosius envoya un assassin pour le découvrir, et, comme l’assassin manqua son coup, le moine déchaîna sa colère sur l’évêque de Scythopolis, Sévérianus, qu’il fit massacrer. Les persécutions dès lors commencèrent. Les évêques qui repoussaient la communion des moines furent emprisonnés ou cherchèrent à fuir. Théodosius, au milieu de ce désarroi, déclara le siège de Jérusalem vacant, et s’y fit introniser par des évêques venus du dehors. De Jérusalem, l’insurrection gagna de proche en proche toute la province, l’intrus se mit à ordonner un grand nombre de clercs et jusqu’à des évêques. Il les expédiait dans les trois subdivisions de la Palestine pour y remplacer les évêques restés au concile ou ceux-là qui refusaient sa communion. Ce fut un bouleversement général dans l’église.

De l’église, la révolution s’étendit à l’ordre civil. Ce roi des moines eut son gouvernement qui mit hors la loi les magistrats légitimes, la persécution fut ouverte dans la ville contre ceux qui ne reconnaissaient pas l’autorité religieuse de l’intrus. On flagella les uns, on ôta les biens aux autres, pillant et brûlant sans pitié leurs maisons. De nobles matrones se virent l’objet d’indignes outrages. Les prisons furent ouvertes et les criminels mis en liberté. Les citoyens étaient contraints d’anathématiser le concile de Chalcédoine et le pape Léon. Un diacre nommé Athanase, outré de tant de tyrannie, dit un jour à Théodosius en plein chœur de son église, et, pendant qu’il siégeait sur le trône épiscopal : « Cesse de faire la guerre au Christ et de disperser son troupeau, et apprends, si tu ne le sais pas, que notre fidélité à notre vrai pasteur est inébranlable, Tu ne seras jamais pour nous qu’un étranger. » Ce diacre parlait encore lorsque, sur un signe du faux évêque, des gens armés s’emparent de lui, le traînent hors de l’église et lui coupent la tête. Son corps est aussitôt traîné par un pied dans toute la ville et jeté en pâture aux chiens. L’église honora sa mémoire comme celle d’un martyr.

Tandis que Jérusalem était courbée sans défense sous cette honteuse tyrannie, le gouverneur Dorothéus mettait en fuite les tribus barbares qui avaient envahi Moab, et ramenait ses troupes dans la ville ; mais il en trouva les portes fermées et les murailles garnies de gens sous les armes que l’histoire appelle les satellites de Théodosius et d’Eudocie. Il essaya de parlementer et reconnut que l’affaire était sérieuse ; les habitans, qui se voyaient compromis et craignaient un dernier effort des brigands, lui déclarèrent qu’ils ne le recevraient point, s’il ne s’engageait à respecter ce qu’avaient constitué en son absence « l’ordre entier des moines et tout le peuple de Jérusalem. » C’était, paraît-il, le nom qu’avait pris le nouveau gouvernement. Plutôt que de faire une entrée sanglante et de livrer assaut à la ville sainte, Dorothéus capitula et se soumit en attendant les commandemens de l’empereur. Les troupes pénétrèrent donc sans coup férir, mais non pas cependant sans exercer quelques vexations sur cette garnison indisciplinée avec laquelle il leur avait fallu traiter. Les gens de guerre reçurent des logis dans les couvens, et les cloîtres furent transformés en écuries pour les chevaux : les moines eurent beau murmurer et se plaindre, Dorothéus les laissa crier, trouvant qu’il avait déjà beaucoup fait en épargnant leur vie. Ils furent réduits à réclamer auprès de l’impératrice Pulchérie, qu’ils regardaient comme l’auteur principal de leur défaite. Juvénal, profitant de ce changement de face dans les affaires, s’était sauvé de la ville, et, gagnant en toute hâte Constantinople, il mit Pulchérie et Marcien au courant de ce qui s’était passé et de ce qui se passait encore, car l’usurpateur de son siège l’occupait toujours en vertu de la convention. Il s’y maintint même pendant vingt mois.

Marcien reçut donc presque à la fois le rapport verbal de l’évêque Juvénal, le rapport écrit du gouverneur et la requête que les moines palestins adressaient à Pulchérie. Cette requête était conçue en termes hautains, presque insolens, et convenait moins à des supplians qu’à des séditieux opiniâtres. Ils s’y plaignaient amèrement des mauvais traitemens qu’il leur fallait subir. Le gouverneur, disaient-ils, transformait leurs monastères en cantonnemens pour ses soldats, sans crainte de troubler la paix de leurs oratoires ; il osait même changer leurs saints cloîtres en écuries pour les chevaux. Ils s’y disculpaient de toute responsabilité dans les désordres dont la ville avait souffert, les attribuant aux habitans eux-mêmes et à quelques étrangers qui se conduisaient en maîtres dans la ville. Cela posé, les requérans se mettaient à disserter sur les dogmes, disant que l’expression de deux natures en la personne de Jésus-Christ les avait troublés et épouvantés, et qu’il fallait bien se défendre de parler de la nature de Dieu. Quant à eux, ajoutaient-ils, jamais ils ne reconnaîtraient un concile qui obligeait de croire à deux Christs, deux fils, deux personnes du Verbe divin, et tout en accusant le concile ils jetaient des soupçons d’hérésie sur la croyance des deux Augustes. Irrité de l’inconvenance de la requête, Marcien voulait en châtier exemplairement les auteurs ; Juvénal s’entremit pour l’apaiser, sachant que la disposition des esprits en Palestine exigeait, dans l’intérêt de la paix, plus de ménagement que de rigueur. Marcien finit par comprendre et céda ; mais il écrivit à ces moines une grande lettre que nous avons encore, ou la douceur du fond est suffisamment compensée par la sévérité du langage. « Il voulait bien leur pardonner, disait-il, à la condition qu’ils se tiendraient renfermés chez eux, livrés à la prière et soumis aux évêques, et renonceraient à l’avenir à toute discussion sur les doctrines. » Quant aux crimes dont les requérans prétendent se justifier, il leur répond qu’il a été informé de tout par des actes authentiques, et leur expose en termes énergiques leurs propres violences. « Et ces choses, ajoute-t-il, vous ne les avez pas faites pour défendre la foi, mais pour usurper des fonctions dont vous êtes tout à fait indignes. Vous rendrez compte de votre impiété et de vos méfaits à Jésus-Christ, notre sauveur, qui certes ne les laissera pas impunis. Pour nous, il nous répugne de sévir contre des moines. Nous avons seulement donné ordre de maintenir la ville de Jérusalem, de la pacifier, et de châtier ceux qui se trouveront coupables d’incendies ou de meurtres. Vous dites encore que l’expression de deux natures vous a troublés comme étant chose absolument nouvelle ; mais de quoi donc vous mêlez-vous ? Sachez le bien, il ne vous appartient pas d’examiner des questions que vous êtes incapables de comprendre. » Et par une condescendance singulière de la part d’un empereur, Marcien va jusqu’à leur expliquer le sens du mot deux natures et rendre ainsi raison de sa foi. Le rescrit du prince se terminait par ces paroles, que malheureusement les actes démentirent : « nous n’avons ordonné de forcer personne à signer ou à consentir contre son gré ; nous ne voulons pas attirer dans les voies de la vérité par les menaces ou par la violence. »

Cette lettre est assurément étrange ; elle montre une fois de plus encore à quel point les exigences religieuses pesaient sur ces autocrates du monde romain, si absolus en politique. Qui ne verrait sans surprise ce vieux soldat, devant lequel Attila reculait, donner des explications théologiques à des moines ignorans, dissiper les bruits calomnieux, et d’un soin jaloux venger son orthodoxie qu’un autre moine avait osé contester ? Pulchérie voulut répondre à son tour pour se dégager elle-même de l’inculpation d’hérésie, en même temps que le « très sacré et très pieux empereur, époux de sa sérénité. » Sa lettre est un résumé de celle du prince. Elle écrivit aussi à l’abbesse d’un des couvens de Jérusalem, appelée Bassa, car les religieuses n’étaient pas en reste sur les moines en fait d’opposition au concile de Chalcédoine, et plus d’un monastère de femmes était entré en révolte. Pulchérie fait à Bassa une ample déclaration de sa foi et la prie d’être son avocate auprès de toutes « les femmes consacrées » qu’auraient pu influencer les mensonges de Théodosius. Bassa voyait familièrement Eudocie, et à l’instigation de Pulchérie peut-être cherchait-elle à la ramener au giron de la foi catholique ; ses efforts n’obtinrent pas un grand succès.

Les instructions de l’empereur Marcien à Dorothéus recommandèrent la douceur dans la répression, et la révolte fut étouffée sans effusion de sang. Les moines virent cesser les casernemens de troupes et de chevaux dans leurs couvens ; les étrangers furent renvoyés dans leurs domiciles, et toutes choses rentrèrent à peu près dans l’ordre ; mais le bouleversement avait été long et désastreux. Théodosius, voyant la paix renaître, avait prudemment quitté Jérusalem ; quand il sut que Marcien l’exceptait de l’amnistie, ainsi que ses principaux complices, il s’enfuit avec eux au couvent du Sinaï pour y trouver un asile. L’empereur écrivit aux archimandrites des couvens de la sainte montagne qu’ils eussent à lui livrer ce scélérat couvert de crimes. Les archimandrites répondirent que toutes recherches pour trouver Théodosius avaient été vaines, qu’il errait probablement, on ne savait où, dans les cavernes et les forêts, parmi les bêtes sauvages. Il était aisé de deviner que l’homme traqué si soigneusement vivait tranquille parmi ses frères du Sinaï, eutychiens comme lui, sous l’inviolabilité d’une foi commune.

Au reste, l’autorité de cet intrus avait depuis longtemps cessé dans Jérusalem, où les excès de sa tyrannie lui avaient aliéné tous les cœurs honnêtes. Eudocie était bientôt revenue de son aveuglement. Honteuse d’avoir patronné ce misérable et ses complices, elle se retira de la scène des événemens, où de bonne heure son nom n’est plus prononcé. Pulchérie essaya de la ramener à la foi catholique, par Bassa sans doute, puis, et plus sûrement, par sa fille et ses petites-filles, l’impératrice et les princesses d’Occident, qui lui écrivirent de Ravenne à la sollicitation de leur tante ; mais elle n’osa jamais s’adresser directement à elle. Prières, supplications, conseils, Athénaïs rejeta tout, ne voulant pas se donner le rôle d’une criminelle repentante devant cet empire qu’elle avait gouverné pendant vingt ans. Le malheur seul pouvait courber sous sa verge de fer l’orgueilleuse fille de Léontius.

Pulchérie mourut l’année suivante, 453. Sa mort ne fut marquée par aucune circonstance extraordinaire ; elle s’éteignit paisiblement à Constantinople dans la cinquante-quatrième année de son âge, et son corps alla rejoindre ceux de sa famille dans la basilique des Apôtres. Elle laissa de longs regrets après elle, quoique sa tâche principale fût depuis longtemps achevée. Souveraine politique, elle avait dirigé l’empire avec sagesse ; souveraine religieuse, elle avait combattu et triomphé pour l’orthodoxie. Placée par sa rare fortune en face des deux adversaires les plus redoutables qu’eût rencontrés la foi depuis Arius, adversaires opposés entre eux, mais unis pour ébranler l’édifice de la rédemption dans sa double assise, l’humanité du Christ et sa divinité, elle les avait tous les deux attaqués et terrassés tous les deux. C’est la gloire que lui attribua la chrétienté dans sa représentation la plus élevée, et l’on peut dire que cette petite-fille de Théodose eut pour flatteurs et des conciles et des papes. L’église, après avoir glorifié sa vie, honora sa mémoire : le nom de Pulchérie fut inscrit sur le catalogue des saints, ce livre d’or du christianisme.


V

La tourmente qui emportait l’empire romain emporta du même coup la famille de Théodose, le dernier des grands empereurs. Sa branche orientale venait de s’éteindre de mort naturelle avec Pulchérie : les vices de Valentinien III amenèrent la fin de la branche d’Occident. Livré à des passions brutales, le fils de Placidie, digne frère d’Honoria, s’était épris de la femme du sénateur Maxime et lui fit violence : Maxime le tua, s’empara de la pourpre, et, pour comble d’outrage, força la veuve de Valentinien, Eudoxie, à l’épouser. Mais celle-ci méditait une vengeance plus grande encore, puisqu’elle devait retomber sur l’empire : elle appela Genséric à son aide, lui livra Rome et partit elle-même avec ses deux filles, toutes trois captives des Vandales. Quand ces nouvelles arrivèrent à l’impératrice Eudocie dans son palais de Jérusalem, elle resta comme anéantie : son orgueil fléchit sous cette fatalité de crimes et de malheurs, et elle s’accusa d’avoir allumé par ses fautes la colère de Dieu qui s’appesantissait si cruellement sur toute sa postérité. Pleine d’angoisse et de trouble, elle envoya le chorévêque de Jérusalem, Anastasius, consulter en son nom un saint personnage qui était le conseiller ordinaire des rois et des peuples dans leurs calamités, pour savoir de lui comment elle pourrait détourner ce courroux suspendu sur elle et sur les siens. Le saint personnage s’appelait Siméon, et on l’avait surnommé le Stylile, parce qu’il habitait au-dessus d’une colonne ou style à quinze lieues environ de la ville d’Antioche.

Siméon avait été autrefois pâtre dans les vallées du mont Amanus, puis, saisi d’une passion inextinguible de solitude et d’austérités, il était allé s’enterrer tout jeune encore dans un couvent de cénobites. Là, sa passion ne fut point satisfaite ; la vie y était trop douce à son gré, et les rigueurs qu’il s’imposait contrairement à la règle de la maison lui ayant valu le blâme de son supérieur, il quitta le monastère et courut vivre en anachorète sur le sommet d’une montagne. Il y mena un régime si étrange et soumit son corps à de telles tortures qu’il ne fut bientôt plus question dans la contrée que de l’anachorète du mont Télanisse ; c’était la montagne qu’il habitait. L’enclos de terre sèche dans lequel il s’était enfermé garantissait à peine Siméon de la foule des curieux accourus pour l’admirer, toucher comme une relique le vêtement de peau qui le couvrait, et se recommander à ses prières. Désireux d’échapper à cette admiration incommode, l’anachorète se fit construire au milieu de son enclos un énorme pilier de trente-six coudées de haut et de deux coudées de diamètre, environ trois de nos pieds en largeur. Au-dessus il plaça une cellule sans toit, ouverte à toutes les intempéries des saisons, à l’ardeur torride du soleil comme aux orages et au froid. L’espace qui formait le plancher de la cellule étant trop étroit pour qu’on pût s’y étendre tout de son long, Siméon dormait debout, le dos appuyé contre un poteau auquel il s’attachait lui-même avec une corde pour ne point choir. Un jour les vents enlevèrent la porte, ainsi qu’une partie des murs de la cellule, et on put depuis lors l’apercevoir de la campagne courbé jour et nuit sur lui-même et les bras levés vers le ciel. Le peu de nourriture que l’anachorète acceptait de la charité publique lui était porté au moyen d’une échelle qu’il faisait enlever ensuite pour rester dans un isolement complet de la terre et, comme il le supposait, plus près de Dieu. C’était aussi par cette échelle que les rares consultans qu’il daignait recevoir et entendre parvenaient à sa cellule. Beaucoup sollicitaient cet honneur, peu l’obtenaient, et les foules qui s’amassaient au-dessous de sa colonne devaient se contenter de quelques exhortations données d’en haut et de sa bénédiction. Les plus grands personnages se déguisaient parfois pour l’approcher, témoin l’empereur Marcien, à ce qu’on prétend. Les barbares en faisaient autant, et l’on rapporte qu’un phylarque sarrasin qui n’avait point d’enfans dut à ses prières la fécondité de sa femme favorite. Une multitude de Persans, d’Éthiopiens, d’Arabes, accouraient chaque jour pour le contempler sur son pilier, et s’en retournaient heureux de l’avoir entrevu ; en un mot, le stylite Siméon était devenu la merveille et presque l’adoration de tout l’Orient.

Cet homme simple et d’un grand sens, dont les conseils réussissaient et les prévisions s’accomplissaient presque toujours, qui, n’ayant besoin de rien parmi les hommes, semblait porter dans leurs affaires un esprit supérieur à l’humanité, fut celui que l’impératrice Eudocie voulut consulter dans son infortune. « Comment, lui disait-elle dans une lettre que le chorévêque lui remit, comment ai-je pu allumer à ce point contre moi la vengeance divine, et que dois-je faire pour obtenir qu’elle se détourne ? » Siméon accueillit le messager avec bienveillance, et le chargea d’une réponse ainsi conçue : « Sache, ô ma fille, que le diable, voyant les richesses de ta vertu, t’a demandée au Seigneur pour te cribler comme le froment. Le misérable Théodosius est devenu le vase et l’instrument de la tentation, pour offusquer de ténèbres ton âme aimant Dieu, et y jeter le trouble ; mais prends confiance, ta foi ne défaillera pas. Au reste, je suis grandement émerveillé qu’ayant près de toi la source où tu dois boire, tu ne paraisses point la connaître, toi qui viens de si loin puiser à un humble et obscur ruisseau. Tu as dans ton voisinage un homme divin, Euthymius ; consulte-le, fais ce qu’il te commandera, et tu seras sauvée. » Eudocie savait effectivement que le saint archimandrite Euthymius gouvernait une laure non loin de Jérusalem ; mais elle n’avait point songé à lui parce qu’il avait été en guerre avec l’intrus Théodosius. On appelait laure un ensemble de cellules assez distantes les unes des autres pour que les solitaires, sans être perdus dans le désert, pussent y mener la vie isolée des anachorètes, ce qui la distinguait du monastère, où ils vivaient en commun et logeaient réunis, comme l’indiquait leur titre de cénobites.

L’établissement d’Euthymius, simple et facile à édifier, changeait de lieu suivant les conditions de convenance et de sécurité, et il avait déjà parcouru plusieurs des déserts situés autour de Jérusalem et de la Mer-Morte. Ainsi l’archimandrite, ayant appris que Théodosius, inquiet de son influence, voulait le venir visiter, soit pour essayer sur lui sa faconde, soit pour embaucher ses moines, soit enfin pour paraître l’avoir gagné à sa cause, fit lever subitement ses cabanes comme un général en retraite fait de ses tentes, et décampa, lui, sa troupe et son bagage. Euthymius alors se transporta dans le désert le plus éloigné de Jérusalem, sauf à recommencer la même manœuvre à la première occasion. Quand l’intrus fut tombé, il se rapprocha, choisissant tantôt un canton, tantôt un autre. Sa laure de prédilection, qu’on appelait la laure de Pharam, était située à l’est de la ville sainte, du côté de Jéricho ; elle tirait son nom d’un village qui en était éloigné d’environ une demi-lieue.

Eudocie résolut d’y aller trouver le saint abbé ; mais ce n’était pas tout que d’avoir découvert sa demeure : la grande difficulté était de le voir lui-même et de pouvoir conférer avec lui, car Euthymius n’entrait jamais dans une ville, et l’accès de sa laure était interdit aux femmes. Eudocie, ne désespérant pas de réussir dans son dessein, fit construire en toute hâte une tour au plus haut du désert d’Orient, à 30 stades de la laure, vers le midi, afin de pouvoir y attirer Euthymius et l’y entretenir souvent. Lorsque la tour fut achevée, elle l’envoya chercher par Cosme, gardien de la vraie croix, accompagné du chorévêque, qui avait porté son message au stylite ; mais ils ne le trouvèrent point à sa laure : le farouche solitaire, sur la nouvelle des intentions d’Eudocie, s’était enfoncé plus avant dans le désert. Guidés par son disciple favori Théotiste, les deux prêtres finirent par le rencontrer, et après beaucoup de prières ils lui persuadèrent de venir à la tour, où l’impératrice l’attendait. A son approche, Eudocie se laissa tomber à genoux et dit : « Mon père, je vois que Dieu, malgré mon indignité, daigne me visiter par votre présence. » Le vieillard, après lui avoir donné sa bénédiction, ajouta : « Ma fille, prenez garde à vous désormais. Le malheur vous a frappée, sachez-le bien, parce que vous vous êtes laissé séduire à la malice de l’impie. Quittez donc cette opiniâtreté déraisonnable, et outre les trois conciles œcuméniques de Nicée, de Constantinople et d’Ephèse, acceptez celui de Chalcédoine. Retirez-vous de la communion de Dioscore et suivez celle de Juvénal, votre évêque. » Ayant ainsi parlé, il prit congé d’elle et se retira.

Ce qu’il avait ordonné à l’infortunée princesse fut exécuté de point en point. Elle fit sa paix avec Juvénal par l’entremise de Cosme et du chorévêque, et son retour à la foi de Chalcédoine y ramena aussi une infinité de laïques et de moines, naguère ardens fauteurs du schisme. Elle-même, la conscience tranquille désormais, se livra pleine d’ardeur et sans arrière-pensée d’ambition à l’achèvement des œuvres par elle commencées, elle en commença même de nouvelles. Pour perpétuer la mémoire du jour où la paix était rentrée dans son âme, elle fit construire une église de Saint-Pierre à une lieue environ de la laure d’Euthymius. Elle s’y rendait souvent pour prier, prenant plaisir à contempler les cellules disséminées dans le désert, séjour d’une quiétude que le monde ne lui avait pas donnée. Plus d’une fois on l’entendit s’écrier les larmes aux yeux : « Que vos maisons sont belles, ô Jacob ! et vos tabernacles, ô Israël ! » Au milieu de ces pieuses pratiques, Eudocie atteignit sa soixante-septième année, et, sentant décliner ses forces, elle voulut régler ses affaires et léguer à Euthymius une forte somme par son testament. Elle l’engagea donc à venir la voir dans sa tour, mais l’archimandrite s’y refusa. « Ma fille, lui fit-il dire, ne vous attendez plus à me voir en cette vie ; mais vous, pourquoi vous dissiper en tant de soins ? Je crois que le Seigneur va vous appeler bientôt à lui ; songez donc à vous recueillir pendant qu’il en est temps encore, et préparez-vous au terrible passage. Ne faites plus mention de moi en cette vie : je veux dire pour donner ou recevoir ; mais, quand vous serez allée au Seigneur, souvenez-vous de moi. » Le solitaire fixa, dit-on, l’automne suivant pour terme de la carrière mortelle de la pénitente, et la prophétie s’accomplit quelques mois après.

Les derniers jours d’Eudocie furent employés à faire de nouvelles donations aux églises, aux hôpitaux et aux monastères, ou bien à confirmer les anciennes. Le montant des sommes qu’elle y consacra dépasse toute croyance, et encore les historiens n’y comprennent-ils ni la dépense des constructions, ni le prix des vases sacrés. Elle ne voulut pas que son corps fût transporté à Constantinople dans cette basilique des Saints-Apôtres, sépulture des princes de sa race. Qu’eût-elle fait, morte, dans la ville impériale ? Elle n’y eût plus trouvé personne des siens pour la pleurer ; Marcien lui-même l’avait précédée dans la tombe, et ses filles, qui vivaient encore, étaient captives des Vandales. Ses restes mortels, suivant sa volonté, furent déposés aux portes de Jérusalem, dans l’église du premier martyr Etienne, son œuvre inachevée. On raconte qu’à son lit de mort, quand les actes de sa vie repassaient dans sa mémoire comme des images prêtes à s’éteindre, le souvenir de Paulinus lui revint, cette victime infortunée des soupçons de son mari, et en face du juge suprême qui l’attendait elle affirma que son affection pour cet ami de sa jeunesse avait toujours été sans reproche.

Ainsi disparaît de l’histoire la gracieuse princesse qui avait jeté tant de charme un instant sur le règne de Théodose II par sa beauté et par son génie. Personne ne présenta jamais plus de contrastes dans sa vie que cette Athénienne, citoyenne de la terre-sainte, cette fille de rhéteur élevée sur un trône, ce poète, chef de guerre civile pour une question de théologie. Avec son imagination poétique, elle avait transporté dans sa nouvelle religion quelque chose des instincts superstitieux de l’ancienne. On eût dit qu’elle voulait reposer dans la cité sainte pour que les anges du Calvaire lui servissent d’abri contre les dieux qu’elle avait quittés, et qui régnaient toujours sur sa patrie.

Quant à l’eutychianisme, vaincu en Palestine par la défaite de Théodosius, il se maintenait vivace en Égypte, et çà et là dans les provinces voisines de l’Arabie et de la Perse. La mort de Dioscore, décédé à Gangres, en Paphlagonie, dans la troisième année de son exil, ne découragea point ses partisans ; tout au contraire ils le proclamèrent martyr, et quelques livres qui restaient de lui furent honorés à l’égal de l’Évangile. Sa faction devint dominante en Égypte, et le meurtre de Protérius fut le signal de ce triomphe. Le moine Timothée Elure, qui le tua et profana son cadavre, occupa sa chaire ensanglantée, et il eut pour successeur Pierre Mongus, autre meurtrier, et l’un de ceux qui frappèrent l’archevêque Flavien au brigandage d’Éphèse. Le siège des Clément et des Athanase semblait devenu de patrimoine des assassins, dignes pasteurs en effet de l’église de saint Dioscore !


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.