Réception de M. François de Curel à l’Académie française

Réception de M. François de Curel à l’Académie française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 466-469).
RÉCEPTION
DE
M. LE Vte FRANÇOIS DE CUREL
Á L'ACADÉMIE FRANÇAISE

L’Académie nous a donné, le 8 mai, ce plaisir : un auteur dramatique a dessiné, d’un trait subtil et fort, le portrait d’un autre auteur, son devancier ; un métaphysicien a fait à son tour le portrait du dramaturge qui venait de parler. La scène française a eu tout l’honneur de cette journée ; et, s’il est vrai que notre théâtre est essentiellement la peinture des hommes, ces deux portraits, solides et vivants, étaient l’hommage le plus conforme à sa propre nature. M. de Curel et M. Boutroux, ainsi changés en critiques dramatiques, ont apporté à cette profession nouvelle les habitudes de leur esprit. C’est un renouvellement excellent de la critique elle-même. M. Boutroux a parlé en philosophe, et M. de Curel en auteur : c’est ce qui rend leurs discours si savoureux.

Quand deux heures eurent sonné, et que le roulement du tambour se fut fait entendre, M. Boutroux prit place au fauteuil du directeur entre M. Brieux et M. Masson. Et l’on vit à la place du récipiendiaire, entre M. Doumic et M. Henri de Régnier, un homme de taille moyenne, une forte tête lorraine, avec peu de cheveux et une barbe encore brune, hérissée, clairsemée, pareille à un taillis. Les tempes sont fortes, le nez socratique, le teint coloré. Mais l’œil est extraordinaire. On le voit briller tout à coup, petit, noir et vif. Il jette un regard de coin, un regard rapide et net. Puis les sourcils qui s’étaient levés s’abaissent, l’œil s’éteint, et la lecture continue d’une voix forte, égale, qui ne nuance pas les idées, mais qui les pousse en avant.

Le propre de l’auteur dramatique est de construire des personnages chez qui l’unité donne l’illusion de la vie. M. de Curel, par ses habitudes d’auteur, devait logiquement reconstruire un Paul Hervieu plus logique. Il devait en faire un portrait homogène et simple. C’est précisément ce qu’il a fait. « Paul Hervieu, a-t-il dit, était venu au monde à la lisière de ce bois de Boulogne où des saules transplantés pleurent, la terre natale dans des lacs aux contours savants. Dès sa plus tendre enfance, parmi des arbres exotiques bien faits pour abriter un peuple de déracinés, au milieu de cette nature asservie, le petit Hervieu s’était habitué à voir s’étendre sur toute la création la loi de l’homme. Il montra plus tard qu’il ne s’y était pas résigné. » Le voici maintenant au collège, et déjà la vocation des lettres se manifeste : ses camarades l’appellent l’Hugolâtre. Le voici à l’École de droit : on pourrait penser qu’il y a pris ces sentiments d’implacable justice ; seulement, inscrit à l’École-, il n’y mettait jamais les pieds. Admettons donc que l’esprit d’équité était déjà en lui et n’a pas eu besoin, comme le dit un peu rudement M. de Curel, des leçons d’un professeur de chicane. Voici enfin Hervieu qui s’essaie à la diplomatie : il se perfectionne ainsi « dans l’art d’imposer à sa nature passionnée le joug des bonnes manières. » Il aborde la politique et s’en détourne : c’est qu’il, est « trop maître de son imagination pour se plaire dans l’utopie, et trop loyal pour la cultiver sans l’aimer. »

Voyez-vous dans ces quelques lignes apparaître déjà tout le caractère d’Hervieu ? Une nature passionnée, mais fortement surveillée, et dissimulée sous la correction des manières ; une imagination tenue en bride ; une grande loyauté d’esprit et un sentiment sévère de la justice ; enfin un Parisien de Paris, qui s’intéressera peu à la nature et même à l’homme naturel, mais beaucoup à l’homme social. Le voilà qui est posé dès les premières lignes, j’allais dire dès les premières répliques, comme on fait au théâtre. C’est un excellent premier acte.

Le reste du discours sera pareillement distribué en actes. Le « deux » sera fait avec les écrits de jeunesse. M. de Curel se représente le jeune homme à ses débuts dans les lettres, et, par un procédé familier aux auteurs, il fait, sans le dire, un retour sur ses propres débuts. Il peint la folie de l’inspiration, la hardiesse naïve dont on reste plus tard effrayé, la lutte contre les voix décourageantes, et les premiers livres qu’on sème sur sa route, aussi oubliés que les cailloux du Petit Poucet. Ce sera là un excellent passage pour une biographie de M. de Curel. Il s’est identifié avec son personnage : c’est ainsi qu’on fait les bonnes pièces.

Mais cette identité ne peut pas beaucoup durer. Hervieu était essentiellement Parisien. Il fonde le Badaud de Paris puis le Monde Parisien. Au Gaulois, il écrit la Bêtise parisienne. Le rude chasseur qu’est M. de Curel considère de loin ces écrits singuliers. Quand il lui arrive de les contrôler avec sa propre expérience, il s’étonne. Hervieu écrit, en vrai citadin, que dans notre pays les animaux les plus dangereux sont le rat d’égout, le dindon de basse-cour et le homard cru. « Jugement, note M. de Curel, d’un homme qui n’a jamais pris ses jambes à son cou, ayant un gros sanglier à ses trousses. » Quand Hervieu parle des tortures secrètes des gens du monde, M. de Curel sent s’éveiller sa défiance lorraine. « Sur leurs visages, dit Hervieu, je lis l’angoisse secrète du jeune Spartiate qu’une bête dévore sous sa robe et je t’assure que cette lecture est de celles qui attachent au sujet. » M. de Curel avoue qu’il reste sceptique. — Hervieu croit que l’armature solide de la société est l’argent. Quand les tempêtes la secouent, l’armature apparaît. Ici M. de Curel est nettement en opposition avec lui. Il le dit dans un passage magnifique : « J’ai vu se déchirer l’étoffe des sentiments… et au lieu de constater qu’une armature de métal était seule à empêcher les deux parties d’un ménage de se désunir, j’ai aperçu que des restes de scrupules, des lambeaux de principes et des ombres de souvenirs étaient le lien suprême des âmes orageuses. »

Ces premiers écrits d’Hervieu contiennent le principe des ouvrages qui vont suivre. Ce principe, c’est le goût qu’il a pour cette qualité de femme « dont le seul but, le seul rôle, la seule pensée est d’avoir à plaire et de vouloir incomparablement plaire. » Et M. de Curel enchaîne : cette créature de luxe n’a pas dans notre étal social une indépendance comparable à celle de l’homme. La tendance du théâtre d’Hervieu va être d’arracher la « dame comme il faut » à la loi du plus fort, et d’établir entre les époux un régime équitable. Et M. de Curel redevient méfiant. Il s’aperçoit qu’Hervieu, maître des données de son théâtre, n’hésite pas à arranger les faits pour les contraindre à le servir, et avec lui le sexe dont il s’est constitué le vengeur. « Alors que ses personnages masculins sont odieux avec acharnement, il présente les femmes comme de charmantes épaves ballottées par l’indomptable flot des passions. » Tourmentées par l’instinct d’aimer, elles lui obéissent comme à un devoir. Car l’instinct est le premier et le dernier des dieux. Non seulement les femmes, en lui obéissant, ont le droit d’aimer malgré des maris contrariants, mais la mère, poussée aussi par l’instinct, est innocente de tuer sa propre mère pour sauver sa fille. Par cette vue simple et profonde, M. de Curel découvre la liaison entre la Course du Flambeau et les autres ouvrages d’Hervieu. Mais cette fois encore, l’auteur de la Fille sauvage ne saurait être de l’avis de son prédécesseur : « Est-ce à dire que les personnages d’Hervieu soient dans l’absolue vérité en acceptant la domination de l’instinct avec une passivité presque animale ? Je ne le pense pas. Si la détresse d’une victime des fatalités de la chair est parfois admirable à contempler, je sais un spectacle encore plus sublime, celui de l’intelligence humaine essayant de s’affranchir des tares originelles et de substituer le choix volontaire au désir obligatoire. »

Toute l’opposition entre les deux écrivains est dans cette phrase. Elle achève le personnage d’Hervieu, composé par M. de Curel, et si l’on veut, la pièce de théâtre faite par M. de Curel, et dont Hervieu est le sujet. Le dénouement en est le triomphe de l’instinct. En vrai auteur dramatique, M. de Curel a laissé de côté ce qui contrariait son sujet il n’a pas parlé des dernières pièces d’Hervieu, de Bagatelle, où le rôle tragique et funeste de cet instinct d’aimer est dénoncé, de Le Destin est maître, qui est un appel à l’indulgence, une condamnation des purs : mais cela eût fait un acte de trop.

M. Boutroux à son tour a tracé le portrait de M. de Curel, et il l’a fait en philosophe, je veux dire en discernant dans chaque œuvre la tragédie morale, le rapport du sujet aux sujets éternels : dans l’Envers d’une Sainte, la faillite de la pratique qui n’est pas soutenue par l’action intérieure ; dans la Figurante, la faillite de l’habileté en face de l’amour ; dans les Fossiles, la faillite du passé qui veut subsister dans le présent ; dans l’Invitée, la faillite de l’indépendance ; dans le Repas du lion, la faillite de la charité ; dans la Nouvelle Idole, l’héroïsme égal de la foi et de la science ; dans la Fille sauvage, l’épopée du genre humain ; dans la Danse devant le miroir, la comédie de l’amour, qui sincèrement feint et se compose pour plaire. Ainsi il a tiré de l’œuvre de M. de Curel un théâtre d’antinomies ; après quoi, il a cherché une solution. C’est le travail que Kant faisait devant l’énigme de l’univers. Ainsi M. de Curel et M. Boutroux, chacun à sa façon, ont élevé le divertissement d’une réunion académique jusqu’à une discussion d’idées. Il y avait longtemps que nous n’avions entendu ce langage plein. La phrase nombreuse, la pensée ferme, le souci du juste et du vrai, l’émotion devant la vie, la générosité sans rêverie, le goût de l’éternel, tout cela était de la meilleure tradition de notre pays ; et ce jeudi-là, l’Académie représentait vraiment l’esprit français.


HENRY BIDOU.