Récits de l’histoire de Prusse
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 794-817).
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RECITS
DE
L'HISTOIRE DE PRUSSE

II.[1]
LA PUISSANCE DE L’ORDRE TEUTONIQUE.


I

Toute la ville de Marienbourg en Prusse est une relique du temps des chevaliers, mais on y admire surtout les deux châteaux de l’ordre teutonique. Le plus ancien est un rectangle long de 60 mètres et large de 53, dont les hauts bâtimens étaient percés jadis de deux rangées d’arcades ogivales ; malheureusement on a muré ces ogives pour approprier ce palais à sa destinée moderne de grenier, et l’église du château n’a pas moins souffert : les jésuites l’ont embellie en y mettant du bois sculpté tordu en flammes, des cœurs qui brûlent et de sottes images. Dans ce rococo délabré restent les stalles de chêne des chevaliers, parmi lesquelles celle du grand maître, recouverte d’un dais de chêne. Du dehors, l’église, dont on a respecté le pur style gothique, semble une châsse gigantesque encadrée dans le monument. A l’extrémité du chevet, une mosaïque, haute de 8 mètres, représente en couleurs étincelantes la vierge Marie, coiffée d’un bonnet royal et portant comme un jouet l’enfant Jésus dans sa main gauche : c’est une puissante dame, redoutable plus que miséricordieuse et vraie patronne de ces teutoniques qui lui ont offert un peuple en holocauste sans qu’elle inclinât leurs cœurs à la clémence. Le second château forme un trapèze ouvert du côté de l’ancien, auquel il touche par sa plus longue aile, qui a 96 mètres ; l’aile qui fait face est terminée par le pavillon du grand maître, dont l’architecture est singulière : sur le rez-de-chaussée en pierres de taille, percé d’une seule porte basse, très lourd et flanqué de six contre-forts, s’élancent six arcades légères portées par des colonnettes ; au-dessus, jusqu’aux festons rectangulaires que dessine à sa partie inférieure l’énorme toit de tuiles, la sombre brique est égayée par des ornemens de pierre blanche qui pénètrent dans les festons ou en marquent l’extrémité. Le modèle a été pris à Venise : c’est bien l’architecture vénitienne, qui charme alors même qu’elle fait souffrir la raison par le mélange du frêle et du massif. Plus heureux que l’ancien château, celui-ci a été restauré ; on y trouve trois salles merveilleuses : la voûte des deux plus petites retombe en stalactite sur un pilier de granit unique, court et trapu ; on dirait qu’un jet d’eau sort du pilier et monte en s’élargissant vers la voûte pour aller glisser le long des parois en volutes régulières. Trois piliers plus sveltes, et couronnés par un chapiteau sculpté, soutiennent la voûte de la plus grande salle, qu’éclairent d’un seul côté quatorze hautes fenêtres ogivales.

Cette restauration est une œuvre pieuse. On y pourrait reprendre l’abus du badigeon et regretter que les verrières portent les noms et les armes des souscripteurs qui ont contribué à la dépense, les monumens historiques n’étant point faits pour tenir registre des aumônes données à l’histoire. Il faudrait ôter des murs les lithographies qu’on y a suspendues et les photographies de personnages en redingote. Le petit autel de campagne des grands maîtres est chez lui dans le monument, mais non les fauteuils en tapisserie, ni cette sorte de mouchoir brodé par une princesse prussienne que le gardien tire d’une armoire pour l’exhiber avec les marques du plus profond respect. Un jour peut-être on réunira dans le château tous les souvenirs des temps chevaleresques. Il vaut qu’on se donne cette peine : qu’on le regarde de la cour, du quai de la Nogat, d’où le pavillon du grand maître semble une haute et sombre forteresse avec tourelles et créneaux, ou du pied de la statue de Frédéric, en face de laquelle se développe la façade principale, l’impression est très forte, et l’on admire comme l’esprit façonne la pierre, car ces teutoniques, voyageurs arrêtés enfin aux bords de la Vistule, mêlent dans ce palais, où se confondent les architectures sarrasine, italienne et allemande, les souvenirs des monumens de Palestine, d’Allemagne et d’Italie ; moines armés pour la défense de l’église et devenus souverains, ils mettent leur effigie sur ce monument gigantesque, à la fois couvent, forteresse et palais.

C’est au château de Marienbourg que le grand maître des teutoniques transporta sa résidence dans les premières années du XIVe siècle. Les infidèles avaient enlevé aux chrétiens jusqu’à la dernière parcelle de la terre-sainte, et il avait fallu que les ordres chevaleresques quittassent le pays où ils étaient nés. Qu’allaient-ils devenir ? La croisade les avait produits, c’est-à-dire la guerre que fit aux infidèles détenteurs du saint-sépulcre la chrétienté entière, requise sans distinction dépeuples par son chef spirituel plus grand alors que l’empereur et les rois. Ces moines infirmiers et soldats, qui soignent les malades et les blessés, et si vaillamment pourfendent les Sarrasins, sont les vrais fils de l’église charitable et militante du moyen âge, comme était saint Louis, qui lavait les pieds des pauvres et voulait que, par manière de discussion avec les mécréans, on leur donnât de l’épée au travers du corps. L’esprit universel de l’église était en eux : du moins les hospitaliers et les templiers n’étaient d’aucun pays ; s’ils avaient une patrie, c’était la terre-sainte.

La terre-sainte perdue, les asiles ne leur devaient pas manquer : ils étaient pourvus en Europe de domaines innombrables, mais comme l’Europe était changée ! Au temps où naissaient les ordres militaires, la royauté française inaugurait sa fortune modestement : à Philippe Ier, le roi détrousseur de marchands, succédait Louis VI, qui fut un juge de paix et un gendarme, toujours courant par monts et par vaux, suant sous le harnais devant les forteresses, et fort admiré par Suger, lequel nous apprend avec orgueil qu’on redoutait son roi jusqu’au fond du Berry. Au temps où décline la fortune des chevaliers, celle de la royauté française est presque achevée ; Philippe le Bel est occupé à reprendre le royaume sur les Anglais et l’autorité royale sur la féodalité ; ses conseillers et lui portent au passé une haine froide et méprisent ceux qui en sont les représentans. L’empereur allemand s’avise-t-il de revendiquer de vieux droits sur les fiefs et villes du royaume de Bourgogne, Philippe répond à l’élucubration laborieuse de la chancellerie germanique par ces simples mots en latin, mais très français : « Nimis germanice, c’est trop allemand ! » Le pape veut-il usurper sur le pouvoir royal ? On sait quelles injures inouïes ont précédé l’attentat contre Boniface VIII. Le grand maître des templiers commit une imprudence quand il vint se livrer à ce prince affamé de pouvoir et d’argent, et résider au milieu de ce monde de légistes, de pamphlétaires et de chevaliers ès lois, ennemis mortels des vrais chevaliers. L’esprit universel a disparu ; les deux chefs de la chrétienté sont amoindris : le pape est prisonnier, et l’empereur n’est plus qu’un petit prince occupé de petites affaires ; de croisade, il n’est plus question que dans les banquets et les orgies : pourtant les templiers y pensaient toujours, avertis par un instinct sûr que, la croisade morte, les ordres chevaleresques mourraient, et ils méditaient les plans d’une expédition en Palestine quand le bourreau mit la main sur eux. Les teutoniques ne furent point exposés à une destinée si tragique. Ils n’avaient pas seulement des domaines épars : la conquête leur avait donné une patrie. Leur ordre n’avait jamais été universel, comme les deux autres, puisqu’il avait été fondé par un Allemand pour des Allemands. C’est une œuvre allemande autant que chrétienne qu’ils avaient entreprise en Prusse, où ils avaient eu pour collaborateurs des marchands et des émigrés d’Allemagne ; même chassés de Palestine, ils n’avaient point perdu leur raison de vivre, et l’on savait ce que signifiait la croix sur leur manteau, car la Lithuanie, voisine de leur Prusse, était païenne et par conséquent à conquérir et à convertir. C’est pourquoi le sort des teutoniques fut si différent de celui des templiers : ceux-ci quittèrent la terre-sainte pour mourir, ceux-là pour régner, et le palais de Marienbourg s’éleva en même temps que le bûcher des templiers.

Marienbourg devint la capitale d’un grand état. L’ordre ne tarda point à porter sa domination au delà des limites de la Prusse et de la Livonie : il acheta aux ducs de Poméranie la Pomérellie, où était Danzig, et garda cette province après trente ans de guerre contre la Pologne. La conquête de l’Esthonie sur le Danemark porta jusqu’au lac Peypus sa frontière, qui atteignait à l’ouest la Leba. De ce côté, il fit, au début du XVe siècle, une acquisition très importante : la Marche de Brandebourg avait poussé jusqu’auprès de la Vistule la colonisation allemande ; mais après l’extinction de la dynastie ascanienne elle était tombée en pleine décadence et même avait failli périr : l’ordre acheta aux margraves la nouvelle marche ; son domaine toucha ainsi à l’Oder, et ses communications furent assurées avec l’Allemagne. Il n’y avait pas dans l’Europe orientale d’état plus puissant, il n’y en avait pas dans toute l’Europe de mieux gouverné que celui dont le chef était la corporation souveraine des teutoniques.

II

Cette corporation se recrute sans préjugé aristocratique : l’ordre, fondé par un inconnu, soutenu et relevé, après la chute de Jérusalem, par des marchands de Lubeck, marchand lui-même en même temps qu’agriculteur et industriel, ne peut avoir de mépris pour la bourgeoisie. Il se compose de frères ecclésiastiques et de frères laïques : il a des frères ecclésiastiques, qui sont les prêtres de ses maisons, pour dépendre le moins possible des évêques ; les frères laïques sont chevaliers ou simplement frères : les premiers pointent seuls le manteau blanc à croix noire et se réservent les dignités ; les autres, qu’on appelle les manteaux gris, ont les petits emplois où ils rendent de grands services, car les chevaliers ne sont point propres aux détails d’une administration compliquée qui use beaucoup de parchemin en rapports et comptes rendus. Ces frères ne sont pas relégués dans des bureaux ni tenus en petite estime : ils combattent, figurent dans l’escorte du grand maître, siègent et votent dans le consistoire où il est élu.

L’élection du chef de l’ordre se fait avec une simplicité solennelle. Quand un grand maître est mort, des messagers portent la nouvelle dans les commanderies de Prusse, de Livonie et d’Allemagne, requérant chaque commandeur de se rendre à Marienbourg, accompagné du « meilleur » des frères de la commanderie. Au jour dit, le consistoire se réunit. Un chevalier, qui fait fonction de grand maître, désigne un « commandeur électoral ; » celui-ci choisit un second électeur, qui, d’accord avec lui, en nomme un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que le collège soit constitué. Il compte treize électeurs : un prêtre, huit chevaliers, quatre simples frères, choisis de façon que les divers pays soient représentés et qu’aucun n’ait la majorité. Les treize jurent qu’ils n’éliront point un bâtard ni un chevalier qui ait subi pour faute contre la chasteté ou pour vol une pénitence d’un an ; le commandeur nomme son candidat et ordonne aux autres de proclamer le leur en toute franchise et liberté. L’élection faite, les cloches sonnent ; les frères ecclésiastiques entonnent le Te Deum, et l’élu se rend à l’église. Il entend une allocution sur les devoirs de sa charge afin qu’il n’en ignore et ne puisse arguer de cette ignorance au jour du dernier jugement, puis il reçoit l’anneau et les insignes de la maîtrise des mains du prêtre qu’il embrasse. Point de prélat, point de nonce ni d’ambassadeur à cette cérémonie : l’ordre est chez lui, fait ses affaires lui-même, sans témoins, et cette élection est un acte de souveraineté réglé de telle sorte que le hasard y ait la moindre part et que l’élu soit désigné parmi les plus dignes et par eux.

Le grand maître ne commande pas despotiquement ; il est le chef d’un gouvernement aristocratique ; la puissance législative réside dans le chapitre général, avec l’agrément duquel il nomme les plus hauts dignitaires de l’ordre, dont les principaux sont les maîtres d’Allemagne et de Livonie. Au chapitre de Marienbourg, il choisit les dignitaires de Prusse : le grand commandeur, le grand hospitalier, d’autres encore qui forment comme son conseil des ministres. Il ne peut décider que des moindres affaires ; pour une aliénation d’une valeur de 2,000 marcs l’assentiment des maîtres d’Allemagne et de Livonie est nécessaire ; les grands officiers de Prusse donnent le leur, s’il s’agit d’une moindre somme, et le grand maître n’a qu’une des trois clés qui ouvrent le trésor.

Le territoire est divisé en commanderies, subdivisées elles-mêmes en districts ; le commandeur siège dans un des principaux châteaux ; les officiers préposés au district s’appellent quelquefois, selon la nature géographique du pays, maîtres des forêts ou maîtres des pêcheries. Ils tiennent chapitre tous îles vendredis, et le commandeur tous les dimanches ; car c’est la devise de l’ordre qu’il y a beaucoup de chances de salut là où l’on délibère beaucoup. La règle religieuse assure la discipline. Les frères ont fait vœu de chasteté ; la règle défend qu’ils embrassent leur sœur, même leur mère ; vœu d’obéissance : c’est en signe de soumission qu’ils portent les cheveux courts ; vœu de pauvreté : rien ne leur appartient en propre ; ils n’ont ni or, ni argent, ni couleurs brillantes ; point d’ornemens distinctifs au bouclier ni aux harnais : armes et chevaux peuvent être enlevés à un frère et donnés à un autre, sans que le cavalier, qui aime son cheval, ait le droit de réclamer. Leur costume est réglé dans les moindres détails, et chaque minute de la vie a son emploi. A la table commune, après la prière, on entend une lecture qui est en général le récit des exploits des chevaliers du temps de Moïse et de Josué ou du chevalier Judas Macchabée et de ses frères. Trois jours de la semaine, on se nourrit de lait et d’œufs ; le vendredi, qui est un de ces jours, on jeûne, et après la collation, entre vêpres et compiles, on doit parler bas et ne s’entretenir que de choses édifiantes, jusqu’au coucher. La nuit, dans le dortoir où brûle une lampe, les frères couchent demi-vêtus, l’épée à portée de la main. Ils ne doivent point avoir de secret pour leurs chefs et ne peuvent écrire ou recevoir un message sans le leur communiquer.

On comprend de quelle force disposa, tant que durèrent la ferveur religieuse et l’obéissance à la règle, cette corporation, où toutes les volontés cédaient à la volonté souveraine du grand maître et des dignitaires de l’ordre ; mais d’où vient que ces teutoniques, qui se gouvernaient si bien eux-mêmes, aient excellé à gouverner les autres ? Ils avaient une grande expérience politique, commencée en terre-sainte et achevée en Prusse où des colons et des croisés affluaient de toutes les parties de l’Allemagne et de l’Europe. Ajoutez des relations commerciales très étendues et les rapports réguliers avec les commanderies ou maîtrises non prussiennes. S’il est vrai aujourd’hui encore que le voyage élargisse l’horizon de l’esprit et qu’on acquière une nouvelle âme en apprenant une langue nouvelle, cela était vrai surtout au moyen âge. Nous avons le livre, la presse et l’école, qui font pénétrer dans les esprits les plus humbles une lumière diffuse ; mais au moyen âge ceux-là seuls connaissaient le monde qui l’avaient vu de leurs yeux. Les distances les plus courtes étaient énormes. Au temps de Louis VII, l’évêque du Gévaudan vient faire hommage au roi, qui s’en étonne, le loue et le remercie en des termes qui feraient croire que le Gévaudan est au bout du monde. La patrie de chacun est très étroite, et que d’étonnemens quand on en sort ! Sur le chemin de la terre-sainte, les paysans ne peuvent voir les clochers d’une ville, qu’ils ne demandent si ce n’est point là Jérusalem. Joinville, en Égypte, se croit aux portes du paradis terrestre, d’où sort le Nil dont les eaux apportent gingembre, rhubarbe, aloès, cannelle, ces fruits des arbres que le vent abat dans le paradis. Malheur à qui voudrait chercher la source, du fleuve ! car sur un tertre de roches à pic, où nul n’a pouvoir de monter, sont groupées « merveilles de diverses bêtes sauvages et de diverses façons, lyons, serpens et oliphans, qui regardent dessus la rivière de l’yeau. » Ainsi parle Joinville, qui est un sceptique, si on le compare à saint Louis. Les idées des hommes de ce temps étaient étroites comme la patrie, et si l’église fut grande au moyen âge, c’est qu’elle avait la plus forte somme d’idées. La grandeur des teutoniques tient aux mêmes causes : ils sont universels au profit de leur spécialité, qui est le gouvernement de la Prusse, et il n’y avait point de danger qu’une parcelle de leur multiple expérience fût perdue. Les corporations gardent ce qu’elles acquièrent.

Le peuple gouverné par les teutoniques se composait de Prussiens, de Polonais et d’Allemands. Les Allemands y avaient le premier rang par le. nombre et l’importance : ils venaient de toutes les parties de l’Allemagne, et l’on parlait en Prusse tous les dialectes de la mère patrie : le bas allemand à Danzig et le haut allemand à Thorn. Les colons des diverses provinces y avaient apporté leurs antipathies, qui étaient très fortes au moyen âge et que le temps n’a pas encore effacées. Les Allemands ont de leur race une haute opinion, mais s’estiment médiocrement les uns les autres ; du moins ils échangent de province à province de grosses méchancetés. L’Allemand du nord n’a point assez de railleries pour le Souabe ni pour le Bavarois ; il donne le nom de celui-là aux punaises et conte que, si le gros Bavarois obtenait de quelque fée l’autorisation de faire trois vœux, il demanderait d’abord de la bière à satiété, puis de l’argent à foison, et enfin, après quelque réflexion, encore de la bière. Le Bavarois du XIVe siècle n’était pas mieux traité en Prusse, et le grave Dusbourg, qui devait être un Rhénan, — son nom du moins le ferait supposer, — raconte quelque part une sotte histoire pour avoir le plaisir de rendre un Bavarois ridicule. Ces haines de clocher deviendront dangereuses, quand l’ordre sera près de sa chute, et dans les guerres civiles du XVe siècle Bavarois et Souabes combattront contre Rhénans et Saxons ; mais, en attendant ces mauvais jours, ces contingens fournis à la Prusse par les divers pays d’Allemagne y apportaient pour le bien commun leurs aptitudes particulières.

L’ordre avait créé la Prusse : c’était son titre pour y commander. Évêques, hommes libres et feudataires, bourgeois et paysans, il avait mis chacun en place et réglé les devoirs de chacun envers lui. Il avait sur tous l’antériorité et la supériorité. Sur lui, l’empereur et le pape, qui avaient jadis cédé la terre de Prusse au grand maître Hermann de Salza, gardaient une sorte de suzeraineté ; mais l’empereur n’était point en état de la faire valoir, et la curie pontificale se contentait d’en tirer des revenus. Le procurateur de l’ordre, résidant auprès du saint-siège, tenait caisse ouverte ; il faisait des présens au pape en certaines circonstances solennelles, par exemple après l’élection du grand maître ; mais, si les teutoniques ont beaucoup payé, ils n’ont rien sacrifié de leurs droits. Jamais ils n’ont permis à la curie de prélever sur leur clergé, comme elle faisait ailleurs, le centième des revenus. Jamais le denier de saint Pierre n’a été perçu en terre prussienne. Ces chevaliers, qui sont de l’église, ne craignent pas l’église. Au besoin, ils portent vaillamment l’excommunication, et quand un jugement pontifical leur déplaît, ils en appellent du pape qui s’est trompé au pape mieux informé. Les prétentions du pontife les exaspéraient quelquefois, et le grand maître Wallenrod aimait à dire qu’un prêtre suffirait par état, et qu’il faudrait pour qu’il ne pût nuire l’enfermer dans une cage de fer. Il y a peu de moines chez les teutoniques : les deux seuls riches monastères qui s’y trouvent, ceux d’Oliva et de Pelplin, sont en Pomérellie, dans une province annexée, et antérieurs à l’annexion ; en Prusse, il n’y a que de pauvres petits couvens très peu nombreux. Dans toute conquête faite par des laïques, comme celle de la Germanie par les rois mérovingiens ou carolingiens, l’évêque et le moine sont de très importans personnages, qu’il faut d’abord pourvoir et qu’on pourvoit : les premières villes de l’Allemagne du nord sont nées au pied des monastères ou des églises épiscopales ; mais les teutoniques sont à la fois des moines et des chevaliers : ils n’ont point admis de partage avec les « porte-capuchons, » comme parle un prêtre de l’ordre en se moquant de la gourmandise et de l’oisiveté monastiques : « Le porte-capuchon, dit-il, pourrait être assez heureux, s’il buvait à la rivière et voulait cultiver des légumes ; mais l’abbé quitte le plat de fèves, dès qu’il voit un poisson et le poisson dès qu’il voit un plat de viande. Son capuchon ne le mènera point au ciel : à quoi sert la dureté de la règle, si l’âme n’est point pure ? »

Les trois évêques de la Prusse proprement dite ont été richement pourvus de domaines, lors de leur établissement ; mais pour empêcher l’accroissement indéfini des biens de main morte, une loi ordonne que tout bien acquis par une église soit revendu au bout d’un an et d’un jour. Le grand maître honore les évêques et ne leur parle pas sur le ton du commandement comme aux officiers de l’ordre ; il commande pourtant en terre épiscopale, même en Livonie, où l’évêque fondateur des porte-glaives avait réservé à l’église de Riga de grands privilèges. Dans un colloque réuni à Danzig en 1366, les évêques livoniens demandent qu’on ne les force pas à servir avec leurs hommes dans des expéditions résolues sans leur consentement ; les chevaliers répondent : « Cela se fait, non par contrainte, mais en vertu d’une louable coutume de cette terre. Les vassaux de l’église de Riga et nous, voisins comme nous sommes des infidèles, nous avons coutume de nous aider contre eux pour l’attaque et pour la défense. Il est opportun et nécessaire qu’il en soit toujours ainsi. » L’évêque de Riga réclame pour ses suffragans et pour lui le droit d’envoyer chez les Lithuaniens et les Ruthènes des ambassadeurs et surtout des missionnaires portant la parole de Dieu. « Plaise à Dieu, répondent les chevaliers, que vous y envoyiez plus souvent des missionnaires et que vous y alliez vous-mêmes prêcher les infidèles ; mais, dans tous les autres cas, si vos envoyés se rendent en Lithuanie, ils iront avec les nôtres, et seulement pour faire ce qui leur sera commandé : les choses ne se sont jamais passées autrement. » En Prusse, l’ordre n’admettait même pas que les évêques doutassent de leurs obligations. Un jour que le contingent de l’évêché d’Ermland n’était pas arrivé à l’heure marquée, le grand maître, s’adressant aux hommes de l’évêque, leur dit : « Sachez qu’il vous faut payer le service que vous nous devez, tout comme font nos gens ; car c’est l’ordre qui a fait les évêques et non les évêques qui ont fait l’ordre. » Une fois que l’ordre avait exigé des évêques les services qu’ils lui devaient, il les laissait administrer en toute liberté leurs riches domaines où ils attiraient des colons et fondaient, comme les chevaliers, des villages et des villes. C’est le trait le plus singulier du gouvernement des teutoniques qu’ils ont à la fois établi nettement les droits de l’état et laissé aux diverses classes de leurs sujets une grande indépendance. Les villes prussiennes, par exemple, sont presque des républiques. Les circonstances historiques expliquent qu’on leur ait donné cette grande liberté : le métier de colon en Prusse était dangereux au temps de la conquête, et il fallait pour attirer les immigrans leur promettre de grands privilèges ; l’ordre n’en fut point avare, et les premières villes fondées reçurent des chartes qu’auraient pu leur envier les villes allemandes les plus favorisées au XIIIe siècle. Celle de Culm, qui est de l’année 1233, reconnaît aux bourgeois le droit d’élire leurs juges. Elle délimite le territoire municipal, qui sera plus tard agrandi à la condition que les Cölmer se chargent de la garde de leur ville ; l’ordre n’y achètera pas de maison, et, s’il en reçoit par legs, il sera soumis comme tout autre propriétaire aux droits et coutumes de la cité. Les bourgeois jouiront en toute propriété de leurs biens, les transmettront à leurs descendans à perpétuité et pourront les vendre, pourvu que l’acheteur soit capable de s’acquitter du service militaire réglé sur l’étendue de la propriété, et d’une faible redevance foncière, qui est la marque de la souveraineté de l’ordre, in recognitionem dominii. Le service militaire est provisoirement exigible à toute réquisition, mais, après l’achèvement de la conquête, les bourgeois ne serviront plus que pour défendre le pays de Culm, entre la Drevenz et l’Ossa. La ville ne sera point tenue à recevoir garnison, ni à loger les troupes de passage, ni même à laisser passer ces troupes. Une seule monnaie aura cours à Culm et dans toute la Prusse, et la valeur en sera immuable. Les marchés seront francs de tous droits de péage ou de douane. Telles sont les dispositions principales de cette Culmische Handfeste, dont le bénéfice fut étendu à la plupart des villes de Prusse et aux hommes libres habitant la campagne, et qui devint ainsi comme la grande charte des libertés prussiennes. Naturellement les plus grandes villes, Danzig, Elbing, Thorn, Culm, Braunsberg, Kœnigsberg, furent les plus privilégiées ; elles s’affilièrent à la Hanse, et envoyèrent leurs députés aux diètes hanséatiques ; même elles avaient leurs diètes et leurs affaires particulières qui n’étaient pas celles de l’ordre : elles faisaient la guerre à des états avec lesquels les chevaliers étaient en paix. Un jour elles demandèrent la médiation du grand maître dans une querelle qu’elles avaient avec le roi de Danemark ; une autre fois elles lui offrirent la leur pour terminer une guerre avec les Lithuaniens.

Hors des villes, il y avait en Prusse nombre d’hommes libres, sorte de vassaux de l’ordre ; c’étaient des Allemands, des Prussiens qui avaient mérité, par la persistance de leur fidélité, de conserver la liberté, et des Polonais privilégiés. Immédiatement au-dessous d’eux étaient les paysans des villages allemands. En Prusse comme en Brandebourg, les villages furent bâtis par entreprise. Un entrepreneur recevait du grand maître ou d’un commandeur une concession de terrain, à charge pour lui de trouver des colons et de garantir le paiement de la redevance foncière, après l’écoulement d’une période franche de quelques années ; il jouissait personnellement du droit de Culm, et, le village fondé, en devenait le bailli héréditaire. Les paysans ne tenaient point directement leurs terres de l’ordre, comme les bourgeois de Culm ; mais la charte donnée à l’entrepreneur réglait les conditions auxquelles ils les tenaient de celui-ci et les protégeait contre l’arbitraire ; ils devaient un cens et le service militaire, auquel s’ajouta bientôt la corvée pour les services publics : leur propriété n’était donc pas pleinement libre ; mais ils avaient la pleine liberté personnelle et le servage n’atteignit en Prusse les paysans allemands qu’après les grands malheurs du XVe siècle. Jusque-là, les paysans prussiens et polonais étaient les seuls qui n’eussent point de droit : aucun contrat ne les garantissait, et ils étaient en fait taillables et corvéables à merci.

Les officiers teutoniques perçoivent dans leur circonscription l’impôt foncier établi par les chartes des villes et villages et la dîme qui appartient à l’ordre, en vertu de conventions conclues avec les évêques. L’ordre a d’ailleurs, comme tous les souverains, ses droits sur les mines, sur les eaux et forêts, sur la chasse et sur la pêche, et les riches revenus de ses immenses domaines. Les officiers sont aussi chefs militaires du district, et siègent dans les tribunaux des villes et dans les tribunaux de pays (Landgerichte) où les hommes libres jouissant du droit de Culm sont jugés par leurs pairs sous la présidence d’un juge élu. Les commandeurs et les avoués n’ont d’ailleurs qu’un droit de présence, sans part au jugement ; l’ordre n’est juge que sur ses propres membres et sur les paysans polonais ou prussiens qui lui appartiennent. Ici se retrouve encore cette conciliation remarquable entre les droits du souverain et les privilèges des sujets. Pendant la belle période de l’ordre, c’est-à-dire au XIVe siècle, son gouvernement est léger à ceux qu’il gouverne ; l’impôt n’est point trop lourd, ni le service militaire, parce que l’ordre a sa richesse personnelle et qu’il est lui-même une armée permanente. Les obligations qu’il impose sont la reconnaissance des services qu’il a rendus aux colons en leur donnant des terres et la liberté, et de ceux qu’il leur rend tous les jours en les gouvernant comme il fait. Il indemnise ses sujets des dommages de la guerre, les soulage pendant les famines, et ce sont ses moindres bienfaits. L’article de la charte de Culm où est stipulé qu’il n’y aura pour toute la Prusse qu’une seule monnaie à titre fixe suffirait pour attirer les colons dans un temps où chaque prince et chaque grande ville ayant sa monnaie, le marchand subit de perpétuelles opérations de change et le ruineux dommage qui résulte de l’altération des monnaies. La sévère police des commanderies assure la sécurité des routes de terre et d’eau, et la politique commerciale des chevaliers ouvre des débouchés au marchand prussien dans toutes les directions. L’ordre enfin donne lui-même l’exemple du travail agricole et industriel, et l’histoire pense à peu près comme ce grand maître qui, au XIVe siècle, rendait justice à son gouvernement en disant : « Toutes nos villes et le commun peuple vivent sous une bonne police ; prélats, vassaux, populaire se réjouissent d’avoir la paix et la justice ; nous ne contraignons personne, nous n’imposons à personne de fardeau illégitime ; nous ne prétendons pas à ce qui ne nous appartient pas ; tous, grâce à Dieu, sont gouvernés par nous avec bienveillance et une égale justice. »


III

On aurait peine à croire à la grande prospérité de l’état teutonique si elle n’était attestée par des témoignages nombreux et par des faits irrécusables. On en rencontrera plus d’un dans la suite de cette étude, mais le plus frappant c’est que la Prusse proprement dite compte quatre-vingt-cinq villes, dont soixante et onze ont été fondées au XIVe siècle, et quatorze cents villages allemands, plus les villages polonais et prussiens. Partout règne une admirable activité. L’ordre aide de toutes les façons au développement de l’agriculture. On voit encore, parmi les statues de pierre qui ornent le pont de Dirschau, celle d’un chevalier dont la main s’appuie sur une roue : c’est le souvenir des grands travaux de dessèchement qui furent faits dans le canton marécageux et encombré de bois et de roseaux, qui s’étendait entre la Vistule et la Nogat. Des digues y furent élevées, et de nombreux villages se pressèrent sur les Werder ou terrains desséchés qui donnaient et donnent encore de riches moissons. Sur toute l’étendue du territoire prussien, il y avait une administration pour les travaux d’endiguement, qui était confiée aux jurés des digues. Le curage obligatoire des eaux et rivières était à la charge de chaque village et surveillé par des jurés spéciaux. On cultivait en Prusse le blé, le seigle, l’orge, l’avoine, les haricots, les pois et les carottes, qui tenaient une grande place dans l’alimentation populaire. Les chevaliers introduisirent des végétaux inconnus dans le pays : ainsi sur leurs registres figurent le poivre et le safran, que l’on cultivait sur les meilleures terres de Prusse avec le houblon, et l’on n’apprend point sans quelque étonnement que dans le rigoureux hiver de 1392 les vignes et les mûriers gelèrent. On buvait alors du vin de Thorn, de Culm, de Danzig, que l’ordre gardait en tonneaux dans ses caves : il est probable qu’on le pouvait faire sans commettre le péché de gourmandise.

Dans ce pays de soldats et de laboureurs l’élève des chevaux était l’objet de soins particuliers. À la race indigène, petite et dure à la fatigue, qu’on employait au service de courrier et de la cavalerie légère, la colonisation adjoignit le cheval de labour et de grosse cavalerie. L’ordre importa en Prusse une race de bestiaux qu’il fit venir de Gothland. Les moutons y étaient en grand nombre et, si l’exportation de la laine était défendue, ce n’était pas qu’elle fût en quantité insuffisante, puisque la Prusse exportait des draps : l’ordre voulait seulement réserver aux métiers de ses villes cette matière première. Les glands des forêts de chêne nourrissaient quantité de pourceaux. Les chèvres étaient très répandues ; plus petites et plus faciles à nourrir que les vaches, on les élevait dans les châteaux, comme approvisionnement de siège. La volaille était abondante, car parmi les revenus en nature de l’ordre figurent soixante mille coqs. Ce sont les chiffres officiels des registres teutoniques qui permettent de se faire quelque idée de la richesse du pays. L’ordre possédait au commencement du XVe siècle environ 16,000 chevaux, 10,500 bêtes à cornes, 61,000 moutons, 19,000 porcs ; en tout, si l’on compte, comme il est d’usage, 8 à 9 moutons ou porcs pour une pièce de gros bétail, 41,000 têtes de gros bétail : ses domaines propres avaient une superficie d’environ 1,100 kilomètres carrés et la proportion est très convenable.

L’exportation des céréales était un des principaux objets du commerce prussien, car cette terre bien peuplée produisait plus qu’elle ne consommait. C’est que la propriété y était très divisée, l’ordre ayant renoncé de bonne heure aux concessions de grands domaines. Si la propriété trop petite est aujourd’hui un obstacle au progrès de l’agriculture, la grande en eût été la ruine dans un temps où il n’y avait pas de machine, et où la comptabilité agricole était très imparfaite et la voirie insuffisante. L’exploitation forestière était productive. On coupait dans les forêts le bois qu’on exportait sous forme de palissades ou d’arcs ; on y préparait la résine, la potasse, la cendre ; on y chassait, outre le gibier qui s’y trouve encore aujourd’hui, l’aurochs, l’ours, le loup, le castor, le cheval sauvage, l’écureuil et la martre. Le gibier était assez abondant pour être employé à l’approvisionnement des armées. Dans les forêts enfin, on allait recueillir le miel des abeilles sauvages. C’était l’industrie de nombreux villages situés à l’entrée du désert, comme on appelait cette vaste étendue de terrain boisé, située entre la Prusse et la Lithuanie, région redoutable où le chasseur, le pêcheur et le chercheur d’abeilles sauvages étaient guettés par des brigands. Le grand maître y venait souvent avec nombreuse escorte, et il conviait les princes voisins à de grandes chasses qui duraient des semaines.

L’industrie n’était pas en Prusse le privilège des villes, L’ordre ayant besoin d’artisans autour de ses châteaux. Les moulins, très nombreux, ne servaient point uniquement à moudre le grain : la force motrice y était employée à toute sorte d’usages. Les chevaliers en possédaient 390, où ils n’épargnaient pas la dépense : telle de ces solides constructions coûtait de 20,000 à 30,000 thalers, et l’on peut évaluer la mouture qui s’y faisait à 2,400,000 boisseaux, qui suffisent à la nourriture de plus de 560,000 individus. La liste des métiers est telle qu’on la trouverait dans tous les pays : boulangers, bouchers, cordonniers, brasseurs en quantité prodigieuse, — il y en avait 376 dans la seule ville de Danzig ; — barbiers et chirurgiens, médecins, dont les visites se payaient cher et parmi lesquels il y avait des spécialistes pour les maladies d’yeux et pour la pierre ; apothicaires-confiseurs, fabriquant des douceurs que les chevaliers emportaient dans leurs expéditions ; constructeurs de navires, — on a des exemples de vente de bateaux à des Anglais et des Flamands ; — bateliers de mer et de rivière. L’ordre avait pour sa besogne administrative des écrivains et des arpenteurs ; pour ses fêtes, des chanteurs, des mimes, des fous, des montreurs d’ours, tout l’attirail des cours du moyen âge ; pour ses églises et ses châteaux, des constructeurs d’orgues, des sculpteurs, des peintres, qui étaient quelquefois richement payés, comme ce peintre de Marienbourg à qui Ton compta pour un tableau 2,880 thalers.

Le commerce prussien était florissant au XIVe siècle. L’ordre n’avait pas eu de peine à faire passer par la Prusse les marchandises de la Pologne et de la Russie méridionale destinées au commerce de la Baltique. Les villes de Pologne et de Russie étaient encore dans l’enfance, et déjà de nombreuses familles allemandes y étaient établies : il y en avait douze cents à Lemberg. Colons allemands de Prusse et colons allemands de Pologne s’entendirent. L’ordre avait trouvé d’ailleurs le meilleur instrument de propagande commerciale, qui était sa monnaie unique et honnête. Au XIVe siècle elle a pénétré dans tout le nord de la Pologne, où elle a droit de cité dans les villes. Aussi Thorn, placé à la frontière méridionale, a-t-il des relations très suivies avec Cracovie et la Gallicie. D’ouest en est s’établit par la Prusse un commerce de transit. Les villes silésiennes sont pleines de colons allemands, qui portent ou vont chercher des marchandises en Russie, et lorsque le roi Casimir de Pologne interdit aux bourgeois de Breslau le passage par ses états, ceux-ci, en vertu d’une convention avec l’ordre, prennent la route de Prusse. Les chemins les plus courts n’étaient point au moyen âge les meilleurs, et la route pouvait être fort abrégée par un détour, si elle traversait un pays où il n’y avait ni guerres privées ni brigands. Quand le roi de Pologne se plaint que l’ordre détourne les routes et diminue ainsi ses revenus, il fait l’éloge du gouvernement teutonique. Mais c’était du sud au nord, par la route naturelle de la Vistule, que se faisait le principal commerce de transit. L’ordre défendait aux étrangers la navigation sur ce fleuve, et la corporation des bateliers de la Vistule, autorisée par lui, avait reçu de grands privilèges, à la condition qu’elle établît toutes ses stations sur la rive droite, c’est-à-dire sur la rive prussienne. Ce monopole était impatiemment supporté par les Polonais ; mais la Vistule était à la fois le chemin le plus court et le plus sûr qui conduisit vers la Baltique, et les marchands de Pologne confiaient leurs marchandises aux bateliers prussiens.

Du temps des païens, le commerce propre du pays, très faible, bien entendu, consistait en importation de sel et de fer et en exportation d’ambre et de peaux de martre. Il s’accrut énormément après que la Prusse eut été mise en culture. Dans les premières années, la Prusse était nourrie par la Pologne ; mais au XIVe siècle elle exportait des grains, des produits forestiers, même quelques produits industriels, par exemple les draps gris de Marienbourg. Le grand commerce se faisait exclusivement dans les villes prussiennes qui appartenaient à la Hanse.

Le marchand hanséatique avait été le collaborateur des margraves et des chevaliers : il les avait même précédés, et comme eux il était un soldat du Christ. Avant que l’ordre apportât en Prusse l’étendard de la Vierge, la Baltique avait été mise sous la protection de la mère de Dieu, et lorsque la papauté dirigea ses premiers regards vers les Sarrasins du nord, Innocent III écrivit à l’évêque de Riga qu’il avait autant de sollicitude pour le royaume de la mère que pour celui du fils, c’est-à-dire pour les côtes baltiques que pour la terre-sainte. On priait à bord des vaisseaux de la Hanse comme dans les châteaux teutoniques. Quand un de ces vaisseaux, partant pour une expédition lointaine, s’était éloigné d’une demi-journée du port, le maître rassemblait l’équipage et les passagers, et parlait ainsi : « Nous voici abandonnés à Dieu, aux vents et aux vagues ; devant Dieu, le vent et les vagues, nous sommes tous égaux. Environnés de dangers, menacés par la tempête et par les pirates, nous n’irons point au bout de notre voyage, si nous n’établissons une règle parmi nous. Commençons donc par la prière et par le cantique pour demander bon vent et bon voyage, puis élisons les juges qui nous feront honnêtement justice. » Après la prière et les élections, lecture était faite du code maritime : les premiers articles étaient « qu’il ne faut pas blasphémer le nom de Dieu, ne pas nommer le diable, ne pas dormir pendant la prière. » Ces hanséatiques étaient sur les rives brumeuses de la Baltique ce qu’avaient été les Grecs aux bords ensoleillés de la Méditerranée, des messagers de la civilisation. Les premiers ils ont fait entrer dans la communauté humaine ces grossiers païens de l’est, en fondant sur le rivage des comptoirs, qui souvent devenaient des villes. A la fin du XIIe siècle, des marchands brêmois, débarqués sur la côte livonienne, y bâtissent, sous la grêle des pierres que leur lancent les indigènes, le fort d’Uxhüll ; à un second voyage, ils amènent des missionnaires, une autre fois un prêtre de leur cathédrale : Uxhüll devient ainsi la ville de Riga. D’autres marchands allemands colonisent Reval après que le Danois Waldemar le Victorieux y a construit une citadelle, et Dorpat, après qu’ils ont détruit un château de pirates livoniens et russes. C’étaient les Lubeckois qui, débarquant à l’embouchure de la Vistule, avaient établi auprès des huttes de pêcheurs d’ambre et de fumeurs de harengs un comptoir fortifié qui devint Danzig.

Ces établissemens étaient fondés, et il n’y avait plus de découverte à faire, quand les villes prussiennes entrèrent dans la Hanse ; mais elles y jouèrent un rôle considérable. Cette vaste association, qui embrassait toutes les villes des pays où l’on parlait le bas-allemand, comprenait un quartier rhénan, dont Cologne était la capitale, un quartier saxon, dont Magdebourg et plus tard Brunswick furent les villes principales, un quartier wende où dominait Lubeck, un quartier prussien où Danzig ne tarda pas à éclipser Thorn. Ces deux derniers furent riches avant les autres parce que la Baltique était alors la mer la plus poissonneuse de l’Europe. Le saumon et l’anguille fourmillaient à l’embouchure des fleuves, et le hareng arrivait chaque année par le Sund en quantités innombrables. Sans doute l’esprit d’aventure et la foi ont contribué à la colonisation des bords de la Baltique, et il faut tenir grand compte dans cette histoire des bulles pontificales qui exhortent les chrétiens à conquérir le royaume de la Vierge ; mais il ne faut pas y oublier le hareng : il a été, lui aussi, un personnage historique, très capricieux, et ses fantaisies, qui ont bouleversé le monde septentrional, ont, par milliers, causé morts d’hommes. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, il suivait la côte poméranienne et y abondait de telle sorte qu’il suffisait de jeter la corbeille à la mer pour la retirer pleine. Alors grandirent Lubeck, Wismar, Rostock, Stralsund. Au XIIIe siècle, le poisson, changeant de route, longe la côte de Schonen et le rivage norvégien : les marins du nord l’y suivirent, et les hanséatiques, après avoir livré cent combats aux Anglais, aux Écossais et aux Hollandais, détruit quantité de forteresses danoises et coulé force vaisseaux étrangers, restèrent maîtres du terrain.

La pêche du hareng a commencé la fortune des villes de Prusse. Elles avaient leur place dans ce singulier établissement de Schonen, conquis par les hanséatiques qui l’avaient entouré de fossés et de palissades. Chaque ville ou chaque groupe de villes y avait son quartier, séparé des autres par une enceinte et régi par le droit de la mère patrie ; on y trouvait des maisons de pierre où l’on salait et fumait le poisson, des tavernes et des boutiques en bois. L’église et le cimetière, placés au centre, étaient communs à tous. Au temps de la pêche, entre la Saint-Jacques et la Saint-Martin, les flottilles de la Mer du Nord et de la Baltique abordaient à Schonen. Alors, le long de la côte, de jour et de nuit, éclairé par le soleil ou par les torches, le pêcheur jetait sans relâche son filet, pendant que sur le rivage retentissait le marteau du tonnelier. Schonen était aussi un bazar où étaient entassées toute sorte de marchandises ; on y portait les étoffes et les vins du midi et les épices de l’Orient, La saison finie, les colons disparaissaient et il ne restait qu’une garnison de soldats et ces terribles chiens que les hanséatiques dressaient à la garde de leurs comptoirs.

On trouve encore les hanséatiques de Prusse à Novgorod, où les Allemands se pressent dans les quartiers fortifiés de Saint-Olaf et de Saint-Peters, entassant ballots et marchandises jusque dans l’église, au point que l’autel reste à peine libre ; soumis à une sorte de règle monastique, ils mangent à l’heure dite à des tables communes, se couchent quand le couvre-feu sonne et n’ont de relations avec le dehors que pour les affaires ; il est défendu d’aller boire dans un cabaret étranger et d’amener, le soir, un inconnu dans le quartier : les chiens reconnaissent les intrus. A l’autre extrémité de l’Europe, les vaisseaux prussiens vont tous les ans, dans la baie de Bourgneuf, chercher le sel réputé le meilleur pour la salaison des harengs ; ici encore les marchands du sud apportaient des vins, des fruits et de la soie, et de grandes foires se tenaient sur le littoral. A Londres, les villes prussiennes faisaient le tiers du commerce hanséatique. C’est une autre preuve de leur richesse et de leur puissance qu’elles aient été tenues de fournir le tiers de l’effectif militaire de la Hanse dans les rudes guerres qu’elle faisait aux pirates et aux rois du nord. D’ailleurs les monumens prouvent encore aujourd’hui la grandeur d’autrefois, et les hôtels de ville des cités prussiennes ne sont pas moins remarquables que les églises et les châteaux des chevaliers.

L’ordre s’enrichit en même temps que ses sujets et par les mêmes moyens. Grand consommateur et grand producteur, il est aussi un marchand dont les relations commerciales sont très étendues. Le grand Schäffer, qui réside auprès du grand maître, est une sorte de ministre du commerce, et il y a un Schäffer par commanderie. Ces officiers envoient des commissionnaires dans tous les centres de commerce et ils ont un capital d’exploitation considérable : celui de Marienbourg tient en réserve pour ses opérations une somme dont la valeur relative est de 4,320,000 francs. La grande indépendance laissée aux commandeurs favorise l’activité commerciale : le commandeur est soumis à l’inspection des visiteurs de l’ordre et révocable ; mais les exemples de révocation sont rares, et, tant que l’officier reste en charge, il est dans sa circonscription comme un petit souverain, ayant son trésor propre sur lequel il acquitte les dépenses locales, et accumulant les économies. Quand il meurt ou qu’il sort de charge, ces économies sont portées à. Marienbourg. Dans la chrétienté entière, on croyait qu’il n’existait pas de plus riche trésor que celui des chevaliers, et les croisés qui traversaient la Prusse pour se rendre en Lithuanie admiraient la prospérité d’un pays où tout le monde travaillait en paix, où les salaires, comme en toute terre neuve et féconde en travail, étaient très élevés, et où chaque année voyait s’élever une nouvelle ville et de nouveaux villages. Des chevaliers venus de Metz en 1399 rapportent qu’ils ont vu en Prusse trois mille sept villes ! C’est qu’ils ont pris pour des villes les riches villages des Werder et du Culmerland ; on pouvait s’y tromper en effet, car les registres où sont inscrits les dommages causés aux villages brûlés pendant les guerres de 1411 et de 1414, avec l’indication précise des prix du bétail et des grains détruits, nous apprennent que certains d’entre eux ont perdu des sommes qui équivalent à 200,000 francs.


IV

Le principal objet de l’admiration des étrangers était sans aucun doute la force militaire des teutoniques. L’ordre avait une flotte de guerre sur la Baltique, des flottilles sur les fleuves et les rivières ; son armée se composait des paysans qui faisaient le service du train et des équipages, ou servaient comme fantassins sur les bateaux et les chariots de guerre, d’une cavalerie légère, fournie par les Prussiens libres, et d’une lourde cavalerie où les chevaliers, leurs feudataires et leurs mercenaires étaient groupés par lance. Son artillerie fut de bonne heure formidable. Il était le premier à se servir des inventions qui modifiaient l’armement. L’arc emprunté en terre-sainte aux Sarrasins avait autant contribué à ses premières victoires sur les Prussiens que les mousquets à celles de Cortez sur les Mexicains. Point d’arsenaux mieux munis que les siens de ces vieux engins transmis par l’antiquité au moyen âge, béliers, balistes et tours roulantes ; mais à peine la première mention de l’usage du canon a-t-elle été faite en Europe, — c’était en 1324, — et nous apprenons que quatre ans après un boulet teutonique a tué un chef lithuanien. L’ordre avait une artillerie de campagne, une artillerie de marine, une artillerie de siège, et il mettait son orgueil à fabriquer des canons monstrueux ; on fondit à Marienbourg en 1408 une pièce qui pesait 200 quintaux et coûta 135,000 fr. « Vainement, dit avec orgueil un contemporain, on aurait cherché sa pareille en Allemagne, en Pologne et en Hongrie. » Quand il s’agit de fabriquer des boulets pour ce monstre, on ne trouva point dans les environs de pierres assez grosses et il fallut que les ouvriers allassent en tailler dans la masse des blocs erratiques qui couvrent le sol à Labiau. Le gros canon fut essayé l’année d’après contre les Polonais, et les murailles de Bobrowniki sur la Vistule furent broyées en quatre jours. La tactique, à chaque instant corrigée par l’expérience, vaut l’armement. En l’absence du grand maître, le grand maréchal commande, et tous, non-seulement les mercenaires qui s’y obligent par serment, mais aussi les croisés, lui doivent obéir. L’ordre dans lequel marchent les bannières est déterminé d’avance. L’armée a son avant et son arrière-garde. Défense est faite de s’éloigner du rang sans permission et de déposer son bouclier ou ses armes. Devant l’ennemi, la plus grande prudence est requise, et les teutoniques n’engagent point de combats sans avoir reconnu les forces de leurs adversaires (pensare epercitum). Il est difficile d’évaluer le nombre d’hommes dont se composaient les armées de l’ordre ; mais nul état voisin livré à ses propres ressources n’était capable de lui opposer des forces supérieures. Il pouvait dans les grandes circonstances grossir son contingent de mercenaires ; il y employa en 1411 10 millions de francs.

Quel usage les chevaliers ont-ils fait de cette puissance ? Pour mesurer la place qui leur appartient dans l’histoire générale, il faut se souvenir que le sort de l’Europe orientale n’est pas fixé au XIVe siècle. L’Occident a des cadres naturels faits pour recevoir des nations et des nations y ont vécu. Isolées d’abord, puis confondues dans l’empire romain, séparées après l’invasion des barbares et réunies sous le sceptre de Charlemagne, pour être encore séparées au IXe siècle, elles ont derrière elles un long passé historique et de communs souvenirs. Si l’on veut étudier leur histoire, on doit remonter jusqu’à Charlemagne, mais aussi chercher ce qui a survécu des lois de Rome : débris confus et pierres détachées d’une grande ruine, sur lesquelles la royauté française bâtira l’avenir de la France. Ce fut la fortune de l’Occident que d’avoir dans son passé Rome et Charlemagne. Au contraire l’Orient n’est point articulé ; sur le terrain vague qui s’étend de l’Elbe aux monts Ourals, il n’y a point de berceau de nation ; les peuples s’y échelonnent d’autant plus barbares qu’ils s’éloignent de l’Occident, où est la lumière. Aucun ne s’élève au-dessus des autres, parce qu’aucun n’a qualité pour commander. La race slave domine, mais divisée en tribus qui se connaissent à peine. Point d’esprit universel ni de langue universelle, comme était le latin en Occident ; un Charlemagne n’y a point paru : il faut, pour qu’il y ait un pasteur des peuples, que les peuples soient capables de se grouper en un troupeau. Tout ce pays était exposé à devenir la proie de la conquête ; mais, si grande que fût la force des hommes de l’Occident et leur supériorité, ils ne pouvaient porter leurs armes et leurs lois jusqu’aux confins de l’Asie. Leur victoire aurait été un bienfait ; mais il n’y eut en Orient ni conquête complète ni organisation autonome : il y eut le désordre. La vaste contrée fut rongée aux bords de la Baltique, de l’Elbe et du Danube par les margraves et les marchands allemands, et bouleversée à l’autre extrémité par des invasions qui passèrent ou demeurèrent, comme celles des Mogols, des Hongrois et des Turcs.

Il faut distinguer dans cette région deux parties, dont l’une confine à l’Occident et l’autre à l’Asie. Dans la première, trois royaumes sont fondés de bonne heure, ceux de Hongrie, de Bohême et de Pologne. Chrétiens, ils entrent dans la communauté européenne ; voisins du saint-empire, ils sont considérés comme ses vassaux au temps où il a toute sa force, et, dès le XIIIe siècle, après qu’il est déchu, la maison d’Autriche naissante dévoile ses prétentions sur la Bohême et la Hongrie. Par un singulier concours de circonstances, les familles qui avaient régné sur ces pays, non sans quelques éclats de gloire passagère, s’éteignent au XIVe siècle : Arpads en Hongrie, Przémyslides en Bohême, Piasts en Pologne, et, comme pour montrer qu’ils ne trouvaient point en eux-mêmes les conditions d’une vie indépendante, les trois royaumes donnent leur couronne élective à des souverains étrangers. Leurs destinées se plient alors aux nécessités d’une politique dont les moteurs sont tantôt à Rome et tantôt en Allemagne. Dans l’autre partie, vers l’Asie, persiste la barbarie. La Russie est morcelée, sujette ou tributaire des Mogols, exploitée à outrance par les marchands allemands ou Scandinaves, et fortement entamée par les conquêtes des Lithuaniens. Ceux-ci occupent les districts de Wilna et de Kowno : venu à l’arrière-garde des immigrans aryens, leur langue est de tous les idiomes européens, la plus voisine du sanscrit, et leur religion a gardé des souvenirs de l’Orient. C’est un peuple primitif et grossier, si on le compare aux Allemands de Prusse, mais bien doué et très redoutable ennemi, il habite des villages faits de cabanes petites et rondes, par groupes de familles, chaque ménage ayant sa hutte, et chaque famille possédant en commun des huttes où l’on cuisine, brasse et boulange. On dirait des bandes de nomades qui viennent de s’arrêter. L’argent est inconnu dans le pays, et l’agriculture dans l’enfance : le Lithuanien ne mange que du pain noir et souvent il en manque. La seule richesse, ce sont les chevaux : au XIVe siècle, le grand prince de Lithuanie Witowd en possédait vingt mille. Bons soldats, habiles à se fortifier, cavaliers admirables, les Lithuaniens vivent surtout de la guerre qu’ils font à tous leurs voisins, Polonais, Allemands de Prusse, Russes surtout. La dynastie nationale qui leur a donné l’unité a conquis une grande partie de la Russie, et c’est un spectacle étrange, en un temps où la vieille foi du moyen âge décline déjà en Occident, que celui d’un empire païen menaçant de couvrir l’Europe orientale et disputant aux Mogols le pays qu’on appellera la sainte Russie.

Les teutoniques sent campés au point d’intersection de ces deux parties de l’Orient européen, dont l’une entre l’Elbe et la Vistule est déjà fortement entamée par la conquête ou par la politique allemande, pendant que l’autre vit encore de la vie confuse des peuples primitifs. Ainsi s’explique la difficulté comme la grandeur du rôle historique de l’ordre. Investi par le pape et par l’empereur d’une sorte d’office de margrave de la chrétienté, il devait faire face à l’est, et la croix que ses chevaliers portaient sur la poitrine l’obligeait à la guerre perpétuelle contre la Lithuanie : il s’y appliqua, mais ne s’y donna pas tout entier. Les chevaliers, guidant les croisés et les aventuriers de l’Europe entière, commirent dans ce pays d’atroces brigandages, mais n’en arrachèrent que le morceau de littoral qui séparait la Prusse de la Livonie, et la seule grande victoire qu’ils remportèrent fut livrée sur le sol teutonique. En l’année 1369, chevaliers et Lithuaniens avaient comme de coutume, guerroyé aux bords du Memel : on s’était pris et repris des forteresses, et la campagne avait fini par un échange de prisonniers, que firent dans une entrevue le grand maréchal et le prince de Lithuanie Kinstutte. Au moment où ils allaient se séparer : « J’ai l’intention, dit le Lithuanien, d’aller l’hiver prochain rendre visite au grand maître et lui demander l’hospitalité. — N’y manquez pas, répliqua le maréchal, et comptez que nous vous recevrons avec les honneurs qu’on vous doit. » Kinstutte ne perdit point une minute : il fit des levées chez lui, chez ses voisins les Russes, et envoya demander des secours à son ami Mamai, le grand khan des Tartares. Le commandeur de Ragnit, place située à la frontière, surveillait les préparatifs de l’ennemi : toute la Prusse était en émoi, et le grand maître se rendit à Kœnigsberg avec des forces considérables, afin d’empêcher l’entrée des Lithuaniens qu’on n’attendait que vers Pâques ; mais Kinstutte et son frère Olgerd avaient trompé les espions de l’ordre, et le grand maître était encore à Kœnigsberg quand y arriva de nuit la nouvelle que les deux princes avaient pénétré en Prusse, l’un par le désert de Galinden, l’autre sur la glace du Haff de Courlande ; on suivait leur marche à la lueur des incendies qu’ils allumaient. Le maître sortit de la ville et envoya le maréchal reconnaître l’ennemi, qui était arrêté auprès de Rudau. La bataille, commencée de grand matin, demeura incertaine jusqu’à midi, et quand enfin les troupes païennes cédèrent devant la cavalerie mieux armée de l’ordre et des villes, nombre de chevaliers étaient couchés sur le champ de bataille, parmi eux le grand maréchal. Trois monumens furent élevés en l’honneur des morts et deux chapelles instituées oïl des messes perpétuelles devaient être célébrées pour le repos de leurs âmes. Le grand maître voulut aussi qu’une colonne de pierre fût placée à l’endroit où le grand maréchal était tombé : on l’y voit encore aujourd’hui.

Les teutoniques étaient invincibles chez eux, comme les Lithuaniens en Lithuanie. Cependant les grands maîtres laissaient croire et croyaient eux-mêmes qu’il viendrait un jour où ils traiteraient ce pays comme la Prusse. Le reproche qu’on leur faisait, au XIVe siècle, dans plusieurs pays chrétiens de prolonger à dessein cette guerre, ne semble pas mérité. Toute force a ses limites, même la force d’expansion de la race allemande. C’est une grande merveille que ce peuple, qui n’est plus conduit par un chef unique, comme au temps de Charlemagne ou de Henri le Fondateur, ait entrepris par groupes, ici sous les ordres des margraves, là sous la conduite des capitaines de la Hanse ou sous la bannière des chevaliers, la colonisation du pays entre l’Elbe et le Memel. Comment ces colons de l’est seraient-ils arrivés si vite à cette surabondance de population qui leur eût permis d’envoyer au loin de nouveaux essaims ? D’ailleurs les Allemands, au XIVe siècle, n’ont pas cause complètement gagnée entre l’Elbe et la Vistule. Les Lusaces, la Silésie, le Brandebourg, ces antiques domaines de la race slave, sont à jamais perdus pour elle ; mais la Pologne et la Poméranie vivent toujours ; et le Danemark n’a pas renoncé à disputer aux Allemands la mer Baltique. Il a fallu que les teutoniques, placés à l’avant-garde de la colonisation germanique, se retournassent pour protéger le corps de bataille ; ils ont employé leurs principales forces non contre les païens, mais contre les ennemis chrétiens de la race allemande : ils les ont tous vaincus, et leurs grands succès ont été remportés sur la Pologne.

On se souvient que le duc slave Swantopolk de Poméranie avait soutenu les Prussiens au temps des révoltes du XIIIe siècle et mis l’ordre en péril. A la mort de son successeur Mestwin, les rois de Pologne occupèrent la province, qui leur fut disputée par les margraves de Brandebourg et par l’ordre coalisés. L’ordre fut si bien victorieux qu’après avoir conquis la Pomérellie, il menaça la Pologne elle-même. Casimir le Grand s’empressa de traiter à Kalich, en 1343, et de renoncer à la province dans une solennelle entrevue où le roi et le grand maître jurèrent d’observer la paix, le premier sur sa couronne et le second sur sa croix. Cette réconciliation dura, comme les paix perpétuelles qui furent plusieurs fois conclues, très peu de temps. C’est que, dans cette guerre entre Allemands et Slaves, le combat dont l’enjeu était la Pomérellie avait l’importance de ces batailles décisives qu’un belligérant livre à son adversaire pour le couper de sa base d’opération et l’investir. C’est la Pomérellie qui faisait communiquer le pays prussien avec la nouvelle marche et avec l’Allemagne ; c’est la Pomérellie que la Pologne, quand elle sera victorieuse, commencera par ressaisir, et la première province que Frédéric le Grand revendiquera lors du partage de la Pologne sera encore la Pomérellie. Ce combat n’a donc fini qu’avec l’un des combattans, et l’on a compris, il y a cinq cents ans, que la colonie allemande de Prusse et la plus puissante des nations slaves étaient d’irréconciliables ennemis dont l’un devait tuer l’autre : la preuve c’est qu’on a discuté le partage de la Pologne.

C’était à la fin du XIVe siècle, au moment où régnaient en Hongrie et en Bohême deux princes allemands de la maison de Luxembourg, Sigismond et Wenceslas. Un duc silésien, ami de cette maison, alla trouver le grand maître à Thorn et lui tint ce langage : « Mon maître le roi de Hongrie, le margrave de Moravie, le duc de Görlitz, le duc d’Autriche et moi sommes tombés d’accord, après en avoir délibéré, pour attaquer le roi de Pologne. Le roi de Bohême nous aidera. Ces seigneurs pensent que vous pouvez être de la partie. » Le grand maître répliqua : « Je ne sais en vérité que vous répondre. » — « Bien, reprit le duc, mais vous ne savez pas le projet de ces seigneurs. Ils ne veulent plus qu’il y ait de roi en Pologne : tout ce qui est en deçà de Kalisch doit avec la Mazovie appartenir à la Prusse ; tout ce qui est au delà de Kalisch doit être attribué à la Hongrie, et tout le pays de la Wartha au Brandebourg et au roi des Romains Sigismond. » Le grand maître ne voulut pas prendre d’engagement ; il se contenta de dire qu’il était en paix avec le roi, mais que celui-ci avait plusieurs fois rompu les traités, et que si le saint-père levait la croix et le roi des Romains tirait l’épée contre ce parjure, il mettrait toutes ses forces à faire ce qu’il aurait à faire. Le projet n’eut point de suite, mais certainement il aurait été repris si l’ordre avait plus longtemps vécu.

Voilà qui rajeunit les teutoniques et les rapproche de nous : ils comprenaient la grande politique, dit à ce propos un écrivain prussien. Il faut dire plus simplement qu’ils ont été les acteurs d’un drame qui dure encore et n’est pas près de finir : la lutte des races slave et germanique. Ce drame a été longtemps suspendu. L’Orient du XVIIIe siècle ne ressemblait point à celui du XIVe ; la force y avait enfin mis de l’ordre en faisant entrer dans des cadres déterminés toutes ces populations mal organisées pour vivre qui flottaient sur le terrain vague : la Prusse, l’Autriche, la Turquie et la Russie se les étaient partagées. Les haines de races sommeillaient, et la politique disposait souverainement des peuples ; mais au XIXe siècle, les peuples revendiquent le droit de s’appartenir à eux-mêmes ; la nature proteste et s’insurge contre la politique et la race redevient une patrie. La participation de la Russie au partage de la Pologne et la présence sur le continent européen de l’état des Osmanlis compliquent, il est vrai, les rapports des peuples et des gouvernemens et cachent encore sous le jeu de la politique l’action du patriotisme ethnographique ; mais plus la Turquie s’affaiblit, plus clairement on voit que dans cet Orient, qui est la région des tempêtes de l’avenir, le débat est toujours entre Allemands et Slaves, comme au temps où les chevaliers galopaient sur les fleuves et les étangs glacés de Prusse et de Lithuanie et chargeaient leurs canons avec des boulets taillés dans les moraines des glaciers préhistoriques.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.