Réception du général Lyautey à l’Académie française

Réception du général Lyautey à l’Académie française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 639-644).
RÉCEPTION
DU GÉNÉRAL LYAUTEY
Á L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le général Lyautey, reçu le 8 juillet par l’Académie française, a été reçu en triomphe. L’allure dégagée, le front carré sous un éventail de cheveux blancs qui divergent en brosse, le nez bien marqué, la moustache rousse, la voix comme usée par le commandement, le proconsul du Maroc lit avec fermeté un discours d’une éloquence militaire. Accoudé au petit pupitre qui porte le verre d’eau, tantôt il scande du doigt la parole, tantôt il referme la main sur le pommeau de l’épée. Parfois les épaules ont un mouvement de gauche à droite, une sorte de ballant, comme celui d’un lutteur qui s’apprête, et il attaque sa phrase, la tête en avant. Ou encore il passe à M. Bourget, l’un de ses parrains, la feuille qu’il vient de lire ; et M. Bourget, d’un geste infiniment las, entasse cette feuille sur les autres. Il m’a semblé que le public était conquis peu à peu, et que les applaudissements étaient plus pressés à mesure qu’ils se répétaient. La péroraison a été acclamée. On a salué cette pensée claire, ce style simple et droit de soldat, cette concision avec cette finesse, ce jugement, cet art de voir et d’énoncer.

Ce n’est pas la tranquillité robuste du maréchal Joffre ; ce n’est pas le masque tourmenté du maréchal Foch ; c’est quelque chose de hardi, d’allant et de net. Cet académicien a gardé son air de colonel de hussards. Il lit son discours comme un ordre du jour. Il ramasse la pensée et le son dans le dernier mot de ces phrases martelées, faites pour être dites devant le front des troupes. Après chaque paragraphe, on attend que les clairons sonnent. Mais ne vous trompez pas à cette allure martiale. Tout cela n’est pas simple. Dans notre temps, où les civils parlent ouvertement, il n’y a plus que les militaires à envelopper leur pensée de sous-entendus. Déjà le maréchal Foch nous avait insidieusement raconté une campagne de Villars, qui était une leçon propre à nous faire entendre la manœuvre de 1914. Le discours du général Lyautey a été une longue allusion, dont l’obscurité transparente invitait aux applaudissements. Mais en même temps, ce discours a été composé suivant les règles de l’art. Toutes les fois que l’œuvre d’Henry Houssaye prêtait à un développement, son successeur ne manquait pas l’occasion d’écrire un couplet éloquent. Mais tant vaut l’homme, tant vaut l’éloquence. Loin d’être un ouvrage de rhétorique, chacun de ces couplets était une étude solide et pleine de sens. On pourrait reconnaître et numéroter ces épisodes ; mais chacun a une valeur et une signification.

Le premier avait pour prétexte l’histoire d’Alcibiade que Houssaye écrivit avant et après la guerre de 1870. L’antiquité reste pour nous un prodigieux répertoire de leçons et d’exemples. Le général Lyautey a fait un vivant tableau de cette Athènes à gouvernement direct, à charges de courte durée, à conseils nombreux, de cette Athènes des soviets, qui périt en cinquante ans. Tout homme populaire, tout général vainqueur y était un objet de soupçon, et le peuple préférait presque le stratège vaincu, qui n’était pas dangereux, au victorieux dont il craignait tout. Alcibiade, idole du peuple, connut ces méfiances ; à la veille d’une bataille, il avait à répondre aux intrigues politiques ; cela se voit encore de nos jours : à bon entendeur salut. « Aussitôt après le départ d’Alcibiade pour l’Armée, l’orage s’était déchaîné sur l’Agora, au milieu de la violence des uns, de la défaillance des autres, histoire éternelle des Assemblées à travers les siècles. » Le général, au moment d’engager l’action, est rappelé à Athènes. Il sait qu’il sera condamné. Il se réfugie à Sparte. Athènes, privée de son meilleur chef, est vaincue. Les soldats réclament Alcibiade ; il revient, il rétablit les affaires, il est nommé généralissime. Mais cette dignité réveille la défiance. « A la suite d’un échec d’importance secondaire, facilement réparable, subi en son absence par un lieutenant inhabile, c’est à nouveau la volte-face à Athènes. Il est révoqué. » Alcibiade se réfugie en Chersonèse. Athènes se donne des généraux incapables, qui la perdent. En vain le proscrit les adjure de l’écouter, ne fût-ce qu’un jour ; la fortune de la cité sombre à Egos Potamos. La capitulation suit la défaite. La tyrannie des Trente étouffe la liberté. « Athènes subit un joug qu’on ne saurait comparer qu’à celui que nous retracent les récits venus de la malheureuse Russie. » Alcibiade meurt assassiné dans un coin perdu d’Asie-Mineure, et la perte de la patrie accompagne la sienne. Terrible avertissement aux Assemblées soupçonneuses qui persécutent les généraux !

Mais l’essentiel du discours se rapportait à cette partie de l’œuvre de Henry Houssaye, qui, en décrivant la suprême défaite de Napoléon, est consacrée à sa gloire. À cette apparition du grand chef, le général Lyautey rectifie la position et rend les honneurs. « Lorsque, le 15 décembre 1840, le funèbre cortège, après avoir descendu les Champs-Elysées, arriva nu seuil des Invalides, celui qui en ouvrit les portes devant le cercueil annonça, ainsi qu’aux jours de réception solennelle des Tuileries : « L’Empereur ! » Permettez qu’à mon tour, au moment où dans l’œuvre de mon prédécesseur apparaît la grande ombre du héros, j’annonce : « Messieurs, l’Empereur ! »

On a applaudi ce brillant exorde. Henry Houssaye lui-même parlait du grand homme avec moins de solennité. Après l’un de ces dîners chez Durand auxquels assistait le général de Galiffet, entre Houssaye et Vogué, et où ces trois amis échangeaient avec cordialité de libres propos, la conversation vint sur la campagne de 1815. Je vois encore Houssaye, son profil régulier, sa longue et légère barbe grise, la brosse de ses cheveux frisés, sa tête, un peu penchée en avant, le pli qui bridait l’œil et le faisait sourire, le regard lointain et rêveur. Il disait à demi-voix : « Vous le savez, j’aime beaucoup l’Empereur… » Il en parlait comme s’il avait été de sa maison et de son entourage. Le général Lyautey en parle comme ses maréchaux auraient dû en parler.

Il se défend de raconter le grand drame de sa chute et le raconte aussitôt. Mais cette feinte lui a permis de glisser cette petite phrase : « Vous estimerez que seuls ont aujourd’hui le droit de disserter d’art militaire ceux qui ont gagné les batailles historiques. » [C’est à peu près la pensée de Jomini, qui n’osant pas disserter d’art militaire après Napoléon, lui prête la parole et imagine une conversation en quatre volumes où l’Empereur, parlant avec Frédéric et Alexandre, prend à son compte les idées de Jomini.

En deux pages de la plus belle allure, le général Lyautey résume la campagne de 1814, ce double tour de piste que fait l’Empereur, culbutant Blücher sur le côté Nord du manège, Schwarzenberg sur le côté Sud, bouclant le premier tour à Troyes, recommençant sa randonnée, rejetant cette fois Blücher sur Laon, faisant reculer Schwarzenberg, et pour la troisième reprise, tentant un mouvement nouveau sur les arrières de l’ennemi qui, cette fois, ne se laisse plus manœuvrer, ni détourner de Paris.

Et voici maintenant le drame suprême, celui de 1815. Cette fois le général Lyautey ne raconte pas les événements, qui sont supposés connus de tous, mais il discute en passant la question souvent posée, si le génie de l’Empereur a fléchi à Waterloo. Mais la discute-t-il ? Ou cette discussion n’est-elle pas une raison de poser publiquement trois axiomes. D’abord un chef de guerre ne peut rien sans un bon état-major : « Au point de vue technique, ce qui a manqué surtout à l’Empereur, c’est son chef d’état-major coutumier, celui qui assure l’exécution jusqu’aux moindres détails, qui sait qu’il n’y a jamais trop de précautions, trop de précisions ; qu’ici surtout, il n’y a pas de petites choses. La première condition du commandement suprême, c’est la pleine liberté d’esprit du chef, la certitude à lui assurée que sa pensée, jetée au vol, recouvre immédiatement sa forme et se transmettra sans une perte de temps, sans une déformation, jusqu’aux plus lointaines extrémités… » Il est bien évident que celle apologie précise, excellente, irréfutable de l’état-major, au milieu des polémiques présentes, n’est pas exclusivement destinée aux historiens de 1815.

Le second axiome, c’est qu’un général ne doit pas être importuné par les soucis politiques. La veille de Waterloo, l’Empereur « avait dicté plusieurs lettres nécessitées par les ennuis et les embarras que lui causaient les intrigues de la Chambre des Représentants. » Ici le souvenir d’une certaine séance à la Chambre, en 1917, est assez facile à reconnaître. Enfin le troisième axiome, c’est que la foi dans la victoire détermine la victoire : celle confiance avait décliné en 1815 dans l’âme du grand vainqueur. L’histoire le signalera comme un des traits sublimes de cette guerre, comme le signe propre d’un Joffre et d’un Foch. À celui-ci le général Lyautey rend aussitôt le plus bel hommage qui puisse être décerné à un soldat. « Il y a quelques mois, dit-il, aux avant-postes du Maroc, nous lisions le récit d’une cérémonie célébrée dans la chapelle des Invalides, à laquelle assistait au premier rang le généralissime des armées alliées, et à tous, nos regards se le dirent, il semblait que la grande ombre se dressât du sarcophage de granit pour accueillir celui en qui elle reconnaissait un émule. »

Ainsi nous avons passé d’une étude de politique intérieure à propos d’Alcibiade à une leçon de psychologie militaire, à propos de Napoléon ; mais voici la Restauration, et, cette fois, le traité de Paris va nous être une leçon de choses et un enseignement d’histoire diplomatique. Le général Lyautey s’est donné le plaisir de lire cette page des instructions de Louis XVIII à Talleyrand, en septembre 1814 : « En Allemagne, c’est la Prusse qu’il faut empêcher de dominer en opposant à son influence des influences contraires. La constitution physique de cette monarchie lui fait de l’ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon. Nul scrupule ne l’arrête. La convenance est son droit. » En lisant ces lignes, le général Lyautey, après avoir fait l’éloge de la monarchie, a-t-il seulement montré la clairvoyance de Louis XVIII ? N’a-t-il pas tracé un programme politique ? Il y a dans son discours une phrase singulièrement pénétrante. Il a marqué que, pour être bon Français, il fallait être bon Européen. Il parlait pour Talleyrand. Au fait était-ce bien pour Talleyrand ? On se tromperait fort en croyant que les discours académiques sont des jeux littéraires. Ils sont parfois l’occasion solennelle d’une profession de foi, un témoignage public, et la salle des séances est devenue l’arène des confesseurs.

Un rappel de l’union sacrée a valu une ovation à M. Poincaré, qui, dans les deux mots de cette formule éloquente, a défini pour l’histoire l’âme de 1914. La piété, l’ardeur, l’héroïsme fraternel des Français, ce sont tous ces grands souvenirs que la salle entière, tournée vers le président, a acclamée avec lui, reconnaissante, comme le sera la postérité, envers l’homme qui a confirmé le sentiment commun en lui donnant un nom.

Après avoir salué la mémoire du vicomte de Vogué et du comte Albert de Mun, qui furent ses amis, le général Lyautey a terminé par une apologie de la politique coloniale, qu’on attendait de lui. — Avec beaucoup de force et d’éclat, en présence du représentant du sultan du Maroc, qui l’écoutait du haut d’une loggia, il a montré comment, à l’abri de nos couleurs, la sécurité renaissait, l’anarchie faisait place à l’ordre, les terres étaient cultivées, la civilisation fleurissait, et comment enfin la guerre coloniale était une œuvre de paix. Ainsi s’est achevé au milieu des bravos, ce discours varié, intelligent, nerveux et entraînant : paragraphes nets comme ceux d’un ordre d’opérations, style plein de faits, sans épithètes, syntaxe nue jusqu’à l’os, toute en présents et en infinitifs, formules brèves, phrases frappées et sonores, jugements et directives.

Quand on eut fermé le ban sur cette harangue, Mgr Duchesne, tourné à demi vers le général, la figure immobile, l’œil vif, la lumière tombant sur son crâne comme sur une coupole vénérable, par là d’une bonne voix apostolique. Quelquefois on distingue dans son discours une malice paternelle. Quand dans une lettre, le général Lyautey se décourage parce qu’un commandement vient de lui échapper, Mgr Duchesne l’admoneste et le réconforte : « Allons, allons, dit-il, ne pleurez pas. Tout cela, vous l’aurez ; il ne s’agit que d’attendre. » Et comme le général s’est excusé de l’insuffisance de ses titres littéraires, le prélat le reprend et lui montre les contradictions de ses paroles : « Vous avez beau dire que vos titres littéraires sont nuls ; pour nous le faire croire, il faudrait supprimer cette correspondance, et justement vous la publiez. » Il faut avoir entendu le ton d’affectueuse plaisanterie et d’indulgent reproche, dont Mgr Duchesne a dit ces mots, qui ont fait rire le public. Et il a ajouté : « Sans doute ce sont des lettres de soldat (on ne vous demande pas d’écrire comme un évêque), des lettres de soldat, mais d’un soldat qui a vu, qui a compris Athènes, Constantinople et Rome ; qui a ses cantines remplies des meilleurs livres du jour, qui du fond de l’Extrême-Orient, entretient, sur le ton le plus élevé, des conversations parisiennes. »

Il est d’heureuses rencontres. Le hasard, en désignant Mgr Duchesne pour recevoir le général Lyautey, a voulu qu’un historien eût ainsi à écrire une belle page d’histoire. Rien ne ressemble plus à ce qu’on dit de l’antiquité que ce qu’on voit aux colonies, et pour ma part la littérature classique ne m’a jamais paru si vivante que parmi les nègres du Soudan, qui ont encore les mœurs de l’Odyssée. Ainsi Mgr Duchesne s’est retrouvé au vif de ses études. Les sujets éloignés ressemblent aux sujets reculés et un voyage dans l’espace équivaut à un voyage dans le temps. L’historien de la primitive Eglise s’est trouvé à l’aise pour raconter l’œuvre accomplie à Madagascar et au Maroc. Il l’a fait dans le style le plus sobre et le plus pur, en donnant, sans y prendre garde, une beauté antique à ces gestes modernes. Lisez la rencontre du général avec les guerriers Zemmours sur la route de Fez. C’est une page romaine, et comme une rencontre de Scipion avec des chefs numides. Mais au fait est-ce autre chose ? Rien change-t-il ? Les héritiers des grandes traditions ne se ressemblent-ils pas d’âge en âge ? Je crois que le général Lyautey le pense et Mgr Duchesne aussi.


HENRY BIDOU.