Réceptipn de M. Chevrillon à l’Académie française

Henry Bidou
Réceptipn de M. Chevrillon à l’Académie française
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 225-228).
RÉCEPTION
DE M. A. CHEVRILLON
À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

M. Chevrillon a pris séance à l’Académie le 21 avril. M. Ribot à sa droite, M. Boutroux à sa gauche étaient ses parrains. Auprès de M. Boutroux, le maréchal Foch avait pareillement revêtu l’habit vert. Devant eux, le maréchal Joffre, en redingote ; Mgr Baudrillart, M. René Bazin.

M. Chevrillon se tient droit, dans une attitude grave et simple, les feuillets dans la main gauche, l’épaule un peu avancée, l’autre main tombante, le pouce appuyé à la poche. Pas de gestes, sauf, à de très rares moments de charme ou d’émotion, un petit mouvement de la main droite, comme si elle tournait secrètement un moulin à café. La figure est régulière. Le crâne est nu avec austérité. Le teint, égal et basané, le paraît davantage à cause de ces deux « plaques de neige qui brillent aux tempes. La bouche, encadrée d’une moustache blanche et d’une barbiche en pointe, se soulève du côté droit et laisse passer sous cette arche une voix fine, faible et un peu empâtée. Le débit est égal, l’ensemble est correct, sérieux, judicieux et le discours ne dément pas cette apparence.

C’est une excellente étude sur Etienne Lamy. Après un hommage à Taine, dont il est le neveu, M. Chevrillon, conformément aux méthodes de son oncle, a défini le milieu, la race et le moment. Le milieu où Etienne Lamy est « raciné, » c’est le village de Cize, dans les sapinières du Jura, une des provinces où le sentiment de la patrie locale est le plus vif. « Entre les longs plis sombres du Jura, à sept cents mètres de hauteur, on est dans un pays à part, tonique, sévère, où tout incline l’âme au sérieux et l’excite à l’effort. »

La race, c’est la famille constituée, en 1838, par le mariage de M. Victor Lamy et de Mlle Pernet. Celui-là, établi à Paris où il vend de la soie grège, chrétien très ferme et homme de bien ; celle-ci, belle, cultivée, spirituelle. « La famille où il naît vient d’entrer dans la grande circulation française. Elle appartient à une classe qui reçoit toute la culture nationale, à cette forte et saine bourgeoisie en qui les disciplines traditionnelles de vie et de pensée ont achevé, précisé les caractères de notre race. »

Le moment, c’est l’année 1845, où Etienne Lamy naît le 29 juin. Autour de l’enfant, dans les années qui suivent la révolution de 1848, on a dû beaucoup parler de Lacordaire et de Lamartine. On le confiera lui-même au père Lacordaire qui dirige le collège de Sorrèze. « L’enfant rêvait-il de la chaire ou de la tribune ? Sa double vocation s’annonçait : un sermonnaire accompagna toujours, en M. Lamy, l’orateur politique et lui survécut. » Et M. Chevrillon ajoute, non sans quelque malice : « N’a-t-il pas exhorté à la vertu même l’Académie ? »

Voici fixés les traits initiaux. « Au foyer paternel, dans le cercle où il fut élevé, régnait en plein Paris cet esprit ancien de civilisation surtout morale, chrétienne, qui, chez les simples paysans de Jura et de Bretagne, assure encore la dignité et la modestie des paroles et des pensées. Sous ces influences d’ordre et de mesure, il grandissait tout droit, comme un jeune arbre dans un verger bien tenu, qui d’année en année multiplie sa ramure. » A ces mots le public a applaudi, soit parce qu’il est d’usage d’applaudir aux comparaisons, soit parce que cette phrase achevait une brillante analyse des « possibles » que les trois facteurs tainiens avaient mis dans l’âme d’Etienne Lamy.

Il restait à montrer le développement de ces possibles. Dès qu’il commence ses études de droit, Etienne Lamy est républicain. Ses compatriotes l’envoient, en 1871, à l’Assemblée nationale. Ami de Gambetta, sa carrière est rapide. Ici se place l’événement décisif de sa vie. En 1879, ses amis politiques, par la loi sur l’enseignement, se font les adversaires de sa foi religieuse. Il prend parti contre eux. En 1880, seul des gauches, il vote contre les décrets. Il sait qu’il ruine son avenir. Son magnifique discours du 3 mai est un suicide. « Vous parlez à un mort, « répond-il à un de ses amis qui le félicite. En 1881, il n’est pas réélu.

D’homme politique il devient publiciste. Quand, en 1892, commence, à la voix de Léon XIII, le ralliement, il est tout désigné pour être le porte-parole du nouveau parti, et il publie le 1er juin le Devoir des catholiques. L’esprit républicain chez lui était fait d’idéalisme, de confiance dans la nature humaine, de ce besoin d’autonomie, qui était le fond de sa foi politique, et de cette croyance que la République exécuterait ce que les autres régimes n’ont pas pu entreprendre.

Alors M. Chevrillon est amené à parcourir l’œuvre vaste et variée de son prédécesseur. Il l’a traversée comme une galerie de portraits, s’arrêtant devant l’un ou l’autre. Mais tout à coup sa voix, jusque-là égale et un peu blanche, se mouille et s’altère. « Est-ce bien le même artiste, murmure-t-il, qui, pour rendre les masques et visages de l’ancienne France, a jeté d’une main légère sanguines et nuageux pastels ? » Et voici que la figure d’Aimée de Coigny passe devant nos yeux. Chemin faisant, M. Chevrillon définit le style d’Etienne Lamy, analyse sa doctrine, décrit le mouvement calme de sa vie et le conduit doucement à la mort. Il rappelle une belle parole que cet homme de bien dit dans ses derniers jours : « Mon enfant, ne pleurez pas ; les sentiments personnels ne comptent pas. Dans la vie il n’y a que les grands devoirs. »

Ainsi s’acheva ce discours, qui atteint à l’éloquence par les plus fortes qualités, par le sérieux, la profondeur et le vrai.

Celui de M. de la Gorce ne le céda pas à celui de M. Chevrillon. L’historien du Second Empire se montre, une fois de plus, homme d’étude excellent. Penché sur ses papiers, comme un archiviste sur des documents, il oublia le monde extérieur. C’est la première qualité d’un érudit. M. de la Gorce la montre au plus haut degré. Derrière la page déployée, on apercevait un coin du front, un gazon de cheveux ras, un sourcil que l’attention a rendu circonflexe, un regard pénétrant sous le lorgnon, et des traits concentrés autour d’un nez fort et carré.

M. Chevrillon ayant beaucoup voyagé, M. de la Gorce a fait le portrait du « vrai voyageur. » Il a dit à ce sujet des choses très sensées : qu’il fallait avoir une bonne santé, posséder le don de l’observation et se défier de son imagination. Mais on n’évoque pas impunément cette folle ; à peine M. de la Gorce l’eut-il nommée, et avec quelle défiance ! qu’elle accourut, le toucha d’un rayon et lui inspira un tour libre, galant et frivole. Le voyageur, dit-il, se conduira vis-à-vis de l’imagination « comme une coquette vis-à-vis d’un amant que tour à tour on appelle ou l’on renvoie ; il se parera d’elle pour revêtir de séductions le vrai, puis la congédiera avec une remarquable ingratitude dès qu’elle embellira le réel au point de le farder. »

Ayant ainsi défini le voyageur, M. de la Gorce suivit M. Chevrillon et nous guida, d’une allure égale, à travers le vaste monde. Il adopta le procédé de l’énumération, laissant tomber un à un les noms des stations dans sa barbe forestière. Ce périple achevé, il revint à Etienne Lamy. Avec la précision d’un historien et l’impartialité d’un ami, il regrava, ce sont ses paroles, quelques traits du portrait tracé par M. Chevrillon. « Une certaine solennité lui était familière, dit-il, mais perdait un peu son apparence d’apprêt, tant on sentait qu’il y atteignait naturellement... Son seul défaut était la continuité d’une éloquence qui ne se détendait pas. A la longue, cette splendeur éblouissait et faisait souhaiter un peu d’ombre... Dans sa solitude, notre confrère réfléchissait, et peut-être trop... Ses erreurs même, assez rares d’ailleurs, attestaient la noblesse de son âme... Son langage, tout somptueux en sa parure, ignorait l’art de se déshabiller ; son exquise bonté elle-même avait besoin pour se rendre visible qu’on l’aidât à se dévoiler... Sa meilleure œuvre fut encore sa vie. » Ayant ainsi achevé le portrait du défunt, M. de la Gorce le vit pour ainsi dire s’éloigner dans le temps, et le trouva pareil aux Laine et aux Royer-Collard.

Puis, comme il dit, il se hâta de secouer ce rêve. Il rappela un entretien qu’il eut avec Etienne Lamy, peu de jours avant que celui-ci mourût, sur l’emploi de sa fortune. Et il termina, par de graves et belles paroles sur la charité, ce discours solide plutôt qu’enchanteur, mais orné de passages vigoureux, entre lesquels il faut citer un tableau vraiment magnifique de Londres au premier matin qui suivit la violation du sol belge. A cet endroit, l’historien avait brusquement repris la place de l’orateur, tandis que l’histoire gardait, pour un instant, le geste et le mouvement de l’éloquence.


HENRY BIDOU.