Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. 225-248).


X


LE BOURMISTRE


À vingt verstes de ma terre vit un jeune pomiéstchik de ma connaissance, ex-officier aux gardes Arkadi Pavlitch Pénotchkine. Son domaine est très giboyeux. Sa maison a été construite par un architecte français. Ses gens portent des livrées à l’anglaise et ses dîners sont excellents. Il reçoit ses hôtes avec une parfaite affabilité et pourtant on ne va pas volontiers chez lui. C’est un homme réfléchi, positif : il a été parfaitement élevé, il a servi, il s’est poli au contact du grand monde et aujourd’hui il s’occupe d’agriculture avec succès. Arkadi Pavlitch est, à son propre dire, sévère, mais juste. Il veille au bien-être de ses serfs et les châtie aussi pour leur bonheur. « Il faut les traiter comme des enfants, dit-il alors, et il faut prendre en considération leur ignorance. » Quant à lui, quand sonne l’heure des rigueurs nécessaires, il évite tout mouvement vif, tout éclat de voix ; il étend la main droite et dit au coupable. « Je t’avais prié mon cher… » Ou bien : « Qu’as-tu donc, mon ami, reviens à toi… » Ses dents se serrent un peu, sa bouche se tord, et c’est tout. Il est de petite taille, bien fait, joli de figure ; il prend le plus grand soin de ses mains et de ses ongles, ses joues et ses lèvres roses ont la fleur de la santé. Il rit aux éclats, sans souci, et cligne souvent de ses yeux gris clair. Il s’habille avec goût, fait venir des livres, des gravures et des journaux français, sans être pour cela grand liseur, car s’il a lu jusqu’au bout le Juif errant, c’est tout. Il joue bien aux cartes.

En un mot, Arkadi Pavlitch passe pour un gentilhomme accompli et pour un des partis les plus désirables de tout notre gouvernement. Les dames raffolent de lui et vantent par-dessus tout ses manières. Il se tient très bien, prudent comme un chat, il ne s’est jamais compromis dans aucune histoire et pourtant il aime à se faire valoir, à mater un rival. Mais il dédaigne toute mauvaise société quoiqu’il se déclare, à ses heures, sectateur d’Épicure. D’ailleurs il méprise la philosophie en général, qu’il traite de « vaporeux aliment des âmes allemandes » ou, plus bref de « sottise ». Il aime la musique : en jouant aux cartes, il fredonne avec sentiment du bout des dents. Il se souvient de Lucia et de La Sonnambula — mais il prend un peu trop haut. Il passe l’hiver à Saint-Pétersbourg. Sa maison est merveilleusement ordonnée. Les cochers mêmes subissent son influence au point qu’ils nettoient, non seulement leurs harnais et leurs armiaks, mais encore leur visage. Les dvorovi d’Arkadi Pavlitch sont, il est vrai, un peu taciturnes — mais en Russie on distingue malaisément le morose de l’endormi. Arkadi Pavlitch a la voix onctueuse, il mesure sa phrase et filtre voluptueusement chaque vocable à travers ses belles moustaches parfumées. Il assaisonne volontiers ses discours de quelques expressions françaises telles que : « Mais c’est impayable ! mais comment donc ! etc. » Malgré tout, je ne le visite pas très volontiers et, sans les coqs de bruyère et les perdrix, il est probable que j’aurais cessé de le voir. On souffre de vagues inquiétudes chez lui ; tout ce luxe de bien-être n’a rien de réjouissant, et le soir, quand le valet de chambre frisé, en livrée bleue à boutons blasonnés, vient vous tirer vos bottes obséquieusement, vous pensez que si, au lieu de cette silhouette correcte et maigre, s’offraient à vos yeux les larges pommettes, le nez incroyablement épaté d’un vigoureux gars récemment tiré de sa charrue et déjà parvenu à faire craquer en plusieurs endroits les coutures de son cafetan de nankin neuf, vous vous réjouiriez fort, fût-ce au risque de voir votre botte se déchirer jusqu’à la cheville sous la rude main du drôle.

Malgré mon peu de sympathie pour Arkadi Pavlitch, il m’arriva de passer une nuit chez lui. Le lendemain, de bonne heure, je fis atteler ma voiture : mais il ne voulut pas me laisser partir avant le déjeuner à l’anglaise et m’entraîna vers son cabinet. On nous servit, avec le thé, des côtelettes, des œufs, du beurre, du miel, du fromage, etc. Deux silencieux valets, gantés de blanc, prévenaient prestement nos moindres désirs. Nous étions assis sur un divan de Perse. Arkadi Pavlitch portait de larges culottes de soie, une veste en velours noir, un fez élégant à gland bleu et des pantoufles jaunes à la chinoise. Il prit du thé, rit, contempla ses ongles, fuma, pelotonna un coussin sous lui et se montra fort gai. Après avoir bien mangé et avec un visible plaisir il se versa un verre de vin rouge, le porta à ses lèvres et fronça les sourcils.

— Comment le vin n’a-t-il pas été chauffé ? dit-il sèchement à l’un des valets.

Le valet se troubla, pâlit et resta comme pétrifié.

— Mais, je t’interroge, mon cher, reprit le maître avec calme, les yeux braqués sur le pauvre homme.

Le valet piétina sur place, tordit la serviette qu’il tenait à la main, et resta silencieux. Arkadi Pavlitch baissa le front tout en continuant à regarder pensivement le malheureux, mais en dessous.

— Pardon, cher ami, me dit-il avec un sourire aimable en me posant amicalement la main sur le genou, et il regarda de nouveau le valet.

— Allons, va, dit-il enfin en relevant les sourcils.

Il sonna. Entra un homme obèse, brun, au front bas, aux yeux noyés de graisse.

— Pour Fédor, dit à demi-voix Arkadi Pavlitch, admirablement maître de lui-même : fais tes préparatifs.

— À vos ordres, répondit le gros et il sortit.

— Voilà, mon cher ami, les désagréments de la campagne, me dit Arkadi Pavlitch avec un sourire… Mais où allez-vous, restez donc encore un peu.

— Non, répondis-je, il est temps.

— Et toujours à la chasse ! Ah ! ces chasseurs ! Mais c’est une passion ! De quel côté allez-vous ?

— À quarante verstes d’ici, à Riabovo.

— À Riabovo ! Ah Dieu ! Alors j’irai avec vous. Riabovo est à cinq verstes de Chipilovka et il y a longtemps que je n’y suis allé. Pas moyen de trouver une journée libre ! Mais cela tombe à merveille. Vous chasserez tout le jour et le soir vous êtes à moi. Charmant ! nous souperons ensemble, j’emmènerai le cuisinier… Vous coucherez chez moi, ajouta-t-il sans attendre ma réponse. Charmant ! charmant ! C’est arrangé. Hé ! quelqu’un ! qu’on attelle la voiture. Vous n’êtes pas encore allé à Chipilovka ? Je devrais hésiter à vous offrir une nuit à passer dans l’izba de mon bourmistre, mais je sais que vous êtes très accommodant. À Riabovo vous auriez certainement couché dans un hangar… Partons, partons !

Et Arkadi Pavlitch fredonna une romance française.

— Vous ne savez peut-être pas, reprit-il en se dandinant sur ses deux jambes, que là-bas mes moujiks sont tous redevanciers. Une constitution. — Que faire ? Ils payent exactement leurs redevances. J’avoue que je les aurais volontiers mis de préférence à la corvée. Il est d’ailleurs incroyable qu’ils parviennent à joindre les deux bouts… C’est leur affaire ! J’ai là un bourmistre très fort, un homme d’État, vous verrez… Comme tout cela tombe bien !…

Il n’y avait pas à s’en défendre. Mais, au lieu de partir à neuf heures, nous ne fûmes prêts qu’à deux heures de l’après-midi. Les chasseurs comprendront mon impatience. Arkadi Pavlitch aimant, comme il l’avouait, le confort, prit avec lui tant de linge, de vivres, d’habits, de coussins et tant de « nécessaires » qu’il y eût eu, pour un Allemand économe, de quoi vivre tout un an. À chaque relais, il faisait à son cocher d’énergiques et brèves recommandations, d’où je conclus que mon compagnon de voyage était un poltron. Au reste, tout se passa très heureusement, sauf que, sur un petit pont récemment réparé, la telega qui portait le cuisinier se renversa et l’une des roues de derrière lui foula l’estomac. Cet accident effraya fort Arkadi Pavlitch. Il fit demander si les mains du précieux domestique étaient intactes ; comme on répondit affirmativement, l’excellent homme reprit toute sa sérénité.

Cependant nous cheminions lentement. Assis à côté d’Arkadi Pavlitch, je m’ennuyai d’autant plus que, depuis quelques heures, mon interlocuteur n’ayant plus rien à me dire commençait à se poser en ennemi des libertés publiques. Enfin nous arrivâmes, non à Riabovo, mais à Chipilovka. Il était trop tard pour que je songeasse à chasser ce jour-là : et je me résignai le cœur serré.

Le cuisinier nous avait précédés de quelques minutes. Je crus m’apercevoir qu’il avait fait quelques préparatifs et averti le personnage le plus intéressé à connaître d’avance notre visite. À l’entrée même du village nous vîmes accourir le starost, fils du bourmistre, paysan vigoureux, roux, haut de six pieds, à cheval, sans bonnet, vêtu de son meilleur armiak ballant.

— Où est Sofron ? demanda Arkadi Pavlitch.

Avant tout le starost mit pied à terre, s’inclina jusqu’à la ceinture et marmotta :

— Salut, batiouchka Arkadi Pavlitch.

Puis il releva la tête et dit que Sofron était à Perov, mais que déjà on était allé le chercher.

— Eh bien ! suis-nous, dit Arkadi Pavlitch.

Le starost, par convenance, prit à gauche puis remonta à cheval et se mit à trotter derrière nous, le bonnet à la main. Nous traversâmes le village, nous rencontrâmes quelques moujiks qui revenaient de la grange dans leurs telegas vides, les jambes en l’air, chantant ; mais à la vue de la voiture et du starost ils se turent, ôtèrent leur bonnet d’hiver (nous étions pourtant en été) et s’alignèrent, semblant attendre des ordres. Arkadi Pavlitch les salua avec bienveillance. Tout le village fut bientôt en émoi ; des babas, en robes à carreaux, lançaient des éclats de bois aux chiens peu sagaces et trop zélés. Un vieux boiteux, décoré d’une barbe qui montait jusqu’aux yeux, arracha du puits un cheval et lui porta un violent coup dans le flanc, puis fit une révérence devant notre portière. Des enfants en longue chemise s’enfuyaient en criant vers leurs izbas et se jetaient à plat ventre sur le seuil, la tête basse et les pieds en l’air, et là, dans l’obscurité, voyaient tout sans se montrer. Les poules elles-mêmes prenaient le galop pour gagner le dessous des portes. Seul un brave coq, à la poitrine noire de satin, relevant sa queue rouge jusqu’à sa crête, parut vouloir tenir le milieu de la route, quand tout à coup il se troubla lui-même et s’enfuit aussi.

L’izba du bourmistre était située à l’écart dans une verte chènevière. Nous nous arrêtâmes à l’entrée de la cour. M. Penotchkine se leva, rejeta pittoresquement son manteau et descendit de la calèche en jetant autour de lui un regard serein. La femme du bourmistre vint au-devant de nous et baisa la main du maître qui se laissa faire, puis monta sur le perron. Dans un coin obscur de l’antichambre se tenait la femme du starost, saluant profondément sans oser aspirer aux honneurs de la main. Dans ce qu’on appelle la chambre froide, — à droite de l’antichambre — étaient deux autres femmes très occupées à la débarrasser de brocs vides, de vieilles touloupes, de pots à beurre, d’un berceau où dormait un marmot parmi des chiffons ; puis elles tassaient des balayures au moyen de balai de crin. Arkadi Pavlitch les fit sortir et alla s’asseoir sur le banc au-dessous des icônes. Alors les cochers apportèrent les coffres, les caisses, les cassettes, tout en ayant soin d’amortir le bruit de leurs lourdes bottes.

Arkadi Pavlitch questionnait le starost sur la moisson, les semailles et autres objets d’économie rurale. Le starost faisait des réponses satisfaisantes, mais il parlait gauchement, avec flegme, comme il eût boutonné son cafetan avec des doigts gelés. Il se tenait contre la porte et se rangeait à chaque instant pour livrer passage aux allées et venues des valets. Derrière ses épaules d’hercule, je vis la femme du bourmistre frapper sans bruit une autre baba… Tout à coup, on entendit le roulement d’une telega qui s’arrêtait devant le perron et le bourmistre entra.

L’homme d’État était petit, large d’épaules, grisonnant, bien bâti ; le nez rouge, de petits yeux bleus, et la barbe en éventail. Notons en passant que, depuis que la Russie existe, on n’y a pas encore vu qu’un seul homme soit devenu obèse et riche sans qu’il lui ait poussé en même temps une barbe en éventail. Tel a porté toute sa vie une barbe pointue et, sans transition, le voilà ceint d’une auréole. D’où vient tout ce poil ?

Le bourmistre s’était sans doute rafraîchi à Pérov. Il avait le visage enluminé et sentait le vin.

— Ah ! vous nos[1] pères, et bienfaiteurs ! dit-il avec un tel attendrissement que je m’attendais à le voir fondre en larmes. Vous avez enfin daigné venir !… La petite main, batiouchka, la petite main ! ajouta-t-il en allongeant d’avance ses lèvres.

Arkadi Pavlitch satisfit à son désir.

— Eh bien, frère Sofron, comment vont les affaires ? lui demanda-t-il d’une voix affable.

— Ah ! vous, nos pères ! et comment iraient-elles mal, quand vous, nos pères et bienfaiteurs, avez, par votre venue, illuminé notre petit village ! Vous nous avez rendus heureux jusqu’à la tombe. Eh ! grâce à Dieu, Arkadi Pavlitch, grâce à Dieu, tout va bien par votre bienveillance.

Sofron se tut, regarda le bârine et, comme entraîné par un élan d’amour (où l’ivresse était pour quelque chose), il baisa encore une fois la main du maître, puis reprit avec un nouvel entrain :

— Ah ! vous, nos pères et bienfaiteurs, eh ! quoi !… la joie me rend fou… pardieu, je regarde et je n’en crois pas mes yeux… Ah ! vous, nos pères et…

Arkadi Pavlitch me regarda, sourit et me dit en français : « N’est-ce pas que c’est touchant ? »

— Oui, batiouchka Arkadi Pavlitch, reprit le bourmistre, mais comment cela, donc, vous me chagrinez, batiouchka. Comment, vous ne me faites pas savoir que vous venez !… Ici, ce n’est guère propre…

— Ça ne fait rien, Sofron, répondit en souriant Arkadi Pavlitch, ça va bien.

— Ah ! nos pères ! ça va bien pour nous autres moujiks, mais pour vous, nos pères et bienfaiteurs… pardonnez-moi, je ne suis qu’un imbécile, j’ai l’esprit à l’envers, Dieu du ciel, à l’envers !…

On servit à souper. Arkadi Pavlitch se mit à table. Le bourmistre fit sortir son fils sous prétexte qu’il augmentait la pesanteur de l’air.

— Eh bien, vieux, en as-tu fini avec les voisins pour le cadastre ?

— C’est fini, batiouchka, toujours par ta grâce, avant-hier, nous avons signé l’accord. Ceux de Khlinovskaïa ont d’abord fait des façons. Ils se montraient difficiles, ils demandaient… ils demandaient… Dieu sait quoi… Des fous, batiouchka ; mais nous, batiouchka, par ta grâce nous avons satisfait Nikolas Nikolaevitch. Nous avons agi selon tes intentions, bârine. Comme tu as dit, nous avons agi d’accord avec Egor Dmitrich.

— Egor m’a fait son rapport, dit majestueusement Arkadi Pavlitch.

— Comment donc ! batiouchka, Egor Dmitrich, comment donc !

— Eh bien, vous êtes content maintenant ?

Sofron n’attendait que ce mot.

— Ah vous ! nos pères et bienfaiteurs ! recommença-t-il à chanter, gardez-nous vos bonnes grâces ! Nous prions le Seigneur Dieu, nuit et jour, pour vous, nos pères ! Sans doute, nous avons bien peu de terre ici.

Arkadi Pavlitch l’interrompit…

— Allons, c’est bien, Sofron ; je sais que tu es un serviteur dévoué. Que rend le battage ?

Sofron soupira.

— Eh bien, nos pères, le battage n’est pas tout à fait satisfaisant. Mais quoi, Arkadi Pavlitch, que je vous rapporte une petite affaire toute récente.

Il s’approcha de M. Penotchkine, se pencha en arrondissant les bras, en clignant d’un œil et dit :

— Un cadavre a été trouvé sur nos terres.

— Comment cela ?

— Nos pères !… mais je ne puis le comprendre moi-même ! Il faut, batiouchka, que cela vienne du Malin. Nous avons encore de la chance que ce soit à la lisière, près d’un champ qui appartient à d’autres. Mais, entre nous, c’était bien sur notre terre. J’ai lestement fait transporter le cadavre dans le champ du voisin pendant qu’on le pouvait encore. J’ai posé une sentinelle et j’ai recommandé le silence. Puis je me suis rendu chez le stanovoï, je l’ai informé à ma manière, puis je lui ai fait boire du thé… Qu’en pensez-vous, batiouchka ! Et je lui ai laissé un petit gage de reconnaissance. De la sorte la chose est restée sur le dos du voisin. Et un cadavre, vous le savez, cela vaut deux cents roubles de formalités ; c’est un compte réglé.

M. Penotchkine rit beaucoup de l’exploit de son bourmistre et me dit en français, en me le montrant de la tête : « Quel gaillard ! hein ? »

La nuit étant venue, Arkadi Pavlitch fit enlever la table et apporta du foin. Le valet de chambre étendit des draps de lit et disposa des oreillers. Nous nous couchâmes. Sofron partit après avoir reçu de son maître des recommandations pour le lendemain et, avant de s’endormir, Arkadi Pavlitch me fit l’éloge du moujik russe, ajoutant qu’il n’avait jamais eu d’arriéré depuis que Sofron était son régisseur…

Le garde de nuit frappait sur la planche, un enfant pleurait dans un coin de l’izba. Nous nous endormîmes.

Nous nous levâmes d’assez bonne heure. Je m’étais promis d’aller à Riabovo ; mais Arkadi Pavlitch témoigna un si grand désir de me montrer sa propriété que je me décidai à rester. J’avoue que j’étais curieux de vérifier par moi-même les qualités de l’homme d’État Sofron. Celui-ci parut. Il était en armiak bleu et en ceinture rouge ; il parlait moins que la veille, regardait son maître avec une attention pénétrante et faisait des réponses habiles et posées. Nous nous rendîmes ensemble à l’aire. Le fils de Sofron, le starost de trois archines — un sot à coup sûr — nous accompagnaient, et la marche était fermée par Fedocéitch, ancien soldat, aux prodigieuses moustaches, avec la plus étrange physionomie qu’on pût voir. On eût dit qu’ayant un jour rencontré un sujet d’effarement extraordinaire, cet homme n’avait jamais pu en revenir tout à fait. Nous inspectâmes l’aire, les greniers, les hangars, les magasins, le moulin à vent, les étables, les potagers, les chènevières. Tout était vraiment bien tenu. Les figures tristes des moujiks seules me choquaient. Sofron savait même joindre l’agréable à l’utile. Les fossés étaient bordés de jeunes aubiers ; de petits sentiers sablés serpentaient sur l’aire entre les meules régulièrement entassées. Au-dessus du moulin à vent pivotait une girouette représentant un ours qui tirait une longue langue éclatante ; sur la façade extérieure des étables, Sofron avait fait exécuter une espèce de fronton grec sous lequel on lisait en grosses lettres blanches cette inscription d’un style particulier :


CONSTRUIT DANS LE VILLAGE DE CHIPILOVKA
EN 1840
UNE ÉTABLE

Arkadi Pavlitch s’attendrit jusqu’aux larmes. Il m’exposa en français les avantages du système de la redevance, tout en notant que la corvée est plus précieuse pour le pomiéstchik.

— Mais on ne peut tout avoir.

Et il se mit à donner des conseils au bourmistre sur la manière de planter la pomme de terre, sur la préparation du breuvage des bestiaux, etc. Sofron écoutait avec attention et, parfois, se permettait des objections, car il n’appelait plus Arkadi Pavlitch « père et bienfaiteur » et ne cessait guère de dire que le terrain manquait et qu’il faudrait en acheter.

— Eh bien, répondit Arkadi Pavlitch, réunissez vos moyens et achetez, — sous mon nom, — je ne m’y oppose pas.

Sofron ne répondait qu’en se caressant la barbe.

— Allons-nous au bois ? me dit M. Penotchkine.

On nous amena des chevaux de selle et nous entrâmes dans le taillis giboyeux. Arkadi Pavlitch, tout joyeux, frappait de petits coups affectueux sur l’épaule de Sofron.

En sylviculture, ce gentilhomme s’en tenait aux idées russes. Il me conta même l’anecdote — selon lui fort plaisante — d’un pomiéstchik facétieux qui avait arraché d’un coup, à son forestier, la moitié de la barbe, pour lui faire comprendre qu’il n’est point vrai que plus on ôte plus il repousse… En toute autre chose d’ailleurs, Arkadi Pavlitch et Sofron n’étaient point de parti contre les innovations.

En revenant au village, le bourmistre lui montra un moulin à vanner, récemment importé de Moscou. Ce van fonctionna sous nos yeux à la gloire de Sofron… Et pourtant, s’il avait pu prévoir le désagrément qui l’attendait en cet endroit, il se serait certainement privé de ce dernier plaisir.

À la sortie du hangar, à quelques pas de la porte, près d’une mare où s’ébattaient trois canards, nous aperçûmes deux moujiks : l’un, vieillard de soixante-dix ans ; l’autre, garçon de vingt ans, tous deux vêtus de chemises rapiécées, des cordes pour ceintures et les pieds nus.

Fedocéitch s’agitait autour d’eux et les aurait probablement décidés à s’éloigner si nous étions restés plus longtemps dans le hangar. Mais, en nous apercevant, il se mit au port d’armes, et resta immobile sur place. Auprès de lui le starost indécis crispait ses poings. Arkadi Pavlitch fronça les sourcils, se mordit la lèvre et marcha droit au groupe. Les deux moujiks se jetèrent à ses pieds.

— Quoi ? Que voulez-vous ? Parlez, dit-il d’une voix nasillarde.

Les malheureux échangèrent un coup d’œil et restèrent muets. Ils clignaient des yeux comme éblouis et haletaient.

— Eh bien ! quoi donc ? reprit Arkadi Pavlitch, et se tournant vers Sofron : — De quelle famille sont-ils ?

— De la famille Toboleiev, répondit lentement le bourmistre.

— Eh bien, que voulez-vous ? dit de nouveau Arkadi Pavlitch. N’avez-vous pas de langue ? Parle, toi, vieux. Qu’est-ce qu’il te faut ? N’aie pas peur, imbécile !

Le vieillard tendit son cou de bronze, tout ridé, ouvrit gauchement ses grosses lèvres bleuies et dit d’une voix chevrotante :

— Défends-nous, seigneur !…

Et, de nouveau, il tomba le front à terre ; le jeune homme l’imita. Arkadi Pavlitch les regarda gravement, puis changeant d’attitude :

— Quoi ? dit-il, de quoi te plains-tu ?

— Grâce, seigneur ! laisse-nous respirer. Nous sommes torturés, martyrisés…

Le vieillard parlait avec peine.

— Et qui donc te martyrise ?

— Mais… le bourmistre, batiouchka.

Arkadi Pavlitch resta un moment silencieux.

— Comment t’appelle-t-on ? reprit-il.

— Anthippe, batiouchka.

— Et ce garçon ?

— C’est mon fils, batiouchka.

Arkadi Pavlitch se tut de nouveau et tordit sa moustache.

— Eh bien ! Qu’est-ce que t’a fait Sofron ? prononça-t-il en regardant le vieillard à travers sa moustache.

— Batiouchka ! il nous a dépouillés, ruinés… il a donné par passe-droit deux de mes fils au recrutement et il veut m’enlever le troisième. Hier, il m’a pris ma dernière vache et, Sa Grâce (il désignait le starost) a battu ma baba !

— Hum ! fit Arkadi Pavlitch en fronçant les sourcils.

— Ne permets pas qu’il nous achève, père nourricier !…

— Qu’est-ce que cela veut dire, pourtant ? demanda le maître au bourmistre à demi-voix.

— Un ivrogne, répondit le bourmistre de même, un paresseux… Il ne parvient pas à sortir des arriérés.

— Oui, cria le vieillard, et même que Sofron Yakovlitch a payé pour moi, batiouchka, voilà cinq ans… et, sous prétexte qu’il paye pour moi, il fait de moi son esclave, batiouchka, et voilà que…

— Mais pourquoi avais-tu des arriérés ? dit M. Penotchkine d’un air mécontent. (Le vieillard baissa la tête.) Tu aimes à boire, tu cours les cabarets ! (Le vieillard allait répondre.) Je vous connais, poursuivit Arkadi Pavlitch avec emportement. Boire et dormir, voilà votre vie ! Et c’est le moujik laborieux qui paye pour vous !

— De plus, c’est un homme grossier, intervint le bourmistre.

— Eh ! cela va sans dire, c’est toujours ainsi ! Je l’ai observé plus d’une fois ! Il a fait la débauche toute l’année durant, et maintenant il se jette aux pieds du bârine !

— Batiouchka ! dit le vieillard désespéré, batiouchka ! grâce, pitié !… Grossier, moi ?… Je te dis devant Dieu, batiouchka Arkadi Pavlitch, que tout cela est au-dessus de mes forces !… Sofron Yakovlitch m’a pris en haine, pourquoi ? Que Dieu le juge ! Il m’a ruiné… Voilà mon dernier enfant… eh bien… (et dans les yeux jaunes du vieillard apparut une larme) grâce ! seigneur, défends-nous.

— Et nous ne sommes pas les seuls qu’il persécute, dit le jeune moujik.

Arkadi Pavlitch prit feu tout à coup.

— Qui t’a interrogé ? dit-il au jeune homme. Comment oses-tu me parler ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Mais c’est de la révolte !… Ah ! je vous le dis, il ne fait pas bon à se révolter contre moi… chez moi… (Arkadi Pavlitch fit un pas, mais sans doute il se souvint de ma présence, se détourna et enfonça ses mains dans ses poches.)

— Je vous demande bien pardon, mon cher, me dit-il en français, avec un sourire forcé et en baissant le ton ; c’est le mauvais côté de la médaille… C’est bon, c’est bon, continua-t-il sans regarder les moujiks, je prendrai mes mesures ; c’est bon allez. (Les moujiks ne bougeaient pas.) Eh bien ! on vous dit, c’est bon. Partez donc !… Je donnerai des ordres, on vous dit.

Arkadi Pavlitch leur tourna le dos en murmurant : « Toujours des désagréments. » Puis il regagna à grands pas l’izba du bourmistre. Sofron le suivait. Fedocéitch faisait de gros yeux et semblait vouloir bondir. Le starost se mit à effrayer les canards. Les suppliants restèrent encore quelques instants sur la place, puis, après s’être regardés l’un l’autre, ils se levèrent et s’enfuirent sans détourner la tête.

Deux heures après, j’étais à Riabovo avec Anpadiste, un moujik de ma connaissance, et je me préparais à chasser. Jusqu’au moment de mon départ, M. Penotchkine parut bouder Sofron.

Je parlai à Anpadiste des paysans de Chipilovka et de M. Penotchkine et lui demandai s’il connaissait le bourmistre.

— Sofron Yakovlitch ? Comment donc !

— Et quel homme est-ce ?

— Ce n’est pas un homme, c’est un chien, et d’ici à Koursk on ne trouverait pas un chien aussi méchant que lui.

— Et pourquoi ?

— Mais, savez-vous ? Chipilovka lui appartient. Ce n’est que nominalement la propriété de M. Penotchkine. C’est Sofron qui possède.

— Vraiment ?

— Il possède Chipilovka comme son propre bien. Il n’y a pas un moujik qui ne soit endetté envers lui jusqu’au cou. Et il les fait tous travailler pour lui comme s’ils étaient ses serfs : il envoie l’un à l’oboze, l’autre ailleurs. Il les surmène…

— Je crois que le terrain leur manque.

— Allons donc ! Mais Sofron loue à ceux de Khlinov quatre-vingts déciatines et à ceux de notre endroit cent vingt, en voilà deux cents ! Et il ne trafique pas seulement des terrains, il fait commerce de chevaux, de bétail, de goudron et de résine, de beurre et de chanvre et cent autres choses encore. Il est habile, très habile ! et riche ! Ah ! l’animal ! Mais il a la rage de frapper, voyez-vous. Ce n’est pas un homme, c’est un chien, ou plutôt… en un mot, c’est un fauve.

— Pourquoi les moujiks ne se plaignent-ils pas de lui à leur vrai seigneur ?

— Ah ! oui ! Qu’est-ce que ça lui fait, à lui ? pourvu qu’il touche son revenu !… Que lui faut-il de plus ? Et puis, essaye donc, ajouta-t-il après un court silence. Plains-toi. Oh ! alors, tu verras ! Non, il te fera… Voilà comment !…

Je me rappelai Anthippe, et je racontai brièvement ce que j’avais vu.

— Eh bien, à présent, dit Anpadiste, Sofron mangera le vieux, il le mangera tout à fait… Et savez-vous pourquoi il lui en veut tant ? À la réunion du village, Anthippe n’y pouvant plus tenir s’est querellé avec le bourmistre, et c’est depuis… Le starost l’assommera… Ah ! le pauvre homme ! et à présent ils vont l’achever. Sofron sait à qui il s’attaque, ce chien ! Dieu me pardonne ! Il laisse tranquille les riches, mais là il avait beau jeu. Vous savez qu’il a pris pour le recrutement, sans égard au tour de rôle, deux des fils d’Anthippe ?

Nous nous mîmes à chasser.

  1. En Russie, pour honorer quelqu’un, on lui parle au pluriel.