Quo vadis/Chapitre XXXI

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 224-229).

Chapitre XXXI.

Les prétoriens cernaient les bosquets sur les berges de l’étang d’Agrippa pour empêcher que la trop grande foule des curieux gênât César et ses invités. Il était notoire, en effet, que toute l’élite de la fortune, de l’intelligence et de la beauté prendrait part à cette fête sans précédents dans les annales de la Ville. Tigellin voulait dédommager César du voyage en Achaïe et surpasser tous ceux qui l’avaient précédé dans l’organisation des réjouissances en l’honneur de Néron. Déjà, tandis qu’il l’accompagnait à Naples et à Bénévent, il avait dans ce but expédié des ordres pour qu’on fit venir des contrées les plus lointaines du monde des animaux, des poissons rares, des oiseaux et des plantes, sans oublier les vases et les étoffes qui ajouteraient à la magnificence du festin. Cette folle entreprise absorbait les revenus de provinces entières ; mais le puissant favori ne regardait pas à la dépense. Son influence était en hausse. Peut-être Tigellin n’était-il pas plus agréable à Néron que les autres augustans, mais il se rendait chaque jour plus indispensable. Pétrone, infiniment supérieur par ses manières distinguées, son intelligence, son esprit, savait, en dissertant, mieux divertir César, mais, pour son malheur, il l’éclipsait et provoquait sa jalousie. De plus, il ne se résignait pas à être un instrument aveugle et, dans les questions de goût, César redoutait ses appréciations, tandis qu’il se sentait à l’aise avec Tigellin. Le seul surnom d’Arbitre des élégances dévolu à Pétrone froissait l’amour-propre de Néron. Qui donc y avait droit, sinon lui-même ? Tigellin avait assez de bon sens pour se rendre compte de ce qui lui manquait et, se sachant inapte à rivaliser avec Pétrone, Lucain, et tous ceux que distinguaient la naissance, les talents ou le savoir, il avait résolu de les surpasser en servilité et par un luxe qui étonnerait Néron lui-même.

Il avait donc fait dresser les tables du festin sur un gigantesque radeau construit de poutres dorées. Les parapets en étaient ornés de magnifiques coquillages irradiés de toutes les nuances de l’arc-en-ciel et pêchés dans la mer Rouge et dans l’océan Indien ; les bords disparaissaient sous des massifs de palmes, de lotus et de roses, dissimulant des fontaines parfumées, des statues de dieux, des cages d’or ou d’argent remplies d’oiseaux multicolores. Au centre s’élevait une immense tente, ou plutôt, afin de ne pas borner la vue, un vélum de pourpre syrienne, soutenu par des colonnettes d’argent ; sous ce vélum, resplendissaient comme un soleil des tables surchargées de verrerie d’Alexandrie, de cristaux et de vases précieux, fruit de pillages en Italie, en Grèce et en Asie Mineure. Sous ces plantes amoncelées, le radeau semblait une île fleurie, reliée par des cordages d’or et de pourpre à des barques en forme de poissons, de cygnes, de mouettes, de flamants ; et dans ces barques aux rames polychromes étaient assis, nus, des rameurs et des rameuses, au corps harmonieux, au visage de beauté parfaite, les cheveux tressés à l’orientale ou maintenus par des résilles d’or.

Lorsque Néron, avec Poppée et les augustans, eut mis le pied sur le radeau principal et pris place sous la tente de pourpre, les barques glissèrent, les rames frappèrent l’eau, les cordages se tendirent, et le radeau emportant festin et convives démarra en décrivant un cercle sur la surface de l’étang. Des radeaux plus petits et des barques l’escortaient, chargés de joueuses de cithare et de harpe, dont les corps rosés, entre l’azur du ciel et celui de l’eau, dans le rayonnement d’or des instruments, semblaient absorber azur et reflets, changer de nuances et s’épanouir comme des fleurs.

De fantastiques embarcations, dissimulées dans les taillis de la rive, parvenaient les accords de la musique et du chant. La contrée entière résonna, les bosquets résonnèrent ; le son des cors et des trompes se répercuta en échos. César lui-même, entre Poppée et Pythagore, admirait, et quand, entre les barques, nagèrent de jeunes esclaves transformées en sirènes et couvertes d’un filet vert qui simulait des écailles, il ne marchanda pas ses éloges à Tigellin. Par habitude, il regardait Pétrone, afin de connaître l’avis de l’Arbitre ; mais celui-ci restait indifférent, et ce fut seulement à une interrogation directe qu’il répondit :

— Je pense, seigneur, que dix mille vierges nues font moins d’impression qu’une seule.

Néanmoins, l’imprévu du festin flottant plut à César. On servit des mets qui eussent frappé même l’imagination d’Apicius, et tant de vins différents qu’Othon, chez qui on pouvait en boire de quatre-vingts crus, eût de honte disparu sous l’eau en constatant une telle profusion. Outre les femmes, il n’y avait que des augustans couchés autour de la table. Et Vinicius les éclipsait tous par sa beauté. Naguère, sa tournure et son visage étaient trop d’un soldat de carrière ; à présent, les chagrins intimes et la souffrance physique avaient affiné ses traits, comme si la main délicate d’un statuaire y eût passé. Son teint avait perdu son ancien hâle, tout en conservant le reflet doré du marbre de Numidie. Ses yeux étaient devenus plus grands et plus tristes. Son torse avait gardé ses formes puissantes, faites pour la cuirasse, mais sur ce torse de légionnaire se haussait une tête de dieu grec, ou pour le moins de patricien de vieille souche, une tête à la fois délicate et superbe. Pétrone avait fait preuve d’expérience en lui affirmant que pas une seule des augustanes ne saurait lui être rebelle. Toutes le contemplaient avec admiration, y compris Poppée et la vestale Rubria, invitée par César au festin.

Les vins frappés de neige des montagnes ne tardèrent pas à échauffer les têtes et les cœurs. Des taillis riverains se détachaient sans cesse de nouvelles barques en forme de sauterelles et de libellules. Le miroir azuré de l’étang paraissait semé de pétales ou de papillons multicolores. Au-dessus des barques voletaient, retenus par des fils bleus ou argentés, des colombes et des oiseaux de l’Inde et de l’Afrique. Le soleil avait déjà parcouru un long trajet dans le ciel et cette journée de mai était étonnamment chaude, presque brûlante. L’étang ondulait sous le choc des rames qui frappaient l’eau au rythme de la musique. Pas un souffle de vent, les bosquets restaient immobiles, comme fascinés eux-mêmes par ce spectacle. Le radeau glissait toujours avec sa cargaison de convives de plus en plus ivres et de plus en plus bruyants. On n’était pas encore à moitié du festin, que déjà l’ordre était rompu. César avait donné l’exemple ; s’étant levé, il avait pris la place de Vinicius à côté de Rubria et il s’était mis à chuchoter à l’oreille de la vestale. Vinicius se trouva près de Poppée, qui bientôt lui tendit son bras en le priant de raccrocher son bracelet détaché. La main du tribun tremblait quelque peu ; Poppée, à travers ses longs cils abaissés, coula vers lui un regard confus et secoua sa chevelure d’or, comme pour montrer une hésitation.

Cependant le disque rouge et agrandi du soleil descendait derrière les cimes des arbres. Presque tous les invités étaient ivres. Maintenant le radeau côtoyait les rives ; parmi les arbustes fleuris, des groupes d’hommes déguisés en faunes ou en satyres jouaient de la flûte, du chalumeau ou du tympanon ; des jeunes filles glissaient, costumées en nymphes, en dryades et en hamadryades. Enfin, de la tente principale, le crépuscule fut salué de cris en l’honneur de la Lune, et soudain des milliers de lampes illuminèrent les bosquets.

Des lupanars, établis le long du rivage, jaillirent des torrents de lumière ; sur les terrasses apparurent de nouveaux groupes : c’étaient, toutes nues, les épouses et les filles des premières familles de Rome. De la voix et du geste elles appelaient les convives. Enfin le radeau aborda ; César et les augustans se ruèrent à travers les bosquets, envahirent les lupanars, les tentes, les grottes artificielles d’où jaillissaient des sources et des fontaines. Le délire était universel ; on ne savait ce qu’était devenu César, on ne savait qui était sénateur, guerrier, danseur ou musicien. Les satyres et les faunes criaient en poursuivant les nymphes. Les lampes étaient éteintes à coups de thyrse, certaines parties des bosquets plongeant dans l’obscurité. Mais partout on entendait des cris stridents, des rires ; ici des murmures, là des souffles haletants. Assurément, Rome n’avait jamais rien vu de semblable.

Vinicius n’était pas ivre comme au festin donné dans le palais de César et auquel avait assisté Lygie, mais tout ce qui se passait l’avait ébloui et enivré ; lui aussi ressentait enfin la fièvre du plaisir. Il s’élança dans le bois, se rua avec les autres pour faire son choix parmi les dryades. À chaque instant, de nouvelles bandes passaient devant lui serrées de près par des faunes, des sénateurs, des guerriers. Enfin, il aperçut un groupe de jeunes femmes conduites par une Diane ; il bondit de leur côté pour voir de plus près la déesse, et soudain son cœur cessa de battre. Dans cette déesse au croissant, il lui avait semblé reconnaître Lygie.

Elles l’entourèrent d’une sarabande, puis, pour l’exciter à les poursuivre, elles s’enfuirent comme un troupeau de biches. Et bien que cette Diane ne fût pas Lygie et n’eût avec elle aucune ressemblance, il restait là, le cœur palpitant, tout ému.

Il ressentit subitement, d’être loin de Lygie, une tristesse immense, et jusqu’alors inéprouvée, et son amour, tel une puissante vague, inonda de nouveau son cœur. Jamais elle ne lui avait paru plus pure, ne lui avait été plus chère, que dans ce bois de démence et de sauvage débauche. L’instant d’avant, lui-même avait eu la tentation de boire à ce calice, de prendre sa part de l’orgie. Maintenant, il n’éprouvait plus que de la répulsion. Le dégoût l’étouffait ; il fallait à sa poitrine de l’air pur, à ses yeux des étoiles qui ne fussent point cachées par les rameaux de ces bosquets étranges, et il résolut de fuir. Mais il avait fait à peine quelques pas que surgit devant lui la silhouette d’une femme voilée ; deux mains s’accrochèrent à ses épaules et une voix ardente murmura :

— Je t’aime !… Viens ! Nul ne nous verra : hâte-toi !

Vinicius fut comme tiré d’un songe :

— Qui es-tu ?

Mais elle, pressée contre sa poitrine, insistait :

— Hâte-toi ! Vois comme tout est désert ici, et moi je t’aime ! Viens.

— Qui es-tu ? — répéta Vinicius.

— Devine !…

Elle attira à elle la tête de Vinicius, et, à travers son voile, lui pressa ses lèvres sur les lèvres, jusqu’à en perdre le souffle.

— Nuit d’amour !… Nuit de folie ! — balbutia-t-elle, haletante. — Aujourd’hui, tout est permis : prends-moi !

Mais ce baiser le brûlait et l’emplissait d’un nouveau dégoût. Son âme et son cœur étaient ailleurs, et rien au monde n’existait pour lui que Lygie.

Il repoussa la forme voilée :

— Qui que tu sois, j’en aime une autre et je ne veux pas de toi.

Mais elle, la tête penchée vers lui :

— Lève mon voile…

À ce moment, un bruissement passa dans les myrtes voisins ; l’inconnue disparut comme un rêve et l’on ne perçut, dans le lointain, que son rire étrange et méchant.

Pétrone se dressa devant Vinicius.

— J’ai entendu et j’ai vu, — dit-il. Vinicius lui répondit :

— Allons-nous-en…

Ils dépassèrent les lupanars étincelants de feux, les bosquets, le cordon des prétoriens à cheval, et ils regagnèrent leurs litières.

— Je m’arrêterai chez toi, — dit Pétrone.

Ils montèrent dans la même litière et gardèrent le silence. Ce fut seulement dans l’atrium de Vinicius que Pétrone demanda :

— Sais-tu qui c’était ?

— Rubria ? — interrogea Vinicius, effrayé à la seule pensée que Rubria était une vestale.

— Non.

— Qui, alors ?

Pétrone baissa la voix :

— Le feu de Vesta a été profané : Rubria était avec César. Mais celle qui t’a parlé…

Et plus bas :

— Diva Augusta.

Puis, après un silence :

— César — reprit Pétrone — n’a pas su dissimuler devant elle son violent désir de posséder Rubria, et peut-être qu’elle a voulu se venger. J’ai donné l’alarme, parce que si, ayant reconnu l’Augusta, tu l’avais repoussée, c’était te perdre sans rémission, toi, Lygie, et moi aussi peut-être.

Vinicius éclata :

— J’en ai assez de Rome, de César, des fêtes, d’Augusta, de Tigellin et de vous tous ! J’étouffe ! Je ne puis vivre ainsi ! Je ne le puis ! Comprends-tu ?

— Tu perds la tête, tu perds tout bon sens et toute mesure, Vinicius !

— Je n’aime qu’elle au monde.

— Et alors ?

— Alors je ne veux pas d’autre amour, je ne veux pas de votre façon de vivre, de vos festins, de vos débauches et de vos crimes !

— Qu’as-tu enfin ? Es-tu donc chrétien ?

Le jeune homme pressa sa tête entre ses mains avec désespoir, en répétant :

— Pas encore ! Pas encore !