Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 39-43).

Chapitre VI.

Pétrone était chez lui. Le portier n’osa pas arrêter Vinicius, qui entra en coup de vent dans l’atrium et, apprenant qu’il fallait chercher le maître de la maison dans la bibliothèque, y courut en toute hâte. Pétrone était en train d’écrire ; Vinicius lui arracha le roseau de la main, le brisa et en jeta les morceaux ; puis il lui enfonça ses doigts dans l’épaule et, visage contre visage, lui cria d’une voix rauque :

— Qu’en as-tu fait ? où est-elle ?

Il se produisit une chose singulière : l’élégant, l’efféminé Pétrone, saisit la main que le jeune athlète lui incrustait dans l’épaule, l’autre ensuite, et les enserrant toutes les deux dans une seule des siennes comme dans un étau, il dit :

— Je ne suis faible que le matin, mais le soir je retrouve ma vigueur. Essaye de te dégager ! tu as appris la gymnastique à l’école d’un tisserand et les usages chez un forgeron.

Ses traits n’exprimaient même pas la colère. Dans ses yeux seulement passa un pâle reflet de fermeté et d’énergie. Après quelques instants, il lâcha les mains de Vinicius, qui resta devant lui humilié et furieux.

— Tu as une main d’acier ; mais, par tous les dieux infernaux, si tu m’as trahi, je jure de te plonger un couteau dans la gorge, et cela jusque dans les appartements de César.

— Causons tranquillement, — répliqua Pétrone. — Tu le vois, l’acier est plus résistant que le fer. Bien que, de chacune de tes mains, on pût faire deux des miennes, je ne saurais te craindre. En revanche, ta grossièreté me chagrine. Si l’ingratitude humaine pouvait encore m’étonner, je m’étonnerais de la tienne.

— Où est Lygie ?

— Au lupanar, c’est-à-dire dans la maison de César.

— Pétrone !

— Prends un siège et calme-toi. J’ai demandé deux choses à César, qui me les a promises : d’abord de retirer Lygie de la maison des Aulus ; ensuite, de te la remettre. Ne dissimules-tu pas un couteau dans les plis de ta toge ? et ne vas-tu pas me frapper ? Toutefois, je te conseille d’attendre quelques jours, car on te mettrait en prison, tandis que Lygie se morfondrait chez toi.

Un silence suivit. Vinicius regarda quelques instants Pétrone avec des yeux étonnés et lui dit :

— Pardonne-moi ; je l’aime, et l’amour me fait perdre la tête.

— Admire-moi, Marcus. Avant-hier, j’ai dit ceci à César : « Mon neveu Vinicius est si amoureux d’une maigre fillette élevée chez les Aulus, que ses soupirs transforment sa maison en un bain de vapeur. Ni toi, César, — ajoutai-je, — ni moi, amateurs de la seule vraie beauté, n’en donnerions mille sesterces, mais toujours ce garçon-là fut aussi sot qu’un trépied. »

— Pétrone !

— Si tu ne comprends pas qu’en parlant de la sorte je voulais préserver Lygie, je suis prêt à croire que j’avais dit vrai ! J’ai donc persuadé Barbe-d’Airain qu’un esthète de sa trempe ne pouvait tenir cette fille pour une beauté ; Néron n’ose voir que par mes yeux ; il ne s’apercevra donc pas qu’elle est belle et, par suite, il ne la convoitera pas. Il fallait bien se garder de ce singe et le tenir en laisse. Ce ne sera plus lui qui appréciera la beauté de Lygie, mais Poppée, et, sans nul doute, elle cherchera à la faire au plus tôt évincer du palais. Négligemment, je continuai à dire à Barbe-d’Airain : « Prends Lygie et remets-la à Vinicius : tu en as le droit, car c’est un otage et, du même coup, tu joueras un bon tour à Aulus. » Il y consentit, d’autant plus volontiers que je lui fournissais ainsi le moyen de faire de la peine à de braves gens. Tu seras le tuteur officiel de l’otage, on remettra entre tes mains ce trésor lygien, et toi, allié des braves Lygiens et fidèle serviteur de César, non seulement tu ne dissiperas rien de ce trésor, mais tu feras en sorte qu’il multiplie. Par convenance, César la retiendra pendant quelques jours au palais, puis il l’enverra dans ton insula. Heureux homme !

— Rien, vraiment, ne la menace dans la maison de César ?

— Si elle devait y rester à demeure, Poppée ne manquerait pas de parler d’elle à Locuste ; mais, pour quelques jours, rien n’est à craindre. Il y a dix mille personnes dans le palais de César. Peut-être que Néron ne la verra même pas. Tout à l’heure, il m’a fait mander par un centurion qu’on avait amené la jeune fille au palais et qu’on l’avait remise entre les mains d’Acté, une bonne âme ; aussi, c’est à elle que je l’ai fait confier. Pomponia Græcina doit être du même avis, puisqu’elle lui a écrit. Demain, il y a un festin chez Néron. Je t’ai fait réserver une place auprès de Lygie.

— Caïus, pardonne-moi mon emportement, — dit Vinicius. — Je croyais que tu l’avais enlevée pour toi ou pour César.

— Je puis te pardonner ton emportement ; mais ces gestes vulgaires, ces cris grossiers et cette voix de joueur de mora, voilà ce qu’il m’est plus difficile d’oublier. Je n’aime pas cela, Marcus, et sois plus prudent à l’avenir. C’est Tigellin qui est le pourvoyeur de César. Souviens-toi aussi que, si je voulais prendre pour moi cette fille, je te dirais franchement, en te regardant bien en face : Vinicius, je t’enlève Lygie, et je la garderai tant que je n’en serai pas fatigué.

Ce disant, il dardait ses prunelles couleur noisette dans les yeux de Vinicius, avec une expression de froide assurance qui acheva de troubler le jeune homme.

— La faute est à moi, — dit celui-ci. — Tu es bon et généreux, et je te rends grâce. Permets-moi seulement de te poser encore une question. Pourquoi n’as-tu pas fait envoyer Lygie directement chez moi ?

— Parce que César veut sauver les apparences : l’aventure fera du bruit et on en parlera dans Rome : mais, puisque nous reprenons Lygie comme otage, tant qu’on en clabaudera, elle restera dans le palais de César. Ensuite on te l’expédiera sans bruit et tout en sera dit. Barbe-d’Airain est un chien poltron. Il sait que sa puissance est illimitée, mais il n’en cherche pas moins un prétexte à l’appui de chacun de ses actes. Es-tu suffisamment apaisé pour philosopher un peu ? Souvent je me suis demandé pourquoi le crime, bien qu’aussi puissant que César et, comme lui, sûr de l’impunité, cherche toujours à se couvrir de légalité, de justice et de vertu… À quoi bon cette peine ? À mon avis, tuer son frère, sa mère et sa femme, c’est là chose plus digne d’un roitelet d’Asie que d’un empereur romain ; si cela m’arrivait, à moi, je ne prendrais pas la peine d’écrire au Sénat des lettres justificatives…, et Néron en a écrit. Néron veut sauver les apparences, parce que Néron est lâche. Tibère, par exemple, ne l’était pas, et pourtant il a cherché à justifier chacun de ses forfaits. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi cet hommage étrange et involontaire du vice à la vertu ? Sais-tu ce que je crois ? C’est que le crime est laid, tandis que la vertu est belle. Ergo, le véritable esthète est en même temps un homme vertueux. Ergo, moi je suis vertueux. Il me faudra faire une libation aujourd’hui aux ombres de Protagoras, de Prodicus et de Gorgias. C’est à croire que les sophistes mêmes peuvent servir à quelque chose. Mais écoute, je continue. J’ai enlevé Lygie aux Aulus pour te la donner. Parfait. Or, Lysippe eût fait de vous un groupe admirable. Vous êtes beaux tous deux : donc mon action est belle, et, étant belle, elle ne peut être mauvaise. Regarde bien, Marcus ! Tu vois, assise devant toi, la vertu incarnée en Pétrone ! Si Aristide vivait encore, il devrait venir me trouver et m’apporter cent mines pour prix d’un abrégé de philosophie sur la vertu.

Mais Vinicius, plus intéressé de la réalité que par toutes ces considérations sur la vertu, dit :

— Demain, je verrai Lygie, et ensuite je l’aurai dans ma maison tous les jours, sans cesse et jusqu’à ma mort !

— Toi, tu auras Lygie, et moi, j’aurai Aulus sur le dos. Il appellera sur moi la vengeance de tous les dieux infernaux. Si au moins l’animal prenait d’abord une bonne leçon de déclamation !… Mais non, il se mettra à m’invectiver, comme mon ancien portier injuriait mes clients, si bien que j’ai été forcé de l’expédier aux ergastules.

— Aulus est venu chez moi. Je lui ai promis de lui donner des nouvelles de Lygie.

— Écris-lui que la volonté du « divin » César est la loi suprême et que ton premier fils s’appellera Aulus. Il lui faut bien quelque petite consolation, à ce vieux. Je suis tout prêt à demander à Barbe-d’Airain d’inviter demain Plautius à son festin. Il pourrait te contempler au triclinium à côté de Lygie.

— Ne fais pas cela, — protesta Vinicius. — Ils me font de la peine, surtout Pomponia.

Il s’assit et écrivit au vieux chef la lettre qui devait lui ôter son dernier espoir.