Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. 137-156).


VII


LGOV


— Allons chasser à Lgov, me dit un jour Ermolaï qui est déjà connu du lecteur. Nous y tuerons des canards en grand nombre.

Le canard sauvage, comme on sait, est un mince gibier pour un vrai chasseur ; mais, faute de mieux (septembre commençait, la bécasse ne donnait pas encore et j’étais las de courir la perdrix), j’écoutai mon chasseur et nous partîmes pour Lgov.

C’est un grand village orné d’une très vieille église en pierre à une coupole et de deux moulins sur le cours fangeux de la Rossota. À cinq verstes de Lgov, la Rossota est un large étang, verdi au milieu et bordé de joncs serrés. Les canards de toutes sortes, — barboteurs, demi-barboteurs à longues queues, blairiers, sarcelles, harles et autres, — pullulent dans l’aisance entre les jonchaies. Des nuées de ces oiseaux s’élèvent çà et là au-dessus de l’eau. On tire, et il y a tant à tirer que le chasseur porte involontairement sa main à sa casquette en faisant un « oh ! » prolongé.

Ermolaï et moi nous longeâmes d’abord l’étang. Nous n’ignorions pas que le prudent canard ne se tient point près de la rive : quand bien même quelque sarcelle égarée se fût exposée à notre feu, nos chiens n’auraient pu la retirer des entrelacs des joncs ; ils n’auraient pu, tout dévoués qu’ils fussent, nager ni marcher sur la vase et se seraient ensanglanté le précieux museau sur le tranchant des roseaux.

— Non, dit Ermolaï, cela ne va pas. Il faut nous procurer un bateau ; retournons à Lgov.

Nous partîmes.

Nous avions fait quelques pas, quand de derrière un aubier parut un pauvre chien couchant et derrière lui un homme de taille moyenne vêtu d’un piètre armiak bleu, d’un gilet jaune, d’un pantalon gris enfoui dans des bottes trouées, au cou un foulard écarlate, et sur l’épaule un fusil. Tandis que nos chiens, selon l’étiquette chinoise de leur cérémonial, s’abouchaient avec l’inconnu qui visiblement effrayé serrait la queue, dressait les oreilles et se retournait tout d’une pièce sans plier les jarrets et en montrant les dents, l’homme vint à nous et nous fit très poliment un salut. Son visage annonçait vingt-cinq ans. Ses longs cheveux blonds fortement parfumés de kwas se tordaient en immobiles mèches, ses petits yeux gris clignotaient affablement, tous ses traits encadrés d’un bandeau noir souriaient avec douceur.

— Permettez-moi de me présenter, dit-il d’une voix insinuante, je suis Vladimir, chasseur. J’ai appris votre arrivée sur les bords de notre étang et je viens vous offrir mes services, si cela ne vous est pas désagréable.

Le chasseur Vladimir parlait exactement comme font les jeunes premiers de province. J’acceptai ses offres et je savais son histoire avant d’arriver à Lgov. C’était un dvorovi affranchi ; enfant, il avait appris la musique ; son maître l’employait comme valet de chambre. Il savait lire, il avait même un peu lu et vivait maintenant comme beaucoup vivent en Russie, sans argent, sans métier, comptant sans doute pour se nourrir sur la manne céleste. Il parlait en termes excessivement recherchés et composait avec soin ses manières. C’était à coup sûr quelque lovelace redouté et heureux. Les jeunes filles russes aiment l’éloquence. Il me fit entendre qu’il fréquentait les pomiéschiks des environs, qu’il avait d’excellentes connaissances au chef-lieu du district, des amis dans la capitale et qu’il jouait à la préférence. Il savait sourire, et variait à l’infini ses sourires ; le meilleur de tous était un certain sourire modeste, retenu, attentif et sympathique, qui éclairait ses lèvres quand il écoutait. Il écoutait bien, il était toujours d’accord avec l’interlocuteur, mais sans perdre le sentiment de son propre mérite, et sa physionomie laissait lire qu’à l’occasion il pourrait, lui aussi, formuler une opinion. Ermolaï, homme un peu rustre, point du tout subtil, s’ingéra de le tutoyer et c’était un spectacle de voir avec quelle fine ironie Vladimir le payait des vous les plus gracieux.

— Pourquoi, lui demandai-je, portez-vous ce bandeau ? Avez-vous mal aux dents ?

— Non, répondit-il, ceci est le résultat de mon imprudence. J’avais un ami, homme excellent, mais qui n’entendait rien à la chasse. Un soir, il me dit : « Mon cher, je t’accompagne demain matin à la chasse. Je veux goûter de ce plaisir-là. » Pour ne pas le contrarier je lui procurai un fusil ; nous partîmes avec l’aurore et nous chassâmes. Sur le tard, pour me reposer, je m’allongeai sous un arbre : lui, se mit à faire l’exercice au fusil et me coucha en joue. Je le priai de cesser ce jeu. Mais l’inexpérimenté n’obéit pas, le coup partit et m’emporta l’index de la main droite et le menton.

Nous étions à Lgov, Vladimir et Ermolaï pensaient tous deux qu’on ne pouvait chasser sans bateau.

— Soutchok a un dostchanik[1], dit Vladimir ; seulement je ne sais où il l’a attaché, il faut aller le trouver lui-même.

— Qui donc ? demandai-je.

— Un homme qu’on a surnommé Soutchok[2].

Ermolaï suivit Vladimir chez Soutchok. Je leur dis de me rejoindre près de l’église. En examinant les tombeaux du cimetière, je fus attiré par une urne quadrangulaire, patinée du temps et sur un des côtés de laquelle on lisait en français : Ci-gît Théophile-Henri vicomte de Blangy, et du côté opposé, en russe : Sous cette pierre a été enseveli le comte de Blangy, sujet français qui, né en 1737, est mort en 1799. Il vécut en tout 62 ans.

Et sur le troisième côté :


Sous cette pierre repose un émigré français ;
Il était de grande origine et il avait du talent.
Après avoir pleuré son épouse et sa famille assassinées,
Il abandonna son pays foulé par les tyrans.
Ayant atteint les bords du pays russe,
Il obtint pour ses vieux jours un toit hospitalier.
Il instruisait les enfants et tranquillisait les parents.
Le juge d’en haut lui donna la paix.


Et sur le quatrième côté :


Paix à ses cendres.


L’arrivée d’Ermolaï, de Vladimir et de l’homme si singulièrement appelé Soutchok, interrompit ma méditation. Soutchok, nu-pieds, loqueteux, hérissé, me parut un dvorovi en retraite d’une soixantaine d’années.

— Tu as un bateau ? lui dis-je.

— Oui, répondit-il en hoquetant d’une voix rauque, mais il est très mauvais.

— Qu’a-t-il donc ?

— Les planches sont disjointes et les trous à chevilles n’ont plus de bouchons.

— Ce n’est rien, dit Ermolaï, avec du chanvre et du suif on peut les boucher.

— Sûrement, ça se peut, confirma Soutchok.

— Que fais-tu ?

— Je suis le pêcheur du bârine.

— Quel pêcheur qui ne tient pas son bateau en état !

— Pour quoi faire, puisqu’il n’y a pas de poissons.

— Le poisson n’aime pas le goût de rouille des eaux marécageuses, dit pédantesquement mon chasseur.

— Eh bien ! dis-je à Ermolaï, va donc te procurer ce qu’il faut et radoube le bateau.

Ermolaï partit.

— Ne risquons-nous pas de couler à fond ? demandai-je à Vladimir.

— Dieu est miséricordieux ! En tout cas il est à supposer que l’étang n’est pas profond.

— Pas profond, non, fit Soutchok qui parlait comme à demi-endormi, mais il y a beaucoup de vase et des herbes longues, solides et des trous.

— Mais si l’herbe est si forte, s’écria Vladimir, il n’y aura pas moyen de ramer !

— Hé ! qui rame sur des radeaux ? On pousse à la perche. J’irai avec vous, j’ai une perche. On peut se servir aussi de la pelle.

— Une pelle, pourquoi faire ? dit Vladimir ; il y a bien peu d’endroits l’on pourrait toucher le fond.

— C’est vrai, ce n’est pas commode.

Je m’adossai au tombeau pour attendre Ermolaï, Vladimir par convenance s’éloigna un peu et s’assit aussi ; Soutchok resta debout la tête penchée en avant, les mains au dos : cette posture lui était évidemment familière.

— Dis-moi, lui demandai-je, y a-t-il longtemps que tu es pêcheur ?

— Sept ans, répondit-il comme s’il revenait à lui.

— Et auparavant, que faisais-tu ?

— J’étais cocher.

— Et qui t’a dégradé ?

— La nouvelle bârinia.

— Quelle bârinia ?

— Mais celle qui nous a achetés, Aliona Timoféevna, une grosse, pas jeune… Vous ne daignez pas la connaître ?

— Et pourquoi t’a-t-elle fait pêcheur ?

— Dieu sait. Elle arrive de sa terre de Tombov, assemble toute la dvornia, se montre. Nous nous précipitons tous pour lui baiser la main, elle ne se fâche pas. Elle demande à chacun d’eux vivement ce qu’il fait, quel est son emploi. Et voilà qu’elle me demande. « Qu’es-tu ? — Cocher. — Cocher ! Quel cocher peux-tu être ? Regarde-toi ! Tu ne peux pas être cocher, sois pêcheur et rase ta barbe. Toutes les fois que je serai ici tu fourniras ma table de poisson, tu m’entends ? » Et depuis je passe pour pêcheur. Et elle me dit encore : « Prends garde d’entretenir de poissons l’étang. » Mais quoi ! l’entretenir c’est impossible.

— À qui apparteniez-vous auparavant ?

— À Sergheï Sergheitch Pekhterev. Je faisais partie d’un héritage. Chez celui-là ça a duré six ans. C’est moi qui le menais quand il était ici ; à la ville il avait un autre cocher.

— Tu avais été cocher dès ta jeunesse ?

— Eh non ! eh non ! c’est du temps de Sergheï Sergheitch ; jusque-là j’étais cuisinier, mais pas pour la ville, à la campagne.

— Cuisinier de qui ?

— Eh ! de l’ancien bârine, d’Affanassi Nefeditch, l’oncle de Sergheï Sergheitch. Le vieux avait acheté Lgov et Sergheï Sergheitch est devenu le maître ici en héritant du vieux.

— À qui Affanassi Nefeditch avait-il acheté ?

— Hé ! à Tatiana Vassilievna.

— Quelle Tatiana Vassilievna ?

— Hé ! celle qui est morte l’an dernier près de Bolkhovo, c’est-à-dire près de Karatchov, vieille fille. Elle n’a jamais été mariée. Ne l’avez-vous pas connue ? Elle nous tenait de son père. Celle-là nous a possédés assez longtemps, une vingtaine d’années.

— N’étais-tu pas son cuisinier ?

— Oui d’abord, mais bientôt elle m’a fait kofichenki[3].

— Son quo…

— Son ko-fi-chenki.

— Quel est cet emploi ?

— Eh ! je ne sais pas, moi, batiouchka, j’étais attaché à l’office et je ne m’appelais plus Kouzma, mais Anton. Tels étaient les ordres de la bârinia.

— Ton vrai nom est Kouzma ?

— Eh oui, Kouzma.

— Et tu as été tout le temps kofichenki ?

— Eh non, j’ai été aussi acteur.

— Vraiment ?

— Oui, je jouais sur le kéâtre[4]. Notre bârinia avait installé un kéâtre chez elle.

— Quels rôles jouais-tu ?

— Plaît-il ?

— Qu’est-ce que tu faisais au théâtre ?

— Hé ! vous ne savez donc pas : on me prend et on m’habille, moi je marche comme en travesti, je m’arrête, je m’assois. On me dit : « Parle, dis oui. » Et j’obéissais. Un jour, j’ai représenté un aveugle. On m’avait mis sur chaque paupière un pois… ah ! mais oui, un pois…

— Et puis, qu’as-tu été ?

— Et puis j’ai été encore cuisinier.

— Pourquoi donc t’avait-on dégradé de ton emploi ?

— Mon frère s’était enfui.

— Ah !… Et chez le père de ta première bârinia, que faisais-tu ?

— J’ai tenu différents emplois : d’abord, j’ai servi de kazatchock[5], puis de postillon, puis de jardinier, puis de veneur…

— Veneur !… tu conduisais des chiens ?

— Oui, des chiens ; mais je suis tombé de cheval et nous nous sommes estropiés, la bête et moi. Le vieux bârine était très sévère. Il m’a fait rosser et j’ai été mis à Moscou en apprentissage chez un bottier.

— En apprentissage, que dis-tu là ? Tu n’étais plus un enfant !

— Eh ! j’avais bien vingt ans !

— En apprentissage à vingt ans ?

— Qu’est-ce que ça fait, puisque le maître l’avait ordonné ! Mais comme il est mort peu après, on m’a fait revenir au village.

— Et quand as-tu fait ton apprentissage comme cuisinier ?

Soutchok souleva son maigre et jaune visage et sourit.

— Allons, cela s’apprend-il ? Les babas elles-mêmes font la cuisine.

— Tu as joué bien des personnages, Kouzma, pour avoir ta vie. Mais à présent de quoi t’occupes-tu, puisque tu es pêcheur sans poisson ?

— Eh je ne me plains pas, batiouchka ; je rends grâce à Dieu d’être pêcheur, comme ils disent. Ainsi il y a un vieillard comme moi, André Poupir. La bârinia l’a attaché au puisage de la fabrique de papier. « C’est péché de manger son pain sans le gagner, » disait-elle. Et pourtant il n’y a rien à faire et pourtant Poupir rêve une récompense. C’est qu’il a un neveu qui est scribe dans le comptoir de la bârinia et qui avait promis de parler de lui à la bârinia. Il a tenu parole, il a parlé, et Poupir, pour l’en remercier, a salué son neveu jusqu’à terre, sous mes yeux… Oui, j’étais là.

— Tu as une famille ? Tu es marié ?

— Non, batiouchka. Tatiana Vassilievna, Dieu lui donne le ciel, la feue bârinia, ne permettait à personne de se marier. Il lui arrivait de dire même devant le prêtre : « Dieu garde ! je suis fille, moi, et je vis ! Quoi donc ? sont-ils pourris ; que veulent-ils encore ? »

— De quoi vis-tu ? As-tu des gages ?

— Quels gages ? Eh ! bârine, on me donne des denrées pour les manger, c’est tout ce qu’il faut. Dieu donne de longs jours à notre bârinia.

Ermolaï revint.

— Le bateau est prêt, dit-il d’une voix bourrue. Va donc chercher la perche.

Soutchok courut chercher la perche. Pendant tout mon entretien avec Soutchok, Vladimir avait regardé ce brave homme avec un sourire très méprisant.

— Quel imbécile ! dit-il en le voyant s’éloigner, un homme sans instruction, un moujik, rien de plus, on ne peut même pas appeler ça un dvorovi ; et il se vante. Comment aurait-il joué la comédie ? Je vous le demande un peu. Vous lui avez fait trop d’honneur en causant avec lui.

Un quart d’heure après, nous étions tous quatre sur le radeau de Soutchok. Quant aux chiens, nous les avions laissés sous la garde du cocher Yégoudile. Nous étions assez gênés sur le radeau. Mais les cochers sont de race accommodante. Soutchok était à l’arrière et poussait, Vladimir et moi avions pris place au milieu. Ermolaï se tenait en avant. L’eau ne tarda pas à nous baigner les pieds malgré le calfeutrage. Le temps heureusement était très calme et l’étang semblait comme endormi. Nous avancions lentement. Le vieillard avait chaque fois beaucoup de peine à retirer sa perche de plusieurs pieds de vase et il fallait la dégager aussi des longues herbes qui s’y enchevêtraient ; les nénuphars aux larges feuilles et aux tiges élastiques étaient un de nos principaux obstacles. Enfin nous gagnâmes les jonchaies et le spectacle commença. Les canards s’élevaient avec bruit, « s’arrachant » des retraites de l’étang effrayés par notre apparition inattendue dans leur domaine. Nous les fusillâmes. C’était plaisir de voir ces pesants oiseaux frapper l’eau de tout leur poids. Bien entendu, nous ne pûmes saisir tous ceux qui avaient été atteints, ceux qui n’avaient attrapé que quelques grains plongeaient. D’autres se perdaient au milieu de la roselière où les yeux d’Ermolaï même ne parvenaient pas à les retrouver. Notre radeau n’était pas moins, dès midi, encombré de gibier. Vladimir, à la joie d’Ermolaï, tirait médiocrement et à chaque coup perdu faisait des mines étonnées, examinait la batterie et nous expliquait les causes de sa déconvenue. Ermolaï, comme toujours, tirait en maître, et moi comme toujours je tirais mal. Soutchok nous regardait de l’œil d’un homme qui dès l’enfance a été domestique. Il soupirait de temps en temps : « Encore un. » Puis, pour se donner une contenance, n’en finissait plus de se gratter le dos, non par les mains, mais par un remuement particulier des épaules. Le temps restait au beau fixe, de petits nuages blancs s’arrondissaient très haut dans l’air et se miraient dans l’eau. Les joncs murmuraient autour de nous, l’étang çà et là luisait comme de l’acier. Nous nous préparions déjà à regagner le village quand il nous arriva un malheur.

Nous aurions dû remarquer depuis longtemps que l’eau montait dans notre radeau. On avait bien chargé Vladimir de nous en débarrasser au moyen d’une sébile que le prévoyant Ermolaï avait dérobée à une baba. Et cela n’alla pas mal tant que Vladimir s’acquitta de ses fonctions avec zèle : mais à la fin, et comme pour l’adieu, les canards s’élevaient en nuages si épais, si nombreux que nous n’avions plus le temps de recharger. Et nous perdîmes de vue l’état de notre embarcation imprudemment, Ermolaï, en se penchant sur le bord pour saisir un canard mourant, fit incliner le radeau qui aussitôt se recouvrit d’eau et descendit solennellement sur un bas-fond.

Par bonheur, ce n’était pas très profond. Nous jetâmes tous ensemble un cri. Mais il était trop tard : un instant après nous étions entourés par les cadavres flottants des canards et nous avions de l’eau jusqu’au menton. Je ne puis me rappeler sans rire la mine piteuse de mes compagnons ; il est probable que la mienne ne devait pas être beaucoup plus gaie, car sur le moment, je l’avoue, je n’avais guère envie de rire. Chacun de nous tenait son fusil au-dessus de sa tête et Soutchok, sans doute par suite d’une habitude invétérée d’imiter les bârines, élevait aussi en l’air sa longue perche. C’est Ermolaï qui rompit le silence.

— Pouah ! dit-il en crachant dans l’eau, quelle affaire ! C’est ta faute ! vieux diable, vociféra-t-il en s’adressant à Soutchok. Qu’est-ce que c’est donc que ce bateau ?

— Pardon, marmotta le vieillard.

— Et toi aussi, continua Ermolaï en retournant vers Vladimir. Que regardais-tu donc ? Pourquoi as-tu cessé de puiser. Tu… tu, tu, tu…

Vladimir ne répliqua pas ; il tremblait comme une feuille, ses dents ne se rencontraient plus. Il avait sur la face un sourire de stupeur. Où étaient son éloquence, son tact, sa dignité ?

Le maudit radeau se balançait faiblement sous nos pieds. Au moment du naufrage l’eau nous avait paru très froide, mais on s’y fit. La peur dissipée, j’examinai nos alentours. À dix pas de nous commençait une jonchaie à travers laquelle on apercevait la rive : « Ça va mal », pensai-je.

— Qu’allons-nous faire ? dis-je à Ermolaï.

— Nous allons voir, nous ne coucherons pas ici, j’espère. Tiens, Vladimir, prends mon fusil.

Vladimir obéit sans mot dire.

— Maintenant, je vais chercher un gué, continua-t-il avec assurance, comme si l’étang devait nécessairement avoir un gué.

Il prit la perche de Soutchok et se dirigea vers le bord en tâtant le fond avec précaution.

— Sais-tu nager ? lui criai-je.

— Non, je ne sais pas, me répondit-il de derrière les joncs.

— Alors il sera noyé dit froidement Soutchok qui, tout à l’heure, craignait non pas le danger, mais notre colère. Maintenant, complètement rassuré, il soufflait un peu, mais ne semblait pas trouver nécessaire de changer de situation.

— Il succombera sans aucune utilité, ajouta plaintivement Vladimir.

Nous hélions sans cesse Ermolaï, qui ne donna plus signe de vie pendant toute une heure, tout un siècle. Les réponses étaient d’abord devenues rares, puis avaient cessé. Au village, on sonnait les vêpres. Nous ne nous parlions plus ; nous évitions même de nous regarder. Les canards volaient autour de nos têtes et quelques-uns semblaient vouloir s’y poser ; mais tout à coup ils montaient perpendiculairement et s’envolaient hors de vue. Nous commencions à nous engourdir. Soutchok battait des paupières comme un qui va dormir. Enfin, et à notre grande joie, Ermolaï reparut.

— Eh bien ?

— Je suis allé jusqu’au bord, j’ai trouvé un gué, venez.

Nous allions nous mettre en route, mais il sortit de sa poche, sous l’eau, une corde et attacha par les pattes les canards tués, puis prit entre ses dents les deux bouts de la ficelle et partit en avant.

Vladimir le suivit, Soutchok ferma la marche. Il y avait deux cents pas à faire dans l’eau. Ermolaï marchait hardiment sans s’arrêter. Il avait bien observé la route et ne cessait de nous crier : « À gauche. Il y a un creux à droite. » Ou bien : « À droite maintenant ou vous tomberez dans la vase. » Il arrivait que l’eau nous montât au-dessus de la bouche, et deux fois même le pauvre Soutchok, le plus petit des quatre, lâcha des bouteilles à la surface de l’eau.

— Allons, allons, lui criait sévèrement Ermolaï, et Soutchok se débattait, s’agitait, sautait et arrivait par prendre terre en un lieu moins profond. Mais, même dans les cas les plus extrêmes, il serait mort plutôt que de s’enhardir jusqu’à s’accrocher à mes basques.

Harassés, souillés, trempés, nous arrivâmes enfin sur la rive. Deux heures après, nous étions assis et plus ou moins séchés dans un grand hangar à foin, et nous nous disposions à souper. Le cocher, Yegoudile, homme flegmatique, pensif ou plutôt somnolent, se tenait debout auprès de la porte et régalait cordialement de son tabac Soutchok. (Les cochers russes sont très liants.) Soutchok prisait à s’en faire mal : il toussait, crachait et reprisait encore. Évidemment, il y trouvait un grand plaisir. Vladimir était sombre, penchait de côté la tête et parlait peu. Ermolaï essuyait soigneusement nos fusils. Les chiens remuaient la queue avec une extraordinaire rapidité, dans l’espérance de la pâtée. Les chevaux piétinaient et hennissaient sous l’avant-toit. Le soleil baissait. Par larges bandes de pourpre, se répandirent ses derniers rayons ; des nuages dorés s’étendaient, puis allaient mourant comme une vague lavée et peignée… et dans le village on entendait des chansons.

  1. Bateau plat, radeau, formé de vieilles planches de barques.
  2. Bois sec.
  3. Kafatgi des Turcs, le préposé au café.
  4. Théâtre.
  5. Groom.