Quo vadis/Chapitre XLVIII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 316-321).

Chapitre XLVIII.

Les paroles de l’Apôtre avaient fait renaître la confiance dans l’âme des chrétiens. La fin du monde leur semblait toujours proche ; mais à présent ils commençaient à croire que le jugement dernier n’était pas imminent et qu’auparavant ils verraient peut-être la fin du règne de Néron, règne de Satan, et les châtiments dont Dieu punirait ses crimes.

Rassurés, ils quittèrent un à un les catacombes pour rentrer dans leurs demeures provisoires. Quelques-uns même se dirigèrent vers le Transtévère, car la nouvelle circulait que le vent soufflait maintenant vers le fleuve et que le feu avait cessé de s’étendre.

L’Apôtre, accompagné de Vinicius et de Chilon, quitta également le souterrain. Le jeune tribun n’avait point interrompu sa prière ; il marchait silencieux, tremblant d’inquiétude, et jetant seulement par instants vers Pierre des regards suppliants. Nombre de gens s’approchaient pour baiser les mains de l’Apôtre ou le bord de son vêtement ; des mères lui tendaient leurs enfants ; d’autres, agenouillées dans le couloir obscur, levaient vers lui leurs lampes et imploraient sa bénédiction ; d’autres le suivaient en chantant. Vinicius ne trouvait pas un moment pour le questionner et en recevoir une réponse. De même dans le ravin. Ce n’est qu’après avoir atteint un espace libre, d’où l’on voyait déjà la ville en flammes, que l’Apôtre fit par trois fois sur le jeune homme le signe de la croix et lui dit :

— Sois sans crainte. La hutte du carrier est tout près d’ici. Nous y trouverons Lygie avec Linus et avec son fidèle serviteur. Le Christ, qui te l’a destinée, l’a sauvée pour toi.

Vinicius chancela et dut s’appuyer au rocher. Le trajet d’Antium, les événements qui s’étaient déroulés sous les murs de la ville, la recherche de Lygie au milieu des maisons en feu, la nuit qu’il avait passée sans sommeil, et sa poignante inquiétude au sujet de la jeune fille, avaient presque épuisé ses forces. Ce qui lui en restait tombait à la nouvelle que l’être qui lui était le plus cher au monde était là, tout près, et qu’il allait le revoir. La faiblesse qui l’avait envahi était si grande qu’il glissa aux pieds de l’Apôtre et, embrassant ses genoux, resta ainsi, inerte, incapable d’articuler une parole.

Mais l’Apôtre, pour se soustraire à sa gratitude et à ses hommages, s’écria :

— Pas à moi, pas à moi : au Christ !

— Quelle prodigieuse divinité, — s’exclama Chilon derrière eux. — Mais je ne sais que faire des mules qui nous attendent.

— Lève-toi et suis-moi, — dit Pierre en prenant le jeune tribun par la main.

Vinicius se releva. À la lueur de l’incendie, on pouvait voir les larmes couler sur son visage pâle d’émotion ; ses lèvres tremblaient et semblaient murmurer une prière :

— Allons, — dit-il.

Mais Chilon répéta :

— Seigneur, que dois-je faire des mules qui nous attendent ? Cet honorable prophète préférera peut-être en enfourcher une qu’aller à pied ?

Vinicius ne savait lui-même quel parti prendre. Cependant, comme l’Apôtre lui avait dit que la cabane du carrier était proche, il répondit :

— Ramène les mules chez Macrinus.

— Pardonne-moi, seigneur, de te rappeler la maison d’Ameriola. Dans ces conjonctures épouvantables, il est facile d’oublier une chose aussi minime.

— Tu l’auras.

— Ô petit-fils de Numa Pompilius ! J’en étais sûr ; mais, maintenant que ce magnanime apôtre est témoin de ta promesse, je ne te rappellerai même pas que tu m’as également promis une vigne. Pax vobiscum ! Je te retrouverai, seigneur. Pax vobiscum !

Vinicius et l’Apôtre répondirent :

— Et avec toi aussi !

Puis ils tournèrent à droite, vers les collines. Chemin faisant, Vinicius parla :

— Maître, lave-moi dans l’eau du baptême, afin que je puisse me dire un véritable adepte du Christ, car je l’aime de toutes les forces de mon âme. Baptise-moi vite, car je suis déjà prêt en mon cœur. Et tout ce qu’il ordonnera, je le ferai ; dis-moi seulement ce qu’il y a à faire.

— Aimer les hommes ainsi que des frères, — répondit l’Apôtre, — car par l’amour seul tu peux le servir.

— Oui ! Je le comprends déjà et je le sens. Enfant, je croyais aux dieux de Rome, mais je ne les aimais point. Et pour Lui, l’Unique, je donnerais ma vie avec joie.

Et il leva les yeux au ciel en répétant avec transport :

— Car Il est l’Unique ! Car il est bon et miséricordieux ! Que périsse non seulement cette ville, mais l’univers entier ! Je Le glorifierai. Lui seul, Lui seul je L’adorerai !

— Et Il te bénira, toi et ta maison, — acheva l’Apôtre.

Ils tournèrent dans un autre ravin, au bout duquel scintillait une lumière. Pierre la montra et dit :

— Voilà la hutte du carrier où, revenant de l’Ostrianum avec Linus malade, et ne pouvant retourner au Transtévère, nous sommes venus nous abriter.

Un instant après ils étaient arrivés.

La hutte du carrier était une sorte d’autre ménagé dans une excavation du roc et, du côté extérieur, bouché par un mur d’argile et d’ajoncs. La porte était close, mais à travers l’ouverture qui servait de fenêtre on pouvait voir l’intérieur, éclairé par le foyer. Une gigantesque silhouette vint à la rencontre des arrivants et demanda :

— Qui êtes-vous ?

— Les serviteurs du Christ, — répondit Pierre. — La paix soit avec toi, Ursus.

Celui-ci s’inclina jusqu’aux pieds de l’Apôtre ; puis, reconnaissant Vinicius, il saisit sa main au poignet et la porta à ses lèvres.

— Toi aussi, seigneur ! Béni soit le nom de l’Agneau pour la joie que va avoir Callina !

Il ouvrit la porte et ils entrèrent. Linus, malade, était couché sur une litière de paille, le visage amaigri et d’un jaune d’ivoire. Près du foyer était assise Lygie, tenant à la main une cordelette de petits poissons destinés au repas du soir.

Préoccupée de les désenfiler et croyant que c’était Ursus qui entrait, elle ne bougea point. Vinicius s’approcha et, l’appelant, tendit les bras. Elle se leva vivement ; un éclair d’étonnement et de joie illumina son visage et, sans une parole, comme un enfant qui, après des journées d’épouvante, retrouve son père ou sa mère, elle s’élança dans les bras du jeune homme.

Lui la serra sur sa poitrine avec ferveur, comme si elle eût été sauvée par un miracle. Puis il lui prit les tempes dans ses deux mains, couvrit de caresses son front et ses yeux, l’enlaça, en répétant mille fois son nom ; et il se laissa glisser à ses pieds, l’admirant, l’accablant d’éloges. Sa félicité était sans bornes, autant que son amour.

Il conta son départ d’Antium, son arrivée, et comment il l’avait cherchée sous les murs, et au milieu de la fumée dans la maison de Linus, et combien il avait souffert avant que l’Apôtre lui révélât sa retraite.

— Maintenant que je t’ai retrouvée, — ajouta-t-il, — je ne te laisserai pas ici, au milieu des flammes et de la foule en délire. Les gens s’entre-tuent sous les murs ; les esclaves se révoltent et pillent. Dieu sait quels malheurs vont encore atteindre Rome ! Je te sauverai, je vous sauverai tous, ô ma chérie ! Voulez-vous me suivre à Antium ? De là, nous nous embarquerons pour la Sicile. Mes terres sont vos terres, mes maisons sont vos maisons. Là-bas, nous retrouverons les Aulus : je te rendrai à Pomponia et je te recevrai ensuite de ses mains. N’est-ce pas, très chère, tu n’as plus peur de moi ? Je n’ai point encore été lavé dans l’eau du baptême, mais tu peux demander à Pierre si, en venant ici, je ne lui ai pas dit que je voulais être un véritable adepte du Christ et si je ne l’ai pas prié de me baptiser, dans cette hutte même où nous sommes. Aie confiance en moi. Vous tous, ayez confiance.

Lygie écoutait, le visage rayonnant. Tous ceux qui étaient là, d’abord à la suite des persécutions des Juifs, puis maintenant en raison de l’incendie et des troubles qui en étaient la conséquence, vivaient dans une inquiétude et une crainte perpétuelles. Le départ pour la Sicile paisible ouvrirait dans leur vie une nouvelle ère de bonheur. Si Vinicius n’eût proposé d’emmener que Lygie, sans doute elle eût résisté à la tentation, ne voulant point quitter l’Apôtre et Linus. Mais il avait dit : « Venez avec moi ; mes terres sont vos terres, mes maisons sont vos maisons ! »

Et Lygie se pencha pour lui baiser la main et lui dire :

— Ton foyer sera mon foyer.

Mais, confuse d’avoir prononcé la phrase des épousées, elle rougit très fort et demeura immobile dans la lumière de l’âtre, se demandant comment ces paroles allaient être accueillies.

Le regard de Vinicius n’exprimait qu’une adoration infinie. Il se tourna vers Pierre et lui dit :

— Rome brûle par ordre de César. À Antium, il a exprimé le regret de n’avoir jamais assisté à un vaste incendie. Si donc il ne s’est pas arrêté devant un tel crime, songez à ce qu’il peut inventer encore. Qui sait s’il ne fera pas égorger les habitants par son armée ? Qui sait si, à l’incendie, ne succéderont pas d’autres fléaux : la guerre civile, la famine, la proscription, les assassinats ? Il faut donc vous cacher, vous et Lygie. Là-bas, vous attendrez en paix la fin de l’orage, et vous reviendrez ensuite semer le bon grain.

Comme pour confirmer ses appréhensions, s’élevèrent, du côté du Champ Vatican, des clameurs de rage et d’épouvante. Au même instant, le carrier rentra précipitamment et s’écria en fermant la porte :

— On s’égorge autour du Cirque de Néron. Les esclaves et les gladiateurs se sont jetés sur les citoyens.

— Vous entendez ? — dit Vinicius.

— La mesure est comble, — fit l’Apôtre, — et les désastres seront comme la mer, sans limites.

Puis, montrant Lygie à Vinicius :

— Prends cette enfant que Dieu t’a destinée et sauve-la. Linus, qui est malade, et Ursus vous suivront.

Mais Vinicius, qui aimait maintenant l’Apôtre de toute son âme impétueuse, s’écria :

— Je te jure, maître, que je ne te laisserai pas ici pour que tu y périsses !

— Et le Seigneur te bénira pour ton intention, — répondit Pierre. — Mais ne sais-tu pas que, par trois fois, auprès du lac de Tibériade, le Christ m’a dit : « Pais mes brebis ! »

Vinicius se taisant, Pierre reprit :

— Or, si toi, à qui personne ne m’a confié, tu dis que tu ne me laisseras pas ici pour y périr, comment veux-tu que moi j’abandonne mon troupeau au jour du danger ? Quand l’orage agitait le lac et que nous étions terrifiés dans nos cœurs, Lui ne nous a point abandonnés. Et moi, son serviteur, comment ne suivrais-je pas l’exemple du Maître ?

Linus leva sa face amaigrie :

— Vicaire du Seigneur, comment ne suivrais-je pas ton exemple ?

Vinicius passait sa main sur son front, luttant avec ses pensées ; soudain, il prit la main de Lygie, et d’une voix où vibrait l’énergie du soldat romain :

— Écoutez-moi, Pierre, Linus, et toi, Lygie ! Je disais ce que me conseillait la raison des hommes ; celle qui habite votre âme à vous ne relève que des commandements du Sauveur. Oui ! je n’ai pas compris ; oui ! je me suis trompé, — car les écailles ne sont pas tombées de mes yeux, et ma nature ancienne n’est pas encore tout à fait morte en moi. Mais j’aime le Christ et je veux être son serviteur ; et, bien qu’il s’agisse ici pour moi de quelque chose de plus précieux que ma propre existence, je m’agenouille devant vous et je jure que, moi aussi, j’accomplirai le commandement d’amour et n’abandonnerai point mes frères au jour du désastre !

Ayant ainsi parlé, il s’agenouilla, leva les yeux au ciel et s’écria avec enthousiasme :

— Ô Christ ! t’ai-je enfin compris ? Suis-je digne de toi ? Ses mains tremblaient ; ses yeux brillaient de larmes ; son corps frémissait d’amour et de foi. Alors l’Apôtre Pierre prit une amphore de grès, et s’approchant avec solennité, dit :

— Je te baptise, au nom du Père, et du Fils, et de l’Esprit-Saint ! Amen !

Et tous s’abandonnèrent à l’extase religieuse. Pour eux, la hutte resplendit d’une clarté miraculeuse ; ils entendirent des musiques célestes ; les rochers de la caverne s’entrouvrirent au-dessus de leurs têtes ; du ciel descendit vers eux un vol d’anges, et là-haut, dans l’espace, ils virent une croix, et deux mains trouées qui bénissaient.

Au-dehors, retentissaient les clameurs des combattants et le crépitement des flammes dans la ville incendiée.