Râja-yoga/Avant-propos

Râja-yoga ou Conquête de la nature intérieure
Traduction par S. W..
Publications théosophiques (p. v-x).

AVANT-PROPOS

PAR
LE PROFESSEUR
PATRICK GEDDES




À ce Parlement des religions qui fut l’événement le plus original et le plus instructif, peut-être, de l’exposition de Chicago, en 1892, nul ne souleva de plus vif intérêt que le Swâmi Vivekânanda, lorsqu’il fit l’exposé de la philosophie hindoue appelée « Vedanta ». Disciple de Ramakrishna lui-même, c’était le plus remarquable des moralistes hindous contemporains.

Rarement jusque-là, cette antique philosophie avait été présentée au monde occidental : jamais, à coup sûr, avec autant d’éloquence et de puissance réfléchie, jointes à une si généreuse et juvénile ardeur.

La parole du Swâmi fut écoutée par une foule beaucoup plus grande qu’on n’aurait pu s’y attendre tout d’abord. Car la vie intense et le succès économique, que Roosevelt et Carnegie représentent le mieux, nous font trop souvent oublier l’idéalisme, la discipline morale et même le renoncement à l’ambition, traits essentiels du caractère américain depuis que débarquèrent dans la Nouvelle-Angleterre les Puritains exilés.

Franklin et Emerson n’ont fait qu’ériger en doctrine ce que pratiqua plus d’une famille américaine.

Le Swâmi passa quelques années en Amérique au grand détriment de sa santé, que son retour trop tardif aux Indes ne put malheureusement rétablir. Mais on publia une grande partie de son enseignement et ce que l’on va lire peut en être considéré comme l’introduction.

Le lecteur sera tout d’abord, peut-être, tenté de sourire de ces exercices physiques très simples et de l’importance éducatrice qu’on y attache. Mais ne sont-ils pas tout au moins l’origine de cette « hygiène cérébrale » à laquelle les penseurs européens, les médecins et les éducateurs ont rêvé, sans jamais réussir à la déterminer expérimentalement, moins encore à l’organiser et à l’appliquer ? Voici, au contraire, des méthodes consacrées par l’expérience des siècles, passées dans les usages d’une race, et que l’on retrouve dès sa plus haute antiquité, à l’origine de sa culture. Car c’est bien ainsi que la mère hindoue forme ses enfants et le sage ses disciples.

Par là, nous nous initions à l’enseignement oriental, comme l’Orient, moins tardif, s’est éveillé à ce qu’il pouvait apprendre chez nous.

La génération passée, a, chaque jour davantage, essayé de ce mode suggestif qu’est l’art japonais : mais c’est aujourd’hui seulement que nous commençons à comprendre et à imiter cette éducation merveilleuse des muscles, qui donne à l’athlète comme à l’artisan japonais ces prodiges de force et d’habileté. Ne saurons-nous pas acquérir par ces pratiques de l’éducation et de la vie hindoues, un reflet de la discipline passive qui les complète, tout en exerçant et en développant à la fois notre respiration et notre circulation, notre cerveau et notre pensée ?

En Occident, en France surtout, on a fait récemment de grand progrès dons l’étude de la cérébralité anormale : l’Orient, avec son antique passé de vie contemplative et sereine, n’a-t-il pas encore quelque chose à nous apprendre ? N’a-t-il pas, à sa façon subjective, plus fortement conquis cette puissance de pensée, de sentiment et de volonté latente sous ce que nous avons coutume de considérer comme notre vie normale, mais qui nous apparaît, dans nos heures d’irradiation, comme une sorte de demi-veille, de demi-sommeil ?

De tous les stimulants que connaît notre Occident, le plus puissant est cet oxygène qui nous baigne. Ainsi, dit le Râja Yoga, nous avons autour de nous l’élément primordial de cette plénitude de vie, de cette « abondance de vie » à laquelle nous aspirons littéralement. De même que le plein air a rénové l’art, de même, non seulement le médecin, mais l’orateur, le chanteur, comprennent de plus en plus que l’air pur et la respiration bien conduite ne sont pas uniquement des conditions de santé physique, mais constituent des éléments de vie plus intense. Quand nous en arrivons là, la Science cède le pas à la Philosophie, la Nature à la Poésie ; bien plus : l’Art redevient Culte et la Synthèse Religion.

De la simple respiration à son idéalisation la plus haute, du souffle à l’Esprit, de la parole au Verbe, de la vue ordinaire la plus simple à la vision artistique et poétique, philosophique et mystique, le Râja Yoga tente de rouvrir pour nous la route fermée de l’évolution.

Que tel âge, telle foi, représentent cette vision par la colombe ou la croix ; que le lotus ou le cercle plaisent à d’autres temps, ou qu’il nous convienne d’en donner un nouveau symbole, cela dépend des individus, de leur milieu, de leurs traditions ; mais en ce siècle qui a vu naître la synthèse, c’est beaucoup que de réconcilier des sujets aussi divers que la physiologie et les religions comparées de l’Occident, la simple hygiène et le subtil mysticisme de l’Orient.

Tels sont quelques-uns des points par lesquels cet antique procédé d’auto-éducation touche à la fois à la physiologie et à la médecine, à la psychologie et à l’éducation européennes, toutes choses si neuves et si incomplètes encore, bien qu’en constant progrès.

À mesure qu’il avancera dans la lecture de ce livre, le lecteur découvrira combien le Râja Yoga peut lui suggérer de pensées et l’aider dans la vie ; combien il peut développer sa personnalité et son savoir ; nous n’allons pourtant pas, bien entendu, jusqu’à dire qu’elle le conduira à la perfection dans ces deux ordres d’idées.

Mais il est sans nul doute un service immédiat que rendront les enseignements du Râja Yoga, à savoir : l’émancipation raisonnée de l’athlétisme, tout-puissant de nos jours dans les écoles d’Europe, qu’elles soient suédoises, prussiennes ou anglaises, et qui, à l’instar de l’athlétisme des gladiateurs romains, se préoccupe trop exclusivement du développement de la force musculaire, trop peu de celui des qualités intellectuelles et morales. Nous ne demandons pas que l’on abandonne les exercices physiques en faveur d’un régime exclusif de passivité et de contemplation qui présenterait des dangers contraires ; mais nous croyons fermement qu’il est nécessaire, sinon urgent, de ramener notre éducation occidentale à la conception des anciens Grecs, dont elle est l’enfant dégénéré, ou bien de l’élever au niveau de l’éducation japonaise. Car, bien que par des chemins opposés, c’est le même idéal que poursuivent l’actif Japonais, le Grec de l’antiquité, l’Hindou calme et serein : « À quelle hauteur solitaire, mon corps devenu parfait, élèvera-t-il mon âme ? »