Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles/06

RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU IVe ET Ve SIECLES

VI.
ADMINISTRATION D'EUSTOCHIUM. - DISPUTE D'AUGUSTIN ET DE JERÔME.


Les monastères de Bethléem sous l’administration d’Eustochium. — Travaux de Jérôme sur les prophètes, sa correspondance. — État des Gaules au commencement du Ve siècle. — Dispute entre Augustin et Jérôme à propos des commentaires sur l’épître de saint Paul aux Galates. — Leur différente manière d’envisager l’exégèse chrétienne. — Malentendus entre eux, lettres détournées, brouillerie. — Raccommodement. — Fin de la dispute sur saint Paul.


I

Julia Eustochium prît en main la direction des trois monastères de femmes laissée vacante par la mort de Paula[1] ; Jérôme resta à la tête du sien. La vente d’un reliquat de patrimoine, accrue de quelques libéralités de famille, couvrit les dettes et ramena le calme dans les esprits. — Il survint en outre aux couvens de Bethléem, une riche dot, quelques années plus tard, par l’arrivée de la petite-fille de Paula, cette enfant de Léta et de Toxotius qui portait le nom de son aïeule, et sur la tête de qui reposaient tant de pieuses-espérances avant même qu’elle fut au monde. Pour accomplir le vœu de sa mère, auquel le vieux pontife païen, son grand-père, s’était résigné, on la conduisit en Palestine près de sa tante, et elle prit le voile à Jérusalem. Sa venue fut une grande consolation pour Jérôme.

Rentré dans la paix de l’étude, il reprit ses traductions de l’hébreu. Ruth, Esther, le Livre des Rois, Isaïe, suivis des petits prophètes, Osée, Joël, Amos, Zacharie, Malachie, furent ses premiers travaux depuis la mort de Paula. Eustochium lui avait demandé la traduction de Ruth, Paula celle d’Esther et d’Isaïe ; il les leur dédia à toutes deux en même temps, car cette double amitié n’en faisait qu’une à ses yeux. « Il ne séparait pas, disait-il, ceux qu’il aimait de ceux qu’il avait aimés. » Il disait encore avec une confiance touchante : « Ce rude labeur sur un idiome étranger me servira de rançon auprès de Dieu, car je l’entreprends pour démontrer la vérité de la foi contre les impostures des Juifs, et non par une recherche de vaine gloire. Paula, qui voit Dieu face à face et connaît le fond de mon âme, le sait bien et priera pour moi. » Jérôme dictait ses traductions, comme il dictait ses commentaires et ses lettres, soit à cause de la faiblesse de sa vue, soit à cause d’une gêne qu’il éprouvait à la main droite et qui l’empêchait d’écrire. On le voit souvent déplorer cette nécessité, qui rendait, suivant lui, son style incorrect et diffus ; « mais quoi ! ajoutait-il aussitôt, l’explication des Écritures réclame l’exactitude bien plutôt que l’ornement. »

Lorsque la critique, toujours acharnée contre cette grande entreprise des traductions hébraïques, venait gronder jusqu’à lui du fond de l’Occident, il gémissait. « Si mon métier avait été de tresser des corbeilles de jonc ou de coudre des nattes de palmier pour gagner un peu de pain à la sueur de mon front, l’envie me pardonnerait, s’écriait-il ; mais, trop obéissant aux préceptes du Sauveur, j’ai voulu pétrir pour les âmes le pain impérissable de la vérité ; j’ai voulu purger les sacrés sentiers des mauvaises herbes que l’ignorance y multipliait, et voilà que j’ai commis un double crime ! Si je corrige et rétablis les choses viciées, je suis un faussaire ; si j’extirpe l’erreur, c’est moi qui la sème ! Ce n’est pas tout, je trouble des habitudes auxquelles on tient même quand on les blâme, car l’homme adore ses vices tout en les reconnaissant. On a de beaux volumes, qu’importe de les avoir bons ? Voici des gens qui sont passionnés pour les manuscrits qu’ils possèdent, rien n’est plus respectable à leurs yeux que ces caractères dessinés avec l’or et l’argent sur des parchemins de pourpre, ou ces autres tracés en lettres onciales, et qui, par leur grosseur, forment des ballots plutôt que des livres : qu’ils les gardent, j’y consens de grand cœur, pourvu qu’il nous soit permis, à moi et aux miens, de préférer à ce trésor de pauvres petites pages sévèrement revues et d’avoir dans nos bibliothèques des livres corrects plutôt que de beaux livres. » Ces attaques contre une entreprise nouvelle pour l’Occident, et à laquelle il mettait un devoir de conscience, lui arrachent incessamment des plaintes. « On consulte, dit-il, les traductions grecques d’Aquila, qui était Juif, et celles de Symmaque et de Théodotion, qui étaient des hérétiques judaïsans ; on les lit dans les églises d’Orient, d’après la collation des Hexaples, et pourtant que de choses on y relèverait ! que d’interprétations faussées dans le dessein d’obscurcir les mystères profonds de nôtre salut ! Et moi, qui suis chrétien, né de parens chrétiens, moi qui porte sur mon front le signe de la rédemption, des hommes, moi qui n’ai qu’un vœu, un but, une passion, la vérité et la gloire de mon Dieu, je n’ai pas le droit d’être utile, et je ne suis qu’un fléau pour l’église !… »

Ses commentaires aussi lui causèrent plus d’un ennui. On les trouvait trop littéraires en Occident, et la routine s’étonnait des soudaines révélations qui en jaillissaient. Enfant des Grecs par la doctrine, il faisait passer dans l’idiome latin le tour vif et spirituel de leur langage, et ces fleurs de style qui s’accommodaient bien d’ailleurs à son génie : Jérôme fut l’initiateur de la chrétienté occidentale à la grande exégèse biblique. Aussi les esprits d’élite que l’Italie et la Gaule produisaient surent, par leur vive admiration, le dédommager des dénigremens vulgaires ; mais ils apportèrent un surcroît de labeur à sa vieillesse. À mesure que le goût de ses écrits se répandit, Jérôme vit arriver de toutes parts à son adresse des consultations dogmatiques, morales, exégétiques, par lettres, par livres, par ambassades. Moines et évêques, laïques et prêtres, matrones et gens du monde le poursuivirent de questions d’une rive à l’autre de la Méditerranée, et comme la correspondance était lente et que les lettres s’égaraient parfois, on choisissait souvent pour truchement un voyageur ecclésiastique chargé d’interrogations de toute sorte destinées au solitaire, et dont le voyageur devait rapporter la réponse écrite ou verbale. Jamais les oracles de la Grèce païenne ne reçurent autant de députations à leur porte. Cette gloire pourtant n’était pas exempté de dangers. L’envie éplucha les pages de Jérôme pour y découvrir des crimes publics à défaut d’hérésies. En commentant Daniel, il avait cru reconnaître dans cette statue de Nabuchodonosor, qui avait des pieds de fer et d’argile, un symbole de l’empire romain, inébranlable et fondé sur le fer tant qu’il avait conservé sa vieille vertu guerrière, devenu d’argile le jour où, se reniant lui-même, il avait livré à des stipendiés barbares ses armes, sa protection, son salut. La malignité vit là une attaque préméditée contre le Vandale Stilicon, et a un scorpion, animal venimeux et muet, » dit à ce propos Jérôme, alla verser dans l’oreille du tout-puissant barbare le poison d’une accusation capitale. Heureusement pour le solitaire, l’Orient se trouvait alors en scission politique avec l’Occident ; puis les jours de Stilicon étaient comptés.

Les grands travaux étaient pour la journée, la correspondance pour la nuit, car Jérôme dormait à peine. Cette correspondance considérable forme pour ceux qui s’occupent de l’histoire du temps la partie la plus précieuse de ses ouvrages. On voit s’y refléter, comme dans un miroir, l’état des esprits, des études, des mœurs dans les différentes régions de l’Occident, principalement chez les femmes. On peut y suivre aussi presque pas à pas les progrès de l’empire vers sa ruine. Nous choisirons pour les signaler au lecteur les lettres qu’il écrivit à cette époque à des dames gauloises, entre autres aux matrones Hebidia, Algasia et Artemia.

Hébidie était Armoricaine, et sa famille, issue de souche sacerdotale druidique, présentait une de ces conditions bizarres que la conquête avait créées parmi les sujets de Rome et qui différaient de province à province. Celle-ci était attachée héréditairement au service du temple de Bélen, dans la cité des Baïocasses, aujourd’hui Bayeux. Bélen était dans la religion des Gaulois le dieu du jour, de la médecine et des beaux-arts, comme Phœbus-Apollon dans celle des Romains et des Grecs ; aussi les formules du culte officiel gallo-romain attribuaient à cette divinité le double nom d’Apollon-Bélen, que nous lisons encore aujourd’hui dans plusieurs inscriptions votives. Ses prêtres avaient fait de même, et dans la famille d’Hébidie les hommes prenaient tantôt le surnom de Patera, qui désignait en langue gauloise leur emploi de gardiens du sanctuaire de Bélen[2], tantôt les surnoms latins de Phœbicius et de Delphidius, qui rappelaient leur consécration romaine au dieu Apollon. Chez eux comme chez les prêtres grecs de Phœbus, la culture de la poésie et des arts, et probablement aussi celle de la médecine, étaient considérées comme des branches du sacerdoce. Doués de rares facultés, les ancêtres d’Hébidie acquirent un grand renom dans les Gaules comme professeurs d’éloquence ou de poésie. Sous le règne de Constantin, un Attius Patera s’illustra dans l’enseignement de la rhétorique à Rome, et mérita le titre de « maître des puissans orateurs, » que lui donna plus tard le poète Ausone. Son père Phœbicius et son frère exercèrent à Bordeaux la même profession avec un éclat pareil, et Delphidius son fils, avocat, poète, magistrat, mêlé aux partis politiques sous les principats de Constance et de Julien, remplit la Gaule de sa gloire un peu turbulente, et après de longs orages vint mourir à Bordeaux, professeur comme ses aïeux.

Les femmes dans cette famille avaient l’intelligence et l’instruction des hommes, avec beaucoup de leur ambition. Emportées par l’esprit du temps, ces descendantes des vieux druides se firent chrétiennes, La veuve et la fille de Delphidius reçurent chez elles, près de Bordeaux, l’hérétique Priscillien, et devinrent les grandes-prêtresses de sa religion, mêlée de mysticisme et de licence, puis, enveloppées dans sa condamnation, elles eurent toutes deux la tête tranchée. Leur parente Hébidie, plus réservée et plus sage, choisit la droite voie dans le christianisme. Restée veuve sans enfans, elle menait, probablement à Bayeux, berceau de leur race, une vie tranquille et honorée, et, laissant de côté Apollon-Bélen et les muses patronnes et nourricières de sa famille, elle s’occupait d’exégèse biblique. Il n’y avait pas de questions difficiles qu’Hébidie n’essayât de comprendre et de résoudre ; mais elle n’y réussissait pas toujours. Poursuivie de doutes et à bout de consultations en Gaule ou de recherches dans les livres, elle résolut enfin de recourir à l’oracle qui siégeait à Bethléem.. Elle dressa une liste de douze questions sur des points de discordance entre les évangélistes, sur certaines obscurités des épîtres de saint Paul, et aussi sur la conduite qui convenait à une veuve chrétienne sans enfans ; le tout fut confié par elle au prêtre Apodemius, qui allait partir pour la terre-sainte et se chargea de lui rapporter les réponses de Jérôme, soit de vive voix, soit par écrit.

Celui-ci reçut la visite d’Apodemius et l’envoi d’Hébidie avec une sorte de joie, comme un souvenir lointain de sa jeunesse, car le nom de la Gauloise et sa famille ne lui étaient pas inconnus ; lui-même, comme on sait, avait habité quelque temps les bords de la Moselle et du Rhin. Sa réponse ne se fit pas attendre. Il la rédigea en forme de note, conservant l’ordre des questions et faisant suivre chacune d’elles de son explication. Le tout fut précédé d’un court et gracieux billet à l’adresse de la correspondante. « Je ne t’ai jamais vue, lui disait-il, mais je sais toute l’ardeur de ta foi. Des limites de la Gaule, qui sont celles du monde, tu m’envoies un défi au fond de ma retraite, et un homme de Dieu, Apodemius mon fils, m’apporte de toi un commonitoire, comme s’il n’y avait pas dans ta province des docteurs plus éloquens et des savans plus experts que moi. N’importe, je t’obéis. Tes ancêtres Patera et Delphidius, dont l’un professait à Rome la rhétorique avant ma naissance, et l’autre, lorsque déjà j’étais adolescent, remplissait toutes les Gaules du bruit de sa prose et de ses vers, tes ancêtres vont s’indigner silencieusement au fond de leur sépulcre et me reprendre à bon droit d’oser balbutier quelque chose aux oreilles d’une femme de leur race. Assurément je leur concède la grandeur de l’éloquence et la science des lettres humaines ; mais j’ai pour moi les clartés d’en haut, que nul ne possède, s’il ne les reçoit du père des lumières. Prie le Seigneur, le vrai Elisée, de vivifier du moins en moi les eaux stériles et mortes, et toi, cherche plutôt la vérité sans élégance que les élégances mensongères. Trop souvent la gloire des lettres ressemble à ce Satan que Jésus vit tomber du ciel comme un éclair. »

Les questions d’Hébidie dénotaient en elle un esprit ferme et un sincère désir de connaître. Jérôme lui démontra, par des raisons tirées de certains usages des Juifs, la concordance des Évangiles sur le point précis de la résurrection malgré quelques dissemblances de détail. On voit dans ses explications que le dernier chapitre de saint Marc, qui semble en contradiction avec le récit de saint Matthieu au sujet de l’apparition de Jésus à Marie-Madeleine, manquait dans la plupart des manuscrits grecs et ne se lisait point dans les églises d’Orient. Hébidie le consultait aussi sur les paroles du Sauveur prononcées à la dernière cène : « je ne boirai plus de ce jus de la vigne jusqu’au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon père. » N’est-ce pas là, demandait la savante Gauloise, une annonce du règne de mille ans ? — Jérôme la dissuade, car il condamnait les millénaires avec toute l’église catholique, et avec elle encore il assigne aux paroles du Christ un sens mystique en les rapportant au sacrement de l’eucharistie.

Hébidie ne figurait pas seule dans la volumineuse correspondance confiée au prêtre Apodemius ; Algasie, autre matrone gauloise, avait aussi voulu, à l’instar de la reine de Saba, « consulter la sagesse aux extrémités de l’univers, » et le prêtre apportait de sa part une seconde série de questions pour Jérôme. Dans le nombre se trouvait celle-ci ; — A quels événemens convient-il d’appliquer les terribles paroles de l’Évangile : « malheur à celles qui allaiteront ou enfanteront dans ces jours-là ! priez que votre fuite ne se fasse pas en hiver et au jour du sabbat ? » A la demande inquiète de cette Gauloise, ne dirait-on pas un premier frémissement des convulsions de sa patrie ? Cette lettre était écrite à la veille d’une irruption de barbares, avant-garde de celle des Huns.

Lors de la lettre suivante, le doute est levé : la sinistre prédiction s’est accomplie. Les Vandales, les Suèves, les Alains occupent la moitié des Gaules, les Burgondes et les Francs menacent le reste, et les dames gauloises, dispersées comme une troupe d’oiseaux effrayés, se sauvent les unes en Italie, les autres au-delà de la mer. Parmi ces dernières, Artémie, trouvant un navire à sa portée, s’y jeta pour gagner la Palestine, où un asile lui fut ouvert dans le couvent d’Eustochium. Cette dame était belle, encore jeune, et ses aventures offraient quelque chose d’étrange. Mariée de bonne heure à un homme qu’elle aimait, elle s’était bientôt retirée de lui, dans un accès de ferveur ascétique, sans dissoudre pourtant leur union. Le mari, qui l’aimait également, n’avait consenti à la séparation qu’avec peine et après de longs débats ; puis, repoussé dans un amour légitime, il s’était laissé aller à des dissipations qui ne l’étaient pas. Sur ces entrefaites arriva le saccagement de leur pays. Artémie voulut fuir, le mari voulut rester ; il devait rester, disait-il, pour vendre les débris de leur patrimoine et n’éprouvait aucune hâte d’aller mourir de faim en terre-sainte. Artémie fut donc seule à partir, et le mari l’oublia. Ses lettres restèrent sans réponse ; les instances de ses amis n’eurent pas plus de succès. Hébidie, qui était sa proche parente, écrivit alors à Jérôme pour qu’il les aidât à ramener cet époux infidèle. Jérôme trouva l’affaire délicate ; ce qui le choquait le plus, il faut bien le dire, ce n’était pas une rupture de mariage qui avait pour effet l’entrée d’un des conjoints dans la vie religieuse, c’était la violation d’un vœu de continence mutuelle, car il ne soupçonnait que trop la conduite de l’autre. Il écrivit donc au mari, qui se nommait, à ce qu’on croit, Rusticus, l’engageant à venir rejoindre sa femme en Palestine ou à faire pénitence : on ne sait si la pénitence se fit, mais Rusticus ne parut point à Bethléem.

Les désastres publics développaient, avec l’incertitude de la vie, une passion de jouissances fiévreuses, précipitées, qui n’épargnait pas plus le chrétien que le païen ou l’incrédule. Si les décurions épicuriens de la cité de Trêves attendaient l’assaut de leur ville à table et couronnés de roses pour le cynique plaisir d’être égorgés au milieu des coupes, l’église offrait des spectacles qui n’étaient guère moins lamentables. On voyait des chrétiens, jusqu’alors honnêtes, rompre subitement tout devoir, toute règle, et vouloir, comme des insensés, goûter au moins le mal avant de périr. Une veuve et sa fille demeuraient ensemble dans une ville de la Narbonnaise et n’avaient jamais donné que de bons exemples. La mère, tout à coup jetant bas ses pratiques de veuvage, prend les allures d’une coquette surannée, court les réunions, les bains, les théâtres, et provoque les jeunes gens par ses airs ; elle installe même chez elle un ecclésiastique qu’elle veut faire passer pour son intendant, mais que le public qualifie d’un autre titre. Sous le prétexte d’échapper à ces scandales, la fille, qui avait fait vœu de virginité comme la mère de viduité, quitte la maison maternelle et s’enfuit avec un jeune lecteur de leur église. Elle avait un frère moine dans un des couvens de la province. Vainement essaya-t-il de ramener sa sœur et sa mère à une meilleure conduite ; lasses de ses sermons, toutes deux le mirent à la porte. Le pauvre moine ne s’imagina-t-il pas qu’un seul homme sur la terre était capable d’amener à résipiscence des natures aussi perverties, et que cet homme était Jérôme ? Il passa la mer et s’en vint à Bethléem, où il toucha Jérôme par ses larmes. Moins confiant que lui et connaissant trop bien l’endurcissement des mauvaises habitudes, le grand justicier des mœurs consentit à intervenir, mais sans se flatter du succès. Nous avons encore l’exhortation à mieux vivre qu’il adressa en commun à la fille et à la mère. Après avoir conseillé aux deux pécheresses le repentir et l’amendement, il leur propose, si leur perte est irrévocable, un moyen terme assez bizarre : c’est que chacune épouse son clerc, le scandale d’un tel mariage devant être moindre pour l’église que celui de leur vie désordonnée.

Ces curieuses lettres nous font voir, à l’extrémité opposée de l’échelle morale, un homme du monde, nommé Julianus, tombé, sous le poids du malheur public, dans un état de prostration tel qu’aucune douleur n’a plus prise sur lui. Sa résignation chrétienne est effrayante ; c’est la mort anticipée du cœur, et cependant ce cœur est noble, élevé, charitable. Julianus perd coup sur coup deux filles, l’une de huit ans, l’autre de six, et les conduit au tombeau sans verser une larme. Quarante jours après, quand toute la ville portait encore le deuil par considération et pitié pour lui, on le voit paraître en habit de fête : il courait à la dédicace d’une église que l’on enrichissait des os d’un martyr. Il lui restait pour consolation en ce monde une femme chaste et fidèle, plutôt sa sœur que son épouse ; un mal imprévu l’enlève en quelques heures, et Julianus l’accompagne à sa dernière demeure avec la même sérénité que s’ils partaient ensemble pour un voyage. Cet homme avait une immense fortune dont il usait pour doter les églises et les monastères ; les barbares arrivent, et ses terres sont ruinées, ses troupeaux enlevés, ses serviteurs tués, dispersés, emmenés captifs. Comme il supportait toutes ces afflictions sans sourciller, Julianus se croyait fort. « Non, non, lui écrivit Jérôme, tu n’es qu’une recrue dans l’armée du Christ. As-tu distribué le reste de tes biens aux indigens, pour être indigent toi-même ? » Et Julianus avait encore des enfans ! Cette société romaine du Ve siècle périssait tout autant par ses vertus que par ses vices.


II

Nous placerons ici dans l’ordre des temps la dispute entre Augustin et Jérôme, restée célèbre dans l’église, et qui, prolongée de l’année 395 à l’année 407 par une suite de malentendus qu’aidait ou envenimait la méchanceté des hommes, émut un instant la chrétienté. Elle roulait sur un point d’exégèse historique, et prenait sa source dans une autre dispute plus fameuse encore, celle des apôtres Pierre et Paul devant les fidèles d’Antioche. La controverse des deux docteurs du Ve siècle nous reporte ainsi dans le berceau du christianisme, aux jours militans de l’apostolat, et il est curieux d’observer comment on envisageait alors, au sein de l’église solidement établie, ces origines apostoliques, déjà environnées d’ombre dans le lointain des temps. La curiosité redouble quand on songe que ce furent les deux plus brillantes lumières de l’église occidentale qui cherchèrent à pénétrer ces saintes ténèbres, et que dans la discussion que ces grands hommes ouvrirent, discussion d’un intérêt chrétien si considérable, chacun d’eux apporta, avec une conclusion différente, une tendance d’esprit, un caractère, un savoir différens ; chacun d’eux se montra chrétien sous un jour tout particulier. On peut dire que c’est là, dans quelques lettres échangées, parfois avec passion, toujours avec éloquence et franchise, que se révèle, plus peut-être que dans le reste de leurs ouvrages, le cachet de leur personnalité. Quelques détails préliminaires aideront le lecteur à mieux comprendre le parallèle qui va ressortir des faits.

Au début de la controverse, Augustin avait quarante et un ans. Chrétien depuis peu, il venait d’être tout nouvellement promu au sacerdoce, et l’église occidentale plaçait sur sa tête de grandes espérances. Lui-même nous a raconté avec une sincérité admirable et les orages de sa vie, et les longues incertitudes de ses croyances, et comment, au milieu des désordres qui affligèrent sa jeunesse, il cherchait, avec l’ardeur qu’il mettait dans tout, un idéal de perfection morale et de souverain bien dont le flot des passions l’éloignait toujours. Cet idéal, il le demandait alors à la philosophie, dont il traversa toutes les sectes sans y trouver autre chose que le néant ; à bout de désenchantemens, il essaya de la religion et se fit manichéen. Le manichéisme était tout à la fois une religion et une philosophie ; mais cette philosophie était si grossière, cette religion si honteusement déréglée, qu’Augustin abjura l’une et l’autre pour se retrancher dans le scepticisme : c’est de là qu’Ambroise le tira en le faisant chrétien. Toutefois Augustin ne le devint point par la voie large et directe. Si la beauté morale du christianisme l’attirait, les Écritures le rebutaient. La Bible ne lui donnait pas ce qu’exigeait un génie comme le sien habitué aux procédés de la dialectique, une formule philosophique de sa vérité. Cette formule, il crut la découvrir dans Platon, en rapprochant du premier chapitre de saint Jean la sublime théorie du Verbe incréé. Alors, nous dit-il, il vit clair dans le christianisme, et passa du Timée à l’Évangile.

Cette marche conforme à la nature de son esprit synthétique, pour qui toute vérité religieuse devait rentrer sous les données de la science humaine, et qui mettait la preuve logique acquise par la pensée au-dessus du témoignage des hommes et de l’affirmation des sens, cette marche dans la conversion d’Augustin décida du caractère de sa croyance. Il eut du christianisme un point de vue philosophique auquel il subordonna les miracles et les prophéties ; mais grâce à ce regard hardi plongé dans son essence même il sut en lier toutes les parties et les coordonner dans une construction la plus vaste et la plus magnifique que la science chrétienne ait produite. C’était là la force d’Augustin, et ce fut sa gloire. A côté de cela, il manquait de moyens suffisans pour la pure interprétation biblique. Il savait imparfaitement le grec, n’avait aucune notion de l’hébreu, et quant à l’histoire ecclésiastique, elle se bornait pour lui à des compilations incomplètes publiées en Occident. Platon lui-même, ce flambeau qu’il avait pris pour guide dans les obscurités de la foi, il ne le lisait guère qu’à l’aide de traductions latines, ou l’étudiait dans les interprétations fort arbitraires de l’école nouvelle qui usurpait son nom. Les pères grecs, fondateurs de la haute exégèse sacrée, ne lui étaient pas plus familiers, et, chose bizarre, il connaissait à peine Origène, ce drapeau de tant de luttes bruyantes dont le fracas retentissait autour oie lui ; mais Augustin possédait le génie qui crée, il devinait Platon dans ce qu’il ne lisait pas et se formait à lui-même ses propres méthodes d’exégèse. Cependant la puissance des idées a ses limites, et la logique ne remplace pas toujours l’étude des faits humains.

L’éducation chrétienne de Jérôme s’était faite en sens inverse. Né chrétien, nourri dans une famille chrétienne, imbu de respect et de foi pour les Écritures, dans lesquelles il voyait la parole assurée du Saint-Esprit, il ne demandait qu’à elles-mêmes l’éclaircissement de leurs propres ténèbres. Pour lui, la sagesse humaine n’était que secondaire et subordonnée, la révélation dominait tout. Tandis qu’Augustin arrivait à la foi par la philosophie, Jérôme rejetait toute philosophie comme une erreur et un mal, s’il ne la rencontrait pas sur le chemin de la foi. C’est au service de cette foi entière, exclusive, qu’il dévoua les immenses facultés que la nature lui avait départies. Son constant travail fut d’affermir par l’histoire, par la géographie et les voyages, par l’étude des mœurs orientales, par la tradition, par les langues surtout, le témoignage des faits sacrés, La première de toutes les études pour un docteur chrétien lui semblait celle du livre d’où sort l’Évangile, et le premier devoir celui de remonter au texte original pur, à la vérité hébraïque, comme il disait. C’était pour saisir cette vérité plus près de sa source qu’il s’était confiné en Orient, au milieu des populations juives et syriennes, dans un monastère où les discussions de texte et la collation des manuscrits remplissaient une notable partie de la vie. Les controverses avec les Juifs étant, en Orient, un des points délicats de la catéchèse chrétienne, il fallait se présenter au combat fort comme eux et muni de leurs propres armes : en Occident, où ces nécessités n’existaient pas, on discutait sur des traductions. Or celle des Septante était reconnue par les docteurs orientaux insuffisante et inexacte ; de ses faux sens ou de ses erreurs manifestes étaient sorties au premier siècle de notre ère bien des hérésies funestes à l’église et qu’une meilleure interprétation eût prévenues ou dissipées. Des explications de ce genre entraient dans l’enseignement des églises grecques, où l’on comparait à la traduction des Septante celles de Théodotion et d’Aquila, reproduites dans les Hexaples d’Origène. L’ambition de Jérôme, sa vocation chrétienne, comme il la concevait, fut d’initier l’Occident à ce besoin d’une foi éclairée, et de donner à la langue latine un reflet de cette vérité hébraïque dans laquelle il voyait l’émanation de la parole même de Dieu. Beaucoup d’Occidentaux au contraire (et Augustin parmi eux) se demandaient à quoi bon ces travaux, destinés à ruiner une traduction généralement admise, et craignaient qu’en déroutant les habitudes, on ne finît par égarer les croyances. Ceci pouvait être le côté pratique de la question : celui de la vérité valait mieux.

Tels furent les points de vue opposés que ces deux grands docteurs apportèrent dans l’intelligence du christianisme, et que nous retrouverons tout à l’heure dans leur controverse sur une question déterminée. Jérôme et Augustin ne s’étaient jamais vus ; ils ne se connaissaient que par quelques-uns de leurs livres et par les conversations d’Alypius, l’ami de cœur d’Augustin, et, comme on l’a vu, l’hôte du couvent de Jérôme pendant l’année 393. Leur correspondance s’était bornée jusqu’alors à quelques lettres de civilité et à des recommandations pour des pèlerins en voyage ; mais ils étaient disposés à s’aimer, et le vieil athlète de Bethléem, prêt à quitter le ceste, se plaisait à voir dans le converti d’Ambroise plutôt un successeur qu’un rival. Rien de plus ne s’était mêlé à ces relations, lorsqu’en 395 un ouvrage de Jérôme tomba sous la main d’Augustin, le Commentaire sur l’épître de saint Paul aux Galates composé par le solitaire, à la demande de quelques amis, au commencement de son séjour en Palestine. L’épître aux Galates est célèbre par un récit qu’elle contient, celui d’une scène passée devant l’église d’Antioche, et dans laquelle saint Paul aurait adressé une réprimande publique à saint Pierre, qui avait abandonné la communauté des fidèles incirconcis pour se réunir à des circoncis venus de l’église de Jérusalem. Jérôme donnait de cette scène, de son caractère et de ses causes une interprétation qui ne plut point à Augustin. Placé, suivant sa coutume, au point de vue philosophique, le rigide docteur crut même trouver dans le commentaire qu’il lisait une grave erreur de morale et plus que cela un quasi-sacrilége, à savoir la justification du mensonge officieux par l’autorité des Écritures. Ceci a besoin d’explication.

Le christianisme, né en Judée, se recruta d’abord d’élémens juifs : « premièrement les Juifs, ensuite les gentils, » disait l’apôtre des gentils lui-même. Il n’en pouvait être autrement. Quel peuple en effet eût été appelé le premier à embrasser la nouvelle alliance, sinon celui qui vivait sous l’ancienne, qui possédait comme un patrimoine de ses ancêtres les livres sacrés, fondement de l’Évangile. qui avait annoncé le Messie aux nations par la voix de ses prophètes, et du sein duquel enfin ce Messie devait naître ? Le chrétien sorti des gentils devait passer par la connaissance des livres hébreux pour y puiser le témoignage et la certitude de sa foi : le Juif y était initié d’avance. Il faut dire aussi que nul peuple au monde ne semblait mieux préparé à recevoir un enseignement moral dont la religion fût la base : chaque Juif connaissait et discutait sa loi, savait par cœur les Écritures, suivait des docteurs ou prêchait lui-même ; chaque Juif était disciple ou maître, et la nation, prêtres, rabbins, hommes de labeur manuel, se partageait en sectes dont l’interprétation ou la réforme des institutions mosaïques était l’occupation journalière. On avait admiré en Grèce la classe élevée de toute une nation s’intéressant aux matières philosophiques et se plaisant à les discuter : la Judée entière était une école religieuse. Et que l’on ne croie pas que la condition des apôtres du Christ, presque tous gens de métier, offrît rien d’étrange dans ce pays : des laboureurs, des artisans, des pasteurs avaient figuré soit parmi les auteurs de l’Ancien Testament, soit parmi ceux du Talmud, et l’exemple s’en représenta plus tard chez les savans de Tibériade, compilateurs de la Mischna. A toutes les époques de l’histoire des Juifs, de grands rois ou de courageux citoyens sortirent des rangs du peuple. Le dernier héros de la Judée contre les Romains, Barcobécas, était un artisan.

Ce fut donc parmi les Hébreux, meurtriers de Jésus, que l’Évangile dut trouver et trouva ses premières et plus profondes racines : mais si le Juif était plus près du christianisme que le gentil par son éducation et sa loi, il en était plus loin par son caractère exclusif, son horreur de l’étranger et cette superstition des formes qui emprisonnait sa vie dans des observances sans nombre. La plus respectable, la plus savante des sectes juives, celle des pharisiens, poussait ce respect à l’excès et étouffait sous la lettre l’esprit de la loi. Ce fut d’elle aussi que survinrent dans la marche du christianisme naissant les plus grandes difficultés, et ces difficultés ne furent guère moindres au dedans de la part des pharisiens convertis qu’au dehors de la part des pharisiens persécuteurs. C’est donc l’esprit pharisaïque, dont le formalisme s’étendait au besoin à presque tout le peuple juif, que combattit l’apôtre Paul, ancien pharisien, qui connaissait le danger de sa secte et, par une réaction naturelle, se fit le docteur des gentils. Pierre éprouva le premier combien ces liens de la nouvelle alliance avec l’ancienne, si nécessaires qu’ils fussent, entravaient la propagation de l’Évangile. Lorsque, au début de son apostolat, il se rendit à Joppé, puis de Joppé à Césarée, sur la demande de Corneille, centurion de la légion italique, afin d’y baptiser ce Romain et sa famille, qui étaient tous gentils, il eut besoin de se justifier près de l’église de Jérusalem, composée de Juifs, et il invoqua pour couvrir cet acte de liberté évangélique l’autorité d’une mission spéciale de Dieu. C’est encore à une révélation spéciale que dut recourir l’ancien persécuteur Saul devenu le chrétien Paul pour motiver le rôle d’apôtre des gentils qu’il s’attribua et que les autres apôtres lui confirmèrent, comme ils confièrent à Pierre celui d’apôtre des Juifs. Toutefois la séparation de ces deux apostolats, attachés à deux propagandes diverses, fut plus nominale que réelle.

Si Pierre gentilisa en communiquant avec le centurion Corneille et sa famille, sur lesquels il fit descendre le Saint-Esprit, Paul au besoin judaïsait pour l’utilité de sa prédication. Tout docteur des gentils qu’il était, nous le voyons circoncire son disciple Timothée, fils d’une Juive et d’un Grec et par conséquent gentil ; il le faisait, nous dit son historien, « par crainte des Juifs. » A Cenkhrée, port de Corinthe, le même apôtre coupe sa chevelure, il se rase la tête suivant le rit des Nazaréens qui ont fait un vœu, et accomplit la marche nu-pieds, nudipedalia, consacrée par le rituel judaïque. Ce n’est pas tout. Arrivé à Jérusalem avec ses disciples gentils, il se rend au temple et les soumet en même temps que lui au cérémonial des purifications et des sacrifices : tout cela sans doute par crainte des Juifs, chrétiens ou non, — et par crainte aussi des Juifs, ses co-apôtres et les prêtres de Jérusalem lui avaient conseillé d’agir ainsi. Il fallait néanmoins que le danger des discordes intérieures fût grand pour que cet esprit altier se courbât sous des pratiques qu’il répudiait devant ses disciples comme au fond de son cœur.

Le grand péril en effet était de provoquer, dans le camp des fidèles circoncis, par un abandon trop brusque des observances légales et l’absence de ménagement pour les coutumes juives, des divisions qu’on n’avait pas à redouter du côté des gentils. Déjà Cérinthe et Ebion avaient planté deux drapeaux rivaux à côté même de saint Pierre, et, plus juifs que chrétiens, retenaient à eux bien des circoncis que la foi nouvelle avait touchés. En un grand nombre de lieux, des églises judaïsantes, où le Christ était représenté comme un simple prophète et l’Évangile comme un complément de la loi mosaïque, menaçaient d’étouffer dans le christianisme la liberté qui en était l’âme. La liberté régnait, il est vrai, au sein des églises des gentils, mais incertaine et soupçonnée. Vainement, dans une noble vue de progrès et sur la provocation de Paul, les apôtres, réunis en concile à Jérusalem, décidèrent que les fidèles devaient s’abstenir de la fornication, de l’usage des chairs étouffées et du sang, ainsi que des viandes offertes aux idoles, bornant à ces trois prescriptions l’obligation des observances ; vainement l’évêque de cette église, Jacques, frère de Jésus, appuya d’une lettre épiscopale la décision du concile : les églises judaïsantes n’obéirent pas. Il y eut des révoltes ou des menaces partout où les chrétiens circoncis se trouvaient fortifiés par le voisinage des synagogues. Dans l’Asie-Mineure et la Syrie, où les communautés de Juifs convertis étaient nombreuses, une grande fermentation se fit sentir sous l’incitation des fidèles de Jérusalem. La Galatie, théâtre des nombreuses conversions de saint Paul, éprouva de si violentes agitations, que l’œuvre de l’apôtre des gentils en parut ébranlée. Lui-même nous fait connaître ses vives appréhensions dans son épître aux Galates.

Sur ces entrefaites, Pierre fut amené par les besoins de sa prédication dans la ville d’Antioche, où Paul avait fondé d’élémens grecs et syriens une église assez florissante. Il se réunit à son co-apôtre, et communiqua sans scrupule avec ces gentils, pria, mangea avec eux. À quelque temps de là arrivèrent subitement des circoncis de l’église de Jérusalem ; ils se scandalisèrent, et Pierre quitta secrètement les gentils pour aller vivre avec les circoncis. Les autres Juifs qui avaient suivi son premier exemple imitèrent aussi le second et se séparèrent. Alors arriva la scène que saint Paul expose aux Galates afin de raffermir sa propre autorité près de leurs églises et de justifier également aux yeux des incirconcis et des circoncis la liberté évangélique qui faisait le fond de sa doctrine. Voici comment il la raconte. « Quand je vis que Pierre et les autres Juifs ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas devant tout le monde : « Si toi qui es Juif, tu vis comme les gentils, pourquoi forces-tu les gentils de judaïser ? » — Il semblerait par ces paroles que plusieurs gentils, voyant la scission de Pierre et des autres circoncis, se seraient sentis troubler dans leurs consciences.

Telle fut la scène d’Antioche. Paul n’ajoute rien de plus dans sa communication aux disciples de Galatie, et il faut qu’elle ait eu bien peu de retentissement dans le monde chrétien, où de pareilles contestations ne devaient pas être rares, pour que les Actes des Apôtres, qui sont, comme on sait, l’histoire de saint Paul, n’en fassent pas même mention. L’apôtre des gentils en tire toutefois habilement parti pour proclamer devant les communautés qui suivent son évangile : « Voilà ce que j’ai dit en face à Céphas ! » Si les Actes des Apôtres, contemporains du fait, ne l’avaient pas même mentionné, les interprètes de l’histoire ecclésiastique gardèrent le même silence pendant deux siècles ; mais vers le milieu du troisième un de ces néoplatoniciens qui attaquaient perfidement le christianisme avec ses propres livres, le philosophe Porphyre, réveilla ce souvenir et s’en arma contre saint Paul. Il présenta l’apostolat comme divisé en deux camps armés l’un contre l’autre : Paul ennemi de Pierre, jaloux de son autorité, en révolte contre la suprématie établie par le Christ lui-même, hautain, arrogant jusqu’à l’impudence (ce sont les expressions du philosophe), « car, ajoutait-il, Paul, dans la querelle d’Antioche, ne rougissait pas de reprocher à Pierre son judaïsme, quand il judaïsait lui-même. » — Cette insulte brutale au grand apôtre de l’Asie grecque mit en émoi toutes les églises de ces provinces. On sentit la nécessité d’y répondre, en vue non-seulement des agresseurs païens, mais aussi des églises judaïsantes, sorties des hérésies primitives et dont plusieurs subsistaient encore sur les confins de l’Arabie. Pour ce double besoin, l’église catholique réclamait une réfutation complète, énergique : le grand Origène s’en chargea. Il consulta les traditions encore vivantes autour du berceau de l’Évangile, surtout celles de l’église d’Antioche, où la dispute s’était passée, et voici quelle fut la réponse aux imputations de Porphyre. — « La scène d’Antioche évidemment avait été concertée entre Pierre, mécontent de la tyrannie que prétendaient exercer sur lui les circoncis de Jérusalem, et Paul, non moins mécontent de voir infirmer ce qu’il appelait « son évangile » et démembrer son troupeau. Paul en effet, qui avait judaïsé tant de fois « par peur des Juifs » au vu et su des gentils, qui avait même soumis des gentils ses disciples aux prescriptions mosaïques, ne pouvait venir reprocher sérieusement à son chef de judaïser « par peur de blesser les Juifs : » son inconséquente hardiesse eût été trop facilement confondue ; mais il y avait une leçon publique à donner aux judaïsans dont l’intolérance interrompait à tout propos le développement du christianisme par les voies de la liberté, et cette leçon, les deux apôtres s’entendirent pour la donner. Pierre, docteur des Juifs, reconnut dans une scène convenue, sorte de parabole orientale, que l’apôtre des gentils avait raison dans ses plaintes, et cette soumission de l’apôtre qui représentait l’élément juif dut être d’un grand poids près des chrétiens circoncis comme près des autres. L’apparente querelle d’Antioche n’avait donc point été une révolte du subordonné contre son chef, encore moins un acte effronté de Paul, comme osait la qualifier Porphyre : c’était tout au contraire un acte de conduite prudente, exigé par les nécessités de l’église. Le silence des Actes des apôtres démontrait d’ailleurs que le fait en lui-même n’avait rien eu dans ces circonstances ni d’anormal ni de grave. »

Origène développait cette thèse à l’aide de son immense savoir, et non-seulement il y consacra un ouvrage particulier, mais il la traita de nouveau dans le quatrième livre de ses Stromates. Elle fut adoptée par les plus illustres docteurs de l’Orient : Didyme l’enseigna dans l’école d’Alexandrie, Apollinaris à Laodicée, Eusèbe à Émèse, d’autres encore en d’autres lieux. Jean Chrysostome enfin, nourri des souvenirs traditionnels de l’église d’Antioche et lui-même la plus haute personnification de cette église, reprit l’interprétation d’Origène pour y jeter de nouvelles lumières. Jérôme l’emprunta à ces docteurs illustres, et, fort d’une autorité si considérable à ses yeux, il l’exposa dans son commentaire de l’épître aux Galates, sans négliger toutefois de citer les sources où il l’avait puisée.


III

A la lecture de l’écrit de Jérôme, Augustin se montra vivement choqué : du point de vue philosophique où il aimait à se placer, il trouva le système condamnable. Dégageant le fait d’Antioche des circonstances historiques qui lui donnaient son vrai caractère, il ne voulut voir dans l’interprétation donnée qu’une question de morale abstraite. Saint Paul, dans son épître, avait présenté la dispute comme réelle, et sa réprimande publique à Pierre comme véritable : prétendre que l’une et l’autre étaient concertées entre les deux apôtres et qu’il y avait eu simulation, c’était d’abord infirmer le témoignage de Paul, qui disait le contraire ; puis c’était introduire le mensonge dans les Écritures. Or le mensonge, même officieux, même imaginé dans un intérêt louable, est un crime ; vouloir l’appuyer du témoignage des livres saints est presque un sacrilège. D’ailleurs les livres saints, dictés par Dieu même, doivent être toujours pris à la lettre ; leur prêter des sens détournés sous le prétexte d’en rechercher l’esprit, c’est altérer leur caractère divin, ouvrir la porte au doute des croyans et aux attaques des incrédules.

Tel fut le jugement d’Augustin, et il déclara l’auteur du commentaire coupable d’avoir prêché le mensonge officieux sous l’autorité des Écritures. Ce jugement chez lui fut si sincère qu’il résolut d’avertir sur-le-champ Jérôme du danger de sa doctrine, et de l’engager à la rétracter. Il lui écrivit à cet effet une longue lettre, développée en forme de traité, et dans laquelle il abordait accessoirement deux autres points de discussion : en premier lieu, le point toujours délicat des traductions hébraïques qu’Augustin blâmait ; en second lieu, celui de ses propres livres sur lesquels le silence du solitaire l’inquiétait. Composée avec une grande puissance d’argumentation et de déduction logique, cette lettre était un modèle du style nerveux d’Augustin ; toutefois on pouvait y reprendre des rudesses de langage qui la déparaient. Le prêtre y semblait parfois oublier qu’il avait des convenances respectueuses à garder vis-à-vis d’un autre prêtre son ancien, et l’homme encore jeune, qu’il s’adressait à un vieillard chargé de gloire et de travaux.

Cette lettre écrite de Rome, Augustin la remit à un prêtre africain, nommé Profuturus, qui allait partir pour la terre-sainte ; mais au moment de s’embarquer Profuturus, apprenant qu’il venait d’être élu évêque par le peuple de Cirtha en Numidie, changea de navire ou de direction, et courut prendre possession de son siège, où il mourut quelques mois après. Augustin, à son tour, se vit appelé bientôt à l’épiscopat par le peuple et le clergé d’Hippone. Au milieu de ces péripéties, sa lettre à Jérôme fut oubliée, ou plutôt, tombée en des mains infidèles, colportée, copiée, altérée peut-être, elle se trouva bientôt à Rome, en Italie, en Dalmatie, partout en un mot, excepté chez l’homme à qui elle était destinée. La vivacité des accusations qu’elle contenait surprit tout le monde, et donna lieu à des interprétations très diverses. Les amis de Jérôme furent consternés ; ses ennemis triomphèrent en voyant se rallier à eux (quelques-uns le pensèrent du moins) la naissante gloire de l’Occident : les uns et les autres attendirent avec anxiété la réponse.

Effectivement Augustin, absorbé par des soins nouveaux, ne s’était plus occupé de son envoi, et il avait pu croire que Profuturus, avant de mourir, avait fait choix d’un autre intermédiaire ; il ignorait même, à ce qu’il paraît, que sa lettre circulât subrepticement en Italie, lorsqu’il reçut la visite d’un diacre arrivé de Bethléem et porteur d’un billet de Jérôme. Le billet renfermait une chaude recommandation pour ce diacre, que certaines affaires conduisaient en Afrique, et des félicitations implicites pour le nouvel évêque, dont la promotion, connue en Orient par le bruit public, avait réjoui les solitaires de Bethléem. De la dispute de saint Pierre et de saint Paul, des traductions hébraïques, en un mot des questions soulevées par la missive d’Augustin, il ne disait mot : évidemment la lettre n’était pas parvenue à sa destination.

Le billet était ainsi conçu :

« Jérôme au seigneur vraiment saint et très heureux pape Augustin, en Jésus-Christ, salut. « J’écrivis l’année dernière à ta dignité par notre frère Astérius, le chargeant de te porter mon salut. J’aime à croire que ma lettre ne s’est point égarée. Aujourd’hui je te prie encore, par mon saint frère Présidius, diacre, de te souvenir de moi, ajoutant à cette prière une recommandation pour lui. Sache qu’il est à mes yeux un véritable frère ; aide-le, soutiens-le en tout ce que la nécessité réclamera, non pas qu’il manque de ce qu’exigent les besoins de la vie, grâces à Dieu, mais parce qu’il recherche avidement l’amitié des gens de bien, qui est à ses yeux un des grands bienfaits de ce monde. Quant à la cause qui lui fait franchir la mer d’Orient en Occident, tu la connaîtras par sa bouche, si peu qu’elle t’intéresse.

« Pour moi, retiré dans un monastère, je sens, comme sur un écueil, s’agiter autour de moi bien des flots, gronder bien des orages. Une foule de misères inséparables de l’exil viennent à l’envi m’assiéger, mais je me repose en celui qui a dit : « Ayez confiance, j’ai vaincu le monde. » Par sa grâce et sa protection, j’espère triompher aussi des attaques du méchant.

« Salue respectueusement de ma part notre saint et vénérable frère le pape Alypius. Les saints frères qui m’assistent dans le service de Dieu joignent leurs respects aux miens. Que le Christ tout-puissant te maintienne en parfaite santé et bonne mémoire de moi, seigneur vraiment saint et pape vénéré ! »

Convaincu à cette lecture que sa lettre avait été perdue, Augustin se hâta d’en écrire une seconde ; il la fit plus longue encore que la première, plus développée dans ses argumens, plus incisive dans ses conclusions, et malheureusement non moins acerbe dans sa forme. Comme s’il eût supposé qu’une fausse honte pouvait retenir Jérôme dans l’aveu de sa faute et dans la rétractation de cette doctrine dont il lui faisait un crime, il l’exhortait à « chanter la palinodie » à l’instar du poète Stésichore. Les fables grecques en effet racontaient que, ce poète ayant déchiré dans une satire l’honnêteté et, ce qui était plus grave peut-être aux yeux de l’héroïne, la beauté d’Hélène, les demi-dieux ses frères, Castor et Pollux, le punirent en le frappant de cécité, et ne lui laissèrent recouvrer la vue que lorsque, changeant le ton de sa lyre, il se mit à célébrer avec emphase les grâces et la vertu de celle qu’il avait outragée. C’est ce qu’on appela la palinodie de Stésichore. « Allons, disait Augustin à Jérôme, imite le poète, chante aussi la palinodie, et tu ne peux manquer de le faire si tu songes que la vérité des chrétiens est incomparablement plus belle que l’Hélène des Grecs, et que nos martyrs ont combattu pour sa défense contre la Sodome du siècle avec plus de courage mille fois que les Grecs contre la ville de Troie. Je ne t’engage pas à ce désaveu dans la pensée de te rendre les yeux de l’esprit. A Dieu ne plaise que je croie que tu les as perdus ! mais, permets-moi de te le dire, quelque sains et clairvoyans qu’ils soient, il faut que tu les aies détournés par je ne sais quel oubli pour n’avoir pas aperçu la conséquence de ton système. Qu’arriverait-il, en effet, si l’on admettait qu’un des auteurs de nos livres sacrés a pu, dans une occasion quelconque, pour un but quelconque, mentir, mentir honnêtement et pieusement ?… »

Cette seconde lettre, écrite d’Hippone, eut le sort de la première, écrite de Rome. Un certain Paulus, qui s’en était chargé et devait, suivant toute apparence, s’embarquer dans un des ports de l’Italie pour la Palestine, eut peur ou de la longueur du voyage ou de l’état de la mer, et resta en Italie. Comme la première, elle passa en des mains ennemies, et copiée, répandue jusque dans le pays de Jérôme, elle y porta pour la seconde fois sa condamnation morale comme falsificateur des Écritures et prédicateur du mensonge. Un diacre de ses amis nommé Sysinnius, qui se disposait à le rejoindre, la trouva dans une île de la mer Adriatique mêlée à des publications de l’évêque d’Hippone. Il s’en saisit pour la remettre directement au solitaire, que ses correspondans italiens avaient tenu dans une ignorance complète de cette pièce et de l’autre, ne soupçonnant pas que lui seul au monde en ignorât l’existence et respectant les raisons de son silence, quelles qu’elles pussent être. Sysinnius rapporta pareillement à Jérôme le bruit accrédité en Italie que le même évêque d’Hippone avait envoyé à Rome à propos de ce même commentaire un livre où il traitait l’auteur sans ménagement.


IV

Ce fut un coup de foudre pour Jérôme. Longtemps il examina la lettre, la tournant et retournant en tout sens pour y découvrir quelque signe matériel d’authenticité ; elle ne portait ni cachet, ni signature, et n’était pas de l’écriture d’Augustin. Un autre examen fut plus concluant, celui du style : au caractère de la thèse toute philosophique, à la marche savante et sûre de l’argumentation, à certaines locutions, à certaines tournures particulières, Jérôme y reconnut sans hésiter l’évêque d’Hippone. Cette conviction le jeta dans un profond et morne abattement. Autour de lui, parmi les frères de Bethléem et de Jérusalem, puis, à mesure que la nouvelle se propagea, parmi les prêtres de la Palestine qui partageaient les opinions si durement incriminées dans la lettre, une violente colère éclata. « Ce jeune homme, disait-on de toutes parts à Jérôme, veut ruiner ta gloire en te diffamant à loisir et à ton insu. Il y a eu dans le sort étrange de cette pièce plus ; qu’un malentendu, plus qu’un hasard, il y a eu une préméditation odieuse. Après t’avoir accusé d’être un prédicateur sacrilège du mensonge et un falsificateur des Écritures, il fait en sorte qu’on puisse dire : Jérôme condamné ne répond pas, cet homme terrible a trouvé son maître ; il est si bien vaincu qu’il se tait. Voilà par quelles manœuvres Augustin grandit sa renommée ! » Les amis de Jérôme le suppliaient alors de se montrer, de saisir cette plume qui avait fait trembler tant d’adversaires ; mais lui, malgré les soupçons qui assiégeaient son âme, s’y refusa constamment. « Non, non, répétait-il avec force, il ne sera pas dit que j’aie attaqué un évêque de ma communion dans une cause qui m’est toute personnelle. »

Augustin sut bientôt par des pèlerins venus de Palestine ce qui se passait aux monastères de Bethléem, la douloureuse modération de Jérôme, la colère furieuse de ses amis. Il comprit sa faute et en éprouva un vrai désespoir : non certes qu’il se sentît coupable, à un degré quelconque, de l’infâme calcul que lui prêtaient les apparences, mais parce que sa négligence ou sa faiblesse avait amené un grand mal. Il eut aussi à se reprocher le peu de ménagement de ses paroles vis-à-vis d’un vieillard qu’il nommait lui-même son ami et son maître : or des expressions, des libertés de langage à peine excusables dans le commerce de l’intimité se trouvaient maintenant divulguées, livrées à la malignité publique et tournées, suivant les dispositions de chacun, tantôt contre l’adversaire, tantôt contre l’auteur. Un autre chagrin plus poignant, c’est qu’il ne pouvait expliquer suffisamment tant de malentendus accumulés. Si la mort, subite de Profuturus était à la rigueur une excuse recevable pour la perte de la première lettre, que dire de celle de la seconde et de ce Paulus, dont il n’éclaircit jamais la conduite, cet homme qui se charge de porter une lettre en Palestine, et qui la porte à Rome par peur soudaine de la mer ? Augustin évidemment était livré aux cabales ennemies de Jérôme ; on l’avait poussé à des critiques, on avait excité sa bile, puis on avait trompé sa confiance au profit peut-être de sa vanité, qui plaiderait pour les coupables, se disait-on, quand la fraude aurait réussi. C’était l’état vrai des choses, et Augustin, sincère admirateur de Jérôme et après tout son sincère ami, en eut le cœur navré. Il se hâta de lui écrire une lettre remplie de protestations de dévouement, mais où il se taisait sur les erreurs de sa correspondance antérieure : l’embarras des explications lui avait arrêté la main.

« On m’a rapporté, écrivait-il, un bruit que j’ai peine à croire ; mais pourquoi ne t’en parlerais-je pas ? On m’a rapporté que quelques-uns de nos frères qui me sont inconnus t’ont fait entendre que j’avais composé un livre contre toi, et que je l’avais envoyé à Rome. Sois convaincu que rien au monde n’est plus faux. Dieu m’est témoin que je n’ai point composé de livre contre toi, » — Le livre dont il s’agissait, c’était l’une ou l’autre des deux lettres ou peut-être toutes les deux. — « Que s’il existe dans mes ouvrages quelque chose qui t’ait pu blesser, confesse-le-moi : je recevrai fraternellement tes avis, y trouvant tout à la fois le plaisir de me corriger et une marque précieuse de ton affection. » Il ajoutait avec une grande effusion de cœur : « Oh ! combien je serais heureux de te voir, de demeurer près de toi, d’assister à tes entretiens ! Mais, puisque Dieu m’a privé de cette grâce, laisse-moi jouir du seul moyen qui nous reste de nous unir malgré la distance et de demeurer ensemble en Jésus-Christ. Souffre que je t’écrive et réponds-moi quelquefois. Salue de ma part mon saint frère Paulinien et tous les frères tes compagnons qui se glorifient de toi au nom du Sauveur. Souviens-toi de moi, seigneur très cher, frère très désiré et très honoré en Jésus-Christ. Puisse le Christ accomplir tous tes vœux, comme je le lui demande moi-même ardemment ! »

Cette lettre n’eut point sur Jérôme l’effet qu’elle devait produire, l’absence de justification le blessa. Une explication franche et entière sur des hasards si suspects pouvait seule désormais dissiper les ombrages qui assiégeaient malgré lui son cœur et faire taire ses conseillers. Voyant que l’évêque d’Hippone s’abstenait de parler de ses précédens envois, il s’abstint à son tour de toucher aux questions qu’ils traitaient, et à cette lettre, dont les réticences affaiblissaient le caractère affectueux, il répondit par une autre non moins affectueuse dans la forme, mais fière, hardie et qui témoignait que la plaie de son âme était vive.

« Seigneur vraiment saint et très heureux pape, lui disait-il, il m’est arrivé une lettre de ta béatitude au moment où partait pour l’Occident notre saint fils le sous-diacre Astérius. Tu affirmes, dans ces lignes que je lis, n’avoir point envoyé à Rome un livre écrit contre moi : ce n’est pas d’un livre qu’on m’a parlé, c’est d’une certaine lettre qui t’est attribuée et dont notre frère Sysinnius m’a apporté une copie. Tu m’y exhortes à chanter la palinodie à propos de la dispute des apôtres Pierre et Paul et à faire comme Stésichore, qui passa de la satire au panégyrique d’Hélène pour recouvrer la clarté des yeux que sa méchanceté lui avait fait perdre. Je t’avouerai avec simplicité que, tout en reconnaissant dans cette pièce ta méthode d’argumentation et ton style, je n’ai pas cru en devoir accepter témérairement l’authenticité et te répondre en conséquence, de peur d’encourir de ta béatitude le reproche d’injustice, si je venais à lui attribuer ce qui n’est pas d’elle. À cette raison de mon silence s’en est jointe une autre, la longue maladie de la sainte et vénérable Paula. Tout entier au soulagement de son mal, j’ai presque oublié ta lettre ou du moins celle qu’on a répandue sous ton nom. Excuse-moi donc en te remémorant le proverbe : « musique dans le deuil est un entretien importun. » Si l’écrit est vraiment de toi, mande-le-moi clairement et envoie m’en une copie, afin que nous disputions sans rancœur sur l’Écriture, apprenant à corriger mutuellement nos erreurs ou à nous prouver l’un à l’autre qu’elles n’existent pas.

« Quant aux livres de ta béatitude sur lesquels tu voudrais mon jugement, à Dieu ne plaise que je me mêle de les censurer ! Content de défendre mes ouvrages, je m’abstiens de critiquer ceux des autres. Au reste, ta prudence sait trop bien que chaque homme abonde dans son sens et qu’il y a jactance puérile à imiter la jeunesse d’autrefois, qui cherchait à se faire un nom en accusant les hommes célèbres. Je ne suis pas non plus assez sot pour me chagriner des dissidences qui peuvent exister entre tes opinions et les miennes, parce que je sais que ce n’est pas non plus t’offenser que d’avoir un autre sentiment que toi ; mais veux-tu que je te dise en quoi nos amis ont vraiment le droit de nous reprendre ? C’est lorsque, n’apercevant pas la besace que nous portons sur le dos, nous nous mettons à rire de celle des autres.

« Une chose me reste à te demander, c’est que tu aimes un homme qui t’aime, et que, jeune, tu ne viennes pas provoquer un vieillard sur le champ de bataille des Écritures. Nous aussi nous avons eu notre temps ; nous avons couru dans la lice tant que nos forces nous l’ont permis, et maintenant que c’est ton tour de courir, et que tu as franchi de longs espaces au-delà de nous, nous réclamons de toi le repos. Et pour que tu ne sois pas le seul à invoquer contre moi les fables des poètes, rappelle-toi Darès et Entelle ; songe aussi au proverbe qui dit : « Lorsque le bœuf est las, il appuie plus fortement le pied. » Je dicte ces lignes avec tristesse ; plût à Dieu que j’eusse le bonheur de t’embrasser et de nous entretenir ensemble, afin d’entendre l’un de l’autre et de nous enseigner fraternellement ce que nous ignorons !

« Souviens-toi de moi, saint et vénérable pape, et vois combien je t’aime, moi qui, provoqué, n’ai pas voulu te répondre et ne me résigne pas encore à t’attribuer ce que je blâmerais dans un autre. »

Darès et Entelle étaient deux athlètes, héros de l’Énéide, l’un jeune et présomptueux, l’autre vieux, mais plein de vigueur, et le plus jeune, ayant excité l’autre à la lutte par des provocations imprudentes, finit par s’en trouver mal. L’allusion était claire et valait assurément celle de Stésichore. Jérôme dicta cette lettre tandis que le sous-diacre Astérius attendait à la porte de son ermitage : ce fut le premier et presque le dernier éclat de sa colère.

Augustin reçut le choc et courba la tête : Darès sentait le coup de ceste du vieil Entelle. Il se mit en mesure d’envoyer les copies réclamées et écrivit de nouveau, abordant timidement les explications et suppliant Jérôme de lui répondre sur le point de la controverse. « La lettre que m’a remise de ta part notre saint fils Astérius, lui disait-il, est dure et affectueuse tout à la fois. Dans ses passages les plus tendres, je vois percer un signe de mécontentement et je sens l’aiguillon d’un trait acéré. Une chose surtout me surprend, c’est qu’après m’avoir dit que tu refusais de m’attribuer légèrement sur une simple copie la lettre qui t’offense, de peur que je n’eusse le droit de me plaindre de ton amitié, voilà que tu me sommes de te déclarer sans détour si elle est de moi et de t’en transmettre une copie fidèle, afin que nous disputions sans aigreur sur les Écritures. Quelle apparence que nous puissions disputer sans aigreur, si tu es résolu d’écrire d’une manière blessante ? Et si tu ne l’es pas, comment se fait-il que, dans la supposition où je ne serais pas l’auteur de la lettre, tu m’aies déjà donné le droit de m’offenser de la réponse avant même toute information ? Si donc tu n’as pu me répondre que d’une manière peu affectueuse étant encore dans le doute, comment veux-tu que nous disputions sans aigreur quand tu sauras que la lettre est de moi ? Fais-moi voir, si tu le veux et le peux, que tu as compris mieux que moi l’épitre aux Galates ou tel autre endroit des Écritures ; fais-le, je te le demande : bien loin de t’en savoir mauvais gré, je profiterai avec reconnaissance de tes leçons pour m’instruire et de tes censures pour me corriger. Mais non, frère très cher et très désiré, tu aurais craint de me faire de la peine par ta réponse, si ma lettre ne t’en avait déjà fait, et tu ne chercherais pas à me blesser, si tu n’avais sujet de croire que je t’ai blessé le premier. Mon unique ressource dans la circonstance présente est de reconnaître ma faute, de te confesser que la lettre que tu as trouvée offensante est vraiment de moi et de t’en demander pardon. Oui, si j’ai pu t’offenser, je te conjure par la douceur de Jésus-Christ de ne me point rendre le mal pour le mal en m’offensant à mon tour : or ce serait m’offenser que de me dissimuler ce que tu trouves à redire dans mes actions ou dans mes paroles. Tu n’oublieras pas ce qu’ordonnent la vertu dont tu fais profession et la vie sainte que tu as embrassée, jusqu’à condamner en moi, par passion, ce que ta conscience ne te dirait pas digne de blâme. Reprends-moi donc avec charité, si tu me crois répréhensible, quelque innocent que je puisse être d’ailleurs, ou traite-moi avec l’affection d’un frère, si je mérite cette affection. Dans le premier cas, je reconnaîtrai à tes réprimandes et ma faute et ton amitié.

« Pourquoi donc tes lettres, peut-être un peu trop dures, mais toujours salutaires, me paraîtraient-elles aussi redoutables que les gantelets et les cestes d’Entelle ? Ce vieil athlète portait à Darès des coups terribles sans lui rendre la santé, il le terrassait sans le guérir ; pour moi, si je reçois tes corrections avec docilité, elles me guériront sans me causer de douleur… J’accepte toutes tes comparaisons, et puisque tu veux que je voie en toi un bœuf, mais un bœuf qui travaille avec un admirable succès à fouler la paille et le grain dans l’aire du Seigneur, et, quoique chargé d’années, conserve toute la vigueur de la jeunesse, me voici étendu par terre, ramasse tes forces et foule-moi, je supporterai avec plaisir le poids que te donne ton âge, pourvu que la faute dont je suis coupable se brise sous ton pied comme un fétu de paille. »

Tout ceci était humble et touchant, mais une maladresse d’Augustin faillit rendre à la plaie calmée son exaspération première. Dans une lettre consacrée au sujet délicat des traductions hébraïques, il crut faire ressortir les inconvéniens de l’œuvre en citant une historiette, vraie ou supposée, qui avait couru l’Afrique et l’Italie, et dont les ennemis de Jérôme s’étaient déjà servis pour le tourmenter. Il s’agissait d’un évêque africain, grand partisan des traductions d’après l’hébreu, et qui, mettant de côté la Vulgate italique calquée sur les Septante, avait adopté pour le besoin de son église les versions de l’Ancien Testament faites à Bethléem. Un jour qu’il avait à lire devant son troupeau la prophétie de Jonas, il prit, conformément à ses préférences, la traduction de Jérôme. La lecture alla bien jusqu’au chapitre quatrième, où, Jonas cherchant un refuge contre le soleil dans la campagne de Ninive, Dieu fait sortir de terre un arbuste pour abriter son prophète. Quel était cet arbuste ? La Vulgate disait une courge (cucurbita) d’après les Septante, la traduction de Jérôme un lierre (hedera). L’évêque lut donc un lierre ; mais à peine ce mot eut-il été prononcé, que l’assistance se leva en criant : « Non, non, ce n’était pas un lierre, c’était une courge ! » L’évêque répondit qu’il fallait bien que l’hébreu portât un lierre, puisque Jérôme l’avait mis ; mais le bruit ne fit que s’accroître, et les Grecs qui se trouvaient là invoquèrent avec arrogance l’autorité des Septante. On s’interpellait, on répliquait de l’évêque au peuple et du peuple à l’évêque. Celui-ci, pour mettre fin au scandale, annonça qu’il consulterait des Juifs (il y en avait bon nombre dans la ville) ; mais les Juifs consultés, soit ignorance, soit malice et désir de jouer pièce aux chrétiens, déclarèrent que l’hébreu portait courge, comme le grec des Septante. Là-dessus l’évêque confondu voulait donner sa démission ; de plus mûres réflexions l’en dissuadèrent. Telle était cette petite histoire, inventée peut-être pour ridiculiser les travaux dans lesquels Jérôme consumait sa vie. Augustin, la prenant au sérieux, concluait qu’il fallait laisser les choses en l’état où elles étaient, de peur de jeter de nouvelles obscurités dans les textes sacrés et de nouvelles discordes dans les églises, et à ce propos il exhortait Jérôme à s’occuper plutôt d’une traduction latine de la Bible d’après les interprètes grecs, oubliant ou ignorant que le solitaire l’eût déjà fait.

Jérôme finit par condescendre aux désirs réitérés d’Augustin en acceptant la controverse, car au fond il aimait l’évêque d’Hippone, et quand on faisait vibrer à son oreille la corde de l’affection, ses rancunes ne duraient guère ; peut-être aussi n’était-il pas fâché de battre celui qui l’avait provoqué avec tant d’assurance, et de le battre en face de cette église orientale, dont il traitait les doctrines d’une façon si hautaine et si peu méritée. Cependant il voulut, avant de mettre le pied dans la lice, décharger son cœur une bonne fois, afin que le levain du passé ne vînt plus troubler par la suite ni son jugement ni leur amitié. C’est ce dont il s’acquitta à souhait dans une première lettre toute personnelle, laquelle sert en quelque sorte de préface à la seconde.

« Seigneur vraiment saint et très heureux pape, lui dit-il, tu m’écris lettres sur lettres afin de me forcer de répondre à une certaine pièce dont le diacre Sysinnius m’a apporté une copie sans signature. Tu affirmes m’avoir envoyé cette pièce, qui en effet m’est adressée, une première fois par notre frère Profuturus, une seconde fois par je ne sais qui, et tu ajoutes que Profuturus, nommé évêque, puis mort subitement, n’avait pas fait le voyage de Palestine, tandis que l’autre, dont tu me tais le nom, changeant d’avis au moment de s’embarquer, était resté à terre par crainte de la mer. Si cela est, je ne saurais assez m’étonner que la lettre dont il s’agit soit, comme on me le raconte, dans les mains de tout le monde, à Rome et en Italie, à ce point que le même diacre Sysinnius, mon frère, en a trouvé une copie il y a environ cinq ans, non pas en Afrique ni chez toi, mais dans une île de l’Adriatique.

« L’amitié ne doit admettre aucun soupçon, et il faut parler avec un ami comme avec un autre soi-même. Je te dirai donc nettement que plusieurs de nos frères, « purs vases du Christ, » comme il en existe un grand nombre à Jérusalem et dans les lieux saints, me suggéraient l’idée que tu n’as pas agi en tout cela d’un cœur simple et droit, mais qu’amoureux de la louange, des petits bruits, de la gloriole du monde, tu avais cherché l’accroissement de ta renommée dans l’affaiblissement de la mienne, faisant en sorte que beaucoup connussent que tu provoques et que je tremble, que tu écris comme un docte et que je me tais comme un sot, qu’enfin j’ai trouvé qui savait imposer à ma loquacité la mesure et le silence. Je l’avoue ingénument à ta béatitude, voilà la raison qui m’a d’abord empêché de te répondre ; puis j’hésitais à croire la lettre de toi, ne te jugeant pas capable de m’attaquer, comme dit le proverbe, « avec une épée enduite de miel ; » en troisième lieu, j’ai craint qu’on ne m’accusât d’arrogance envers un évêque, si je censurais un peu aigrement mon censeur, surtout quand je rencontre dans sa lettre plus d’un passage qui sent l’hérésie.

« Crois-moi, ne nous acharnons pas à nous battre comme des enfans, et ne donnons point sujet à nos amis ou à nos envieux de prendre parti dans nos querelles. Si mes paroles te paraissent sévères, c’est que je veux avoir pour toi une amitié franche et chrétienne, et ne rien garder dans mon âme qui ne soit aussi sur mes lèvres, car, après avoir vécu depuis ma jeunesse jusqu’à l’âge que j’ai dans un pauvre monastère, travaillant avec de saints frères à la sueur de mon front, il me conviendrait mal d’écrire contre un évêque de ma communion, un évêque que j’ai commencé d’aimer avant même que de le connaître, qui le premier m’a demandé mon affection, et que je vois avec bonheur s’élever après moi dans la science des Écritures.

« Les devoirs de l’amitié m’avaient aussi retenu la main. Tu aurais pu en effet te plaindre d’une réponse inconsidérée et me dire : « Quoi donc ! Pour te croire le droit de me parler ainsi, as-tu vérifié ma lettre ? as-tu reconnu ma signature ? Est-ce sur de légères apparences qu’il fallait outrager un ami et lui imprimer la honte des méchancetés d’autrui ? » Voilà le sentiment qui m’empêche de répondre à la lettre dont je parle et qui me porte à t’écrire ceci : envoie-moi la même pièce souscrite de ta main, ou cesse de provoquer un vieillard qui ne souhaite que de rester caché au fond de sa cellule. Que si l’amour de la gloire t’aiguillonne, si tu veux exercer et montrer ton savoir, cherche de nobles jeunes gens bien diserts, comme Rome en possède beaucoup, dit-on, qui puissent et osent se prendre corps à corps avec toi, et dans la dispute des saintes Écritures croiser le fer avec un évêque. Quant à moi, jadis soldat, maintenant, vétéran, mon métier est de chanter tes victoires et non de t’aller opposer des membres que les années ont affaiblis. Si tu persistes à me provoquer en me demandant une réponse, songe au vieux Fabius Maximus, qui sut déjouer par ses retards prudens les attaques juvéniles d’Annibal…

« Tu me protestes que tu n’as fait aucun livre contre moi ; mais alors comment se fait-il qu’il y en ait un qui court l’Italie sous ton nom ? et si ce livre n’est autre chose que ta lettre et que tu la désavoues par ta protestation, pourquoi veux-tu me forcer d’y répondre ? Je ne suis pas assez stupide pour me chagriner d’une différence entre ton opinion et la mienne sur une matière quelconque ; mais ce qui blesse l’amitié, ce qui en viole les droits sacrés, c’est de relever, comme tu fais, toutes mes paroles, de me demander compte de mes ouvrages, de vouloir que je les corrige à ta façon, de m’exhorter enfin à la palinodie, afin que par tes soins je recouvre la vue, ne consentant à me la rendre, comme il advint de Stésichore, que sous cette humble condition.

« Tu ajoutes que, S’il y a quelque chose dans tes écrits qui me déplaise et que je veuille corriger, tu recevras ma censure fraternellement, et que tu y verras une marque véritable de mon affection. Veux-tu que je te dise ma pensée sans détour ? Me proposer un pareil marché, c’est défier un vieillard, c’est ouvrir la bouche de force à qui veut se taire ; c’est chercher à donner aux dépens d’autrui de vaines parades de son savoir. Certes, si j’allais te censurer, la seule apparence d’une maligne envie contre toi, dont les succès me doivent être si chers, cadrerait mal avec mon âge. Cependant considère que l’Évangile lui-même et les prophètes ne sont pas à couvert de la critique des hommes pervers et ne t’étonne pas qu’on puisse trouver à redire dans tes livres, surtout quand tu prétends expliquer les Écritures, si pleines, tu le sais, de difficultés. Tes ouvrages sont rares ici, j’en ai peu lu et je ne connais guère de toi que tes Soliloques et des Commentaires sur les psaumes. Que si je voulais critiquer ces derniers, il me serait peut-être aisé de démontrer que dans l’explication ou l’interprétation des textes tu n’es point d’accord, je ne dis pas avec moi, qui ne suis rien, mais avec les docteurs d’Orient, qui sont mes maîtres. Adieu, mon très cher ami, mon fils par l’âge, mon père par la dignité. Il me reste une chose à te demander, c’est celle-ci : lorsque tu voudras bien m’écrire, fais en sorte que je reçoive tes lettres le premier. »

Jérôme avait déchargé dans cette verte, mais juste semonce ce qui survivait de sa colère. Toute récrimination amère disparut de la seconde lettre. Piqué désormais du seul démon de la controverse, il oublie ses résolutions de froideur et entre à pleines voiles dans le sujet de la controverse, dont il s’empare puissamment à son point de vue. Sa tâche est de ramener la question de la sphère philosophique, où Augustin l’a placée, sur le terrain historique, son vrai terrain. Tout en prenant Origène pour guide, il donne à l’opinion des interprètes grecs un développement qui lui est propre et une vivacité d’argumentation qui rajeunit le débat. Chemin faisant, il montre la faiblesse de la thèse philosophique qu’on lui oppose ; il l’attaque surtout dans les hypothèses historiques dont Augustin l’appuie, et n’a pas de peine à prouver que, grâce à un point de départ erroné, les nécessités de la logique ont fait de l’évêque d’Hippone un hérétique au premier chef.


V

La thèse d’Augustin consistant à soutenir que la scène d’Antioche avait été réelle et non feinte et la réprimande de l’apôtre Paul parfaitement fondée, la démonstration n’était possible qu’à une condition, celle de prouver que Paul n’avait jamais été coupable d’aucun des actes qu’il reprochait à son chef comme une déviation de l’Évangile. Or on ne pouvait nier, l’histoire de saint Paul sous les yeux, que cet apôtre n’eût judaïsé. Augustin éludait la difficulté en disant qu’en effet il avait judaïsé, mais non de la même façon que Pierre, que leur judaïsme était de deux natures différentes, celui de Pierre un judaïsme d’intention et de foi, celui de Paul un judaïsme de simulation. Cet apôtre, disait-il, nous l’apprend lui-même par ces paroles : « Je me suis fait comme Juif pour gagner les Juifs, et j’ai vécu comme un homme qui n’a point de loi, afin de gagner ceux qui n’ont pas de loi. » Les manières de judaïser étant si dissemblables, ajoutait Augustin, Paul avait pu interpeller son chef et lui reprocher son judaïsme à lui, sans encourir l’accusation d’inconséquence ou « d’effronterie, » comme osait s’exprimer Porphyre.

Jérôme tout d’abord mettait à néant cette argumentation, et demandait si le genre de simulation que son contradicteur prêtait à l’apôtre Paul ne serait pas un mensonge officieux d’une nature au moins aussi grave que la fiction supposée des débats d’Antioche. Il cherchait ensuite à démontrer que les paroles de saint Paul ne devaient pas être prises à la lettre. « En effet, disait-il, Paul, vivant comme un Juif, offrait des sacrifices au temple et se soumettait aux purifications mosaïques. Penses-tu qu’il ait agi de même vis-à-vis des gentils lorsqu’il vivait au milieu d’eux « comme un homme sans loi » ? Prétendrais-tu par hasard qu’il offrait aussi des sacrifices aux idoles et se souillait dans l’observation de coutumes entachées de paganisme, reniant lui-même son Dieu afin d’y mieux gagner les gentils ? En vérité, tu ne l’oserais pas, et nul texte de l’Écriture ne t’inspirerait cette hardiesse. Saint Paul a voulu dire simplement qu’il savait se plier aux temps et aux circonstances pour attirer au Christ les Juifs et les gentils en vivant comme eux dans les limites tracées par sa propre loi. Pierre n’avait pas fait autrement à Césarée, et il y avait entre eux parité.

« Non, non, répliquait Augustin, leur judaïsme était de nature différente, » et là-dessus il entrait dans une distinction très subtile sur les pratiques essentielles de la loi mosaïque et sur ses pratiques indifférentes. Les pratiques essentielles, suivant lui, étaient celles auxquelles s’attachait un point de foi, une idée de perfectionnement spirituel, une intention de servir Dieu et d’arriver par là à lui plaire : dans ces pratiques accomplies avec conviction, on était réellement Juif. Au contraire, les pratiques indifférentes, celles qui n’avaient point pour but le salut, qui n’entraînaient ni responsabilité morale, ni mérite, ni démérite, constituaient non point le véritable Juif, mais un Juif simulé : c’étaient celles-là que Paul avait suivies. « Où donc, répondait Jérôme, la loi de Moïse nous offre-t-elle de pareilles distinctions ? La philosophie peut établir à sa guise des catégories d’actions bonnes, mauvaises ou indifférentes aux yeux de la morale. Dire que la continence est un bien, l’impureté un mal, et mille autres actions de la vie, telles que se promener, rester, tousser, cracher, etc., des actions indifférentes, parce qu’elles ne touchent pas à la morale : c’est là une distinction scolastique, sur laquelle on peut disputer ; mais la loi religieuse est d’un tout autre caractère. Ce qu’elle ordonne est un bien, ce qu’elle défend un mal ; violer ce qu’elle ordonne est un mal, s’abstenir de ce qu’elle défend, un bien, et le cérémonial qu’elle impose est bon ou mauvais suivant le culte qu’on professe. Penserais-tu par exemple qu’il eût été indifférent pour le docteur des gentils de participer même sans conviction au culte de la gentilité, d’invoquer ses dieux, de manger des viandes consacrées à ses idoles ? — Non, diras-tu. — Eh bien ! alors comment peux-tu regarder comme indifférentes dans le judaïsme les observances auxquelles Paul s’est soumis et a soumis ses disciples ? Quoi ! c’eût été une chose indifférente que la circoncision, ce signe de l’alliance entre Dieu et son peuple ? Quoi ! c’eût été un acte indifférent de se consacrer solennellement à Dieu d’après le rite des Nazaréens, d’offrir des sacrifices au temple de la main des pontifes, de faire des purifications obligatoires !… Si ces observances étaient indifférentes, en quoi donc consistaient les pratiques essentielles ? Tu les as définies ainsi ; celles où s’attachait l’idée d’un devoir strict envers Dieu, une idée de progrès vers le salut ; le reste, suivant toi, ne constituait que de simples coutumes exemptes de mérite comme de démérite. — C’est bien, mais alors quel cas fais-tu des Machabées, ces grands martyrs de l’ancienne alliance qui aimèrent mieux mourir que de violer les coutumes de leurs pères ? Tu leur enlèves la gloire et la raison du martyre, s’ils ne se sacrifiaient avec tant d’enthousiasme et de vertu que pour des choses indifférentes : non, non, ce qu’ils avaient sous les yeux en mourant, c’était le respect de la loi de Dieu. Quant à moi, je ne comprends rien à toutes tes subtilités. Si des cérémonies prescrites par un commandement divin ne servent pas à procurer le salut, à quoi bon les pratiquer ? Et s’il y a obligation, comment douter que Dieu n’ait attaché à cette pratique une condition de salut ? Le choix entre ces deux catégories de pratiques présenterait un arbitraire qui répugne à l’esprit de l’Ancien Testament, lequel est un testament de servitude ; jamais d’ailleurs on n’aperçoit dans ses textes le moindre signe d’une telle division. N’affirme donc point, comme tu le fais, que les deux chefs de la prédication chrétienne avaient pris deux rôles différens dans l’observance mosaïque, l’un pratiquant les choses essentielles, l’autre les choses indifférentes. Il y avait parité entre eux, quand ils judaïsaient, et Paul n’avait pas le droit de dire si rudement à son co-apôtre : Tu dévies du vrai sentier de l’Évangile, et moi j’y reste. »

À cet édifice de distinctions subtiles, Augustin superposait une théorie de l’apostolat reproduite souvent depuis lui, mais historiquement inacceptable. Il représentait la communauté des apôtres comme scindée en deux branches chargées de deux missions exclusives l’une de l’autre. À Pierre et aux autres apôtres, disciples directs du Christ, incombait le soin de prêcher uniquement les Juifs, à Paul et à Barnabé celui de prêcher uniquement les gentils, et à chacun de ces apostolats spéciaux s’attachaient des pouvoirs et des devoirs particuliers : l’apostolat des Hébreux entraînait le droit de vivre judaïquement, l’apostolat des gentils l’interdiction du judaïsme. Paul ne pouvait être Juif qu’en apparence, Pierre l’était en réalité. Docteur des Juifs, il laissait judaïser son troupeau ; Paul, docteur des gentils, empêchait le sien de judaïser : telle est la théorie d’Augustin. Cette synthèse spécieuse n’a qu’un tort, celui d’être contraire aux faits, et Jérôme la renverse aisément, les Actes des apôtres à la main. Tandis que ces Actes nous montrent Pierre fondant à Césarée la première église des gentils, ils nous font voir Paul s’adressant en premier lieu aux synagogues partout où il prêche et tentant la conversion des Juifs avant celle des gentils. Les mêmes accusations, les mêmes périls, les mêmes craintes assiègent les deux apôtres, et tous deux sont obligés d’invoquer pour leur justification devant les circoncis des ordres exprès d’en haut. Leur conduite est là même dans la mesure indiquée par le but spécial de leur apostolat ; tous deux savent qu’ils sont les instrumens de celui qui a dit : « Allez et enseignez toutes les nations. » Creuser plus profondément le fossé de séparation dans l’apostolat, c’est arriver à un double christianisme et rétrograder vers les hérésies de l’église naissante.

Jérôme expose ce péril à son adversaire dans un passage qu’il faut citer comme spécimen de sa polémique. — « Comme tu donnes à la question une face nouvelle, s’écrie-il ironiquement, pape saint et bienheureux, quand tu affirmes que les gentils, croyant en Jésus, se trouvaient affranchis des servitudes légales, et que les Juifs ne l’étaient pas ! Oh ! si tu crois cela, si tu es convaincu que les obligations de l’ancienne alliance ont subsisté parmi les chrétiens sortis des Juifs, proclame-le bien haut, c’est ton devoir comme évêque et docteur très renommé dans le monde, et de plus engage tes collègues à embrasser ton opinion. Cela vous regarde. Moi qui suis enterré au bout de l’univers sous le toit d’une pauvre masure, en compagnie de quelques moines pécheurs comme moi, je n’ose pas prononcer sur de si hautes questions, et te laissant le mérite des grandes nouveautés, je me traîne modestement sur la trace des vieux interprètes de nos églises. Regarde néanmoins, bienheureux évêque, où de pareilles doctrines peuvent te mener. Cérinthe, cet ennemi de saint Pierre, ce rival diabolique qui élevait son évangile particulier en face du prince des apôtres, ne pensait pas autrement que toi. Ébion n’a pas enseigné une autre doctrine. Tous deux se sont dits chrétiens en restant Juifs, et leurs fausses églises du Christ n’ont été que des synagogues de Satan. Aussi l’église universelle, à commencer par les apôtres, les a déclarés anathèmes ; mais leur hérésie n’est pas morte avec eux, et le même anathème pèse encore aujourd’hui sur leurs successeurs. Oui, il existe au sein des synagogues de l’Orient une secte de Minéens, plus connus sous le nom de Nazaréens, gens que les pharisiens eux-mêmes condamnent, qui croient au même sauveur que nous, et, voulant être tout à la fois chrétiens et Juifs, ne sont ni l’un ni l’autre. Ta doctrine nous forcerait non-seulement de les absoudre contre l’église, mais de les respecter, de les admirer comme des enfans directs de saint Pierre, de vrais chrétiens sortis de l’Ancien Testament. Si ta compatissante amitié a cru devoir travailler à la guérison de ma blessure, qui n’est après tout qu’une piqûre d’aiguille, songe aussi toi-même à la tienne, qui, à côté de l’autre, ressemblerait à un coup de lance, car le mal d’avoir pu adopter, même inconsidérément, des opinions invétérées, professées par des docteurs illustres, est moindre que celui de soutenir une hérésie contre la chrétienté tout entière. Sois-en sûr : si nous ne pouvons nous dispenser de recevoir les Juifs avec leurs cérémonies et de mélanger au milieu de nous les pratiques de la synagogue à celles de l’église, les Juifs ne se feront point chrétiens, mais les chrétiens se feront Juifs.

« Ton système est celui-ci : Pierre avait le droit de judaïser, et de judaïser sans déguisement ; Paul ne le pouvait que par simulation, et la remontrance, assez aigre d’ailleurs, de cet apôtre à son chef s’adressait non pas à l’acte de Pierre judaïsant, mais à une circonstance particulière de cet acte. — Voilà ce que tu dis et ce que tu penses puisque tu le dis ; il te reste maintenant à nous prouver par ta propre expérience, saint et vénérable pape, que ce que tu penses est véritable. Sois conséquent avec toi-même. Permets qu’un Juif qui se fera chrétien dans ton église circoncise son enfant nouveau-né, qu’il garde le sabbat, qu’il s’abstienne des viandes que Dieu a créées pour en user avec actions de grâces, qu’il immole un agneau le soir du quatorzième jour du premier mois, etc. Laisse-le vivre publiquement de la sorte, tu le dois à tes opinions ; mais non, tu ne le feras pas, tu condamneras ton propre système plutôt que ta religion, car tu es chrétien et incapable d’un sacrilège. Bon gré mal gré, tu renonceras à tes hypothèses, et tu reconnaîtras qu’il est souvent plus facile de censurer les écrits des autres que d’appuyer les siens sur de bonnes raisons. »

Effectivement Augustin condamnait saint Pierre non pour avoir judaïsé, car il en avait le droit et presque le devoir d’après la théorie de l’évêque d’Hippone, mais pour avoir entraîné par l’autorité de son exemple dans une observance judaïque des fidèles incirconcis à qui de telles observances étaient défendues, et cela méritait, à son avis, la réprimande mentionnée dans l’épître aux Galates. « Ah ! répliquait Jérôme, si Pierre eût voulu répondre, quelle réprimande plus dure encore il aurait pu adresser à Paul qui avait circoncis son disciple Timothée, gentil, fils de gentil, qui avait accompli devant ses deux disciples Priscille et Aquilas, dans le port de Cenkhrée, le vœu mystérieux des Nazaréens, qui enfin dans Jérusalem avait soumis ses disciples aux purifications du temple et aux rites légaux des sacrifices ! Il n’y avait pas là seulement exhortation par l’exemple, il y avait obligation directe imposée à des incirconcis.

« Souffrez, grand apôtre, ajoutait-il dans une sorte de prosopopée, vous qui accusiez Pierre de dissimulation et qui le blâmiez de s’être séparé des gentils de peur de blesser les Juifs appartenant à l’église de Jacques, souffrez que je vous demande pourquoi, convaincu que vous étiez de l’inutilité de la loi, vous avez circoncis Timothée, qui n’était point Juif de naissance ! — C’était, me direz-vous, à cause des Juifs qui se trouvaient dans ces contrées. — Mais si la crainte de les scandaliser vous a porté à circoncire votre disciple qui avait quitté les gentils pour croire en Jésus, ne trouvez pas mauvais que Pierre, votre chef et votre ancien, en ait usé de même pour ne point blesser les circoncis qui avaient embrassé la foi.

« Souffrez encore que je vous demande pourquoi vous aviez fait le vœu de laisser croître vos cheveux, et pourquoi vous les fîtes ensuite couper à Cenkhrée, comme la loi de Moïse l’ordonnait aux Nazaréens consacrés, pourquoi vous vous êtes fait une religion d’aller nu-pieds, pourquoi, dans l’intention de montrer aux Juifs que vous n’aviez point renié la loi, vous avez pris avec vous quatre hommes liés par un vœu, et vous les avez conduits se purifier au temple, leur faisant raser la tête, vous purifiant avec eux et payant de vos deniers les frais de la cérémonie. — Je l’ai fait, me répondrez-vous, de peur de scandaliser nos frères sortis du judaïsme. — Oui, ainsi que vous l’avez écrit vous-même, vous avez feint d’être Juif pour gagner les Juifs, et vous n’en avez usé de la sorte que par le conseil de Jacques et des prêtres de sa communauté. Vous aviez raison, et cependant ces précautions ne vous ont point sauvé. Elles n’ont point empêché qu’une sédition ne s’élevât contre vous, et vous eussiez, infailliblement perdu la vie si un tribun, vous arrachant aux mains des séditieux, ne vous eût transféré sous bonne escorte à Césarée, car les Juifs, qui croyaient voir en vous un fourbe et un destructeur de la loi, avaient soif de votre sang. De Césarée vous fûtes envoyé à Rome, où vous prêchâtes Jésus-Christ aux Juifs et aux chrétiens dans une petite maison que vous aviez louée ; puis ce sang que les Juifs n’avaient pu verser, vous l’avez offert à l’épée de Néron, pour rendre un témoignage plus public et plus éclatant à la vérité de votre foi. »

Jérôme concluait que dans une affaire aussi imparfaitement connue, où nous n’avons pour tout document que le récit de Paul, dans lequel perce évidemment l’intention de fortifier par un exemple la doctrine de liberté évangélique base de sa prédication, il ne fallait pas légèrement condamner l’apôtre Pierre, que l’explication puisée dans les traditions de l’Orient, principalement dans celles de l’église d’Antioche, où le fait s’était passé, avait le double avantage de mettre à couvert le caractère des deux apôtres et d’être conforme aux habitudes de l’esprit oriental, — qu’enfin il était mal d’afficher aux yeux du monde, à propos d’une question qui n’intéressait point le salut, un prêtre son ami, les plus grands docteurs de l’interprétation grecque et toute une moitié de la chrétienté, comme des sacrilèges qui prêchaient le mensonge officieux sous l’autorité des Écritures.

La controverse finit là : l’un et l’autre adversaire y avaient montré les rares, mais différentes qualités de leur génie, — Augustin son exposition calme et l’artifice admirable de ses déductions logiques, Jérôme son ironie mordante, son profond savoir historique et l’éclat souvent merveilleux de son style. Les malentendus blessans de la correspondance s’effacèrent peu à peu de leur souvenir, et il ne resta plus entre ces deux hommes qu’une amitié sincère. Quant à la dispute de saint Pierre et de saint Paul, elle continua d’être appréciée diversement des deux côtés de la Méditerranée ; les églises d’Orient restèrent fidèles à l’explication traditionnelle qui lavait également les deux apôtres : l’interprétation morale réussit mieux en Occident, où Augustin l’emporta. Le porte-clés du royaume des cieux resta donc dans l’opinion de l’église romaine, dont il était cependant le fondateur, un disciple peu intelligent des volontés du maître, qui tantôt reniait sa personne et tantôt sa doctrine, vrai contraste de pusillanimité et de grandeur, condamné à osciller toujours entre la faute et le repentir, mais rachetant glorieusement sa faiblesse par son humilité et ses larmes.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez le récit de la mort de Paula dans la Revue du 1er août 1865.
  2. « Tibi paterœ. — Sic ministros nuncupant Apollinaris mystici. » Auson. Clar. Prof.