Règlement de juges

Jacques Laubier (pseudonyme de )
Règlement de juges
La Revue blancheTome XVII (p. 627-628).

NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Règlement de juges

Cette quinzaine fut particulièrement critique ; le conseil de guerre devait se réunir le lundi 12, pour condamner le colonel Picquart. Attendant ce jour, les adversaires mesuraient leurs forces.

Les antisémites n’étaient pas foncièrement rassurés ; sans doute ils avaient pour eux tout le militarisme et tout le boulangisme ; ils avaient pour eux beaucoup de généraux et beaucoup de camelots ; mais, par on ne sait quelle fatalité, les généraux sont naturellement maladroits ; ils sont maladroits pour leur compte ainsi qu’ils seraient maladroits pour la France ; leur maître, le général Boulanger, avait la maladresse facile ; à présent, ils ont une maladresse pénible, travaillée ; redoutables à leurs partisans, précieux à leurs adversaires, ils sont fort heureusement l’état-major de l’antisémitisme.

Les camelots ne sont pas solides ; on peut bien les lancer dans quelques manifestations partielles ; mais ces bandes payées tiendraient-elles contre des citoyens dans une bataille de rue ? M. Déroulède sait bien que non, et que ce sont de mauvaises troupes.

De même, on peut bien, un jeudi soir, masser et cacher dans un café complaisant du Quartier Latin les élèves de l’École Bossuet, on peut bien les lancer, conduits par quelques professionnels ; on peut bien les lancer, eux et leurs matraques et leurs cannes plombées, sur les élèves et sur les paisibles auditeurs de M. Buisson. Mais ces étudiants à bérets extraordinairement neufs tiendraient-ils contre les vrais étudiants dûment avisés ? Le professionnel qui les mène sait bien que non.

Les dreyfusistes, comme il convient de les nommer provisoirement, n’étaient pas bien rassurés ; car des camelots sans bravoure peuvent donner à des généraux maladroits l’occasion de tenter un coup de force, et un coup de force maladroit n’est pas moins dangereux qu’un coup d’État bien fait. Mesurant donc leurs forces, les dreyfusistes y reconnaissaient complaisamment les forces vraiment révolutionnaires : ils rassuraient leurs pensées, car ils reconnaissaient parmi eux les forces toujours vives, toujours présentes des vrais socialistes et des anarchistes.

Que serait la bataille ? On n’en savait rien. Les antisémites, pour se donner du courage, déclamaient les paroles extrêmes ; les dreyfusistes envisageaient la possibilité des suprêmes décisions.

La Chambre se donnait la comédie à elle-même et la donnait au pays ; elle essayait en vain de se faire passer pour une institution, d’avoir un sens. Le Sénat tâchait d’avoir du courage et y parvenait presque. Le gouvernement alliait les grosses malices dangereuses de M. le président du Conseil aux menues et soigneuses habiletés de M. le ministre de la Guerre. La Chambre comptait sur la solidité du Sénat ; le gouvernement comptait sur l’incohérence des deux Assemblées ; les dreyfusistes comptaient sur les révolutionnaires et sur les intellectuels. Et tout le monde obscurément comptait sur la Cour de Cassation.

La Cour, cependant, ne pouvait agir d’elle-même ; elle ne pouvait entrer en concurrence avec le conseil de guerre sans abdiquer sa primauté ; selon la simple logique, il ne peut y avoir de concurrence qu’entre des pairs. Il fallait que l’initiative lui vînt d’ailleurs.

Bien entendu, l’initiative lui vint du colonel Picquart ; on sait comment celui-ci, poursuivi pour des faits connexes devant deux juridictions différentes, consentit à demander à la Cour le règlement des juges ; on sait comment la Cour, dans son audience du jeudi 8, rendit une ordonnance de soit-communiqué.

Par cette ordonnance, la Cour a commandé que lui fussent communiquées les deux enquêtes faites séparément par l’enquêteur militaire et par l’enquêteur civil ; quand elle aura pris connaissance de ces deux enquêtes, elle désignera les juges ; — et, en attendant, elle continuera sa propre enquête dans la demande en révision du procès Dreyfus.

Nous devons cet ajournement peut-être indéfini de la bataille à ce que l’accusé a judicieusement consenti à faire intervenir certains articles de procédure assez peu communément employés.

Agir autrement, aller de gaîté de cœur devant des juges notoirement suspects, c’était, par une immorale bravade, compromettre le recouvrement de la justice. M. Picquart s’en est gardé. Fidèle à sa méthode, il a su faire le calcul de ses devoirs, et se conformer au premier.

Ne nous laissons pas abuser par cette expression commode : le maquis de la procédure. Sachons nous garder du langage figuré. Dans nos codes barbares et bourgeois, quelques articles peu connus peuvent servir aux accusés abusivement poursuivis. Loin que ces articles doivent disparaître par la culture, les efforts de nos législateurs, le Sénat précédant la Chambre, vont tendre à les multiplier, jusqu’au jour où toute la législation sera si bien faite qu’il n’y aura plus besoin d’asile.